Texte intégral
- 1 Le terme d'idéologie renvoie ici aux travaux des cultural studies concernant la participation des m (...)
- 2 On lira notamment avec intérêt le livre de Julien Terral, L’insécurité au journal télévisé, Paris, (...)
- 3 On notera toutefois un article de Nacira Guénif-Souilamas concernant le traitement genré des « émeu (...)
- 4 Voir notamment Patrick Charaudeau, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir (...)
- 5 Judith Butler définit l’ordre de genre comme la matrice d’intelligibilité socialement reconnue des (...)
- 6 Nous reprenons ici à notre compte l’opposition proposée par Stuart Hall entre une conception des mé (...)
1Le domaine des chroniques judiciaires et de la couverture médiatique des faits divers se caractérise par sa perméabilité à des formes d’idéologies1 plus ou moins explicites, au premier rang desquelles on peut citer la constitution de l’« insécurité » en problème public. Cette catégorie générale d’« insécurité » renvoie à l’hypothèse d’une augmentation récente de la violence et des crimes commis dans la société française. Si l’on s’est interrogé sur la construction médiatique d’un « problème de l’insécurité »2, la manière dont la constitution de ce problème a renforcé les hiérarchies genrées de la déviance n’a été, quant à elle, que très peu explorée3. En situant l’analyse qui suit au croisement de l’analyse du discours4 et des cultural studies, nous interrogerons, à travers une lecture des compte-rendu médiatiques d’affaires criminelles, la manière dont le langage contribue à la reproduction des normes de genre. L’étude de cas présentée ici s’attache à identifier des traits idéologiques renvoyant à la construction différentielle d’une déviance masculine et féminine, au sens où la déviance apparaît sous les traits des commentateurs comme fortement emprunte de stéréotypes de genre. Il s’agit alors d’analyser des productions médiatiques concernant les déviances adolescentes avec les outils propres aux études de genre, notamment à partir du concept de « représentations de genre », défini comme l’ensemble des expressions situées et consensuelles d’un ordre du genre (hiérarchisation des genres et naturalisation de la différence des sexes5) dans un contexte donné. Les productions médiatiques seront donc étudiées à l’aune des représentations qu’elles véhiculent et de leur capacité à façonner ou reproduire les normes de genre6.
2Afin de rendre tangible l’idée d’une distribution différentielle des représentations de genre dans l’espace médiatique, il peut être heuristique de se confronter directement aux « affaires », telles qu’elles apparaissent au chercheur dans les médias écrits ou audiovisuels. Il s’agit de revenir sur des événements ayant mobilisé les médias, en s’intéressant aux mises en mots de la déviance dans les sources sélectionnées. Deux affaires seront évoquées ici, choisies pour leur exemplarité dans la manière dont elles ont pu susciter des commentaires révélant le sous-texte sexué et genré du discours médiatique sur la déviance des adolescents, c’est-à-dire la façon d’une part, dont les médias traitent différemment des crimes commis par des adolescentes et des adolescents, et d’autre part, dont les stéréotypes de genre travaillent leurs analyses. La première affaire concerne un double crime (assassinat et viol) commis par un adolescent sur l’une de ses camarades de collège, et dont la reprise médiatique et le dénouement judiciaire ont fortement marqué les esprits. La seconde met en scène un groupe d’adolescentes ayant brutalisé, violé et menacé une jeune adulte suite à un différend amoureux. Le type de violence (des crimes, dans les deux cas) et le profil des adolescents (des mineurs pour l’essentiel, hormis deux des prévenues de la seconde affaire) permettent d’envisager conjointement deux situations dans lesquelles le regard médiatique et les représentations sont aux prises avec des réalités presque similaires, bien que la similarité dans le type de violence et le profil des adolescents ne doive pas faire oublier les spécificités des deux affaires. Les deux affaires seront traitées par le biais de l’analyse d’un corpus sélectionné pour couvrir les différentes phases du processus judiciaire, de la découverte du crime au procès des accusés, et répondent à un critère de contenu : les textes choisis ont tous en commun de se référer directement aux affaires étudiées, et de produire un état de la situation (description des faits, du processus judiciaire, des victimes ou des prévenus, etc.). Dans la première affaire, celle du Chambon-sur-Lignon, le corpus est composé de 29 articles de presse écrite (papier ou en ligne, d’échelle nationale – tel que Le Monde ou Le Figaro –, ou locale – Le Télégramme, La Montagne), de 20 dépêches issues des sites internet de médias audiovisuels (radio/télévision), ainsi que d’un reportage réalisé pour un magazine d’information d’une chaîne nationale (TF1), recueillis via une recherche internet par mot-clé (moteur de recherche généraliste et spécialisé dans la recherche d’articles de presse). Parmi les 29 articles, 24 sont issus de médias de portée nationale, et 5 de médias à dimension locale (presse régionale notamment), ils correspondent à la temporalité d’une affaire criminelle (découverte du crime, instruction, procès, ici entre novembre 2011 et juin 2013). La seconde affaire a fait l’objet d’une moindre médiatisation, et a connu moins d’écho à l’échelle nationale. Le corpus compte dans ce cas 13 articles de presse (papier ou en ligne, tels Le Monde, Le Parisien ou les journaux locaux L’Ardennais ou L’Aisne Nouvelle), dont 2 issus de sites internet de médias audiovisuels. Un article est issu d’un titre de presse de portée internationale, 4 de médias de portée nationale et enfin, 7 apparaissent dans des médias locaux. Ces articles couvrent une période s’étendant du mois d’août 2010 à juin 2013.
- 7 L’enjeu étant, dans ce type de production médiatique, d’obtenir des informations par des sources no (...)
3La périodicité des articles est ainsi représentative du fonctionnement habituel des chroniques judiciaires dans la presse, qui publie des articles sur une « affaire » lorsque des éléments nouveaux sont apportés par les autorités publiques. Ce corpus est principalement défini par une homogénéité de genre de discours : il s’agit, dans la plupart des cas, d’articles proches de la chronique de fait divers ou de la chronique judiciaire, même si certains possèdent une dimension d’enquête plus approfondie. Le corpus est également défini par une homogénéité de conditions de production du discours. Les articles ont en effet pour caractéristique de coller à la temporalité de l’affaire criminelle et de ses rebondissements institutionnels et d’être soumis aux mêmes conditions légales de respect de l’instruction et aux conditions de secret entourant généralement les affaires criminelles7.
- 8 Patrick Charaudeau, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris, (...)
- 9 Ibid, p. 37.
4Les cas étudiés seront appréhendés à partir de leur traitement médiatique, et il conviendra notamment d’en souligner les régularités significatives du point de vue des stéréotypes et normes de genre. Pour ce faire, les articles étudiés seront analysés sous l’angle du lexique employé, et de la manière dont ce lexique renvoie à des thématiques récurrentes dans un même « processus d’événementialisation ». Ce processus correspond à la mise en mots d’un événement marquant à partir d’une communication basée sur ce qui, du point de vue du journaliste, fait « saillance » dans l’événement commenté8. Le traitement médiatique, tel que nous l’envisageons ici, relève donc de « la façon dont l’informateur décide de rapporter langagièrement (et iconiquement s’il a recours à l’image) les faits qu’il a sélectionnés, en fonction de la cible qu’il a prédéterminée, avec l’effet qu’il a choisi de donner »9. Les discours médiatiques font sens d’un point de vue sociologique, du moment qu’on en retrace la logique propre (sélection des faits, choix sémantiques, etc.) et les conditions d’énonciation. L’hypothèse de travail principale de cette recherche est celle d’un traitement différencié des crimes par les médias, qui appréhenderaient les événements à travers une grille de lecture genrée, c’est-à-dire basée sur des normes différentes de la déviance féminine et masculine. Nous serons donc particulièrement attentifs à la manière dont sont qualifiés les situations, les sujets (notamment les adolescentes et adolescents criminels), ainsi que leurs actes. Nous nous intéresserons notamment aux métaphores produites à propos des crimes commis ou de leurs auteurs, ainsi qu’aux choix opérés dans les descriptions : sur qui et sur quoi portent les descriptions ? Quels sont les objets principaux des commentaires journalistiques ?
- 10 menly.fr, « Meurtre d’Agnès : l’ex de Mathieu canalisait ses pulsions sexuelles », 21.11.2011.
- 11 Le Monde (version papier), « Autopsie d’un drame », 21.06.2012.
5Le 17 novembre 2011, le journal Le Progrès lance sur son site internet un avis de recherche concernant Agnès Marin, une élève du prestigieux Collège Cévenol du Chambon-sur-Lignon. Dans ce collège-lycée privé, lieu historique d’expérimentation d’une pédagogie alternative, une grande liberté est accordée aux élèves, avec une philosophie de la responsabilisation et de l’individualisation. La jeune fille poursuivait une scolarité en classe de troisième, âgée de seulement 13 ans (presque 14) au moment de sa disparition. Dès le lendemain, on apprend par divers médias nationaux la localisation d’un corps calciné, non encore identifié comme étant celui d’Agnès Marin. Très vite, on identifiera le corps et un jeune homme sera arrêté. Mathieu, lycéen, en classe de première au Lycée Cévenol, aurait été vu sortant du bois où gisait le corps, avec des griffures au visage. Dans un mouvement général d’expression publique des émotions, les médias nationaux et la « communauté cévenole » (nommée ainsi par les médias) s’empareront de l’affaire, et le procureur annoncera dès le 20 novembre la mise en examen de Mathieu, poursuivi pour viol et assassinat. La question qui sera posée dans l’ensemble des articles de presse, et dont la réponse entraînera la double mise en accusation de l’adolescent et des pouvoirs publics, consistera à demander qui était ce jeune homme, capable d’entraîner une collégienne dans les bois pour la violer et la tuer. Mais ce qui constitue le cœur des révélations de la presse, à partir des premières informations issues de l’instruction, c’est la mise au jour du passé judiciaire du jeune homme, qui sortait de 4 mois de prison et était placé sous contrôle judiciaire suite à une agression sexuelle commise un an auparavant. Très vite, l’accent est mis sur deux éléments : la brutalité du crime commis, considéré comme particulièrement violent, et le caractère « inacceptable » d’un drame qui aurait pu, de l’avis de tous, être évité. Dans les semaines qui suivent, l’essentiel de l’attention médiatique se focalise sur les failles du contrôle judiciaire auquel était astreint Mathieu. Le déroulement du crime apparaît alors dans la presse comme parfaitement clair, l’attention se focalisant alors davantage sur la manière dont des failles institutionnelles accumulées ont pu aboutir à cet événement. Tour à tour les parents, les magistrats, la police, les experts-psychiatres ou encore le directeur du collège (accusé d’avoir dissimulé le passé de Mathieu, qu’il connaissait) sont pointés du doigt. Certains médias évoquent alors « une suite illogique de laxisme, d’incompétence, qui a permis à un lycéen d’assassiner Agnès, 13 ans »10, ou encore le fait qu’Agnès a été victime « d’insuffisances, d’incompétences additionnées »11.
- 12 Le Post, « Torturée et violée par 5 filles : c’était bien une expédition punitive pour une histoire (...)
- 13 Le Parisien, « Viol collectif à Saint Quentin : 4 ans ferme pour la meneuse du groupe », 18.06.2013
- 14 France Soir, « Florence, “souillée, humiliée, violée” à son domicile », 31.12.2013 ; L’Ardennais, « (...)
- 15 « Florence, ‘souillée, humiliée, violée’ à son domicile », op. cit.
- 16 Ibid.
6Un an plus tôt, à Saint-Quentin, une autre affaire de crime, cette fois commis par un groupe de jeunes filles, faisait l’objet d’une couverture médiatique importante localement, tout en ayant peu d’échos à l’échelle nationale. Les premiers éléments parus le 30 août 2010 à propos d’un viol collectif à Saint-Quentin jouent la carte du sensationnalisme. Deux filets paraissent sur les sites internet de médias en ligne (Le Post et RMC), et on y lit notamment ceci : « Dans la nuit de jeudi à vendredi [26/27 août 2010], six jeunes femmes, âgées de 16 à 27 ans, se sont rendues au domicile d’une autre femme, âgée de 29 ans, dans le quartier du Faubourg d’Isle à Saint-Quentin, dans l’Aisne, pour une véritable expédition punitive (…) à l’origine de cette expédition punitive, une rivalité amoureuse »12. Au départ, peu d’informations parviennent aux journalistes, qui se contentent alors des rares éléments factuels connus. Seul dénominateur commun à l’ensemble des articles qui paraissent la première semaine, la qualification d’« expédition punitive » suite à une « rivalité amoureuse ». Cependant, lorsque les détails de l’affaire sont révélés, les articles font montre de davantage de précision et on lit, dans la presse locale, des descriptions extrêmement détaillées. On y trouve d’abord des détails sur la genèse du crime, ses préparatifs. Les adolescentes auraient commencé la soirée chez Kelly, la « meneuse » de la bande13. Kelly aurait révélé à ses comparses, l’alcool aidant, sa difficulté à accepter que Patrick, son ex-petit ami, l’ait quittée pour Florence, une autre femme de Saint-Quentin. L’idée leur serait alors venue de rendre visite à ladite Florence, Kelly ayant eu vent de l’absence de Patrick ce soir-là. Kelly et ses amies sonnèrent chez Florence, seule dans la maison avec son bébé de quelques mois seulement. Les jeunes filles demandèrent calmement à lui parler, et purent ainsi entrer sans difficulté au domicile de la future victime. Deux titres de presse décrivent la suite dans des termes relativement proches14. Le récit du calvaire de Florence est décrit selon une progression dans l’intensité de la violence. D’abord, Florence aurait été « insultée », puis « frappée », avant que « l’une des jeunes femmes lui intime l’ordre de se déshabiller »15. En sous-vêtements, la victime aurait résisté, avant de voir l’une des jeunes filles lui arracher sa culotte. France Soir résume ainsi le viol qui s’ensuit (que L’Ardennais décrit de manière encore plus précise, en accentuant davantage la crudité du récit) : « Florence est indisposée. Allant au bout de l’humiliation, l’une des filles lui retire son tampon. Elle l’aurait obligé à le manger. Une autre s’empare d’un marteau qu’elle a trouvé dans la cuisine et l’introduit dans l’anus de la malheureuse. Après lui avoir coupé les cheveux avec la paire de ciseaux et le couteau, elles la forcent maintenant à sucer la balayette des WC […]. L’une des filles se rend ensuite dans la chambre de la petite fille et prend l’enfant dans ses bras, lui place un couteau sous la gorge. S’adressant à Florence : ‘‘si tu appelles les flics, on revient et on la tue’’. À bout de force, Florence tape contre les murs. Un voisin finit par l’entendre et alerte les secours. Il est 4 h 30 du matin. Le supplice se termine enfin »16. Les différents articles de presse analysés présentent et commentent minutieusement le drame de Saint-Quentin. Les récits qu’on y lit redoublent d’ingéniosité dans la présentation du viol, à grand renfort de qualificatifs et d’images susceptibles de provoquer une émotion de stupéfaction chez le lecteur (notamment l’opposition mise en scène entre une situation banale – la jeune femme passe une soirée dans le confort de son appartement – et la violence incontrôlable des adolescentes).
- 17 Les articles consacrés à l’affaire du Chambon-sur-Lignon montrant globalement une plus grande volon (...)
7Bien que différents par leurs contenus17, les articles concernant ces deux affaires permettent de mettre au jour des logiques de genre, c’est-à-dire des manières d’appréhender des situations (ici des affaires criminelles) imprégnées par des représentations et normes de genre. Quelles sont ces logiques ? À partir de quels éléments de discours les repérer ?
- 18 Ces deux dimensions constituant les opérations principales du processus d’information médiatique, c (...)
8Dans le corpus étudié, essentiellement issu de la presse écrite, il est parfois difficile de distinguer ce qui relève de la description de ce qui constituerait une dimension explicative18, car la particularité du corpus étudié est d’être constitué tant de descriptions de seconde main (à partir de sources officielles ou de propos d’acteurs indirectement impliqués dans la situation) que d’explications ayant valeur d’hypothèses, sans qu’elles ne soient nécessairement présentées comme telles. Ainsi, les dimensions normatives (jugement sur la situation, sur la personnalité des personnes mises en cause, etc.) ou idéologiques (dénonciation du dysfonctionnement de la justice, de l’État ou de ses agents sur fond de mise en avant des périls sociaux auxquels ils exposent les citoyens par leurs manquements, par exemple) sont omniprésentes. On peut appréhender ces dimensions normatives ou idéologiques à partir de deux éléments de discours : les qualifications d’une part, en ce qu’elles révèlent la présence de normes de genre implicites ou explicites, et, d’autre part, la manière dont les corps des protagonistes de ces affaires – auteurs comme victimes – sont mis en scène dans un ordonnancement renvoyant là-aussi à une normativité genrée.
- 19 LeMonde.fr, « Mort d’Agnès : l’adolescent de 17 ans accusé d’assassinat et de viol », 18.11.2011.
- 20 Le Figaro, « Le trouble jeu de Mathieu, lycéen pervers », 23.11.2011.
- 21 L’adolescent – chose exceptionnelle dans la justice des mineurs en France – n’a pas bénéficié de l’ (...)
9Les enjeux de qualification dans l’affaire du Chambon-sur-Lignon concernent à la fois le crime et son auteur. Le crime est qualifié tour à tour d’« inacceptable », de « barbare » ou encore d’« atroce ». Les qualificatifs les plus courants pour décrire l’auteur du crime, Mathieu, sont « froid » et « sans émotion », mais les diverses sources étudiées font preuve d’une grande inventivité lexicale : Mathieu est décrit comme « pervers », « d’apparence normale », « cultivé », « sociable » ou encore « secret et solitaire ». On le voit, des qualificatifs qui visent directement à chercher, dans la personnalité de l’accusé, une explication à son crime. Ainsi, par exemple, Mathieu apparaît dès le premier article du Monde sous des traits peu favorables, puisque le quotidien national reprend les propos de procureur de la République de Clermont-Ferrand, qui le décrit comme « très froid et sans émotion »19. La personnalité de Mathieu est questionnée sous divers angles dans la presse, notamment en prenant appui sur les témoignages mettant en lumière ses « bizarreries ». Dans un article intitulé « le trouble jeu de Mathieu, lycéen pervers », Le Figaro s’arrête longuement sur la personnalité de l’adolescent. On y lit les propos rapportés d’un magistrat qui évoque « la trouble personnalité de Mathieu, où se mêlent l’image du ‘‘gentil copain’’ de lycée et celle d’un monstre glaçant qui piège avec méthode les jeunes filles au fond des bois »20. La tonalité générale des descriptions fait de Mathieu un criminel sans excuse, un adulte. Un expert-psychiatre, au moment du procès, évoquera d’ailleurs des faits « qui rapprochent Mathieu des adultes »21.
- 22 « Battue et violée : Florence témoigne », op. cit.
- 23 Les jeunes filles ont été jugées séparément du fait des divers motifs pour lesquelles elles étaient (...)
- 24 L’Aisne Nouvelle, « Aujourd’hui aux assises : deux jeunes femmes accusées de viol », 26.03.2013.
- 25 L’Aisne Nouvelle, « Nuit de l’horreur : 6 ans de prison pour les violeuses », 1.04.2013.
- 26 Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2008.
10Du côté des adolescentes de Saint-Quentin, les qualificatifs apparaissent davantage détachés d’un tel souci d’analyse des motivations du crime. Le groupe de jeunes filles est qualifié de plusieurs manières, relativement contradictoires : « six jeunes filles », « six copines », « six bimbos », « les harpies », « la horde sauvage », « le commando », « les furies de Saint-Quentin », « la bande », « les tortionnaires ». Certaines descriptions jouent sur le paradoxe entre la brutalité du crime commis et la banalité des vies quotidiennes des jeunes femmes. On lit par exemple que « ces bimbos maquillées et habillées sexy sont mères de familles »22, soulignant le paradoxe d’un crime odieux commis par des jeunes femmes sans histoire. Au moment des premiers procès23, L’Aisne Nouvelle décrit des jeunes filles qui se sont « transformées en monstre l’espace d’une nuit »24, quand France 3 Picardie parle de « tortionnaires » ou que l’avocat de la victime, au procès de deux des mineures, parle de « barbarie »25. On le voit, le lexique employé varie fortement, et décrit des jeunes filles ou bien tout à fait « banales » (faisant ainsi état de leur jeunesse, de leur absence de passé judiciaire, etc.), ou bien tout à fait « exceptionnelles » (mettant alors l’accent sur leur crime et sur le caractère absolument inattendu de ce type de violence chez des adolescentes). On y verra un exemple du double processus d’invisibilisation et d’hypervisibilité de la déviance féminine mis en lumière par Coline Cardi et Geneviève Pruvost26. Selon ces auteures, la violence des femmes fait l’objet de représentations la renvoyant à des « grands récits », la situant parfois « hors-cadre », c’est-à-dire dans un univers de représentations où la violence des femmes n’est pas pensable : elle ne fait alors l’objet de descriptions que sous une forme euphémisée ou au contraire à travers une mise en scène hypertrophiée. C’est bien à ce régime de représentation paradoxal que nous avons affaire ici. Le crime de Mathieu est situable dans un récit bien ordonné et consensuel : adolescent pervers, le jeune homme aurait franchi le seuil de tolérance accordé aux adolescents et se situerait du côté des criminels adultes, dont la menace doit être écartée par une justice pénale ferme et définitive. Par opposition, le crime des adolescentes ne donne pas lieu à un consensus médiatique. Il laisse place à des descriptions et qualifications contradictoires, révélant le trouble suscité par une déviance impensable, car non-conforme à l’ordre de genre présidant à la répartition traditionnelle des déviances, dans laquelle les femmes ne tuent ou ne violent pas – ce type d’actes étant marqué du sceau du masculin.
- 27 « Le trouble jeu de Mathieu, lycéen pervers », op. cit.
- 28 « Autopsie d’un drame », op. cit.
11La mise en scène des corps constitue un second élément distinguant fortement le traitement médiatique des deux affaires. Les récits du crime du Chambon-sur-Lignon et les portraits de Mathieu parus dans la presse locale et nationale sont relativement désincarnés. On possède peu d’éléments concernant l’apparence physique de Mathieu, plutôt décrit sous l’angle d’une absence d’émotions. De même, le corps d’Agnès est quasiment absent des chroniques judiciaires, alors même que le nombre de coups de couteaux portés à la victime apparaît comme un élément décisif dans l’appréciation de la personnalité de Mathieu. Les seules mentions renvoyant au corps de Mathieu ont pour but d’éclairer ses « bizarreries » qui auraient dû alerter les uns et les autres sur la nature déviante du jeune homme. Présenté le plus souvent comme un « prédateur sexuel », l’adolescent aurait depuis toujours attiré l’attention pour sa sexualité exprimée au sein même du collège. Trois jeunes filles, citées par Le Figaro, évoquent son comportement au Lycée : « Il passait son temps à lui [son ancienne petite amie] toucher les seins, à l’embrasser goulûment. Cela nous écœurait »27. Un autre article fait état des « frasques » du jeune homme au collège, qui aurait été vu dans l’internat en train de promener sa copine de l’époque en laisse, et pris sur le fait en entrant les mots-clés « pédo sex » sur un moteur de recherche28.
- 29 « Nuit de l’horreur : 6 ans de prison pour les violeuses », op. cit.
- 30 Pour un exemple archétypique de la criminologie essentialiste, on lira notamment Cesare Lombroso, L (...)
12Par opposition, le traitement médiatique de l’affaire de Saint-Quentin tranche par le niveau de détails dans la description du viol de la victime. Les récits font minutieusement état du déroulement de la soirée, et exposent fortement le corps de la victime ; on l’a vu dans les descriptions du viol proposées par les médias, mais aussi à travers le qualificatif de « bimbo », renvoyant directement à l’apparence ou plus précisément à l’hexis corporelle des jeunes filles. Lors du procès, les corps des accusées feront l’objet de nombreux commentaires, la presse évoquant les particularités physiques des unes et des autres, et notamment les grossesses présentes ou passées de deux d’entre-elles. Par exemple, le récit des diverses audiences fait une large part au portrait des accusées, mettant clairement leur corps en scène. On évoque le psoriasis de l’une des jeunes filles, signe selon la prévenue du remord qui la ronge, ou encore la grossesse de la principale accusée, Kelly. La victime est elle-aussi décrite sous cette modalité. La chronique de l’un des procès, où deux mineures comparaissent, précise par exemple ceci : « L’une, enceinte dont le visage rond reste fermé durant les quatre jours d’audiences, l’autre, maigre à se casser, qui n’a cessé de se tordre les mains de façon convulsive. La victime est restée prostrée. Entourée de ses proches, cette femme qui a vécu l’indicible a écouté le verdict sans que son visage ne se dépare du pli amer qui s’y est incrusté »29. Il s’agit ici d’une modalité genrée de description de la déviance : là où la déviance des hommes paraît résulter d’un parcours déviant bien balisé et socialement attendu, la déviance des femmes est rapportée à une étiologie psychologique ou biologique, et située du côté de l’anormalité, cette anormalité devant pouvoir être lue sur le corps même de jeunes femmes. On pourrait d’ailleurs voir dans cette mise en scène du corps des femmes déviantes un avatar contemporain de la criminologie du tournant des xixe et xxe siècles30, où les causes du crime chez les femmes étaient recherchées dans un déséquilibre biologique ou dans des phénomènes tels que les menstruations ou l’infertilité.
- 31 Stuart Hall, 2007, op. cit., p. 92.
- 32 John Gagnon définit les scripts de la sexualité comme les différents éléments constituant un scénar (...)
- 33 Légitimité comprise, en d’autres termes, comme l’illégitimité pour les femmes d’un accès à la viole (...)
13Les deux cas étudiés gagnent à être analysés sous l’angle des traits idéologiques des productions médiatiques et notamment, en ce qui concerne cette étude, sous l’angle de la reproduction médiatique d’une idéologie renforçant l’ordre de genre. Pour Stuart Hall, il est nécessaire de mettre en lumière « l’environnement idéologique » des productions médiatiques, au sens où les médias tendent à naturaliser un « ordre des choses » présenté comme « le réel » ou « la réalité »31. La mise en récit des déviances adolescentes telle qu’elle apparaît dans les deux affaires renvoie à un ordre de genre naturalisé, faisant apparaître la déviance masculine comme parfaitement intelligible quand la déviance féminine suscite des extrapolations qui la réduisent, en la banalisant ou en l’hypertrophiant, à l'indicible et à l’anormal. Cet ordre de genre se matérialise dans les discours médiatiques à travers des scripts de genre32, des scénarios de déviance genrés qui distribuent de manière différentielle les qualificatifs de cette déviance, son étiologie ou encore sa légitimité33.
14Il convient alors d’interroger la façon dont les médias concourent à la construction des événements, ainsi que les scénarios et figures-types de déviance que leurs récits soutiennent. Quand Mathieu apparaît sous les traits du garçon pervers, muré dans un silence qui masque une progression dans la déviance, pour aboutir à un drame en fin de compte aisément explicable, les jeunes filles sont décrites sous les traits de l’irrationalité d’une violence sans objet légitime et sans proportion (un simple différend amoureux donnant lieu à une explosion de cruauté). Ces figures n’épuisent pas le répertoire des déviances telles qu’elles apparaissent fréquemment dans les médias à travers les faits divers criminels, mais on a vu dans cet article en quoi elles renvoyaient à des stéréotypes de genre plus généraux.
15Enfin, il conviendrait de se demander dans quelle mesure les médias, par ces récits, influent sur le cours des affaires dont ils traitent : ont-ils par exemple un rôle de réaffirmation des représentations collectives, voire même une quelconque influence sur le cours de l’instruction judiciaire (par exemple une incidence sur les peines prononcées à l’encontre des accusés selon leur sexe) ? La présente étude ne peut pas répondre à ces questions, qui méritent cependant d’être posées, afin d’aboutir à une meilleure compréhension du rôle des médias dans la reproduction des normes de genre.
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Bibliographie
becker Howard, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, trad. de Jean-Pierre Briand, Paris, Métaillié, 1985.
Butler Judith, Trouble dans le genre, trad. de Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005 (trad. Cynthia Kraus).
Cardi Coline, Pruvost Geneviève (dir.), Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2008.
Charaudeau Patrick, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social. Paris, Nathan – INA, 1997.
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Dines Gail, Humez Jean M. (dir.), Gender, Race and Class in Media : A Text-Reader, SAGE, 1995.
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Guénif-Souilamas Nacira, « Le balcon fleuri des banlieues embrasées », Mouvements, 2006, n° 44, p. 31-35.
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Mazière Francine, L’analyse du discours. Histoire et pratiques, Paris, PUF, 2010.
Muchielli Laurent (dir.), La frénésie sécuritaire : retour à l'ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2006.
Terral Julien, L’insécurité au journal télévisé, Paris, L’Harmattan, 2006.
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Notes
Le terme d'idéologie renvoie ici aux travaux des cultural studies concernant la participation des médias à l’élaboration d’un « problème racial ». Par idéologie, Stuart Hall entend l’articulation de différents concepts, discours et éléments de langage dans une même « chaîne de signification ». Les idéologies relayées par les médias, correspondent alors à la construction hégémonique des représentations de la réalité. cf. Stuart Hall, « The White of Their Eyes », dans Gail Dines et Jean M. Humez, Gender, Race and Class in Media : A Text-Reader, SAGE, 1995, p. 18-22. Dans l’étude présentée ici, la construction hégémonique de la réalité est entendue comme la manière dont sont appréhendées des déviances, codées à partir d’un « code du bien et du mal » fortement ancré dans les normes de genre. Sur l’idée de déviance comme résultant de la production sociale d’un « code du bien et du mal », voir Howard Becker, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, trad. de Jean-Pierre Briand, Paris, Métaillié, 1985, p. 168.
On lira notamment avec intérêt le livre de Julien Terral, L’insécurité au journal télévisé, Paris, L’Harmattan, 2006 ou encore celui de Laurent Muchielli (dir.), La Frénésie sécuritaire : retour à l'ordre et nouveau contrôle social, Paris, La Découverte, 2006.
On notera toutefois un article de Nacira Guénif-Souilamas concernant le traitement genré des « émeutes » de 2005 dans les banlieues françaises : Nacira Guénif-Souilamas, « Le balcon fleuri des banlieues embrasées », Mouvements, n° 44, 2006, p. 31-35.
Voir notamment Patrick Charaudeau, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris, Nathan – INA, 1997 et Francine Mazière, L’analyse du discours. Histoire et pratiques, Paris, PUF, 2010.
Judith Butler définit l’ordre de genre comme la matrice d’intelligibilité socialement reconnue des identités de genre. Cf. Judith Butler, Trouble dans le genre, trad. de Cynthia Kraus, Paris, La Découverte, 2005. De son côté, Raewyn Connell présente l’ordre de genre comme la structure des relations de genre qui prévaut en un lieu donné à un moment donné, cf. Raewyn Connell, « Gender, health and theory : Conceptualizing the issue, in local and world perspective », Social Science and Medicine, vol. 74, 2012, p. 1675-1683.
Nous reprenons ici à notre compte l’opposition proposée par Stuart Hall entre une conception des médias comme « reflets » de la réalité sociale et une conception basée sur l’analyse des représentations : « La notion de représentation est très différente de celle de reflet. Elle implique un travail actif de sélection, de présentation, de structuration et de façonnage ; elle ne consiste pas qu’à transmettre un sens préexistant, mais œuvre activement à faire en sorte que les choses aient un sens », voir Stuart Hall, Identités et Cultures. Politiques des cultural studies, éd. établie par Maxime Cervulle, trad. de Christophe Jaquet, Paris, Amsterdam, 2007.
L’enjeu étant, dans ce type de production médiatique, d’obtenir des informations par des sources non-officielles ou d’obtenir des révélations nouvelles de la part des autorités.
Patrick Charaudeau, Le discours d’information médiatique. La construction du miroir social, Paris, Nathan – INA, 1997.
Ibid, p. 37.
menly.fr, « Meurtre d’Agnès : l’ex de Mathieu canalisait ses pulsions sexuelles », 21.11.2011.
Le Monde (version papier), « Autopsie d’un drame », 21.06.2012.
Le Post, « Torturée et violée par 5 filles : c’était bien une expédition punitive pour une histoire de cœur », 30.08.2010.
Le Parisien, « Viol collectif à Saint Quentin : 4 ans ferme pour la meneuse du groupe », 18.06.2013.
France Soir, « Florence, “souillée, humiliée, violée” à son domicile », 31.12.2013 ; L’Ardennais, « Battue et violée, Florence témoigne », 16.09.2010.
« Florence, ‘souillée, humiliée, violée’ à son domicile », op. cit.
Ibid.
Les articles consacrés à l’affaire du Chambon-sur-Lignon montrant globalement une plus grande volonté analytique (description minimale de faits, mais travail d’enquête sur le contexte du drame), quand ceux qui concernent l’affaire de Saint-Quentin se présentent davantage comme de simples chroniques de faits divers.
Ces deux dimensions constituant les opérations principales du processus d’information médiatique, cf. Patrick Charaudeau, op. cit., p. 74.
LeMonde.fr, « Mort d’Agnès : l’adolescent de 17 ans accusé d’assassinat et de viol », 18.11.2011.
Le Figaro, « Le trouble jeu de Mathieu, lycéen pervers », 23.11.2011.
L’adolescent – chose exceptionnelle dans la justice des mineurs en France – n’a pas bénéficié de l’excuse de minorité, qui est généralement la règle dans les jugements de mineurs. En effet, le juge a pris la décision de le juger « comme un adulte », en le condamnant à la réclusion à perpétuité, dépassant ainsi les réquisitions de l’avocat général.
« Battue et violée : Florence témoigne », op. cit.
Les jeunes filles ont été jugées séparément du fait des divers motifs pour lesquelles elles étaient poursuivies : certaines ont été jugées en correctionnel, d’autres au tribunal pour enfants ou aux assises.
L’Aisne Nouvelle, « Aujourd’hui aux assises : deux jeunes femmes accusées de viol », 26.03.2013.
L’Aisne Nouvelle, « Nuit de l’horreur : 6 ans de prison pour les violeuses », 1.04.2013.
Coline Cardi et Geneviève Pruvost, Penser la violence des femmes, Paris, La Découverte, 2008.
« Le trouble jeu de Mathieu, lycéen pervers », op. cit.
« Autopsie d’un drame », op. cit.
« Nuit de l’horreur : 6 ans de prison pour les violeuses », op. cit.
Pour un exemple archétypique de la criminologie essentialiste, on lira notamment Cesare Lombroso, La femme criminelle et la prostituée, Paris, Editions Jérôme Millon, 1993 (1903).
Stuart Hall, 2007, op. cit., p. 92.
John Gagnon définit les scripts de la sexualité comme les différents éléments constituant un scénario légitime et communément admis de l’activité sexuelle. La notion se révèle heuristique dans son application plus vaste aux normes de genre. Les scripts de genre correspondraient alors aux normes ou attentes attribuées aux deux sexes et définissant le scénario socialement partagé des rapports de genre. Voir John Gagnon, Les scripts de la sexualité. Essai sur les origines culturelles du désir, trad. de Marie-Hélène Bourcier et Alain Giami, Paris, Payot, 2008 ?
Légitimité comprise, en d’autres termes, comme l’illégitimité pour les femmes d’un accès à la violence physique, historiquement associée au masculin.
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