1Les effets générationnels sont abondamment traités dans les médias, parfois aussi redoublés de comparaisons entre hommes et femmes. Ils concernent tous les secteurs d’activité, au nombre desquels la santé apparaît en bonne place et, selon une étude du think tank Health Fondation1, la génération « Y », née dans les années 80 et 90, pourrait ainsi être la première à être en moins bonne santé au milieu de leur vie que les générations qui l’ont précédée au xxe siècle. Cette étude, largement relayée dans les médias, affirmait aussi que cette génération était plus angoissée que ses aînées. D’autres scansions de la vie sont l’objet d’attentions : l’adolescence, davantage peut-être encore que l’enfance, car classiquement soulignée comme un âge de fragilité, un âge de crise identitaire qui peut conduire à des pathologies mentales, des comportements addictifs, une alimentation déréglée… Les campagnes de dépistage du cancer disent aussi le souci d’une norme générationnelle, seuil d’âge auquel les citoyens se doivent d’être accompagnés car considérés comme plus susceptibles de développer des maladies chroniques.
2Évoquer les générations renvoie donc aux normes implicites ou explicites de bonne santé pour chaque âge de la vie tout en découpant aussi de façon normative ces différentes périodes de vie (par la puberté, la ménopause, etc.). Il ne s’agit pas seulement de vivre le plus longtemps possible – rappelons qu’en France par exemple, l’espérance de vie a augmenté entre 1900 et 2020 de près de 40 ans pour les femmes et de 35 ans pour les hommes : il est question désormais de vivre en bonne santé le plus longtemps possible2. Il devient aujourd’hui « de plus en plus nécessaire de “bien vieillir”, et le cas échéant, de pouvoir “bien mourir” » (Véron, 2006). Définir la bonne santé est, par exemple, au cœur des polémiques des effets de seuil pour le départ en retraite, tant l’espérance de vie n’est plus considérée comme l’unique facteur à prendre en considération, le premier critère représentant des inégalités sociales marquées selon les catégories socio-professionnelles (Cambois, Barnay, 2009). Les problématiques de santé, avec le corollaire de savoir s’il faut l’étendre au bien-être, occupent donc une place très importante du débat public et les médias s’en font largement l’écho.
3Mais, sorte de conséquence, comme le souligne aussi Jacques Véron, « la durée de vie moyenne s’allongeant toujours plus, les rapports entre groupes d’âges et entre générations qui, de fait, ont toujours existé, ne cessent de se transformer, ainsi nouvellement écartelés. Que l’on se souvienne des années 80 marquées par le SIDA, question publique de santé devenue prégnante au sein de l’arène publique pour une génération particulière. Qu’il s’agisse également du vaccin contre la grippe et ses cibles générationnelles (les juniors et les seniors) ou du vaccin contre la rougeole et les effets de sa « présence-absence » dans la durée, dans le continuum temporel d’une vie, il y a à la fois des scissions qui font sens autour de la santé et, en même temps, un lien entre les âges de la vie. Il y a à la fois à conduire une réflexion générationnelle et des réflexions inter et transgénérationnelles.
4Les formes médiatiques provoquent-elles des césures ou convoquent-elles des enjambements ? Le « digital » fracture-t-il les espaces de santé individuels et collectifs ou répare-t-il les générations ? Y a-t-il des variants et des invariants dans l’hybride communicationnel physique et digital en santé ? Y a-t-il des configurations et des reconfigurations de nos objets de recherche à travers le prisme générationnel quand on questionne la crèche ou l’EHPAD, The Good Doctor ou MeMo ?
5Ce dossier Génération(s) santé n’entend donc pas proposer une revue sur une question de santé particulière, pas plus que sur la santé digitalisée par elle-même ou les organisations du soin. Il souhaite explorer comment les problématiques de santé, transgénérationnelles ou, au contraire, marquées par des âges identifiés, sont travaillées et questionnées dans les médias et, en général, dans les dispositifs ou situations de communication. En somme, il interroge ce que les générations et la notion de génération font à l’information et la communication en santé.
6À l’heure d’une société fortement digitalisée, où les savoirs circulent et la communication verticale est hautement concurrencée par la communication horizontale, évoquer la manière dont savoirs experts et profanes sont figurés et représentés dans les médias fait partie des axes privilégiés par les auteurs qui ont contribué à ce numéro. Avec en corollaire de questionner les instances de médiation et les médiateurs identifiés de ces discours circulants.
7Marie-France Chambat-Houillon remarque comment l’adolescence, en tant qu’âge de la vie, permet de développer une « conception spécifique de la maladie et du malade qui s’écarte des poncifs de la fiction médicale » dans les Bracelets rouges, une série télévisée grand public. L’âge des jeunes malades permet de s’écarter des modèles narratifs classiques des patients qui servent de faire-valoir aux savoirs experts des médecins. Les discours profanes des jeunes gens évoquent leur maladie, certes, mais surtout insistent sur leur rôle actif dans le processus de guérison, de sorte que la maladie est « un moment qu’il faut dépasser, qu’il convient de quitter. » Des informations concernant des pathologies lourdes, le soin à l’hôpital, l’engagement du personnel soignant sont distillés, sans pour autant faire oublier l’argument diégétique principal. La maladie comme l’adolescence « ont en partage d’être des moments de crise où se déclinent et se résolvent des négociations identitaires et des expériences de l’altérité ».
8Les enfants et les adolescents ne sont pas seulement pris comme des sujets à ausculter, ils sont aussi considérés comme des vecteurs d’entrée de discours médicaux dans les familles. Aude Chauvat remarque ainsi, dans une perspective historique, comment l’enfant, dans les campagnes de lutte anti-alcool, a préparé l’opinion publique à la Prohibition aux États-Unis. Allié privilégié de la communication grand public en matière de santé, la figure de l’enfant, « compassionnelle », « victimaire » et culpabilisante, elle est utilisée pragmatiquement à des fins intergénérationnelles, les campagnes de prévention cherchant à atteindre en réalité la « cible » des parents.
9Savoirs experts et profanes intergénérationnels se déclinent aussi par des instances de médiation sociotechniques. Ainsi Evelyn Y. Ho, Eileen Fung et Geneviève Leung, en analysant les discours prophylactiques sur support audio/vidéo montrent comment ce matériau discursif permet de prôner des comportements intergénérationnels de ce qui sain. Par les choix alimentaires (l’authentique « chinoisité » des aliments et des recettes), il s’agit de préserver un groupe minoritaire et discriminé aux États-Unis d’un modèle assimilationniste, par le recours à une alimentation à visée hygiéniste à destination de toute la famille, donc de plusieurs générations amenées à se côtoyer et partager par les arts de la table.
10Forums et réseaux sociaux peuvent aussi jouer un rôle important dans l’échange intergénérationnel de « bonnes » pratiques de santé, de récits d’expérience de patients et d’accompagnants familiaux, de témoignages qui s’organisent thématiquement, selon les types de maladies. Ainsi Karine Berthelot et Juliette Charbonneaux, en travaillant sur les échanges autour du glioblastome, constatent, en analysant les échanges de six forums de santé, comment les échanges se nourrissent aussi des places familiales occupées par les patients ou leur entourage.
11Évaluer le diagnostic de bonne santé selon l’âge et le genre, c’est aussi avoir, souvent de façon implicite, un horizon d’attente de ce qui est normal pour une génération donnée. Cela interroge la relativité de la bonne santé et la manière dont les communications institutionnelles abordent le sujet. Les cadres normatifs qui disent la bonne santé et les comportements (poids, alimentation, seuils d’âge de dépistage des cancers, handicap) selon les générations sont abordés dans le cadre de ce dossier. Clémentine Hugol-Gential, David Michon, Émilie Ginon, Marie-Claude Brindisi questionnent ainsi les normes nutritionnelles et montrent combien la construction d’un outil permettant de mesurer le bien-être alimentaire en contexte hospitalier suscite nécessairement des analyses organisationnelles, communicationnelles et médicales. Rituel sensoriel qui scande la vie de l’hôpital comme le quotidien des malades, le repas ne répond pas seulement à des exigences nutritionnelles, il est aussi un vecteur de sociabilité, de lien social et valeurs symboliques socioculturelles. Les auteurs prônent à juste titre « une approche holistique » du repas qui puisse être considéré comme faisant partie intégrante du dispositif de soin.
12La norme du bien manger, c’est aussi définir le poids idéal, tant pour les adultes que pour les enfants. Delphine Azema étudie ainsi des outils de prévention d’obésité chez les plus jeunes comme autant de « médiateurs de normes », aplatissant les diversités sociales et variabilités individuelles. Si l’e-santé semblait synonyme de progrès et d’empowerment pour les enfants et leurs familles, encore faudrait-il que cela soit pensé en dynamique avec les pratiques effectives familiales et les besoins exprimés.
13D’empowerment, il en est question aussi concernant les controverses sociotechniques qui entourent les discussions concernant le handicap. Porté par l’espoir que suscitent les Fablabs où les sujets sont invités à participer, Amélie Tehel montre comment cela permet de mettre en question la relation normée entre patient et médecin et les dispositifs communicationnels habituels ainsi que la normativité des corps souffrants, individualisant la relation de soin lors de l’élaboration des prothèses.
14Enfin, Pierre Mignot et Omrane Dorsaf, en étudiant les politiques de prévention des cancers montrent à quel point l’âge est un élément discriminant, sans être assez questionné par les acteurs de la santé. Variable mouvante et pourtant peu discutée, elle suggère chez les patients comme chez les médecins des attitudes liées à ce qui semble normal ou acceptable selon leur génération. Les campagnes de dépistage présentent ainsi des représentations collectives de ce qui est accepté en termes de dépistage pour les femmes en fonction, et c’est le message principal, de leur âge. Pour autant, les auteurs pointent bien d’autres facteurs qui seraient à prendre en compte, notamment les déterminants environnementaux et comportementaux.
15Qu’il s’agisse des savoirs, des normes, des médiateurs, des médiations, les auteur.e.s rencontrent des questions de santé « extra-ordinaires qui provoquent de l’intergénérationalité, qu’il s’agisse d’obésité pédiatrique, du glioblastome, de l’alcoolisme, du cancer du sein, le handicap, le moment de la mort… Toutes ces questions, pourtant, se mettent au menu du quotidien : le quotidien du média (une série télévisée avec Marie-France Chambat-Houillon, une campagne d’affiches avec Aude Chauviat, les forums digitaux avec Juliette Charbonneaux et Karine Berthelot), le quotidien de la situation (le repas à la maison avec Evelyn Ho, Eileen Chia-Ching Fung et Geneviève Leung, le repas à l’hôpital avec Clémentine Hugol-Gential, David Michon, Émilie Ginon et Marie-Claude Brindisi, la fabrication autour d’une imprimante 3D avec Amélie Tehel, une campagne de dépistage avec Pierre Mignot et Omrane Dorsaf). Toutes ces questions, enfin, impliquent des médiateurs, des « communiquants » qui n’étaient pas, a priori, faits pour cela : des comédiens qui portent la maladie, des parents et des enfants qui cuisinent, des parents qui deviennent des soignants ou des enfants qui deviennent soignants, des makers des Fablabs et, bien évidemment, les personnels de santé, toutes catégories confondues avec les médecins généralistes avec Pierre Mignot et Omrane Dorsaf ou les infirmiers avec Clémentine Hugol-Gential, David Michon, Émilie Ginon et Marie-Claude Brindisi, dont les compétences communicationnelles émergent alors que les soins qu’ils prodiguent deviennent aussi communicants. Moments, acteurs, situations : l’intergénérationalité est opportuniste.
16Au final, il y a comme une impossibilité à penser la santé sans une sorte d’épée de Damoclès qui domine les normes sociales : les savoirs médicaux, acquis ou prétendument tels. Comment, dès lors, travailler la communication au regard de l’incertaine stabilité de ces savoirs savants qui peinent à circuler chez les profanes sinon en explorant des situations elles-mêmes sortant des cadres classiques ? Peut-être les recherches montrent-elles alors l’émergence d’une nouvelle valeur sociale : la santé peut (ou ne pas) produire des liens intergénérationnels (un nouvel empowerment ?). Ainsi, paraphrasant Michel Foucault (1963), la nuit vivante communicationnelle pourrait-elle aussi se dissiper à la clarté de la mort.