Navigation – Plan du site

AccueilNuméros4Dossier : Recherches au féminin e...I- Travaux consacrés au genre en ...Inoculer le Genre

Dossier : Recherches au féminin en Sciences de l’Information et de la Communication
I- Travaux consacrés au genre en SIC : regards pluriels et questions vives

Inoculer le Genre

Le Genre et les SHS : une méthodologie traversière
Marlène Coulomb-Gully

Résumés

Les Sciences humaines et sociales sont taraudées par la nostalgie de leur unité perdue. Le marxisme ou le structuralisme ont un temps permis de jeter les bases d’un « programme commun » à l’ensemble de ces disciplines. En dépit des nombreux angles morts inhérents à toute méthodologie, ils permirent une profonde rénovation de la réflexion scientifique. Chaque recherche étant fille de son temps, il s’agit ici de considérer dans quelle mesure le Genre peut à son tour être un ferment de rénovation des SHS et, peut-être, une condition de possibilité de leur unité. À partir de l’examen du Genre en Sciences de l’Information et de la Communication, et plus spécifiquement dans l’analyse des médias, un second temps de la réflexion développe la dimension traversière du Genre considéré comme une méthodologie, avant que ne soit envisagée l’hypothèse du Genre comme paradigme commun à l’ensemble des Sciences humaines et sociales.

Haut de page

Texte intégral

La preuve du pudding,
C’est qu’on le mange
Engels

La disparition des femmes est le but du féminisme
Monique Wittig

1Les Sciences humaines et sociales sont taraudées par la nostalgie de leur unité perdue. Le marxisme ou le structuralisme ont un temps permis de jeter les bases d’un « programme commun » à l’ensemble de ces disciplines. En dépit des nombreux angles morts inhérents à toute méthodologie, ils ont permis une profonde rénovation de la réflexion scientifique. Chaque recherche étant fille de son temps, il s’agit ici de considérer dans quelle mesure le Genre peut à son tour jouer ce rôle.

  • 1 Nous convenons d’orthographier « Genre » avec une majuscule lorsque le terme est employé comme syno (...)

2Risquons une hypothèse et une proposition : partant du domaine du Genre et des médias, nous tenterons de voir dans quelle mesure on peut considérer le Genre moins comme une discipline ou une idéologie, que comme une méthodologie, comme telle susceptible d’être exportée et adoptée par d’autres disciplines : une méthodologie « traversière », en quelque sorte. Nous ferons enfin la proposition que le Genre peut être un moyen d’unité des SHS, de même qu’un puissant ferment de rénovation1.

Genre et médias

3« Les SIC : une discipline gender-blind ? » : tel était le titre, explicite, d’un article que j’avais rédigé à la fin de la décennie précédente, à la demande de la revue Questions de communication (Coulomb-Gully 2009). Quelques années plus tard, où en est-on ? Des thèses et des HDR de plus en plus nombreuses sont soutenues dans le cadre de la problématique « Genre et médias », une initiative des Cahiers de la SFSIC comme cette publication de la Revue française des SIC confirment qu’une étape a été franchie. En outre, un séminaire « Genre et médias » a été lancé au printemps 2013 par deux chercheuses de la discipline (Nelly Quemener et Virginie Julliard) tandis qu’un autre séminaire sur le même thème est né à la même période dans le cadre d’Efigies (association d’étudiant·e·s, doctorant·e·s et jeunes chercheur·e·s en Études Féministes, Genre et Sexualités), signe de l’intérêt désormais porté à cette question.

  • 2 Le tout début de ce développement reprend pour partie un texte à paraître in Les Cahiers de la SFSI (...)

4« Enfin », pourrait-on dire. En effet, si le caractère tardif de la rencontre entre SIC et Genre est aisément explicable quoique regrettable, la centralité et l’opérativité du concept de Genre dans les processus de communication rendaient cette rencontre aussi indispensable qu’urgente ; le programme de travail désormais entamé est cependant encore largement devant nous2.

SIC, Genre et médias : une rencontre tardive

5Alors que bien des disciplines universitaires (histoire, sciences politiques, sociologie, etc..) ont opéré leur « gender turn » au siècle précédent, les Sciences de l’Information et de la Communication sont jusqu’à il y a peu, restées en marge de ce vaste mouvement. Ce n’est pas un hasard si ces disciplines pionnières comptent parmi les plus anciennes et les plus légitimes, et nous avons fait l’hypothèse (Coulomb-Gully 2009) que la gémellité profonde des études de Genre et des SIC avait fonctionné comme un repoussoir pour ces dernières, en quête de reconnaissance institutionnelle. En effet, bien des griefs formulés par le monde académique français à l’encontre des études de Genre rappellent ceux qui ont été opposés aux SIC dans leur combat pour la légitimité scientifique. Les deux disciplines, nées dans la foulée de mai 1968 et du vaste mouvement de remise en cause qui a alors traversé la société française, entretiennent une parenté étroite avec le monde anglo-saxon ; cette origine est suspecte pour une partie de l’Université française alors marquée par la tradition marxiste et par conséquent méfiante par rapport à tout ce qui provient des Etats-Unis. Cette origine anglo-saxonne explique également l’importance de l’approche empirique et la prégnance du terrain dans les études de Genre comme en communication ; or celles-ci sont peu conformes à la tradition académique hexagonale qui a tendance à privilégier le culte du concept et la mystique de l’intellectuel. L’engagement militant des féministes et l’expertise des communicants leur ont également valu des soupçons quant aux exigences de scientificité des disciplines universitaires. Leur statut épistémologique et leur métissage revendiqué (s’agit-il de disciplines ou d’inter-disciplines ?) ont renforcé la méfiance à leur égard.

6Ajoutons que la marginalisation dans la recherche française des Cultural Studies a également contribué à tenir à distance les Gender Studies qui en procèdent (Mattelart et Neveu 2003, MEI 24-25, 2007, Glévarec et al 2008). Les SIC se sont ainsi privées des outils leur permettant de déconstruire le rapport au savoir, en dépassant la pseudo-objectivité de la science comme la neutralité prétendue du chercheur, qui ont longtemps fait obstacle à la reconnaissance du Genre comme discipline scientifique et à son extraordinaire potentiel explicatif. En revanche, engagées dans la foulée des Cultural Studies ou dans des espaces plus réceptifs à la pensée et à l’action féministes, les recherches sur « Genre et médias » sont de ce fait largement développées dans les pays scandinaves, dans le monde anglo-saxon et dans certaines régions d’Amérique latine, alors qu’aucune synthèse sur ce thème n’existe à ce jour en français.

  • 3 Rappelons que l’arrivée de la gauche au pouvoir dans les années 80 s’est traduite par un relatif dé (...)

7Revenant au calendrier de cette rencontre manquée, notons enfin le caractère politique de l’agenda scientifique. M.-J. Bertini note avec justesse que la France s’est tenue à l’écart du Gender Mainstream, qui préconise une approche intégrée de l’égalité entre les hommes et les femmes et la reconnaissance du Genre comme dimension structurante de la société comme des savoirs (Bertini 2009). À cette posture générale, ajoutons une frilosité particulièrement marquée des gouvernements de droite à l’égard de cette question. La gauche récemment arrivée au pouvoir semble faire de l’égalité entre les sexes une priorité ; en témoigne en particulier la nomination, pour la première fois depuis Yvette Roudy en 1981, d’une Ministre des droits des femmes de plein exercice. L’agenda politique pourrait favoriser la prise de conscience générale et contribuer ainsi à l’intégration du Genre dans l’ensemble des problématiques scientifiques3.

Centralité et opérativité du concept Genre pour penser les médias

8À l’instar des tribunaux ou des écoles, les médias relèvent des « technologies du pouvoir » dont parle Foucault, et participent plus que jamais des processus de socialisation genrée. Prolongeant la réflexion de Foucault, Teresa de Lauretis parle à leur propos de « technologies de genre » : « Le genre, comme la sexualité, n’est pas la propriété des corps ou quelque chose qui existe originellement chez les humains, mais (…) il est ‘un ensemble d’effets produits dans les corps, les comportements et les relations sociales’, pour reprendre Foucault, et ce grâce au déploiement d’ ‘une technologie politique complexe’ » écrit-elle (de Lauretis 2007, p. 41).

9Pour l’auteure, si le Genre est (une) représentation, la représentation du Genre est sa construction. Pour illustrer sa thèse, elle propose l’exemple suivant : quand on coche un F sur un formulaire administratif, « alors que nous pensions que nous étions en train de cocher le F sur le formulaire, n’était-ce pas en fait ce F qui imposait sa marque sur nous ? » (id p. 62). « Nous collant à la peau comme une robe en soie mouillée », écrit-elle par ailleurs. Comprendre comment la représentation du Genre est construite par une technologie donnée est alors considéré comme une étape prioritaire du programme de travail établi par la chercheuse, les médias étant au cœur de ce processus.

10Les féministes de n’y sont pas trompées qui dès les années soixante, ont montré du doigt les magazines féminins et la publicité, dénonçant leur conservatisme et pointant leur responsabilité dans le maintien des femmes dans des jeux de rôle convenus confortant la domination masculine et la société patriarcale (Friedan 1964 aux Etats-Unis, et en France, Sullerot, 1966 ; Dardigna 1974 et 1978). Dans la continuité du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir, elles rappellent qu’« on ne naît pas femme » mais qu’« on le devient » et soulignent l’importance des instances de socialisation dans ce travail de formatage, au premier rang desquelles les médias.

11Cinquante ans plus tard, où en est-on ? Si l’étau des assignations genrées s’est desserré - en témoignent une plus grande égalité entre hommes et femmes, tout au moins en Occident, et une redéfinition plus large des sexualités-, la place et le rôle des médias dans la société se sont accrus, rendant leur analyse plus que jamais nécessaire.

12Par ailleurs, la focale resserrée sur les seules femmes dans les travaux que l’on vient d’évoquer s’est élargie. Il s’agit désormais de prendre en compte la représentation des femmes et des hommes dans les médias, mais aussi d’interroger plus largement l’articulation du masculin et du féminin. Le bénéfice par rapport à la formulation initiale est double. D’une part, l’intégration des hommes dans les travaux sur le Genre a permis de révéler la fausse neutralité qui tendait à faire croire que seul le féminin était construit, et à considérer les femmes comme « spécifiques » quand les hommes étaient la norme. D’autre part, l’utilisation des notions de « masculin » et de « féminin » désarrimées du binôme hommes / femmes - le féminin n’étant pas plus l’exclusivité des femmes que le masculin n’est celui des hommes - a permis d’intégrer l’ensemble des sexualités (« LGBT » : lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) dans la réflexion. L’emploi du mot « Genre » rend compte de ces mutations.

Genre et médias : esquisse cartographique et perspectives de recherches

13Nous avons jusqu’ici employé le mot « médias » comme un terme générique. Cette facilité de langage est trompeuse : « les médias » - c’est un truisme de le rappeler - n’existent pas. François Jost, que nous suivrons ici, propose de distinguer entre les modes informatif (« c’est pour de vrai »), ludique (« c’est pour rire ») ou fictif (« c’est pour de faux »), selon la stratégie discursive privilégiée par l’énonciateur (Jost 1997).

14Le discours d’information (« c’est pour de vrai ») a suscité de nombreux travaux et l’on comprend pourquoi : le caractère médiatiquement construit du Genre apparaît d’autant mieux que l’on a affaire à des discours revendiquant un « dire vrai » et qui se donnent communément comme le reflet de la réalité. Le « Global Media Monitoring Project » qui depuis 1995 analyse les médias d’information sous l’angle des sexo-spécificités pointe avec constance le « gender gap » entre la réalité et sa représentation médiatique (http://www.whomakesthenews.com; Coulomb-Gully (dir.) 2012). Ces travaux dénoncent l’enfermement catégoriel qui tend à assigner hommes et femmes à des jeux de rôles de convenus alors même que la réalité du terrain est plus mouvante et diversifiée. Ce travail d’analyse doit être systématisé et le baromètre des évolutions dans la représentation du Genre par les médias doit être perfectionné (Coulomb-Méadel 2012).

  • 4 Pour une bibliographie actualisée sur la relation entre le Genre et le rire, voir l’ouvrage de Nell (...)

15L’humour (« c’est pour rire ») constitue plus que jamais une modalité d’expression privilégiée du monde médiatique contemporain et un lieu de production particulièrement intéressant des stéréotypes de Genre. Malgré une reconfiguration importante des scènes humoristiques et des performances de Genre qu’elles permettent (Quemener 2013), le lien entre humour et sexisme reste puissant, de même qu’y est souvent privilégiée la construction d’une virilité ostentatoire et méprisante pour d’autres formes de masculinités (« Les grandes gueules » sur RMC, « Les grosses têtes » sur RTL, etc.) En outre, cet humour apparaît comme une tradition française à laquelle il est d’autant plus malvenu de s’opposer qu’on paraîtra « manquer d’humour », précisément. L’étude de ces discours s’impose, en lien avec la ligne éditoriale de leurs « supports » et leurs audiences4.

16Les fictions (« c’est pour de faux ») produites en particulier dans le cadre des médiacultures (Maigret, Macé 2005) dont l’audience est importante, illustrent également la polyphonie constitutive du discours des médias. Les fictions diffusées sur TF1 ne privilégient pas les mêmes représentations du Genre que celles de Canal Plus ou d’Arte, par exemple, comme le montre très bien Laetitia Biscarrat dans sa thèse sur les représentations du couple à la télévision (Biscarrat 2012).

17Une prise en compte fine de la polyphonie constitutive des médias permet d’observer le dépassement de certains stéréotypes, et l’ouverture d’espaces de visibilité fondés sur une reconfiguration des assignations de Genre. C’est ce travail d’analyse, sensible aux tensions et aux logiques contradictoires qui traversent ce vaste ensemble « des » médias qu’il faut désormais approfondir.

  • 5 En témoigne par exemple la nomination au printemps 2013 d’une femme, Natalie Nougayrède, comme réda (...)

18Les travaux sur les usages et la réception doivent aussi être développés et le caractère genré des conditions de production être plus systématiquement intégré à la réflexion. Ainsi des logiques à l’œuvre au niveau des professionnels des médias, avec la double ségrégation verticale - qui relègue les femmes en bas de la hiérarchie - et horizontale - qui les affecte à des thèmes spécifiques comme le care -. Or des mutations sont en cours5 qu’il est nécessaire d’analyser précisément, dans la foulée des travaux existant sur le monde journalistique (Frisque et al 2010), qui doivent être développés et étendus aux animateurs comme aux propriétaires des entreprises médiatiques et être mis en lien avec l’ensemble du processus de communication.

19En aval, il faut développer les recherches sur les usages et les pratiques de réception, qu’il s’agisse par exemple des usages de l’Internet (Jouët 2003), des jeux vidéo ou de la réception des quotidiens (Debras 2003) et autres journaux. La dimension genrée du paradigme des usages doit être largement approfondie.

20Enfin, trop souvent focalisées sur les seules femmes, les recherches doivent travailler à une meilleure articulation du masculin et du féminin, dans un dépassement de la binarité hommes/femmes (Espineira 2012) et prendre en compte les rapports de domination dans toute leur complexité (genrée, sociale et raciale en particulier - Dalibert 2012-).

Le Genre : une méthodologie

  • 6 Nous centrerons notre réflexion sur les seules SHS bien que les sciences naturelles et les sciences (...)

21Dépassant le seul cadre des rapports entre Genre et SIC, nous voudrions à présent envisager l’inscription du Genre dans le cadre des SHS6. Pour ce faire, je propose de voir dans le Genre moins une idéologie ou une discipline qu’une méthodologie : cela permet en effet de mettre en avant sa dimension transversale et la possibilité d’en faire un outil susceptible d’être intégré dans quelque cadre disciplinaire que ce soit.

Remarques liminaires : le Genre, ni idéologie, ni discipline

  • 7 Le débat sur le mariage pour tous (hiver 2013) a permis une large diffusion de cette formulation, i (...)

22L’expression « idéologie du Genre » est surtout employée par les opposants au Genre. Le mot « idéologie » fonctionne alors comme un repoussoir et cristallise un ensemble de formulations négatives mettant en avant le caractère supposé doctrinaire du Genre qui s’imposerait comme un nouveau totalitarisme7. Dans son Introduction à la psychanalyse, Freud évoque trois blessures narcissiques fondamentales, trois « vexations » fondatrices : la première, cosmologique, lorsque l’homme découvre que le soleil ne tourne pas autour de la terre mais que celle-ci tourne autour du soleil ; la seconde, biologique, lorsqu’il découvre que l’homme ne descend pas de Dieu mais du singe ; et la troisième, psychologique, avec l’invention de la psychanalyse qui révèle le rôle majeur de l’inconscient : l’homme n’est plus maître dans sa propre maison, écrit Freud (2004). Peut-être le développement des travaux sur le Genre et leur diffusion dans l’espace public contribuent-ils à une nouvelle vexation en mettant en cause la supériorité de l’homme sur la femme. Peut-être les violentes oppositions suscitées par le Genre tiennent-elles à cette nouvelle « vexation », qui ne touche pas les seuls individus de sexe masculin, bien des femmes étant solidaires de cette vision des choses. Le Genre est ainsi assimilé à une idéologie alors que l’androcentrisme de la société, longtemps invisible, est resté jusqu’à il y a peu incontesté.

  • 8 Les UFR, les Universités, le CNU, le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche étant (...)

23Je ne défendrai pas non plus l’approche du Genre comme discipline. Sur ce plan, on sait la situation différente selon les contextes nationaux. Certains pays en effet ont choisi de faire des Gender Studies une discipline à part entière. Ce n’est pas le cas de la France où après de nombreux débats, le Genre est resté une interdiscipline (Coulomb-Gully 2009, art. cit.). Si les inconvénients institutionnels sont évidents8, sur le plan scientifique en revanche, les avantages ne le sont pas moins. Au sein de chaque discipline constituée, la méthodologie du Genre peut ainsi infuser, permettant que toutes bénéficient de la conversion du regard qu’elle suppose. C’est là un des intérêts majeurs de cette joyeuse indiscipline qu’est le Genre.

  • 9 La proposition qui suit s’est nourrie de ma lecture des travaux empiriques utilisant l’outil « Genr (...)

24Ni idéologie ni discipline, nous préférons voir dans le Genre une méthodologie, comme telle transposable quel que soit le cadre disciplinaire envisagé : une méthodologie « traversière », donc, sinon vagabonde. Considérant que la méthode mise en œuvre relève du cadre disciplinaire propre à chaque recherche, efforçons-nous à présent de mettre au jour ce « corps de concepts qui définissent le type d’intelligibilité et commandent la méthode » qui définit la méthodologie selon Bélisle, Bianchi et Jourdan (1999, p.207)9.

La centralité des rapports sociaux de sexes

25L’évidence du propos ne permet pas d’en faire l’économie. Suivant Béréni et al (2008), rappelons que la centralité des rapports sociaux de sexes dans la méthodologie genrée suppose une approche relationnelle des sexes : ce qui relève des femmes et du féminin ne peut être dissocié de ce qui relève des hommes et du masculin ; elle suppose d’appréhender les relations sociales entre les sexes comme un rapport de pouvoir et de ne pas analyser les rapports de sexes indépendamment des autres rapports de pouvoir : race, classe, Genre. Mais si le courant matérialiste et anti-essentialiste est aujourd’hui largement représenté dans les travaux sur le Genre (c’est également la position défendue par les auteurs du manuel cité en référence), ce trait ne peut être considéré comme partagé pour tous les chercheurs sur le Genre. Nous ne l’intégrerons donc pas dans les éléments constitutifs de la méthodologie genrée.

26La place centrale accordée aux rapports sociaux de sexe porte non seulement sur les objets de recherche mais aussi sur les chercheur-es. Le constat que les travaux sur le Genre sont principalement menés par des femmes, premières concernées par la domination sexuée, est révélateur de la relation entre chercheur et objet de recherche : le Genre interroge ainsi la prétendue rupture entre sujet et objet de recherche, principe au fondement d’une conception positiviste de la science. Critiquant le caractère androcentrique des théories dites scientifiques et dévoilant que sous couvert de neutralité, le sujet universel de l’épistémologie classique est implicitement masculin, la méthodologie genrée récuse la neutralité et l’objectivité comme illusoires (Dagenais 1987, (Harding dir. 2003). Comme l’observent Michèle Ollivier et Manon Tremblay (2000), le rapport entre la pensée du Genre et tradition scientifique a pris la forme d’un engagement critique qui a entraîné une contestation des savoirs établis comme des processus d’acquisition des connaissances.

L’horizontalité, la marge et le tiers

27Différence et horizontalité « La différence comme système de relation et recherche d’un dehors à la pensée hiérarchique, sont devenus une véritable méthodologie de travail », écrit Rosi Braidotti (2003). La déconstruction des rapports de domination au cœur de la méthodologie genrée se traduit par le primat de l’horizontalité et de la différence contre la verticalité et la hiérarchie. De façon concrète, cela suppose que dans une situation d’enquête par exemple, la transmission des connaissances s’effectue dans les deux sens : des chercheurs aux enquêtés et vice-versa, la valeur de la parole de l’enquêté sur sa propre pratique étant pleinement reconnue. Ou encore que le vécu et l’expérience quotidienne sont reconnus comme élément de savoir et d’accès à la connaissance. La méthodologie genrée travaille contre l’épistémologie de la domination, y compris celle du chercheur, amené à descendre de son piédestal. « Le genre est avant tout une manière première de signifier les rapports de pouvoir », rappelle Joan Scott (1988, p. 141).

28La norme et la marge Ce travail de déconstruction des rapports de domination conduit également à s’interroger sur la norme et son rapport à la marge. Judith Butler (2005) s’appuyant sur Freud, considère que c’est l’étrange qui donne la clé pour comprendre comment est constitué le monde ordinaire. L’expérience de la marginalité, qui peut seule révéler le centre comme centre et la norme comme norme, acquiert de la sorte une valeur heuristique qui lui permet de pointer les évidence invues et les vérités insues par celles et ceux qui s’en accommodent « naturellement » (« nature-elle-ment » écrivent les féministes). Il n’a échappé à personne que les travaux sur le Genre ont été initiés par celles et ceux qui ne se retrouvaient pas dans la norme : les femmes par rapport aux hommes, les lesbiennes par rapport au féminisme straight, etc., la revendication queer poursuivant ce travail de déconstruction. L’expérience minoritaire se transforme ainsi en privilège de connaissance.

29Le double et le tiers La pensée scientifique s’est construite sur une série de dichotomies reflétant une vision androcentrique du monde. Anthropologues et sociologues rappellent que depuis l’antiquité, le mode d’acquisition des connaissances se fait à travers une série d’oppositions binaires : raison/passion, nature/culture, objectif/subjectif, abstrait/concret, esprit/corps, hommes/femmes, etc. Ces dichotomies sont reliées à une conception sexuée et hiérarchisée du monde qui infériorise le féminin et en fait l’élément à maîtriser. On se rappelle en particulier les travaux de Bourdieu sur la société kabyle avec le système de bi-catégorisation qui oppose le chaud et le froid, le sec et l’humide, le soleil et la lune, le haut et le bas, etc., chaque terme étant sexuellement affecté (féminin ou masculin) et renvoyant symboliquement aux formes de domination sexuées (Bourdieu 1998).

30À l’instar du mouvement queer qui envisage la sexualité en-dehors du clivage hétéro-homo, « queeriser la pensée » suppose de dépasser la binarité dans l’ensemble des cadres de réflexion classiques (Butler 1990, Haraway 2007). Rosi Braidotti parle à ce propos d’une « pensée du zig-zag » (Braidotti 2003, art . cit.)

Prégnance de la dimension personnelle et engagement éthique

31Dimension personnelle « Comment ces problématiques existentielles, qui fonctionnent comme des matrices faites d’attentes, de curiosités avides, d’horizons implicites prennent-elles forme et s’expriment-elles dans l’ordre spécifiquement scientifique ? » s’interroge Bernard Lahire. (2012, p.302). Et celui-ci de rappeler le caractère central des expériences socialisatrices des chercheurs dans leurs choix : « C’est avec elles, écrit-il, et parfois contre elles que les chercheurs font de la science. » (id. p.302) Le Genre fait de nos expériences personnelles incorporées un outil de compréhension du monde et reconnaît leur rôle dans nos engagements scientifiques. En soulignant que c’est forts de notre histoire et lestés des questionnements existentiels qui sont les nôtres que nous engageons notre réflexion, le Genre fonctionne là encore comme un révélateur de toute démarche scientifique.

32Ajoutons que la prise en compte de la dimension sexuée des individus dote le Genre d’un fort pouvoir d’interpellation personnelle et de compréhension du monde. Compréhension de dissymétries structurantes : pourquoi les femmes peuvent-elles porter le pantalon et pas les hommes la jupe ? Pourquoi les femmes font-elles du canyoning et pas les hommes du tricot ? Pourquoi parle-t-on de « garçon manqué » pour une fille qui aurait un comportement masculin alors que l’expression « fille manquée » n’existe pas ? Etc. Compréhension également que ce que l’on croit être des choix personnels relève d’une logique sociale : la danse et la littérature pour les filles et le foot et les sciences pour les garçons, le steak-frites pour les hommes et le poisson-légumes vapeur pour les femmes, l’intérieur et le soin pour les femmes, le jardinage et le bricolage pour les hommes, etc. Ces éléments de quotidienneté qui manifestent notre incorporation du Genre, dote cette méthodologie d’une formidable plus-value non seulement scientifique mais aussi personnelle et existentielle.

33Le savant et le politique Les travaux sur le Genre impliquent, plus que d’autres recherches, l’engagement des chercheurs : le savoir sur le Genre est nécessairement politique. En effet, loin d’être de purs jeux intellectuels, les définitions ici engagées ont des répercussions sur la vie des individus. L’impératif citoyen, moins évident pour qui travaillerait sur la parenthèse chez Proust ou sur l’épigraphie romaine, est un élément à part entière de la méthodologie genrée et explique que nombre de chercheurs du champ soient également des militants, engagés dans des actions pour un monde qu’ils espèrent plus juste. Cette exigence dont le Genre est porteur (de même que le marxisme avant lui, par exemple) et qui est aussi une richesse, fonde sa double dimension de projet scientifique d’élaboration des connaissances et socio-politique de transformation des rapports sociaux.

34Dans La structure des révolutions scientifiques, Kuhn (1969) a posé les jalons d’une critique de la science qui s’est avérée déterminante, en affirmant que la pratique scientifique repose nécessairement sur des paradigmes qui comprennent l’ensemble des présupposés, des théories, des concepts, des approches méthodologiques et des valeurs acceptés par une communauté scientifique à un moment donné. Si la notion de paradigme n’a rien de révolutionnaire, c’est leur incommensurabilité qui est intéressante, analysent Ollivier et Tremblay (op. cit. 2000, p.71) puisque Kuhn affirme que la perception du monde n’est possible qu’à travers le cadre conceptuel et théorique offert par un paradigme donné. L’émergence d’un questionnement sur le Genre est assurément la marque d’un changement de paradigme.

Le Genre, programme commun des SHS

  • 10 Dans leur récent ouvrage sur L’engagement des hommes pour l’égalité des sexes (xive-xxie siècles), (...)

35Rappelons, qu’à l’origine, le mot « féministe » désigne une maladie qui frappe les hommes ayant des caractéristiques psychologiques féminines : ce terme est né d’une pathologie10 . Le Genre est le fils du féminisme. Dans ce qui fut un temps considéré comme une maladie, je propose de voir le ferment d’une renaissance, une possible source de renouvellement des SHS, voire de leur unité : il s’agirait donc d’« inoculer le Genre ». On conçoit la part de provocation dans cette proposition, dans la mesure où les oppositions au Genre restent extrêmement vives, y compris au sein du monde académique où les critiques quant à sa légitimité scientifique n’ont pas disparu.

« Misère de l’hyperspécialisation »

36Dans son introduction à Monde pluriel – Penser l’unité des Sciences sociales -, Bernard Lahire (op. cit. 2012) évoque l’échange entre Pierre Bourdieu, sociologue, et Fernand Braudel, historien… ou plutôt de l’absence d’échange entre les deux intellectuels. Invités à débattre durant l’émission Bernard Pivot, le 21 décembre 1979 sur ce qui s’appelait alors Antenne 2, à propos de la parution récente de leur ouvrage (Civilisation matérielle, économie et capitalisme – xve-xviiie siècles pour l’un, La distinction – Critique sociale du jugement pour l’autre), ils n’arrivent pas à s’entendre, constate Bernard Lahire. En effet, analyse le sociologue, l’un s’inscrit dans la durée pour la prise en compte des phénomènes qui ne lui paraissent pas pouvoir être mis correctement en perspective sans cela, où l’autre considère que la longue durée gomme des différences décisives. Leur « intérêt de connaissance » poursuit Bernard Lahire, n’est pas le même, et explique que les niveaux de réalité sociale visés, les échelles d’observation adoptées et les types d’objets étudiés diffèrent. Il part de cette anecdote pour aboutir au constat de ce qu’il appelle « la misère de l’hyperspécialisation » qui lui paraît caractériser les SHS aujourd’hui.

37La division sociale du travail scientifique en disciplines séparées a accompagné le processus historique de différenciation sociale des activités. Le sociologue en reconnaît les aspects positifs, qu’il ne s’agit évidemment pas de nier : « les chercheurs, écrit-il, y ont gagné en précision, en rigueur, en délimitation de leur propos et de leur corpus empirique, en qualité des preuves apportées. » (id p.321-322). Mais il s’interroge sur les coûts de cette hyperspécialisation, en particulier au regard des gains de connaissance qu’on peut en avoir.

38On connaît aujourd’hui, écrit-il, un double processus de dispersion des travaux scientifiques : ceux-ci en effet sont caractérisés par un découpage disciplinaire, chaque discipline s’occupant de dimensions spécifiques du monde qui nous entoure (l’économie, la politique, la communication, etc.) et un découpage sous-disciplinaire, qui prend la forme d’une hyper-spécialisation (non pas « les médias », mais « Internet », « l’histoire des médias », « l’économie des médias », etc.)

39Ce faisant, ces chercheurs « perdent le sens des totalités sociales et des liens d’interdépendance qui existent entre des domaines différents de la pratique » écrit-il encore (p.322). Et le sociologue d’appeler à briser l’enfermement catégoriel et à produire des cadres englobants afin de pouvoir dessiner une vue d’ensemble du monde social.

Penser l’unité des SHS

40Descartes, à une époque où l’activité scientifique ne se posait certes pas dans les mêmes termes qu’aujourd’hui, avait déjà posé cette question. Il proposait - déjà - de reconstruire les sciences selon un plan qui les unifie et les installe sur des fondements communs, et ce grâce à une méthode commune (Descartes 1978). Plus proche de nous, Bachelard s’est aussi interrogé sur les conditions de possibilité d’une approche scientifique globale (Bachelard 1963) ; ou encore Weber ou Durkheim (Weber 1965 ; Durkheim 2009). Arrêtons-nous sur deux tentatives récentes qui, au cours du xxe siècle, ont marqué les SHS par leur grande ambition unificatrice : le marxisme et le structuralisme.

41La formule de Jean-Paul Sartre selon laquelle le marxisme est l'« indépassable philosophie de notre temps » illustre les liens passionnés qu'a entretenus (essentiellement en France) une génération de penseurs avec l'oeuvre de Karl Marx, les années 50 marquant l'apogée de la prééminence du marxisme dans l'intelligentsia. Si tous les intellectuels ne sont pas marxistes, ni communistes, la plupart des débats publics, qu'il s'agisse de géopolitique ou d'épistémologie, s'opèrent en référence au système d'explication marxiste11. Pour saisir ce phénomène, il faut en revenir à la double nature du marxisme : sa vocation scientifique et son projet politique. Ses relations avec les intellectuels prennent d'abord la forme de l'engagement de personnalités auprès du mouvement communiste. Mais elles se manifestent aussi par la prégnance du paradigme marxiste dans les sciences humaines et sociales. Les étudiants de Lettres de ma génération se souviennent fort bien de la révolution constituée par l’approche marxiste des textes, dont témoigna entre autres la formidable Histoire littéraire de la France parue aux Editions sociales en 197112 ; ou, plus tardivement, Les règles de l’art de Bourdieu qui « a déplacé l’intérêt de la recherche de l’intentionnalité de l’auteur aux déterminants sociaux de la production de l’œuvre. » (Sapiro 2007)

42Cette approche était partagée par des littéraires, mais également par des historiens ou des sociologues, etc. qui trouvaient dans la terminologie et la méthodologie marxiste un langage commun.

43Le structuralisme, dans la seconde moitié du xxe siècle, constitue la seconde grande tentative de penser les SHS à partir d’un point de vue commun. Même si aucune position unitaire n’a jamais été constituée sous ce nom, il n’en reste pas moins qu’il a constitué une vaste tentative d’unification méthodologique et que la plus-value interprétative qu’il a permis est considérable. Dans son Histoire du structuralisme, François Dosse écrit : « la vague structuraliste qui déferle sur le monde intellectuel français a largement débordé les limites de sa discipline d’origine, la linguistique. Non seulement l’ethnologie, la sociologie, l’économie, l’histoire, la philosophie, les études littéraires, mais la psychanalyse et la critique littéraire et cinématographique sont enfiévrées par la révélation selon laquelle toute production humaine est déterminées par des structures (…) Le structuralisme n’appartient plus à une discipline, mais apparaît comme une méthode générale de traitement des phénomènes et des textes pour en dégager les formes sous-jacentes. » (Dosse 1991, tome I, p. 385). La perspective de voir le champ tout entier des anciennes humanités se fédérer en un seul et même grand programme scientifique suscite alors un grand enthousiasme.

44Les outils que furent la structure, l’opposition pertinente et l’inconscient, notions empruntées par Lévi-Strauss à la phonologie, ont fait mouche. Dans L’anthropologie structurale, Lévi-Strauss révèle l’unité de sociétés apparemment très différentes en mettant au jour leurs modes d’organisation structurelle commun : prohibition de l’inceste, échange des femmes, etc. (Lévi-Strauss 1968). En littérature, Vladimir Propp analyse des milliers de contes populaires dont il pointe la structure commune en dévoilant quelques invariants partagés : actant, opposant, adjuvant, etc., à l’origine du fameux schéma actantiel (Propp 1973). L’historien Georges Dumézil montre que l’ensemble des sociétés indo-européennes médiévales, au-delà de leur infinie diversité, partagent un même mode de fonctionnement fondé sur la tripartition prêtre/soldat/paysan, qui correspond aux trois fonctions fondamentales : prier, faire la guerre et se nourrir (Dumézil 1995).

45Si le structuralisme comme le marxisme ont été violemment critiqués, le premier en raison des oublis sur lesquels il se fonde (oubli de l’humain, oubli de l’histoire…), et l’épistémologie marxiste en raison de ses parti-pris jugés réducteurs, l’un comme l’autre ont cependant permis de réelles avancées interprétatives et suscité un dialogue extrêmement fécond entre disciplines.

46Dans cette recherche d’une formule scientifique commune, pourquoi ne pas considérer que les études de Genre pourraient à leur tour représenter le socle commun d’un vaste programme d’unification des SHS ?

Le Genre : science de l’homme… et de la femme ?

47Permettant d’inventer et de découvrir de nouvelles perspectives, le Genre est également une possibilité pour les SHS de parler la même langue. Au rebours de l’anecdote relatée par Bernard Lahire concernant l’incommunicabilité entre Bourdieu et Braudel, gageons que si un historien, un économiste, un sociologue, un politologue du Genre étaient amenés à échanger, ils utiliseraient un langage commun et se trouveraient d’emblée de plain pied.

48Transversal, le Genre apparaît comme une possible « méta-méthodologie ». Il peut fournir un cadre englobant et permettre de voir ce qu’ont en commun les différentes sciences sociales … avec au premier rang, leur oubli du Genre. Révélant l’impensé sexiste des disciplines, il fait apparaître de nouveaux territoires jusqu’alors restés inexplorés parce qu’invisibles, dans « l’angle mort ». La méthodologie genrée a ainsi révélé que la discipline historique était en fait une « history », comme l’écrivent avec humour les historiennes américaines qui appellent à prendre également en compte notre « herstory ». L’oubli des femmes dans la fabrique de l’histoire a en effet produit une analyse très partielle des faits et imposé une chronologie erronée : restant dans le domaine français, dater de 1789 l’accès à l’égalité de tous les citoyens devant la loi alors que les femmes ont longtemps encore été considérées comme des mineures ou la naissance du suffrage universel de 1848 alors que les femmes ne l’ont obtenu qu’en 1946 en sont quelques exemples. Un manuel paru en 2010 s’efforce de pointer ces lectures androcentrées et de proposer une « lecture mixte » (c’est le sous-titre du manuel) de l’histoire de France (Dermanjian et al –ed- 2010).

  • 13 Les recherches sur le Genre en linguistique sont nombreuses. Outre les études pionnières de Robin L (...)

49En linguistique, le Genre permet également une relecture des règles morphologiques, lexicales et syntaxiques. Ainsi par exemple de l’imposition, au 17ème siècle, de l’accord de l’adjectif au masculin alors même qu’il renvoie également à un (ou plusieurs) substantif(s) féminin(s), contre l’accord par proximité également en usage jusqu’alors et qui préservait la visibilité du féminin. La formulation bien connue « le masculin l’emporte sur le féminin », rend compte de cette mutation, qui se produit dans un contexte d’affirmation d’un Etat monarchique fort et d’imposition du patriarcat (Wanegfellen, 2008). On peut également s’interroger sur la présentation du lexique ; ainsi de la définition de la jument comme « femelle du cheval (ou de l’étalon)» alors que ce dernier n’est jamais défini comme « mâle de la jument ». En morphologie, la règle selon laquelle on obtient le féminin en ajoutant un -e au masculin, fait percevoir le féminin comme « marqué » tandis que le masculin, non marqué serait la norme ; pourquoi ne pas considérer que le masculin est « inclus » dans le féminin et qu’il convient de retrancher un -e au féminin pour obtenir le masculin ?13

50A travers ces quelques exemples, respectivement tirés de l’histoire et de la linguistique, on voit combien est productive la conversion du regard que suppose la prise en compte du Genre : en même temps qu’elle révèle le fondement sexiste de nos disciplines, la méthodologie genrée découvre des territoires inexplorés.

Conclusion

51Dans le continuel processus de création et de transformation des concepts et des outils au moyen desquels nous essayons de saisir la réalité, le Genre s’impose aujourd’hui comme une méthodologie de recherche aussi incontournable qu’efficace. « Les bons outils sont ceux qui augmentent l’imagination scientifique et qui obligent, du même coup, à des tâches empiriques inédites, des actes de recherche que l’on n’aurait pas eu l’idée d’entreprendre ou de réaliser sans eux » écrit Bernard Lahire (op.cit. 2012, p.149). Parce qu’elle permet de révéler des vérités invues et des savoirs insus, la méthodologie du Genre doit faire partie de la boîte à outils du chercheur du 21ème siècle.

52L’émergence du Genre est indissociable du mouvement qui à partir de la deuxième moitié du XXe siècle notamment, a permis aux femmes d’accéder au monde académique. Toute recherche est déictique et la méthodologie genrée s’inscrit dans un espace-temps dont elle est tributaire. Comme toutes les autres méthodologies, la méthodologie du Genre est fille de son temps et a donc pour vocation d’être à son tour dépassée. Lorsque seront éradiqués le patriarcat et les formes d’oppression qui lui sont associées, il sera temps de changer de braquet. Si Max Weber écrit « qu’il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes » (il pense à la sociologie), nous ne pouvons donc que souhaiter aux études de Genre de vieillir très vite…

Haut de page

Bibliographie

ABRAHAM Pierre et DESNE Roland (ed) Manuel d’histoire littéraire de la France, tome I – Des origines à 1600 -, Paris, Les éditions sociales, 1971

BACHELARD Jean, Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, 1968 (10ème édition ; 1934 pour la première édition)

BAYLE Ariane et FIX Florence (dir), Rire et émancipation féminine, Paris, L’Harmattan, 2013

BELISLE Claire, BIANCHI Jean et JOURDAN Robert, Pratiques médiatiques – 50 mots-clés-, Paris, CNRS Editions, 1999

BERENI Laure et al, Introduction aux Gender Studies, Bruxelles, de Boeck, 2008

BERTINI Marie-Joseph, « Le Gender-Turn, ardente obligation des Sciences de l’Information et de la Communication », Questions de Communication 15/2009, p.155-173

BISCARRAT Laetitia, Les représentations télévisuelles du couple homme-femme : une approche par le genre, Thèse sous la direction d’André Vitalis, Université Bordeaux 3, 2012

BOURDIEU Pierre, La domination masculine, Paris, Seuil (Liber) 1998

BRAIDOTTI Rosi, « Les sujets nomades comme figure des multitudes », Multitudes 12, Printemps 2003, http:// multitudes.samizdat.net/Les-sujets-nomades-feministes‎

BUTLER Judith, Troubles dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 pour la traduction française (1990 pour la version originale en anglais)

CATACH Nina, L'orthographe française, Traité théorique et pratique, Paris, Nathan, 1986

COULOMB-GULLY Marlène, « Les études médiatiques au prisme du Genre », Les Cahiers de la SFSIC, n°9/2014, à paraître

COULOMB-GULLY Marlène, « Les SIC : une discipline Gender blind ? » Questions de communication 15/2009, p.129-153

COULOMB-GULLY Marlène (dir.), « Médias : la fabrique du Genre », Sciences de la Société 83/2012, p.3-13

COULOMB-GULLY Marlène, Méadel Cécile, 2012, « Plombières et jardinières. Résultats d’enquêtes et considérations méthodologiques sur la représentation du Genre dans les médias », Sciences de la Société 83, p.14-35

DAGENAIS Huguette, « Méthodologie féministe et anthropologie : une alliance possible », Anthropologie et Sociétés, vol 11, n°1, 1987, p.19-44 ; http://id.erudit.org/iderudit/006385ar

DALIBERT Marion, Accès à l’espace public des minorités ethno-raciales et ‘blanchité’, Thèse sous la direction de Jacques Noyer, Université de Lille 3, 2012

DARDIGNA Anne-Marie, Femmes sur papier glacé, Paris, Maspéro, 1974

DARDIGNA Anne-Marie, La presse « féminine ». Fonction idéologique, Paris, Maspéro, 1978

DEBRAS Sylvie, Lectrices au quotidien, Paris, L’Harmattan, 2003

DERMENJIAN Geneviève et al (ed), La place des femmes dans l’histoire – Pour une histoire mixte – Paris, Belin, 2010

DESCARTES René, Le discours de la méthode, Paris, Garnier Flammarion, 1978 (1637 pour la première édition)

DOSSE François, Histoire du structuralisme, tome I, La Découverte, Paris, 1991

DUMEZIL Georges, Mythe et Épopée, Gallimard, coll. « Quarto », 1995 (1968 pour la première édition du tome I)

DURKHEIM Emile, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Payot, coll. "Petite Bibliothèque Payot", 2009 (1894 pour la première édition)

ESPINEIRA Karine,  La construction médiatique des transidentités, Thèse sous la direction de Marie-Joseph Bertini, Université de Nice-Sophia, 2012

FREUD Sigmund, Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, Petite bibliothèque Payot, 2004 (1917 pour l’édition originale en allemand)

FRIEDAN Betty, La femme mystifiée, Paris, Gonthier, 1964 (1963 pour la version originale en anglais)

FRISQUE Cégolène et al (dir), Le journalisme au féminin : assignations, inventions, stratégies, PUR, Rennes, 2010

GLEVAREC Hervé, MACE Eric, MAIGRET Eric (dir), Cultural Studies : Anthologie, coll. Médiacultures, Paris, Armand Colin-Ina, 2008

Haraway Donna, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences, fictions, féminismes. Paris, Exils, 2007 (1991 pour l’édition originale en anglais)

HARDING Sandra (dir), The feminist Standpoint Theory Reader . Intellectual and Political Controversies, New York Routledge, 2003

HOUDEBINE-GRAVAUD Anne-Marie (ed), La féminisation des noms de métiers. En français et dans d’autres langues, Paris, L’Harmattan, 1998

JOST François, « La promesse des genres », Réseaux 81-1997, p.11-31

JOUËT Josiane, « Technologies de communication et genre », Réseaux 120-2003, p.53-86

KUHN Thomas, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Champs Flammarion, 1983, (1962 pour la version originale en anglais)

LAHIRE BERNARD, Monde Pluriel – penser l’unité des Sciences sociales, Paris, Seuil 2012

LAKOFF Robin, Language and woman's place. New York: Harper & Row, 1975

LAURETIS (de) Teresa, Théories queer et cultures populaires – De Foucault à Croneneberg, Paris, La Dispute, 2007

LEVI-STRAUSS Claude, L’anthropologie structurale, Paris, Plon, 1968 (1959 pour la 1ère édition)

MAIGRET Eric et MACE Eric, Penser les médiacultures, Paris, Armand Colin, 2005

MATTELART Armand et NEVEU Erik, Introduction aux cultural studies,
Paris, La Découverte, 2003

MEI 24-25, 2007, Bernard Darras (dir.), « Etudes culturelles et Cultural Studies »

OLLIVIER Michèle et TREMBLAY Manon, Questionnements féministes et méthodologie de la recherche, Paris, L’Harmattan, 2000

PROPP Vladimir, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1973 (1928 pour l’édition originale en russe)

QUEMENER Nelly, Le pouvoir de l'humour. Politiques des représentations dans les médias en France, Paris, Armand Colin, coll. Médiacutures, 2014

Questions de Communication 15/2009 « Penser le Genre », WALTER Jacques et FLEURY Béatrice (dir).

Recherches féministes vol 25/2, 2012, « Les voix secrètes de l’humour des femmes », JOUBERT Lucie et FONTILLE Brigitte (dir)

ROCHEFORT Florence et VIENNOT Eliane (dir), L’engagement des hommes pour l’égalité des sexes (xive-xxie siècles), PSE, StEtienne, 2013

SAPIRO Geneviève, « Pour une approche sociologique des relations entre littérature et idéologie », COnTEXTES [En ligne], 2 | 2007, mis en ligne le 15 février 2007, consulté le 06 septembre 2013. URL : http://contextes.revues.org/165 ; DOI : 10.4000/contextes.

Sciences humaines, « Les intellectuels et le marxisme », http://www.scienceshumaines.com/100-ans-de-sciences-humaines_fr_119.htm

Scott Joan, « Genre : une catégorie utile d’analyse historique », Cahiers du GRIF, 37/38, 1988, pp.125-153

SULLEROT Evelyne, La presse féminine, Paris, Armand Colin, 1966

VIDAL Catherine et BENOIT Browaeys Dorothée , Cerveau, sexe et pouvoir, Paris, Belin, 2005

WANEGFELLEN Thierry, Le pouvoir contesté - Souveraines d’Europe à la Renaissance -, Paris, Payot, 2008

WEBER Max, Essais sur la théorie de la science (essais publiés entre1904 et1917), Paris, Plon, 1965 pour la traduction française

WEBER Max, Economie et société, Paris, Plon 1974 (1922 pour l’édition originale en allemand)

http://www.whomakesthenews.comImage 100002000000000F0000000F30FA36AE.png

Haut de page

Notes

1 Nous convenons d’orthographier « Genre » avec une majuscule lorsque le terme est employé comme synonyme de « rapports sociaux de sexe », pour le distinguer de ses autres usages (le genre grammatical ou littéraire par exemple). L’expression « Sciences humaines et sociales » sera abrégée en « SHS » et l’expression « Sciences de l’Information et de la Communication » en « SIC ».

2 Le tout début de ce développement reprend pour partie un texte à paraître in Les Cahiers de la SFSIC (Coulomb-Gully 2014).

3 Rappelons que l’arrivée de la gauche au pouvoir dans les années 80 s’est traduite par un relatif développement des études de Genre en France, même si ce soutien institutionnel fut erratique.

4 Pour une bibliographie actualisée sur la relation entre le Genre et le rire, voir l’ouvrage de Nelly Quemener cité ci-dessus, ainsi que le récent numéro de Recherches féministes (vol 25 n° 2, 2012) et Rire et émancipation féminine, Bayle et Fix (dir.), 2013.

5 En témoigne par exemple la nomination au printemps 2013 d’une femme, Natalie Nougayrède, comme rédactrice en chef du Monde ; aux Echos, la relégation des femmes aux échelons inférieurs de la hiérarchie a, au printemps 2013, suscité une grève des signatures de ces dernières, qui a abouti à une relative prise en compte de leurs revendications ; un hebdomadaire comme Le Canard enchaîné reste en revanche très masculin. Là encore, la généralisation est impossible.

6 Nous centrerons notre réflexion sur les seules SHS bien que les sciences naturelles et les sciences dures n’échappent pas non plus à l’androcentrisme ; en témoignent par exemple les travaux de Catherine Vidal sur le cerveau (Vidal et Benoit Browaeys, 2005).

7 Le débat sur le mariage pour tous (hiver 2013) a permis une large diffusion de cette formulation, initiée un peu auparavant avec la controverse sur les nouveaux manuels de biologie : voir en particulier la lettre du 31 mai 2011 adressée par Christine Boutin à Luc Chatel, Ministre de l’Education nationale, et la réponse de Florence Rochefort, Présidente de l’Institut Emilie du Châtelet (http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/06/14/enseigner-le-genre-contre-une-censure-archaique_1535573_3232.html ; site consulté le 15 août 2013).

8 Les UFR, les Universités, le CNU, le Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche étant structurés sur une base disciplinaire, la prise en compte d’objectifs scientifiques qui débordent ce cadre et qui sont transversaux est extrêmement difficile. En témoigne en particulier la difficulté d’obtenir la création de postes fléchés Genre.

9 La proposition qui suit s’est nourrie de ma lecture des travaux empiriques utilisant l’outil « Genre » et de travaux d’ordre plus épistémologique. Elle s’appuie également sur mon expérience personnelle de recherche, qui s’est successivement déroulée en langue et littérature, puis dans le cadre des SIC : cette traversée disciplinaire m’a été utile pour saisir la spécificité de la méthodologie genrée.

10 Dans leur récent ouvrage sur L’engagement des hommes pour l’égalité des sexes (xive-xxie siècles), Florence Rochefort et Eliane Viennot précisent que l’adjectif correspondant fut employé par Alexandre Dumas fils en 1872 pour se moquer de ces hommes engagés aux côtés des femmes. Quelques années plus tard, Hubertine Auclert, avec le sens de la formule qui la caractérise, opère un retournement du stigmate, et s’empare du terme pour parler, positivement, de celles et ceux qui militent pour l’émancipation féminine. (Rochefort et Viennot–dir.-, 2013, p. 7)

11 Voir « les intellectuels et le marxisme », http://www.scienceshumaines.com/100-ans-de-sciences-humaines_fr_119.htm) dont s’inspire ce paragraphe.

12 L’introduction du premier volume commence ainsi : « Au cours des séances où le Centre d’Etudes et de recherches marxistes s’employait à définir l’orientation future de ses activités, des écrivains et des universitaires, approuvés par des étudiants, ont émis le souhait que fut entreprise la rédaction d’un Manuel de littérature correspondant aux desiderata de notre époque (…) Ce manuel serait-il marxiste ? » Abraham et Desne (dir.), 1971, p. 7.

13 Les recherches sur le Genre en linguistique sont nombreuses. Outre les études pionnières de Robin Lakoff (1975), citons en France Nina Catach (1986) et Anne-Marie Houdebine (1998). Le réseau « Genre et langage », basé à Paris 3 et animé par Luca Greco et Maria Candea, se charge aujourd’hui de diffuser l’actualité des travaux sur cette question.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Marlène Coulomb-Gully, « Inoculer le Genre »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 26 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/837 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.837

Haut de page

Auteur

Marlène Coulomb-Gully

Professeure, Université de Toulouse – LERASS

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search