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Génération(s) santé
Médiations générationnelles

Traverser l’adolescence comme la maladie : comment une série populaire entrelace ces deux moments de (la) vie

Go through adolescence like illness: how a popular TV series deals with these 2 life stages
Marie-France Chambat-Houillon

Résumés

L’ambition de la contribution est d’étudier au sein d’une série populaire à grand succès, Les Bracelets Rouges, les conceptions et représentations des maladies et des malades quand des jeunes gens sont concernés. Sur les plans diégétique, thématique et narratif, l’originalité de la série réside dans l’entrelacement de deux traditions génériques fictionnelles, la série médicale et la série adolescente, renouvelant ainsi la caractérisation des personnages malades. Dès lors, ils peuvent se démarquer, entre autres, de la traditionnelle figure du patient et être des véritables protagonistes du récit. Les histoires de malades ne relatent pas exclusivement des histoires de maladie. Subtilement, la série montre comment la maladie et l’adolescence ont en partage d’être des moments de crise où se déclinent et se résolvent des négociations identitaires et des expériences de l’altérité. Ainsi présentée, l’adolescence ne constitue donc pas un simple cadre temporel pour les péripéties des personnages, mais permet de développer une conception de la maladie et du malade qui s’écarte des poncifs de la fiction télévisée médicale.

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Texte intégral

1Genre populaire par définition, les séries diffusées en prime time par des chaînes généralistes méritent indéniablement l’attention des chercheurs. En effet, elles structurent fermement les imaginaires par leur vraisemblance éventuelle et peuvent guider, positivement ou négativement, les comportements des publics. Au cœur du fondement pragmatique de la fiction, le « comme si » (Schaeffer, 1999) des récits fictionnels engendre bel et bien des expériences affectives, cognitives et normatives réelles. De sorte que le pouvoir des séries télévisées réside dans le fait que les modalités d’intelligibilité des mondes fictionnels sont sans doute comparables aux modalités d’intelligibilité du réel (Esquenazi, 2013). Les spectateurs se plaisent donc à ressentir les affres qui tourmentent les héros, à vibrer avec eux face aux soubresauts des péripéties, à éprouver leur joie et leur peine etc., dans une subtile combinaison où l’intérêt pour le monde créé se noue avec l’attachement pour ces êtres fictionnels. Les fictions peuvent alors être reçues comme autant de « leçons de vie » (Jullier, Leveratto, 2008). Cette utilité de la fiction est socialement intéressante pour la circulation des savoirs sanitaires et médicaux auprès de destinataires non spécialistes de l’art médical. Toutefois, ces fictions ne proposent pas un savoir communément distingué par des connaissances et des compétences, c’est-à-dire des contenus scientifiques rendus publics par des stratégies de vulgarisation. Elles proposent plutôt à leurs publics un type de rapport à ses contenus en mettant en place les conditions médiatiques d’une croyance à leur égard, si on admet que la croyance ne se réalise pas uniquement par le biais d’une adhésion inconditionnelle à un contenu non vérifiable (Bronner, 2018). Dans les imaginaires propres aux séries qui thématisent des enjeux de santé se rend visible tout un ensemble de pratiques, d’attitudes et de protocoles de soin qui, normés culturellement, fondent et confirment les lignes de partage entre la maladie et la santé, le malade et le bien portant, le patient et le médecin. La fiction populaire propose une autre façon de publiciser les sujets médicaux et sanitaires en n’épousant ni le modèle du transfert informatif de l’actualité, ni celui de la vulgarisation scientifique.

  • 1 Selon la perspective sémio-pragmatique, un espace de communication est une situation caractérisée p (...)

2A priori, il peut sembler incompatible que des sujets aussi sensibles que la maladie, la souffrance, la vulnérabilité voire la mort puissent rencontrer un grand succès au sein des divertissements populaires médiatiques. Or, depuis Aristote et l’Éthique à Nicomaque jusqu’à Freud et son concept de Schadenfreude, le malheur des autres est bien un terreau fertile pour les histoires. Toutefois une autre hypothèse qui mobilise la nature de la fiction peut expliquer l’inclination des publics pour ces récits. L’invention fictionnelle peut servir d’« écran », pris selon son double sens de révélateur et de paravent : un écran sur lequel affects et sentiments prennent naissance pour les auditoires médiatiques – « cette histoire me touche » – ; et un écran « protégeant » en retour ces investissements émotionnels, puisque les faits racontés, même vraisemblables, sont suspendus référentiellement. Face à des histoires hautement émouvantes qui mettent en scène des malades, cette propriété de la fiction se coordonne avec les caractéristiques de la situation communicationnelle qui la diffuse, ici un espace de communication1 télévisuelle à destination d’un large public afin de permettre « une expérience distanciée avec la maladie » (Lafon, 2007). Dès lors une question se pose : de quoi cette expérience se nourrit-elle ? Sans aucun doute, dans un premier temps, de la fiction elle-même. Suivant Hans Robert Jauss pour qui une compréhension pertinente de la réception a pour préalable nécessaire une attention portée aux « effets » produits par l’artefact culturel étudié (Jauss, 1990), nous examinerons les conditions sémiotiques, discursives et narratives de cette expérience communicationnelle. Dès lors nous ne la sonderons pas par une enquête sociologique auprès des publics effectifs, mais étudierons plutôt son point de départ, c’est-à-dire la série populaire en tant que récit audiovisuel situé dans un espace de communication.

3Pour cela, notre regard s’arrête sur la première saison d’une série, Les Bracelets Rouges, originale par sa thématique en réunissant deux éléments rarement combinés entre eux : la maladie et un âge de la vie aussi complexe que peut l’être l’adolescence. Notre ambition est d’étudier la conception des maladies et les représentations des malades au sein d’un univers déclaré juvénile afin d’envisager les spécificités d’une culture médicale fictionnelle quand des jeunes gens sont concernés. Quelles relations entre jeunesse et maladie sont ainsi négociées thématiquement et narrativement par le monde possible de la série ? Grâce à des éclairages sur des scènes exemplaires, nous montrerons comment les représentations sont retravaillées par les forces narratives singulières du récit qui les accueille. Nous verrons combien l’adolescence, en tant qu’âge de la vie est bien plus qu’un simple cadre temporel circonstancié pour les personnages : elle permet de développer une conception spécifique de la maladie et du malade qui s’écarte des poncifs de la fiction médicale. En outre, il convient de rappeler qu’aussi audacieux que soit le choix d’articuler juvénilité et santé défaillante pour fonder une diégèse, Les Bracelets Rouges n’est en rien une série confidentielle ce qui, à nos yeux, la rend d’autant plus digne d’intérêt.

Un public intergénérationnel

4En racontant le quotidien de six jeunes gens, quatre garçons et deux jeunes filles, hospitalisés au sein d’une même structure médicale pour des pathologies sérieuses (cancer, anorexie, polytraumatisme, etc.), la série française, Les Bracelets Rouges, vise un large public avec une diffusion en prime time par TF1, chaîne généraliste familiale2. Réalisée par Nicolas Cuche, la série rencontre un très vif succès avec près de 5,5 millions de téléspectateurs par soirée lors de la première saison3. Son audience moyenne oscille entre 23 et 25 % de parts de marché au gré des épisodes4, s’élevant parfois jusqu’à 57 % pour la catégorie des 15-24 ans5 et 31,4 % pour « les femmes responsables des achats de moins de cinquante ans »6. Ces indicateurs quantitatifs d’un très large succès populaire tendent à démontrer que la réussite de la série ne transite pas seulement par une identification aux jeunes héros mais aussi par une projection empathique, voire un intérêt à leur égard (Colonna, 2010). L’engouement du public juvénile s’exprime également par les résultats élevés de la consultation en replay7. Certes si l’usage notable de ce mode de consommation de la série est un élément important de son appréciation générationnelle – des jeunes gens qui regardent une série mettant en scène des jeunes gens –, il ne faut pas oublier de la nuancer face à la très bonne audience réalisée par la « ménagère de moins 50 ans » lors de la programmation télévisuelle classique. Dès lors, la mobilisation conséquente des deux modes de visionnages (linéaire et différé) couplée aux différentes audiences relevées est un signal fiable d’un attrait intergénérationnel des publics pour la série : Les Bracelets Rouges est regardé aussi bien par les jeunes que par les moins jeunes. Ce résultat n’est cependant guère étonnant, puisqu’en d’autres lieux, nous avions déjà montré que pour s’assurer du succès des séries juvéniles, l’analogie entre la classe d’âge des personnages fictifs et le public visé n’est pas nécessaire. Programmer des séries déclarées adolescentes est une façon stratégique pour le média de toucher toutes les générations qui composent le grand public, y compris l’emblématique ménagère de moins de 50 ans (Chambat-Houillon, 2012, 2015).

5Pour comprendre à quelles spécificités thématiques et narratives cet engouement intergénérationnel répond, arrêtons-nous sur la fabula de la série. Elle se résume par la formule suivante : être adolescent égal être malade. En effet, dans la série aucun personnage adulte n’est montré affecté physiquement ou psychiquement par une pathologie. Seuls les adolescents sont concernés par la maladie, les malades des autres âges de la vie sont absents alors même que l’histoire réaliste se déroule dans un hôpital généraliste pouvant les accueillir. Le périmètre de la maladie est donc circonscrit à l’adolescence et à l’hôpital, c’est-à-dire, sur le plan narratif, à une catégorie d’actants du même âge, couplée à un lieu déterminé. Les personnages principaux sont caractérisés à la fois comme adolescent et malade, sans que cette coordination puisse être remise en cause par la série. Cette articulation entre jeunesse et maladie, respectivement un moment de la vie et un moment de vie, fonde le postulat diégétique de la fiction.

Une double tradition générique

6Une raison du succès intergénérationnel de la série réside du côté de cette double détermination des personnages qui projette l’histoire vers deux traditions fictionnelles bien identifiées : d’un côté la série pour les jeunes, de l’autre la série médicale. Selon les scènes, le récit oscille d’un cœur générique à l’autre. Bien que la promesse du générique d’ouverture mette en sourdine la dimension médicale en soulignant la jeunesse des acteurs, la localisation diégétique quasi exclusive des péripéties au sein de l’hôpital, complétée par l’assignation du statut de malade aux personnages principaux, situe néanmoins Les Bracelets Rouges sur l’horizon générique de la fiction médicale. Cette promesse se trouve d’ailleurs confirmée pragmatiquement par la presse qui qualifie la série de « fiction hospitalière »8.

  • 9 L’engouement du grand public envers les séries hospitalières n’est plus à confirmer comme en témoig (...)

7Cependant, la série n’en épouse pas pour autant tous les attendus génériques en proposant au filon médical fondateur de la diégèse de s’enlacer à une « veine » juvénile. Non seulement ce croisement de deux traditions sérielles bien identifiées a des conséquences sur la caractérisation interne des personnages comme nous le verrons plus tard, mais également sur l’empan des publics visés : l’attrait pour la série est démultiplié à la fois auprès des fans des séries médicales, et ils sont nombreux9, et auprès de ceux, jeunes et moins jeunes qui apprécient les histoires adolescentes. Ce double ancrage générique permet à la série de susciter une plus grande curiosité et toucher un public plus composite, donc plus vaste.

  • 10 Dans la théorie des mondes possibles de Thomas Pavel, il n’y a pas de différences logiques entre un (...)

8En outre, la dualité générique remarquée contribue à entremêler au sein de la fabula deux grandes préoccupations anthropologiques de portée universelle : le combat contre la maladie et les préoccupations identitaires des adolescents. En effet, la lutte contre la maladie concerne, a concerné ou concernera chaque spectateur directement ou indirectement. Le succès des séries médicales repose en partie sur le récit de cette bataille essentielle pour la préservation de la vie qui « nous invite à prendre pour nous ce qui arrive aux personnages » expliquent Laurent Jullier et Barbara Laborde (Jullier, Laborde, 2012 : 12). Si de façon générale, l’empathie favorise l’immersion fictionnelle10, il existe sans doute des genres fictionnels qui la sollicitent davantage que d’autres, notamment lorsque cette condition de l’immersion se retrouve déclinée au sein même de l’histoire. Et la thématisation de l’empathie est particulièrement à l’œuvre dans les séries qui relatent les perturbations intimes du corps ou de l’esprit des personnages ou qui mettent en scène l’absolue fragilité de la vie humaine. En fabriquant des univers habités par des personnages diminués, affaiblis par les maladies, les fictions médicales mettent en place les conditions d’une lecture littéralement compatissante.

  • 11 Étymologiquement malade vient du latin male habitus qui signifie « en mauvais état ».

9La seconde thématique fédératrice concerne les processus inhérents à la construction identitaire de tout individu. Composant le « moment adolescent » (Corroy, 2014), ils fondent la veine générique juvénile de la série. En effet, Les Bracelets Rouges raconte comment les interrogations propres à cet âge de la vie si particulier prennent naissance, se développent et parfois se résolvent au sein d’un espace circonscrit, l’hôpital, qui n’est pourtant pas un lieu associé spontanément aux socialités adolescentes. Défini de façon quasi autarcique, cet espace se présente en retrait du monde des individus bien portants. Or, parce qu’ils sont adolescents, les personnages malades doivent faire face aux mêmes obstacles et aux mêmes doutes que les jeunes gens en bonne santé, comme le prouve le moteur narratif principal de la série, l’amitié, valeur fondamentale pour tous les adolescents. Cependant celle qui se noue entre les jeunes personnages n’est pas la conséquence d’une sociabilité élective, comme elle s’exerce à l’extérieur de l’hôpital, au lycée, au café. Elle se double plutôt d’une forme de solidarité interne, spécifique à nos jeunes malades, presque imposée par l’hospitalisation, puisque les Bracelets Rouges, titre de la série, est également le nom de leur confrérie secrète. Dans le premier épisode, alors qu’ils ne se connaissent pas, et n’auraient jamais dû se rencontrer s’ils n’étaient pas malades, nos personnages, issus de famille aux profils socio-économiques très divers, échangent entre eux les bracelets donnés au moment d’une opération. À travers l’expression de cette communauté est formulée une prescription de comportement à adopter en tant que malade : les jeunes gens ne doivent pas mener une bataille individuelle, chacun de leur côté face à leur maladie, mais s’engager ensemble dans une lutte collective. Cette thématisation de la bataille commune se décline également au plan narratif par la mobilisation des adolescents comme héros collectif, le héros collectif étant par ailleurs une caractéristique des fictions juvéniles. Dans la série, ce dernier n’est cependant défini ni par un univers social en commun ou souhaité commun (Gossip Girl, Beverly Hills), ni par un partage de goûts ou d’intérêts (Stranger Things, The Big Bang Theory), mais simplement par la réunion d’individus malades relevant d’une même classe d’âge et hospitalisés au même endroit. Conformément à l’adolescence où les pratiques sociales endogames sont favorisées, les relations entre nos jeunes gens s’en trouvent redoublées à la fois par leur classe d’âge et par le fait d’« être en mauvais état »11 : ils sont dès lors doublement écartés du monde, celui des individus en bonne santé et celui où s’exercent les socialités juvéniles préférentielles. Ainsi lorsque Clément, amputé d’une jambe pour empêcher la prolifération d’un cancer particulièrement virulent, veut, à l’annonce d’une récidive, abandonner toute poursuite thérapeutique contre l’avis du corps médical et au désespoir de ses parents, le groupe des Bracelets rouges organise une soirée pour lui redonner goût à la vie. Bien plus qu’un simple divertissement, cette soirée témoigne que nos personnages, ensemble, ont su surmonter les tensions qui règnent à ce moment-là entre eux, suite à une double trahison amoureuse et amicale, topos des histoires adolescentes. Le héros collectif adolescent se met ici au service du collectif des héros malades.

De la figure au personnage du malade

  • 12 Une constante pour ces séries est la rapidité peu réaliste avec laquelle le malade qui vient de sub (...)

10Dans la plupart des séries médicales, les principaux protagonistes sont issus du personnel médical. Les médecins, les chirurgiens, les infirmiers sont héroïsés en raison de leurs connaissances et leur savoir-faire dans la lutte contre la maladie : ils sont les experts de la maladie. Pour ces héros soignants, chaque malade croisé constitue une étape supplémentaire à franchir pour progresser narrativement. Leur ambition consiste à rétablir le patient le plus rapidement possible12 en démontrant des qualités supérieures à celles du commun des mortels, qu’il s’agisse de qualités professionnelles indéniables (Docteur House, Good Doctor) ou de qualités humaines (le personnage de Meredith dans Grey’s Anatomy). Même si les différents degrés d’interpénétration entre les tempéraments personnels et les compétences professionnelles des personnages peuvent servir à catégoriser les séries médicales entre elles, il reste que le plus souvent les malades servent de prétextes narratifs pour magnifier la virtuosité des hommes et des femmes maîtrisant l’art du soin. Ainsi les personnages récurrents sont bel et bien les soignants, alors que les malades sont interchangeables d’épisode en épisode. Le malade est alors davantage une figure archétypale qu’il n’incarne un personnage. En ce sens, il compte sans doute moins dans le récit que la maladie qu’il exemplifie, de sorte que sa caractérisation psychologique s’avère accessoire. Amputée de toute dimension intérieure, la figure du malade ne peut se transformer en un personnage doué d’initiative narrative. Et même lorsque la série s’ingénie à développer un semblant d’exploration de sa vie intime, celle-ci demeure toujours motivée par une logique strictement thérapeutique en vue de valoriser la perspicacité du médecin. En apparaissant sans réelle autonomie psychologique et dramatique, le malade au sein des séries médicales s’éloigne du modèle de l’être fictionnel complet, réduit à n’être qu’un actant au service de l’accomplissement du dessein narratif des protagonistes soignants. Thématiquement et narrativement, le malade est le faire-valoir du thérapeute.

11Or, force est de constater que toute autre chose se joue dans Les Bracelets Rouges qui prend donc ses distances avec les conventions classiques de la série médicale. Premièrement, la série renverse la traditionnelle focale d’héroïsation en faveur des malades qui deviennent dès lors les seuls protagonistes de l’histoire, reléguant les différents membres de l’équipe soignante (médecin, infirmier, chirurgien, kinésithérapeute) au second plan. En outre, si nos personnages principaux sont bien des malades hospitalisés, ils n’apparaissent cependant pas uniquement déterminés par ce trait : ils disposent d’une existence fictionnelle qui n’est plus subordonnée de façon exclusive à la relation soignante/soignée fondée sur le colloque singulier entre médecin et malade. Les Bracelets Rouges rénove ainsi une conception du malade qui, en tant que personnage, n’est plus abordé par le seul prisme du diagnostic et des soins. Il est bien plus qu’un « cas » médical à résoudre.

  • 13 Il suffit de penser à Desesperates Housewifes ou bien à Grey’s Anatomy.
  • 14 Un patient est une dénomination forgée du point de vue des médecins. « La relation soignant-malade (...)

12À cette autonomie retrouvée des personnages s’ajoute un choix narratif qui vient l’affermir. Dès le premier épisode, le récit est initié par un narrateur homodiégétique, c’est-à-dire pour reprendre les catégories de Gérard Genette, un narrateur qui se trouve aussi être un personnage de l’histoire qu’il raconte. L’instance narrative générale de la série s’incarne dans le personnage de Côme, jeune garçon hospitalisé, mais plongé dans le coma depuis 8 mois justifiant ainsi son omniscience narrative. La voix qui ponctue les prologues et les épilogues de chaque épisode, est donc littéralement celle d’un malade. Si cette focalisation narrative déclinée par une voix over n’est en rien inédite pour les fictions sérielles13, au sein des Bracelets Rouges, elle signifie que la responsabilité du récit relève bien des malades et non du personnel soignant, des adolescents et non des adultes. De sorte que les malades s’éloignent du modèle narratif du patient14, déterminé exclusivement par l’attention thérapeutique, en faveur d’un modèle où ils peuvent prendre l’initiative de l’histoire racontée. Cette aptitude narrative ainsi offerte par la série à ses personnages hospitalisés nourrit en filigrane une conception du malade qui participe activement à sa guérison.

Des histoires de maladie aux histoires de malades

13Bien que la cohabitation entre « être malade » et « être adolescent » fasse que la maladie occupe une place importante dans l’histoire, elle ne s’impose pas pour autant de façon hégémonique en pesant inexorablement sur les destinées narratives des personnages. Composante parmi d’autres de leur panoplie identitaire, la maladie n’est pas essentialisée par la série : nos héros sont autant jeunes que malades, tout en étant également des amis, des amoureux, des fils ou des filles.

14Dans cette perspective, la trajectoire au fil de la saison d’un des deux personnages féminins est particulièrement éclairante. Sarah se présente sous les traits d’une jeune fille arrogante qui, pour s’assurer de sa popularité, n’hésite pas à humilier un camarade épris d’elle en se moquant de son physique ingrat. Admise à l’hôpital après avoir perdu connaissance au lycée, son attitude de « petite peste » ne la quitte pas pour autant. L’antipathie suscitée initialement par son personnage en bonne santé persiste, voire est confirmée lorsqu’elle est déclarée malade, puisqu’elle ne cesse de se moquer de Côme, la « mascotte » des Bracelets rouges en le traitant ouvertement de « légume » face à sa mère attristée et à l’équipe soignante indignée. Et si son tempérament haïssable s’infléchit peu à peu au fil des épisodes, la série ne l’impute pas pour autant à la maladie (elle souffre de défaillance cardiaque), mais plutôt au fait d’avoir reçu des témoignages d’attention, de prévenance, voire d’amitié de la part des autres adolescents en dépit de son caractère égoïste et odieux. Un des postulats diégétique des Bracelets rouges est qu’être malade est juste un attribut supplémentaire avec lequel le personnage doit composer un certain temps, de sorte qu’« être malade » partage avec l’attribut « être adolescent » un même caractère éminemment transitoire. La série développe une conception de la maladie qui n’est pas celle d’une épreuve rénovatrice ou transformatrice de la personnalité, puisqu’être malade ne doit jamais interférer avec le fait d’être soi-même. Encore une fois c’est le personnage de Sarah qui le manifeste de façon la plus explicite. Lors d’une scène de l’épisode 6, à la suite d’une remarque désobligeante de la part de Clément sur l’ambiance de la soirée, elle lui réplique vertement « tu veux bien arrêter d’être moi deux minutes. L’ironie, le sarcasme, les vannes, c’est mon domaine », lui rappelant ainsi que son cynisme n’est que de circonstance – il vient d’apprendre sa rechute – en totale contradiction avec son tempérament général.

15Ainsi, même si le public est habitué à fréquenter des êtres fictionnels doués d’une certaine densité interne (Jost, 2015), rares sont néanmoins les fictions médicales dont les personnages malades soient déterminés autrement que par leur état pathologique. Rares également sont les séries adolescentes où les personnages juvéniles échappent à une détermination exclusive par cet âge de la vie et les valeurs socialement associées (Glevarec, 2015 ; Corroy, 2014). Or dans les représentations conventionnelles de la jeunesse, la longue maladie et l’hospitalisation n’ont pas fréquemment leur place. Les Bracelets Rouges est une série complexe car si elle raconte les malades, elle ne livre pas pour autant que des histoires de maladie. C’est pourquoi le nombre par épisode de scènes dédiées aux soins ou aux opérations est relativement peu important par rapport aux séries médicales traditionnelles et leur intensité dramatique moindre. Puisqu’il ne s’agit pas uniquement de relater des batailles contre les maladies, l’histoire présente aussi des péripéties propres aux vies adolescentes : se faire des amis, s’amuser, s’opposer aux parents, faire le mur, vivre ses premiers émois amoureux, etc., autant de moments pour lesquels la maladie n’est pas un obstacle narratif, mais plutôt un prisme qui permet au personnage de faire l’expérience de sa singularité, psychique comme physiologique. La série décline une conception de la maladie qui n’héroïse pas naïvement les personnages qui en sont affectés : les malades ne sont pas plus vertueux que les biens portants, ils peuvent aussi s’avérer menteurs, lâches, traîtres… ce que sont, tour à tour, à différentes occasions les membres des Bracelets rouges. « Être malade » est une variation purement conjoncturelle et non un trait définitif de l’être fictionnel, conférant à la série une tonalité résolument optimiste.

Une double crise

16Selon l’ambition narrative des scènes, une concurrence identitaire entre « être malade » et « être adolescent » se met en place. Un des intérêts narratifs majeurs de cette série tient sans aucun doute à ces conflits qui ne manquent pas de surgir entre ces deux pôles identitaires, en plongeant les personnages face à des dilemmes. Comment respecter à la fois les règles implicites du monde juvénile et celles de l’univers des soins quand elles s’opposent ? Ce tiraillement entre les normes, les pratiques et les valeurs respectives à chaque filiation générique est parfaitement illustré par l’évolution des relations entre Thomas et Roxane lors de la première saison.

17Hospitalisée pour anorexie, Roxane arrive à convaincre sa mère et son médecin de la laisser sortir après avoir simulé une reprise de poids en cachant un haltère dans ses cheveux lors des pesées journalières. Au courant de la supercherie, Thomas est en plein tourment : tout en voulant que Roxane continue de se soigner, il hésite à la dénoncer auprès des adultes. Finalement, il choisit d’en informer le médecin mais de ce fait transgresse la loyauté entre adolescents et par là même la convention narrative spécifique aux séries juvéniles qui veut que les jeunes gens déploient leurs activités parallèlement à celles des adultes, formant ainsi un monde autonome où ces derniers, peu interventionnistes, apparaissent à sa lisière. Cette rupture de l’imperméabilité conventionnelle entre le monde des adolescents et le monde des adultes est un élément qui invite à penser que dans la série, lors de cet épisode, la dimension juvénile cède la place à la perspective médicale. En plaçant le combat contre la maladie et pour la vie sans concurrence, Thomas consent à trahir le secret de Roxane avec pour conséquence la perte assurée de son amour.

18Cependant, cette anecdote témoigne-t-elle vraiment d’un recul des standards des récits juvéniles en faveur de ceux des fictions médicales ? Rien n’est moins simple car les affres auxquels le personnage de Thomas doit faire face ressemblent fortement aux épreuves identitaires propres à l’adolescence que ne cessent de mettre en scène les séries. Tous les spécialistes du développement humain et de sa psyché s’accordent à dire que l’adolescence est précisément cette période charnière où l’on quitte le monde de l’enfance, sans être complètement de plain-pied avec celui des adultes, moment pour prendre conscience de soi et faire l’épreuve de l’altérité. Comme l’observent les penseurs des cultures juvéniles (Dubet, Martucelli, 1996 ; Pasquier, 2005) : « pour être soi, il faut d’abord être comme les autres ». Mais de quelle altérité s’agit-il ? La série des Bracelets Rouges y apporte une double réponse puisque nos personnages principaux semblent devoir faire allégeance aussi bien à leurs semblables adolescents qu’à leurs semblables malades, engendrant parfois des loyautés peu compatibles entre elles.

19Seulement quand leur vie est en jeu, « être comme les autres » ne signifie pas pour nos héros de se comporter comme des adolescents mais plutôt comme des malades. Les choix à faire, les décisions à prendre pour nos personnages correspondent à des moments de secousse identitaire lors desquels ils doivent se décider pour telle singularité, telle appartenance et accepter l’altérité ainsi retenue. Ainsi Clément, en refusant dans un premier temps de poursuivre son traitement anti-cancéreux se pose davantage en adolescent défiant l’ordre des médecins et donc des adultes le temps d’un épisode, pour dans un second temps, accepter son identité de malade. Dans le même esprit, Thomas par rapport à Roxane réagit moins en adolescent amoureux qu’en malade solidaire. Selon qu’ils agissent soit en malade, soit en pubertaire, nos héros revendiquent leur appartenance à tel monde. Ils font l’épreuve des choix mais surtout des renoncements qui marquent le temps de l’adolescence. En effet, Paul Audi nous rappelle qu’en tant que moment transitoire, l’adolescence est bien littéralement une crise, « le mot crise prenant ici le sens d’interruption ou de rupture, de scission ou de séparation » (Audi, 2017 : 22). Dans la série, cette scission propre à l’adolescence se présente à la fois par le délaissement commun du monde de l’enfance et par l’abandon de celui des malades, en acceptant de guérir. La maladie est donc à l’image de l’adolescence, un moment qu’il faut dépasser, qu’il convient de quitter.

20L’oscillation générique de cette série, entre fiction pour les jeunes et fiction médicale, actualise précisément l’entre-deux que forme l’adolescence, entre le monde de l’enfance et celui des adultes. La juvénilité comme l’amitié, le premier amour ou encore les préoccupations identitaires ne sont pas seulement « transposés » dans un univers médical pour être colorées différemment, mais gagnent véritablement en intensité dramatique puisque les pathologies des personnages non seulement affectent leur intégrité corporelle mais surtout mettent en péril leur vie. Les Bracelets Rouges ne cesse d’exposer le « drame métaphysique » qui se joue à l’adolescence au moment où l’individu comprend qu’il a contracté une « dette de vie » (Audi, 2017) qu’il doit rembourser en continuant à grandir. Et pour continuer à grandir, dans la série il faut choisir de vivre et donc se battre contre maladie. Pour que l’adolescence ne soit bien qu’une étape transitive, c’est-à-dire un moment que l’on doit liquider pour devenir adulte, nos héros sont plus que jamais dans l’obligation de guérir, de surmonter leur maladie. Pour ce faire, ils doivent accepter que le corps sain puisse ne pas être préservé entièrement. Ainsi les modifications des corps, qui déroutent les adolescents et qui pourtant renvoient à la normalité du développement pubertaire, se chargent d’une intensité dramatique comme l’illustre la scène de l’amputation de la jambe de Thomas lors du premier épisode. Sur les conseils de Clément, déjà amputé suite à un cancer agressif, Thomas se force, rapidement après l’opération, à affronter le reflet inédit dans le miroir de son corps nouvellement diminué. La dimension médicale de la perte d’une des jambes de Thomas se trouve ainsi en quelque sorte « re-normalisée », « re-agencée » par le développement narratif conventionnel de l’appréhension des évolutions corporelles propres à tous les jeunes gens de cet âge. Afin d’avoir la possibilité d’un devenir adulte, nos adolescents malades font radicalement l’expérience de la modification corporelle parfois irréversible : la dimension médicale de l’histoire naturalisant l’instant attendu de la métamorphose des corps juvéniles.

La mort, au balcon de l’adolescence

21Le fait que les malades soient hospitalisés pour une longue durée en raison de la gravité de leurs pathologies (cancer, défaillance cardiaque, anorexie, coma, polytraumatisme) place la mort au cœur des enjeux narratifs de la série. Or, l’événement de la mort est un horizon que partagent à la fois les séries médicales et les séries juvéniles. Selon Hervé Glévarec, la série adolescente est une « série à hypothèses » dans la mesure où l’enjeu central des questionnements identitaires inhérents à cette période de la vie opère tel un réservoir narratif propice à un foisonnement de trajectoires variées pour les personnages juvéniles. Et la mort demeure une éventualité plausible dans la mesure où ces séries insistent sur les conduites déviantes ou les comportements à risque fréquents à cet âge-là. Or, en mettant en scène des adolescents hospitalisés, Les Bracelets rouges reconfigure la mort comme un dénouement terminal possible des séries juvéniles vers une fin probable, propre au genre médical.

22Au sein de la série, cette omniprésence de la mort est explicitement revendiquée par le traitement narratif dès le premier épisode. Ainsi sur des plans larges d’ouverture, on peut entendre en voix over le narrateur général déclarer : « j’adorerais vous dire que tout le monde vivra heureux et aura beaucoup d’enfants, mais la vérité c’est qu’il y a des gens qui vivent et puis des gens qui meurent. Et entre les deux, il y a nous. C’était très clair dès le départ. » Avec l’usage des pronoms personnels, cette introduction suggère d’emblée un narrateur qui caractérise relativement les personnages dont il a en charge l’histoire. Dès le début, les personnages principaux sont qualifiés à partir d’un entre-deux qui s’avère être un double entre-deux : d’une part, celui qui est assigné à la transitivité de l’adolescence, stade entre deux âges et, d’autre part, celui propre aux malades, en marge de la vie et de la mort. Présentée comme provisoire, la maladie s’achève soit par le retour du personnage dans le monde des individus sains, soit par sa mort. L’éventualité narrative de la mort des jeunes héros contribue à densifier la charge émotionnelle de la série. Et ce, d’autant plus que cette mort ne peut être imputable à une quelconque responsabilité des jeunes gens, ni à leur libre-arbitre comme dans les séries adolescentes. Ne se présentant nullement comme la conséquence de conduites individuelles, celle-ci n’est pas justifiée par les actions des personnages, qui bien au contraire, sont le plus souvent montrés, conformément cette fois-ci aux canons de la série médicale, en train de se battre, seul et ensemble, contre la maladie.

23Cette détermination de la péripétie « mort » se manifeste dans la première saison des Bracelets Rouges par la disparition de Sarah. Elle est d’autant plus imprévisible que Sarah est l’un des rares personnages de la série qui ne présente aucun stigmate de sa pathologie. Elle n’affiche ni la maigreur de Roxane, ni les crânes chauves ou les corps amputés de Clément ou Thomas ; autrement dit son intégrité corporelle n’est pas visiblement affectée par la maladie. La mort de ce personnage est donc une surprise scénaristique qui apparaît doublement injuste, en bouleversant à la fois la cohérence diégétique des fictions adolescentes et la cohésion du récit médical. Dans un univers réaliste juvénile, mourir à 15 ans va à l’encontre de l’ordre de la nature, surtout quand le personnage ne s’adonne à aucune conduite dangereuse comme c’est le cas de Sarah. Si toute mort est en soi tragique, celle qui touche à un enfant l’est davantage car elle contrevient fondamentalement à la succession naturelle des générations. Pour les fictions médicales, la mort d’un malade dont le récit expose les différentes étapes du combat pour la vie s’oppose à l’attente positive du happy end, modèle pourtant répandu en fictions populaires. Et pourtant dès l’introduction, le narrateur nous avait bien alerté que le happy end n’était nullement assuré. La mort de Sarah apparaît certes vraisemblable narrativement comme l’incipit nous le rappelle, mais imméritée d’un point de vue des valeurs déployées par le malade et par sa progression narrative. L’incompréhension de sa mort est aussi une conséquence de l’inclination de la série pour une présentation des maladies qui ne s’embarrasse d’aucune considération étiologique. Les maladies surgissent dans la vie des adolescents de façon contingente et la série ne s’attarde pas à en expliquer les causes. De même, à la différence du traitement des maladies, notamment du cancer chez les adultes dans d’autres séries (Laborde, 2015), l’histoire ne tente pas non plus de livrer des explications d’ordre symbolique. Sans doute, parce que nos héros sont encore des adolescents, la fiction s’éloigne des lectures moralisatrices ou culpabilisantes de la maladie, propres aux adultes permettant en retour la neutralisation remarquable du pathos mélodramatique. Dans Les Bracelets Rouges, la conception de la maladie est dépouillée au maximum de tous surinvestissements symboliques, de toutes lectures morales (Bury, 2001 cité par Ferry-Danini, 2018).

24La mort de Sarah est d’autant plus surprenante que son personnage est certainement le plus archétypal de la série. À travers différentes scènes, elle ne cesse de rappeler qu’elle est en vie en défiant l’ordre établi des parents et l’autorité des adultes soignants. Au nom des Bracelets rouges, elle revendique haut et fort une « place » spécifique pour les adolescents malades. Ainsi lors du cinquième épisode, elle déclare à un infirmier qui s’oppose au prêt d’une enceinte sonore pour une soirée : « Nous, on fait tout pour aider un ado qui déprime et vous, vous faites tout pour l’enterrer. Qu’est-ce que cela change que l’on prenne la sono ce soir ? Qu’est-ce que cela change pour vous ? Ce n’est pas pour rien qu’ils ont mis des clowns chez les enfants. Mais nous les ados, on a le droit à quoi ? À rien. » Par ce personnage est promue une conception de l’adolescence caractérisée par les manifestations expressives, les plaintes et les doléances. Ainsi Sarah ne cesse de râler sur l’organisation hospitalière, tente de changer de chambre, ne veut plus suivre le programme de sortie décidé par son père, etc. Marquée par la mobilisation haute du « verbe » et les récriminations, l’adolescence est une période de la vie qui contraste fortement avec celle qui la précède, l’enfance, dont faut-il rappeler que l’étymon la désigne comme un âge plutôt silencieux : l’infans est celui qui ne parle pas. Après l’enfance réservée, l’adolescence est bien le moment des revendications vibrionnantes pour trouver par la voix sa voie dans un monde, celui de l’hôpital, qui à l’image du monde extérieur, ne prête pas beaucoup l’oreille à la jeunesse. Mais force est de constater que cet excès de vitalité ne protège nullement de la mort.

25Articuler les enjeux de la jeunesse avec ceux des récits de maladie permet à la fiction populaire de revisiter les poncifs respectifs de la culture médicale et de la culture juvénile au sein des médias. En effet, sans épuiser l’étude de tous les thèmes et toutes les inventions narratives déployés par la série, nous avons essayé de montrer comment les postulats diégétiques et les ambitions narratives construisent l’adolescence comme un âge de la vie où les questions relatives à la maladie se posent avec acuité en interrogeant le sens même de ce qu’est vivre, à travers la quête de soi et l’appréhension de l’altérité. En outre, l’adolescent et le malade ont en commun d’être des figures de l’exil, les individus se situant hors des mondes considérés réguliers de la normalité, celui des bien-pensants comme celui des biens portants, les deux étant dans la série caractérisés par celui des adultes. Avec cependant une différence importante qui est que, si notre époque adule secrètement la jeunesse, élevée parfois « au rang d’arbitre des élégances » (Audi, 2017 : 14), elle ne peut porter le même regard envers les malades. La crise de l’adolescence est donc une métaphore de la maladie.

  • 15 Les conditions de production de la série participent à cette interprétation puisqu’elle n’est pas u (...)

26Proposer en fiction populaire une interprétation de la maladie comme crise permet de s’éloigner des standards des récits de santé à la télévision. Force est de constater que Les Bracelets rouges rénove beaucoup plus le répertoire des fictions médicales que celui des histoires adolescentes en permettant l’exploration d’un monde fictionnel où la maladie n’est plus la chasse gardée des autorités médicales. De sorte que le malade apparaît comme un personnage doté d’un point de vue et d’une voix15. Les fictions ainsi engagées permettraient sans doute de ne plus alimenter la représentation du « patient silencieux » (Katz, 1984) qui, même si elle est dénoncée par les médecins eux-mêmes depuis quelques années, persiste néanmoins dans le monde réel et dans celui des imaginaires médiatiques. En outre, le jeune âge des personnages rend caduque une interprétation de la maladie comme épreuve rédemptrice permettant à la fiction de se désengager d’une vision romantique de la maladie et d’en neutraliser les effets de pathos. Ni infra-ordinaire, ni extraordinaire, la maladie est à l’instar du moment adolescent un état provisoire qu’il convient de solder en restant en vie. Malgré le surplomb de la mort, Les Bracelets Rouges vibre néanmoins d’une tonalité optimiste : la maladie se traverse comme l’adolescence.

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Bibliographie

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Notes

1 Selon la perspective sémio-pragmatique, un espace de communication est une situation caractérisée par un faisceau de contraintes spécifiques (Odin, 2011).

2 Les première et deuxième saisons ont été diffusées respectivement en 2018 et 2019. La troisième saison est prévue en mars 2020.

3 http://www.leparisien.fr/culture-loisirs/tv/audiences-tv-la-serie-les-bracelets-rouges-sur-tf1-finit-en-beaute-02-04-2019-8044650.php, consulté le 5 juin 2019.

4 Les audiences ont été largement publiées dans la presse spécialisée. https://www.nouveautes-tele.com/77017-audience-les-bracelets-rouges-tf1-chaque-lundi-les-critiques-unanimes.html, consulté le 3 juin 2019.

5 https://www.ozap.com/actu/audiences-j-7-les-bracelets-rouges-enregistre-le-plus-fort-replay-pour-une-serie-francaise-depuis-2016/576236, consulté le 5 juin 2019.

6 https://www.ozap.com/actu/audiences-les-bracelets-rouges-demarre-bien-sur-tf1-l-amour-est-dans-le-pre-en-leger-recul-w9-au-million/549774, consulté le 5 juin 2019.

7 https://www.ozap.com/actu/audiences-j-7-les-bracelets-rouges-enregistre-le-plus-fort-replay-pour-une-serie-francaise-depuis-2016/576236, consulté le 5 juin 2019.

8 Par exemple, se reporter à Première (http://www.premiere.fr/series/Les-Bracelets-Rouges) ou Télérama, (https://television.telerama.fr/tele/serie/les-bracelets-rouges,10026956,saison1,episode1.php), consultés le 3 juin 2019. Conformément à l’approche sémio-pragmatique, le discours journalistique participe à l’élaboration des consignes de lecture destinées aux publics.

9 L’engouement du grand public envers les séries hospitalières n’est plus à confirmer comme en témoigne la très bonne audience de Good Doctor sur TF1 dont la diffusion du premier épisode en août 2018 a remporté 31,8 % de part de marché. Source : https://www.programme.tv/news/series/202904-good-doctor-decouvrez-qui-sont-les-acteurs-de-la-nouvelle-serie-medicale-de-tf1/, consulté le 3 juin 2018.

10 Dans la théorie des mondes possibles de Thomas Pavel, il n’y a pas de différences logiques entre un personnage de fiction et un être réel (Pavel, 2017).

11 Étymologiquement malade vient du latin male habitus qui signifie « en mauvais état ».

12 Une constante pour ces séries est la rapidité peu réaliste avec laquelle le malade qui vient de subir une lourde chirurgie, se retrouve rétabli. La sérialité impose son rythme à l’histoire avec pour conséquence de nourrir une conception du soin essentiellement « technique » et dont les effets sont immédiats. Quelle que soit sa pathologie, le malade doit être guéri en 52 minutes !

13 Il suffit de penser à Desesperates Housewifes ou bien à Grey’s Anatomy.

14 Un patient est une dénomination forgée du point de vue des médecins. « La relation soignant-malade est une modalité particulière de la relation intersubjective d’ordinaire interprétée comme une relation entre un agent et un patient » (Pierron, 2007).

15 Les conditions de production de la série participent à cette interprétation puisqu’elle n’est pas une création originale, contrairement à ce que TF1 annonce, mais l’adaptation française d’une série catalane Polseres vermelles réalisée en 2013 par Albert Espina Puig qui s’est nourrit de ses expériences d’enfant hospitalisé. À l’origine de la série se trouve donc littéralement la voix d’un adolescent malade qui, guéri, a pu quitter l’univers hospitalier pour vivre sa vie d’adulte.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Marie-France Chambat-Houillon, « Traverser l’adolescence comme la maladie : comment une série populaire entrelace ces deux moments de (la) vie »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 19 | 2020, mis en ligne le 30 avril 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/8599 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.8599

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Auteur

Marie-France Chambat-Houillon

Marie-France Chambat-Houillon est maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle-Paris 3. Elle dirige le laboratoire EA 1484 Communication Information Médias (CIM) et le centre de recherche CEISME. Courriel : Marie-France.chambat-houillon(at)sorbonne-nouvelle.fr

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