1Cet article propose d’étudier la figure de l’enfant dans les campagnes de prévention sanitaire au travers de l’exemple historique des campagnes prohibitionnistes américaines du début du xxe siècle. Personnage récurrent des campagnes de communication publiques et marchandes, l’enfant a tantôt été utilisé pour sa capacité unique à susciter émotion et attendrissement et a souvent été instrumentalisé en prévention comme facteur de réajustement des comportements indésirables de l’adulte, jusqu’à devenir l’enfant-prescripteur (Pecolo, 2011 ; Serfaty-Garzon, 2016), symptomatique d’une société de l’enfant-roi. Abordé presque exclusivement dans sa posture de victime innocente et passive, il devient une figure à protéger à tout prix de dangers aussi variés que le tabagisme passif (Ollivier-Yaniv, 2013) ou le changement climatique. On comprend à travers ces différents exemples que l’enfant dispose d’un statut privilégié en tant qu’instrument de médiation, facteur d’incitation au changement et de réajustement des comportements indésirables, mais également comme relais des bons comportements. C’est ce rôle de médiateur que nous cherchons à explorer dans cet article, mais également cette présence de l’enfant dans des campagnes dont ils ne sont pas la cible générationnelle puisqu’ils sont bien souvent portraiturés comme victimes collatérales et rarement comme s’adonnant aux comportements décriés.
- 1 La Prohibition Nationale est entrée en vigueur en 1919 par amendement à la constitution (Volstead A (...)
- 2 La Ligue Anti-Saloon (Anti-Saloon League), créée en 1896 par Howard Russell est organisme crédité d (...)
2L’exemple historique que nous avons choisi de traiter est ancré dans le début du xxe siècle américain. Si cette période présente un intérêt, c’est qu’elle correspond à la dernière phase d’évolution du problème de l’alcool aux États-Unis avant sa prise en charge par les institutions politiques, sous la forme de la Prohibition Nationale1. Après près d’un siècle de lutte religieuse, populaire et politique contre l’alcool, le tournant du xxe siècle voit l’avènement d’une campagne prohibitionniste menée avec ambition par la Ligue Anti-Saloon2 et qui se soldera par une victoire politique d’ampleur. Si, dans cet article, nous n’entendons pas travailler en diachronie, nous avons néanmoins à cœur de faire des parallélismes entre le contexte historique de notre objet d’étude et les nombreuses similitudes que nous observons avec les campagnes contemporaines. Nous chercherons ainsi à analyser les modalités et les finalités de l’utilisation de la figure de l’enfant dans la campagne prohibitionniste de la Ligue Anti-Saloon au cœur d’une stratégie communicationnelle qui semble osciller entre instrumentalisation pragmatique et aspirations utopistes. Nous émettons ainsi l’hypothèse que la figure de l’enfant est érigée en « figure compassionnelle » (Sirota, 2012, p. 12), ce qui fait de lui un outil privilégié de segmentation des parents, auprès desquels il joue également le rôle de médiateur.
- 3 Logiciel Tropes – version anglaise.
3Le corpus que nous analysons se compose de supports de communication publiés entre 1913 et 1919 dans le cadre de la campagne menée par La Ligue Anti-Saloon pour l’instauration de la Prohibition nationale aux États-Unis. Ce puissant groupe de pression (Odegard, 1928), à qui on attribue le succès final de cette campagne en 1919, est parvenu à centraliser et mobiliser les initiatives de lutte et de prévention anti-alcool et à imposer à l’action publique la prise en charge de cette problématique. Les brochures analysées dans le cadre de ce travail sont issues des archives du musée de cette Ligue situé à Westerville dans l’Ohio. Les sources primaires analysées s’inscrivent dans une campagne d’ampleur mêlant activités de médiation, de formation, d’éducation et objectifs sanitaires et politiques. Afin de caractériser la présence de l’enfant dans cette campagne, nous avons procédé à une sélection des supports de communication qui la composent en nous focalisant sur les brochures de prévention. Sélectionnées pour leur variété et leur diffusion à grande échelle, les brochures de campagne de la Ligue Anti-Saloon sont habituellement éditées dans le cadre de « séries » thématiques (santé au travail, approche scientifique, cartoon) et numérotées. Nous avons procédé à un échantillonnage des séries de brochures les plus volumineuses pour exclure les séries confidentielles, aboutissant à un total de 147 brochures de prévention sanitaire éditées par la Ligue Anti-Saloon entre 1913 et 1919. Au moyen d’une analyse de contenu, nous avons pu déterminer dans un premier temps le nombre de brochures mobilisant la figure de l’enfant au moyen d’indices visuels et/ou textuels, avant d’affiner nos catégories pour caractériser la présence de l’enfant dans nos brochures. Nous avons également complété cette analyse par une analyse logométrique3 du contenu textuel des brochures qui nous a permis de mettre à jour le paysage sémantique le plus fortement associé à l’enfant au moyen d’une analyse de cooccurrence. Enfin nous avons complété cette approche quantitative par une analyse sémiotique afin de ne pas négliger la dimension symbolique et émotionnelle des visuels de nos brochures. Des emprunts à l’historiographie américaine viennent également éclairer le sujet par une perspective historique.
4Pour mener à bien cette analyse, nous commencerons par caractériser la présence de l’enfant dans le corpus, en soulignant sa relation à la figure parentale à l’aune d’une approche générationnelle de la communication (Bahuaud, Destal et Pecolo, 2011 ; Attias-Donfut, 1988). Puis nous chercherons à préciser le rôle de médiation de l’enfant dans la campagne prohibitionniste, en évoquant l’idée d’une instrumentalisation possible de sa figure par une forme de socialisation inversée (Gollety, 1999). Pour terminer, nous évoquerons l’idée d’un « devoir intergénérationnel », construit autour de la figure de l’enfant comme cristallisation des aspirations au progrès (sanitaire, social et moral) portées notamment par la communication en santé publique.
5Si les études en marketing ont permis de mettre en avant l’influence décisive de l’enfant dans les pratiques de consommation (Ward, 1974 ; Ekström, 1995 ; Gollety, 1999), un détour par l’histoire et la sociologie de l’enfance permet de voir qu’il s’agit d’une lente évolution. L’ouvrage de référence sur l’enfance de l’historien Philippe Ariès (1973) et les travaux ultérieurs qui s’en sont fortement inspiré (Becchi et Julia, 1998) évoquent ainsi le passage – très linéaire – de la famille « ancienne » où l’enfant est une ressource économique et patrimoniale peu considérée à la famille « moderne » où « l’effort des parents se concentre désormais sur la nécessité d’assurer à leurs enfants une réussite supérieure à la leur » (Becchi, Julia, 1998, p. 14). Dans la même veine, la sociologie de l’enfance fait également le constat des bouleversements liés à la prise en considération de cette figure :
6« Ainsi de personnage fantôme, quasi-invisible […] l’enfance est-elle devenue une des figures majeures de la modernité et de ses sociologies. Bien devenu rare, elle cristallise et incarne, au cœur d’un mouvement général de désinstitutionalisation, d’une part un des derniers liens sociaux et d’autre part toutes les difficultés de la transmission, interrogeant et secouant violemment nos cadres de représentation et d’interprétation des modes de socialisation contemporains. » (Sirota, 2006, p. 13)
7Le corpus que nous analysons dans le cadre de cet article pose très justement cette question de la transmission et des modes de socialisation puisqu’il y est question de ne transmettre l’habitude de boire ni socialement, ni génétiquement. Par ailleurs, le cadrage prohibitionniste du problème de l’alcool, et ce dès la moitié du xixe siècle, traite avant tout l’alcool comme une menace pour le foyer familial et pour l’éducation des enfants (Coker, 2007, p. 207). Ainsi le « trouble » initial (Emerson et Messinger, 1977 in Cefaï et Terzi, 2012) déterminant le cadrage du problème de l’alcool, ou, autrement dit, le processus d’attribution des rôles de plaignant, de victime et de coupable, désigne à l’origine l’enfant (et la femme) comme victime(s) de l’alcool. Ce n’est que bien plus tard que l’alcoolique sera désigné comme la victime pathologique de l’alcool.
8L’une des hypothèses centrales de ce travail est que la figure de l’enfant est instrumentalisée dans le corpus à des fins de segmentation et de ciblage des parents. Ces concepts issus du marketing désignent le fait de concevoir un message dans le but de toucher une cible définie et circonscrite et de le calibrer en conséquence. Autrement dit, les adultes, qui sont les consommateurs effectifs d’alcool et donc les cibles véritables de la campagne, semblent être segmentés au nom de leur identité parentale et ciblés par leur relation à l’enfant. Que ce soit visuellement ou textuellement, la figure de l’enfant est presque exclusivement mentionnée en relation à ses parents dans le corpus et n’est donc pas conçue comme cible. C’est cette parentalité, cette relation à l’enfant, qui vient motiver et justifier l’existence même du message de prévention, évoquant par là même l’idée d’une portée intergénérationnelle de la communication sanitaire (Bahuaud, Destal et Pecolo, 2011).
9Nous avons concentré notre analyse sur trois séries de brochures sélectionnées car plus conséquentes en volume d’items que quelques séries plus confidentielles ou très spécialisées. Le terme consacré « série » (series) désigne un ensemble cohérent et numéroté de supports conçus selon un principe particulier (cible, approche, parti-pris esthétique…). Les trois séries de brochures analysées ici sont la série « Cartoon » qui propose une approche assez traditionnelle et très picturale de la question de l’alcool, la série « Safety First » (la sécurité avant tout) qui est centrée sur la prévention des risques d’accidents liés à la consommation d’alcool dans le contexte ouvrier et, enfin, la série « Fédération scientifique pour la Tempérance » (Scientific Temperance Federation) ou « STF » qui propose une approche scientifique (biologique, sociologique et statistique) de l’alcool.
10Afin de se représenter la proportion de brochures mobilisant la figure de l’enfant, nous avons procédé à une analyse de contenu sur les 147 items qui composent le corpus. Après recensement des occurrences visuelles (dessin, schéma), textuelles (titre ou corps de texte) et, plus généralement, thématiques de l’enfant dans notre corpus, nous avons construit le graphique ci-dessous. Toutes séries confondues, près d’un tiers des supports abordent le sujet de l’alcool par le biais du thème de l’enfance et environ deux tiers pour les séries « Cartoon » et « STF ». Cela représente une proportion importante pour une pratique qui concerne principalement les adultes voire les adolescents, ce qui tendrait à confirmer l’hypothèse de l’instrumentalisation de la figure de l’enfant à des fins de segmentation des adultes. On devine dès lors une sous-représentation des jeunes consommateurs mais également des adultes sans enfant, dont l’explication nous semble pouvoir résider dans le cadrage initial du problème de l’alcool comme une menace pour le foyer familial.
Figure 1. Proportion de brochures mobilisant la figure de l’enfant
Source: Auteure
11Si la proportion de brochures qui mobilisent la figure de l’enfant nous renseigne sur sa forte utilisation au sein du corpus, un rapide recensement des thématiques qui lui sont associées permet de confirmer qu’il n’est envisagé que dans son rapport aux parents et jamais comme cible directe du message préventif. Après déconstruction de l’argumentaire préventif présent dans les brochures, nous avons pu constater que la figure de l’enfant illustrait sept grandes catégories de « culpabilité » parentale liées à l’alcool au sein des 49 brochures de notre échantillon thématique.
Table 1. Classement thématique par fréquences
Thématique
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Pourcentage
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Définition
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Négligence parentale
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27 %
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Échec des parents à subvenir aux besoins matériels et émotionnels de leurs enfants, pour cause de consommation modérée ou excessive d’alcool, chez le père et/ou la mère.
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Maladie et mort
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19 %
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Mortalité infantile, maladie physique et mentale et souvent le retard de développement psychique et moteur des enfants.
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Hérédité
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15 %
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Conséquences génétiques de la consommation d’alcool des parents sur la santé et le développement de l’enfant.
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Corruption morale
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14 %
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Enfants/jeunes conçus comme adultes en puissance que l’alcool et le saloon ne tarderont pas à corrompre. Passage du statut de victime passive à active.
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Pauvreté
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13 %
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Lien étroit à la « négligence parentale » avec focus sur les conséquences socio-économiques de l’alcoolisme sur le foyer et l’enfant.
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Alcoolisme précoce
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9 %
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Renvoie à la pratique banalisée de donner de l’alcool aux enfants en quantité modérée.
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Accompagnement
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3 %
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Présence d’enfant(s) – accompagné d’un adulte/parent – dans une thématique non associée à l’enfance, rôle de faire-valoir, dimension émotionnelle.
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- 4 Analyse effectuée à l’aide du logiciel Tropes sur un échantillon des 49 brochures mobilisant la fig (...)
12L’enfant n’est que très peu représenté comme sujet du comportement néfaste. Sa mention sert avant tout à cibler l’adulte qui boit en tant que parent qui boit. On observe également que c’est le thème de la négligence parentale qui est le plus fréquemment abordé dans le corpus. C’est donc le devoir émotionnel et matériel du parent envers l’enfant qui prime sur le besoin de préserver sa santé. En ce sens on peut dire que l’enfant est une figure ou un « corps » intermédiaire, instrumentalisé en vue d’une segmentation de l’adulte dans son rôle de parent. Une analyse des co-occurrences lexicales effectuée sur le contenu textuel des brochures tend à confirmer cette idée puisque le champ de références lexicales le plus fortement associé à l’enfant est celui des parents, devant celui de l’alcool.4
13Nous souhaitons approfondir le rôle de médiation de l’enfant grâce au concept de « socialisation inversée » des pratiques de consommation au sein de la famille (Gollety, 1999 ; Ayadi et Gollety, 2012). Fortement utilisé dans le cadre des études sur l’évolution de la place de l’enfant dans l’orientation des pratiques de consommation de la famille (Gollety, 1999 ; Ayadi et Gollety, 2012), il est tout à fait applicable à notre cas de communication non marchande, comme nous allons le démontrer. La « socialisation inversée » est ainsi définie par Ayadi et Gollety comme suit : « En interagissant dans d’autres sphères sociales que celle de ses parents l’enfant vit des expériences de consommation différentes de celles qu’il peut expérimenter dans son foyer familial. Il importe alors, au sein de la cellule familiale, de nouvelles pratiques et dans un processus de socialisation inversée, contribue à son tour à l’apprentissage de ses parents. »
- 5 Instrumentalisation à travers une communication publique ou encore en dehors du foyer familial, dan (...)
14Dans le corpus que nous analysons, l’enfant a bel et bien ce rôle de relais de nouvelles pratiques de consommation d’alcool au sein du foyer, et ce du fait d’une instrumentalisation en tant que « figure compassionnelle » (Sirota, 2012, p. 12). Figure « victimaire » et symbole d’innocence (Gorin, 2013), l’enfant permet mieux que quiconque de générer compassion ou culpabilité auprès des cibles adultes (Gorin, 2013). Nous évoquons pour cette raison l’idée d’une utilisation « pragmatique » de la figure de l’enfant dans les campagnes de prévention sanitaire au sens où il est instrumentalisé5 pour atteindre la cible véritable de la campagne, à savoir les parents.
15Afin de dégager les stratégies rhétoriques visuelles et textuelles adoptées dans la campagne dans le but de générer un changement de comportement des parents, nous avons recensé dans le corpus les modalités d’utilisation de l’enfant à des fins d’influence du lectorat. Nous tenons ici à préciser que l’enfant est surtout instrumentalisé négativement au sens où il est utilisé de manière contraignante et réprobatrice, plutôt qu’encourageante et positive. Le graphique ci-dessous recense les postures d’adresses relevées dans notre corpus, uniquement pour les brochures qui mobilisent la figure de l’enfant. Nous avons dénombré quatre postures d’énonciation en s’intéressant à la construction rhétorique de l’argumentaire préventif des brochures. Les messages faiblement modalisés et au contenu factuel ont été assignés à la catégorie « posture informative » ; les messages critiques, culpabilisateurs et accusateurs à la catégorie « posture réprobatrice » ; les messages à forte charge émotionnelle à la posture « pathétique » et pour terminer les messages faussement neutres et à forte posture critique à la catégorie « posture ironique ».
Figure 2. Postures d’énonciation par série
Source: Auteure
16Nous observons de manière significative que les postures d’adresse se trouvent largement déterminées par le type de série auquel nous sommes confrontés. En effet, le parti-pris éditorial retenu pour chaque série prédétermine largement la manière dont le sujet sera abordé dans chacune des brochures. On constate ainsi une surreprésentation de la posture informative (biologique et statistique) dans la série scientifique – même si la posture réprobatrice n’est pas en reste – alors que les postures qui véhiculent des jugements de valeur (réprobation, ironie, compassion) se trouvent principalement représentées dans la série « Cartoon » qui propose une approche plus émotionnelle de la prévention anti-alcool.
17La surreprésentation de la posture réprobatrice et pathétique dans la série « Cartoon » tend à signaler que c’est par le biais de l’image que l’enfant est instrumentalisé, notamment dans sa capacité à susciter des sentiments et des émotions ou autrement dit en tant que « figure compassionnelle » (Sirota, 2012, p. 12). La figure plastique de l’enfant nourrit ainsi grandement la dimension émotionnelle – voire pathétique – de notre corpus en mobilisant une sémiotique visuelle centrée sur l’innocence, la fragilité et la vulnérabilité. L’image de l’enfant devient donc un levier d’action et un vecteur de changement de comportement. Les exemples de brochures que nous analysons ci-dessous en témoignent :
« The full father and the empty stocking »
Le père gavé d’alcool et la chaussette de Noël vide. Série « Cartoon » – N° 17
Source : Anti-Saloon League, Anti-Saloon League Museum Archives, Westerville, OH
« Child death rate higher in drinkers’ families »
Taux de mortalité infantile plus élevé dans les familles qui boivent. Série « STF » – N° 2
Source : Anti-Saloon League, Anti-Saloon League Museum Archives, Westerville, OH
- 6 Traduction de l’auteur : « Le père gavé d’alcool et la chaussette de Noël vide ».
18La brochure de gauche appartient à la série « Cartoon » et s’intitule « The full father and the empty stocking »6. La représentation de l’enfant – une petite fille ici – est très révélatrice des ressorts argumentatifs mobilisés dans la série « Cartoon », où l’enfant y est principalement une figure compassionnelle. Dans l’exemple ci-dessus, la fillette est représentée en guenilles, mal coiffée et prostrée, elle est seule au milieu d’une grande pièce vide, délabrée et glaciale et elle paraît toute petite du fait du contraste entre l’enfant et la taille de la chaise. Son visage est caché, pour montrer qu’elle est en train de pleurer mais aussi pour faciliter l’identification entre cette enfant et n’importe quelle autre petite fille à la silhouette similaire. La scène est située dans la période des fêtes de Noël. La neige à la fenêtre, les cloches, le houx et la chaussette de Noël vide sur la grande cheminée à droite de l’image en sont des marqueurs. Les différents indices visuels mentionnés ici ont une fonction pathétique, et visent à générer des sentiments tels que tristesse et pitié chez le récepteur ; la mention des fêtes notamment. Cette brochure illustre très bien la thématique de la négligence parentale : on y retrouve une « enfant-victime » seule et impuissante, qui n’a pas été protégée et choyée par ses parents et qui se retrouve donc affamée et livrée à elle-même dans un environnement sordide et peu accueillant.
19Le deuxième exemple que nous traitons ici est, cette fois, issu de la série « STF » mais présente des caractéristiques communes au visuel analysé plus tôt. La brochure ci-dessous s’intitule « Child death rate higher in drinkers’ families » et représente la proportion de mortalité infantile en fonction du type de consommation d’alcool des parents (abstinents, buveurs modérés, grands buveurs). Le visuel ci-dessus est assimilé aux graphiques conventionnels, mais relève de la catégorie des « graphiques illustrés », le 2e type de visuels le plus fréquent dans cette série après les graphiques conventionnels. Ce type d’image est intéressant car il cristallise au sein d’un même visuel les deux modes d’expérience du réel évoqués par Odin (Odin, 2011, p. 54), la morale et l’information – par le recours au dessin d’illustration notamment. Une rapide analyse des signes iconiques montre que le choix de la représentation d’enfants, une fillette ici, avec des attributs caractéristiques comme la petite robe, le nœud dans les cheveux, la poupée, ou même la sépulture, viennent conférer au support une dimension pathétique qu’un graphique conventionnel ne parviendrait pas à générer. Cela participe à la création d’une « figure compassionnelle » tout en respectant les normes de l’image informative ou du graphique grâce à la proportionnalité.
20Les deux exemples analysés ici sont à mettre en perspective avec le contenu textuel des brochures, de nature majoritairement culpabilisatrice pour la cible – c’est-à-dire les parents. Cette culpabilisation est justement permise par l’innocence et l’impuissance de la figure de l’enfant, qui transparait dans les images. Selon les catégories utilisées dans le marketing social, la culpabilisation, conçue comme sentiment négatif au même titre que la honte ou la peur, vise à obtenir un réajustement des comportements de la cible en vue de réparer un dommage, ici celui causé aux enfants, considérés comme les victimes. Les deux cas présentés ci-dessus associent l’image au texte pour mêler émotion et culpabilisation, notamment en fournissant au lecteur une image d’innocence. Dans ces deux cas, c’est la notion de causalité qui s’impose et qui est au cœur du dispositif de culpabilisation de la cible. Ainsi nous pouvons évoquer le titre de la brochure numéro 2, qui suggère la causalité sans la nommer en proposant une formulation sur le mode affirmatif et descriptif. L’absence apparente de modalisation de l’énonciateur sur son discours par le choix d’une formulation aussi factuelle et dépouillée est donc difficilement réfutable.
- 7 Women Christian Temperance Union – Union des Femmes pour la Tempérance Chrétienne – association fém (...)
- 8 Mary Hunt (1830-1906) : éminente activiste pour la Tempérance et la Prohibition, membre de la WCTU.
21Dès les origines du mouvement anti-alcool aux États-Unis, dans la première moitié du xixe siècle, l’enfant a été pensé simultanément comme cible et médiateur des efforts de réforme morale des tempérants et propulsé au rang de porte-parole de la cause tempérante. Ainsi, la période ayant précédé la Guerre Civile américaine (1861-1865) avait déjà vu de nombreuses parades anti-alcool destinées à la jeunesse ainsi que des vastes mouvements de signatures de promesses d’abstinence par les enfants et les jeunes. Les associations prohibitionnistes les plus influentes, telles que le WCTU7, furent par la suite loin d’abandonner ces pratiques (Zimmerman, 1999, p. 16). En parallèle se développait également un autre aspect de l’enrôlement des enfants dans l’effort de lutte contre l’alcool : l’éducation à la « Tempérance Scientifique ». La figure la plus marquante dans l’instauration légale d’un enseignement obligatoire des conséquences physiologiques de l’alcool était Mary Hunt8. Elle travailla ainsi pour promouvoir l’Instruction à la Tempérance Scientifique, sous l’égide parfois conflictuelle de la WCTU, aussi bien sur le front législatif que par la création de matériel pédagogique ou par la formation des enseignants.
22Or l’éducation et plus spécifiquement la scolarisation, ont joué un rôle décisif dans l’autonomisation et la prise en considération de la figure de l’enfant (Becchi et Julia, 1998, p. 16). Ainsi la « mise à l’écart » de l’enfant au moyen de la scolarisation dès le xvie siècle, a créé les conditions de possibilité d’un lieu de « moralisation de l’enfance » longtemps souhaité par les réformateurs religieux. L’instruction profite alors de cette forme de « fragmentation sociale » pour se constituer en instance de socialisation primaire. Cette socialisation des premières années d’existence – au sens de « processus par lequel l’individu est construit » (Darmon, 2012, p. 6) – repose sur l’idée que l’enfant est un être influençable. L’école s’érige ainsi en lieu de rencontre entre socialisation familiale et socialisation scolaire (Darmon, 2012, p. 62). C’est cette rencontre qui contribue, dans le cas de la Prohibition, au façonnement de l’enfant comme médiateur et comme relais d’une « bonne parole » ou d’un « bon comportement » recueilli à l’extérieur du foyer, auprès des instances de socialisation – voire de moralisation – que sont l’école ou la sphère religieuse.
- 9 « The resulting curriculum insulted both their cultural traditions and their parental prerogatives (...)
- 10 « Please be so kind and don’t intervene in my family affairs ».
23Il convient de souligner ici que l’instauration d’une instruction alcoolique obligatoire fut parfois conflictuelle. Elle entrait en effet en contradiction avec les prérogatives de socialisation parentale, a fortiori lorsque les pratiques de consommation des parents étaient différentes de celles prônées par l’institution publique. Zimmerman explique ainsi que la critique des parents immigrés aux États-Unis, principalement allemands et irlandais, était que « le nouveau programme scolaire insultait à la fois leurs traditions culturelles et leurs prérogatives parentales »9 (Zimmerman, 1999, p. 25). Mary Hunt cite une note envoyée par un immigrant à un instituteur qui se termine par « S’il vous plaît soyez gentille et ne vous mêlez pas des affaires de ma famille »10. Globalement, les détracteurs rejetaient l’interférence avec leurs propres habitudes de consommation d’alcool.
- 11 « The children were taken advantage of, and deceived into hearing what their parents disapproved ».
24Ces éléments révèlent l’ambivalence du rôle de médiation accordé aux enfants, qui peuvent être considérés comme « relais » d’une « bonne parole » au sein de leur foyer, ou bien comme entités façonnables et manipulables venant faire une ingérence publique dans la sphère éminemment privée du foyer. Pour enrichir cette question, nous pouvons citer les travaux de Caroline Ollivier-Yaniv (2013) sur la question du tabagisme passif qui avance l’idée que les mesures prises dans ce cadre à l’égard des enfants sont des actes que l’on peut qualifier de « symboliques » (Gusfield, 1981). Les actes symboliques incluent les campagnes de communication, les activités de médiation, l’élaboration des discours et supports destinés aux acteurs éducatifs et médicaux et enfin les dispositifs informatifs et incitatifs (Ollivier-Yaniv, 2013, p. 85). Or ces mesures symboliques sont les plus susceptibles d’agir sur la sphère privée car c’est un espace où il est dur d’imposer des lois et dans lequel la sphère publique a finalement du mal à faire ingérence. Elle ajoute que, « les « actes symboliques » relevant de l’information et de la persuasion, constituent des modalités d’action privilégiées et contribuent à développer des tactiques individualisantes des relations de pouvoir » (Ollivier-Yaniv, 2013, p. 98). Zimmerman cite une réaction négative face à cet ajout au programme scolaire : « on profitait des enfants, et […] on les forçait par la tromperie à écouter ce que leurs parents désapprouvaient11 » (Zimmerman, 1999, p. 26). Derrière la question de l’instruction publique, se pose en effet celle de l’éducation et de la légitimité du discours parental face au discours scolaire institutionnel, une remise en question que l’on retrouve donc au cœur de la « socialisation inversée ».
25L’enfant est donc doublement mobilisé dans le combat prohibitionniste contre l’alcool d’une manière que nous qualifierons au sens courant de pragmatique car elle joue en fait sur les « faiblesses » de l’adulte pour parvenir à ses fins. Quant à l’enfant en tant que tel, il est socialisé – éduqué voire formaté – pour devenir médiateur de la parole moralisante dominante de l’école et de l’église, voire même « émissaire » de la sphère publique dans le contexte privé du foyer. Mais il est possible d’interpréter de manière opposée – ou complémentaire – cette mobilisation de la figure de l’enfant dans les campagnes sanitaires, comme nous allons le voir dans la dernière partie.
26Dans cette dernière partie, nous cherchons à réfléchir aux conditions de possibilités de l’instrumentalisation de la figure de l’enfant comme médiateur des messages de santé publique. Nous avons en effet démontré, dans la partie précédente, que notre corpus mobilise la figure de l’enfant à des fins de segmentation des adultes. Cette segmentation « indirecte » est justement permise par la filiation qui les unit. Notre corpus relève donc in fine d’une approche générationnelle ou intergénérationnelle de la communication qui instrumentalise ou utilise l’enfant comme prétexte puisqu’il est très peu représenté en tant que futur consommateur d’alcool. Cette communication ne s’adresse pas à toutes les générations mais bel et bien à une génération dont l’enfant est une sorte de « caractéristique commune » entre les individus constituant le cœur de cible de la campagne. Ce que nous cherchons à démontrer ici, c’est que cette segmentation indirecte n’est en fait possible que dans une société réflexive qui se pense comme générationnelle et par extension, comme société perfectible. L’enfant ne serait pas tant celui qui communique l’attitude responsable que celui au nom duquel on la communique, d’où l’idée d’une mobilisation « utopique » de la figure de l’enfant autour du principe de devoir intergénérationnel, principe qui n’est pas sans rappeler l’exemple actuel du changement climatique.
- 12 Appellation de la Ligue liée au choix de numéroter les brochures en chiffres romains plutôt qu’en c (...)
- 13 Roman Numeral Series – 9 brochures
27Notre corpus illustre de manière convaincante les implications de la dimension générationnelle de cette campagne à travers la question de l’hérédité. Nous mobilisons dans cette partie la série « chiffres romains »12, une série plus confidentielle13 mais qui témoigne explicitement des perspectives de la Ligue en matière de projection et d’anticipation du futur. Loin de n’être qu’un médiateur – parfois un instrument – des changements prônés, l’enfant est également construit comme une justification en soi du bien-fondé des modifications de comportement exigées. Les citations extraites de la brochure ci-dessous intitulée « Alcool et hérédité » (Alcohol and heredity) nous éclairent sur la question :
- 14 Traduction de l’auteur.
ALCOOL ET HÉRÉDITÉ : L’hérédité est la transmission des qualités des parents aux enfants. Si les conditions sont favorables, le processus d’évolution tend toujours vers l’amélioration de l’espèce. […] C’est un fait indéniable que de dire que la condition mentale et physique de la mère a une influence durable sur l’enfant. De nombreux exemples prouvent que le père est autant responsable que la mère. […] Ces défauts peuvent être partiellement ou parfois totalement surmontés par l’éducation et un environnement sain, mais ils réapparaissent souvent pour venir maudire la génération suivante avec encore plus de force. Sir Victor Horsley avance que, « Les preuves indiquent que pour être « bien-né », au moins deux générations d’hommes et de femmes en pleine santé doivent avoir joué leur rôle avec honnêteté et application ». Pour accomplir cela de la meilleure manière, il faut enseigner aux masses que l’alcoolisation peut affecter la condition physique mentale et morale de l’enfant à naître14.
28L’extrait ci-dessus donne un aperçu des motivations profondes de la Ligue et des idéologies qui ont pu justifier l’emphase mise sur l’enfant et sa figure dans la campagne prohibitionniste. Au travers de la thématique de l’hérédité d’une part, puisque c’est en tant que porteur des gênes parentaux que l’on fait référence à l’enfant. Cette perspective opère donc un basculement dans le sens où elle aborde les conséquences futures, non visibles, de la consommation d’alcool des parents sur la santé et le développement de l’enfant. L’alcool – ou l’alcoolisme – est ainsi perçu comme un stigmate héréditaire dont la portée n’est pas restreinte à la seule génération suivante mais bel et bien à plusieurs générations liées par le sang. Cette double approche de l’enfant est intéressante au sens où elle fait de l’enfant une contrainte d’action externe et interne – né et à naître – et surtout elle implique une forme d’anticipation multi-générationnelle qui impliquerait d’agir aujourd’hui pour les générations de demain. Dans tous les exemples mentionnés ici, la figure de l’enfant – ou du prochain – devient facteur de règlement des comportements et d’autocontrôle (Elias, 1975) par anticipation.
29Or, si la génétique relève d’une approche biologique du devoir générationnel, l’extrait ci-dessus décline aussi cette idée de « devoir générationnel » dans sa dimension morale. On y trouve la thématique de la honte et du châtiment en premier lieu, avec les termes « maudire » et « punition » ainsi que celui de « honte ». Il est donc condamnable pour les parents de ne pas parvenir à remplir leur rôle d’éducateurs. Ensuite, celle de la responsabilité, à la fois individuelle et collective, envers les générations futures. Individuelle d’une part, car il est question de la responsabilité de la mère et du père et de leur influence, et ce sur plusieurs générations. Collective, d’autre part, car il s’agit d’un devoir pour la nation dans son ensemble, on trouve ainsi l’expression « jouer son rôle ». L’idée est qu’il est du ressort et même du devoir du collectif de protéger les générations suivantes, et ce au nom d’un principe directeur crucial et récurrent, celui de « l’amélioration de l’espèce », vers laquelle on doit tendre naturellement.
- 15 « Ce paradoxe peut se formuler ainsi : la sélection naturelle, principe directeur de l’évolution im (...)
30C’est donc bel et bien l’idée d’un devoir envers les générations suivantes qui vient justifier la nécessité de rectifier des comportements individuels jugés néfastes et c’est en dehors de soi-même que l’on trouve les principes d’action ayant vocation à régler nos vies. Et quand bien même on n’aurait pas d’enfant à soi, c’est au nom des générations futures que nous agissons. Ainsi, « l’intergénérationnel […] renvoie donc d’emblée à autrui, à la rencontre avec l’autre, plus jeune ou plus vieux ; il fait de chacun de nous un héritier ou un passeur de la mémoire, de l’histoire, des savoirs ou encore du patrimoine » (Bahuaud, Destal et Pecolo, 2011, p. 8). Cette définition souligne « l’impact de la filiation et des héritages dans le champ communicationnel » que nous mobilisons notamment ici pour souligner « les influences des parents sur les enfants, réciproques et également « inversées » des enfants sur les parents (Gollety, 1999). Il semblerait y avoir au cœur de cette instrumentalisation de l’enfant dans les campagnes l’idée d’une volonté un peu utopiste de « contribuer à faire émerger une nouvelle génération avec de nouvelles mentalités qui deviendrait prescriptrice de nouveaux modes de vie et de consommation pour tenter de « sauver le monde » face à l’irresponsabilité des adultes […] » (Fodor, 2012, p. 7). Cette citation s’applique parfaitement au cadrage du problème de l’alcool dans notre corpus de brochures. Elle nous invite également à poser la question du futur et de son anticipation. On observe ainsi au cœur de cette vision de l’enchaînement des générations l’idée développée par le philosophe Auguste Comte selon laquelle « le rythme de renouvellement des générations donne la mesure du progrès, tout comme les mouvements de population, leur accroissement, leur densité influencent l’amélioration de l’esprit humain. » (Attias-Donfut, 1988 ; Comte, 1880). Cette conviction profonde de la perfectibilité de la société touche également la dimension morale sur laquelle peut nous éclairer le concept « d’effet réversif de l’évolution »15 (Tort, 2007, p. 72). Inspiré du darwinisme, il est une composante importante de la campagne prohibitionniste et notamment de sa dimension scientifique. On trouve également des emprunts au mouvement progressiste américain, au cours duquel la Prohibition Nationale est entrée en vigueur. Le progrès dans progressisme, tiendrait donc dans la prise en charge et la protection des plus faibles à échelle individuelle, collective et surtout politique avec « une responsabilité globale et permanente vis-à-vis du bien-être de ses citoyens, et notamment des plus pauvres et des plus innocents. » (Hofstadter, 1986, p. 2)
31Pour reprendre les mots très actuels – et étonnamment adaptés à notre corpus – du communicant Julien Goupil, « de mon point de vue l’entrée enfant est utilisée pour toucher les familles : l’enfant devient aujourd’hui prescripteur (d’ailleurs autant économique que social) » (Pecolo, 2011). Si la place de l’enfant a changé au cœur de nos sociétés, il semble que l’on ait perçu ses potentialités communicationnelles il y a bien longtemps déjà, et qu’elles reposent grandement sur la conviction d’une perfectibilité constante de nos sociétés.
32Cet article vient donc interroger au travers d’un exemple historique les modalités d’utilisation de la figure de l’enfant dans les campagnes prohibitionnistes de lutte anti-alcool en évoquant la question des motifs sous-jacents d’une telle pratique. Qu’il prenne le rôle de « figure compassionnelle », d’enfant-médiateur ou d’instrument d’une parole publique, il s’érige progressivement en récipiendaire de « devoirs réciproques » de l’adulte. Ce « devoir » générationnel se manifeste à maintes reprises dans le corpus analysé, de manière très pragmatique par le sentiment de culpabilisation mais également dans des aspirations plus nobles et utopistes d’une « responsabilité » envers les générations à venir. Cet exemple n’est pas sans nous rappeler des questions très actuelles telles que celle du climat où l’enfant devient un motif de réajustement des comportements en tant que victime du déclin environnemental. Il est d’ailleurs intéressant dans cette optique de réfléchir à l’investissement accru des jeunes générations sur la question qui semblent cette fois rejeter leur statut traditionnel de « victimes passives » et vouloir se doter d’une voix.