1Quelle relation entre migrations et réception des médias ? Cette question a été posée, sous différentes formes, depuis le début du xxe siècle. Déjà avant 1950 des chercheurs de l’École de Chicago se sont consacrés à comprendre l’immigration dans le contexte urbain états-uniens. L’un d’entre eux, Robert Ezra Park, a étudié la « fonction assimilatrice des journaux, et, en particulier, des innombrables publications en langues étrangères » (Mattelart A. et Mattelart M., 2018 : 15).
2Si l’intérêt pour ces sujets a longtemps diminué pour favoriser les études sur la représentation des migrations de deux côtés de l’Atlantique, dès la fin des années 1980 – grâce aux travaux produits par les Cultural Studies britanniques et l’anthropologie –, la réception retourne au devant de la scène académique. « Coïncidant avec la montée en puissance […] des recherches sur les “audiences actives” les recherches se pencheront sur les publics “diasporiques” » (Mattelart T. 2007 : 34).
3Lors des années 1990, pendant que le développement des antennes paraboliques suscitait « en France comme dans d’autres pays européens […] de vives inquiétudes de la part des pouvoirs publics » (Mattelart T. 2014 : 40), une abondante littérature scientifique, développée surtout en langue anglaise, s’est employée à relativiser les peurs des menaces aux politiques d’intégration mises en place par les gouvernement (Mattelart T. 2014 : 40).
4Les recherches en réception médiatique liée aux migrations se portent toujours bien. Après des moments d’« [essentialisation] des positions des publics » (Mattelart T. 2007 : 38) des travaux divers et variés ont nuancé et enrichi ces postulats, en s’éloignant d’une notion d’identité fixe des migrant-e-s pour s’intéresser à leurs expériences de migration en relation avec leurs pratiques médiatiques (Robins et Aksoy 2001), ainsi qu’aux populations issues de l’immigration comme des publics « ordinaires », sans mettre en avant une supposée spécificité de pratiques qui découlerait exclusivement de leur situation migratoire (Aksoy et Robins : 2003 ; Mattelart T. vd : 2014).
- 1 Ce texte est tiré d’une recherche doctorale en cours portant sur leurs pratiques de production, mis (...)
5Le présent article s’inspire de ces recherches, tout en opérant un pas de côté. Il revient aux questionnements du début pour les poser encore différemment. À partir de la prémisse selon laquelle les migrant-e-s sont, en même temps, des publics « ordinaires » et une audience spécifique – et prenant comme population d’enquête les exilé-e-s syrien-ne-s résidant en France depuis 20111. La question principale abordée dans cet article est la suivante : dans quelle mesure et de quelles façons la migration forcée transforme la réception des représentations médiatiques sur les migrations ?
6L’articulation des travaux de Roger Odin sur la sémio-pragmatique avec ceux de David Morley sur la réception de l’émission télévisée Nationwide permettent de construire des hypothèses pour y répondre.
7Je soutiens que la migration forcée – en tant que rupture biographique – a un effet considérable, mais pas total, sur la réception des représentations médiatiques des migrations. D’autres ruptures biographiques (notamment l’expérience de la révolution et du conflit syriens) jouent aussi le rôle de contraintes spécifiques (Odin 2011 : 41) qui pèsent sur l’interprétation des dits messages. L’influence de ces ruptures biographiques sera modulée par les positions dans les rapports sociaux, par les engagements dans différents cadres et identifications culturels (ce qui inclut les métiers et les organisations politiques), par la distance entre les représentations et les expériences des spectateurs/trices et par le contexte d’interprétation (Morley 1999 : 147-148).
8Trois éléments, repérés dans les discours des enquêté-e-s, montreraient l’effet des ruptures biographiques sur l’interprétation des représentations médiatiques sur les migrations :
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une tendance à réduire la définition des migrations en général à l’exil syrien ;
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une prise de position plutôt critique sur les représentations médiatiques des migrations ;
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la présence, dans l’analyse d’une image de presse spécifique2, des lectures très personnelles, voire intimes, et cela malgré l’influence du rubricage, des genres journalistiques (Dalibert 2012) et de la situation sociale de recherche, qui privilégieraient d’autres types de lecture.
9Après l’exposition de quelques éléments sur la représentation médiatique de migrations en France, je consacre une partie à l’articulation des modèles de Roger Odin et David Morley, autant dans le plan théorique que dans le plan méthodologique. Il s’ensuit l’analyse des données de terrain, qui présente les ruptures biographiques et ses effets sur la vie, sur les pratiques médiatiques et sur la réception. Ces observations sont enrichies et nuancées à partir des quatre facteurs explicatifs identifiés par Morley. Je conclus avec la proposition de continuer sur la voie des études diachroniques de réception.
- 3 p.e. en ne mentionnant les statistiques des années précédentes que quand elles mettent en évidence (...)
10Concentrons-nous sur le contexte français, où l’immigration s’est imposée dans les débats médiatiques, juridiques et politiques depuis les années 1970 (Barats 2001 : 149). Les travaux de Rodney Benson montrent que – entre ladite décennie et 2006 – les médias ont principalement traité le sujet à partir de cadrages centrés sur « l’humanitaire », « l’ordre public » et « l’économie globale » (Benson 2017 : 35). D’autres recherches sur des migrant-e-s roms signalent des discours médiatiques qui construisent « une vision essentialisée et racialisée de l’Autre […] confinant ces populations dans une forme d’altérité radicale et naturalisée » (Dalibert et Doytcheva 2014 :89). Une étude comparée sur la médiatisation de deux événements concernant des familles sans-papiers identifie, pour sa part, une tendance à privilégier la présentation « de cas individuels ayant une faible portée généralisante et ne permettant pas de déboucher sur une interpellation du politique » (Jacquez 2017 : 26). Au-delà de cet élément en commun, l’auteure verrait dans les deux positions diamétralement opposées (une médiatisation positive du RESF en 2006 et une condamnation médiatique qui justifierait l’expulsion d’une famille du territoire français dans le cadre de “l’affaire Leonarda”, en 2013) le signe « de la perte de croyance et d’adhésion collective dans le projet politique visant à mettre en œuvre l’intégration sociale et politique des étrangers » (Fassin cité par Jacquez, 2017 : 33). On pourrait voir un autre signe de cette transformation dans le fait que, depuis 2015, on mobilise de façon décontextualisée et partielle certaines données chiffrées3 pour rendre compte de la « crise des migrants » (Casella Colombeau et Clochard 2012 : 30).
11Les recherches identifient également un faible taux de prise de parole par les principaux concernés : les migrant-e-s eux/elles-mêmes. Dans une étude sur les sources citées dans les informations sur l’immigration non autorisée, il a été montré qu’en France les paroles de migrant-e-s étaient relayées seulement dans 5 % des citations (Benson et Wood 2015 : 810-811). Le constat est partagé pour les migrant-e-s roms (Dalibert et Doytcheva, 2014) et pour les familles sans papiers (Jacquez 2017). Cela est aussi observable dans l’étude que Peter Stockinger (2018) a réalisée sur la construction audiovisuelle de la figure du migrant-e, où la grande majorité de vidéos publiées ne sont pas réalisées par des migrant-e-s.
- 4 Certains titres de presse, ont pourtant pu proposer des comptes-rendus via un format innovant, visa (...)
12Stockinger a d’ailleurs identifié 5 types de topoï présents dans son corpus (constitué de 200 vidéos publiées sur les réseaux sociaux numériques et sur la plateforme YouTube) : celui des personnes arrachées involontairement à leur territoire ; celui des migrant-e-s comme des êtres en manque affectif et de reconnaissance ; celui des migrant-e-s comme des atouts pour la société d’accueil, celui des migrant-e-s comme des agents de destruction et, finalement, celui des migrant-e-s comme des personnes qui auraient le même droit à la mobilité que n’importe quel-le- citoyen-ne. Il a aussi remarqué la très grande présence d’images de traversée, « dans tout son aspect dramatique » (Stockinger 2018). Ces observations s’alignent avec ce que Taous Dahmani appelle une « iconographie de l’arrivée », qui réduirait le phénomène migratoire à l’entrée dans le territoire étranger (Dahmani : 2)4.
13L’étude des représentations est importante, car les « constructions médiatiques des migrant-e-s existant dans les hostland joueront un rôle déterminant dans le type d’accueil qui leur sera accordé, et conditionneront par conséquent les éventuelles expériences d’inclusion ou d’exclusion de ces personnes » (King et Wood 2001 : 2). Il est néanmoins utile de rappeler, comme j’ai commencé à l’évoquer, que la réception des messages médiatiques est un processus complexe, qui dépasse et parfois s’oppose aux intentions des émetteurs/trices (Hall 1994), et que les migrant-e-s ne sont pas des entités passives face à ces représentations.
14Afin d’étudier les potentielles transformations opérées par la migration dans l’interprétation que les exilé-e-s syrien-ne-s font des représentations médiatiques des migrations, j’ai articulé les propositions de la sémio-pragmatique construites par Roger Odin, avec les recherches sur la réception de NationWide, réalisées par David Morley dans le champ des Cultural Studies. Cette articulation est guidée par le fait que les auteurs construisent, sur des bases similaires, deux modèles dont certains éléments se complètent et se précisent mutuellement.
15En effet Odin et Morley s’occupent – depuis des positionnements théoriques différents – d’étudier notamment la réception audiovisuelle, qu’ils conçoivent comme une une activité définie par des limites. Odin conceptualise l’émetteur/trice et le récepteur/trice des messages « comme des actants [c’est-à-dire] comme le point de passage d’un faisceau de contraintes qui les traverse et les construit » (Odin 2011 : 20). Morley, pour sa part, conçoit les publics en tant que « groupes de lecteurs/trices individuel-le-s socialement situé-e-s, dont les lectures individuelles seront encadrées par des formations culturelles communes ainsi que par des pratiques préexistant à l’individu : ces cadres seront des « orientations » partagées qui seront à leur tour déterminées par des facteurs dérivés de la position objective du lecteur individuel dans la structure de classe » (Morley : 135).
16Si la réception est une activité contrainte, elle ne se réduit pas à ses limites. Odin reconnaît « l’existence, au coeur de l’activité interprétative, d’un principe d’incertitude et de diversité » (Odin 2011 : 15), et Morley affirme que les facteurs objectifs qui modulent la réception définissent des paramètres à des expériences individuelles, mais ne peuvent pas être considérés en une relation mécanique de cause-effet (Morley : 135). Les auteurs ne se contentent pas de définir la réception comme une activité qui est modulée, quoique non totalement, par des contraintes. Ils dressent des modèles qui permettent de comprendre des opérations de production de sens face à des messages.
17Roger Odin commence par classifier les contraintes. Il identifie certaines, « universellement partagées » (Odin 2011 : 25), comme la contrainte « narrative » – qui pousserait à produire du sens sous la forme des récits –, d’autres liées à la langue (Odin 2011 : 28-29) et, finalement, des « contraintes spécifiques » diverses et variées (Odin 2011 : 37-38), liées au contexte de communication et aux communicant-e-s. Il met en garde contre l’inclusion de contraintes ad infinitum dans l’observation du processus de communication, ce qui rendrait illisible l’analyse. Il conseille de délimiter un espace de communication, « un espace à l’intérieur duquel le faisceau de contraintes pousse les actants [les émetteurs/trices et les récepteurs/trices] à produire du sens sur le même axe de pertinence » (Odin 2001 : 39). L’espace de communication est donc une construction théorique, « le résultat de la sélection de contraintes qui régissent le processus de production de sens, en fonction de l’axe de pertinence choisi par le théoricien-ne pour son analyse » (Odin 2011 : 41).
18Refusant un pur déterminisme social (Cervulle 2019 : 33), David Morley isole quatre facteurs qui font varier les décodages face aux messages : 1) les éléments socio-démographiques basiques, c’est-à-dire, la position des individus dans les rapports de sexe, de classe, de race et d’âge ; 2) le niveau de participation dans des identifications ou espaces culturels, qu’ils soient formels (p.e. la participation dans un parti politique) ou plus informels (p.e. les sous-cultures ou les cultures étudiantes) ; 3) le niveau de “distance” entre le sujet présenté dans le message et les récepteurs/trices (p.e. un message sur les migrations décodé par un-e migrant-e) ; 4) les contextes de décodage (p.e. dans un contexte éducatif, ou dans un contexte plus informel) (Morley : 147-148).
19L’articulation de ces deux modèles permet d’étudier la réception de façon complexe et nuancée, mais circonscrite. En effet, Odin clarifie et donne une ligne d’orientation précise, tandis que Morley nous rappelle que la réception est, entre autres, socialement située et liée à des rapports de pouvoir.
20Construction d’un dispositif d’analyse à partir de Morley et d’Odin
21L’intérêt et le défi d’assembler des modèles d’analyse est de choisir les éléments importants de chacun afin d’en forger un nouveau.
- 5 Pour construire et identifier des modes, on se sert des questions suivantes : « Quelle(s) mise(s) e (...)
22Le modèle sémio-pragmatique a été appliqué afin de limiter les paramètres d’étude selon un axe de pertinence. Il a aussi été évoqué pour parler des modes d’interprétation, c’est-à-dire, « des constructions théoriques visant à structurer en ensembles fonctionnels les processus de production de sens » (Odin 2011 : 46)5. Les modes visent à comprendre les types d’informations, des récits ou des affects lus par les récepteurs/trices. Ils seront, nous le verrons plus tard, utiles à l’heure d’identifier l’influence des processus migratoires et des identités professionnelles dans l’interprétation.
23Le modèle de David Morley a pour sa part apporté les quatre facteurs explicatifs de positions de décodage. De plus, il a fourni des précisions sur ces positions. Plus spécifiquement, il soutient que les lectures peuvent être décalées par rapport à l’encodage dominant en prenant comme appui des critiques contre la problématique idéologique ou le mode d’adresse de messages (Cervulle 2019 : 32).
24La problématique idéologique peut être définie comme « le champ et le rang des possibilités de représentation » (Neale cité par Morley 1999 : 270), non le sujet traité, mais les références dont il est possible de puiser pour traiter le sujet. Dans ce texte, on peut faire l’équivalence entre la problématique idéologique et les 10 cadres de représentation identifiés par Rodney Benson pour étudier la couverture médiatique des migrations. Ces cadres seraient des réponses à la question suivante : « quel genre de problème (ou de phénomène positif) peut-on attribuer à l’immigration ou aux immigrants ? » (Benson 2017 : 20) et sont classifiés selon trois types : des cadres qui construisent des migrant-e-s comme des victimes, des cadres qui construisent des migrant-e-s comme des héros et des cadres qui construisent des migrant-e-s comme des menaces. Voici-les :
Victimes
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1. Économie globale
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2. Humanitaire
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3. Racisme/xénophobie
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Héros
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4. Diversité culturelle
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5. Intégration
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6. Bon travailleur
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Menace
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7. Emplois
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8. Ordre public
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9. Fiscalité
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10. Cohésion nationale (Benson 21).
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25Différente de, mais articulé à la problématique idéologique, on trouve le mode d’adresse. Il « désigne les formes et pratiques communicationnelles spécifiques à un [message] qui constituent ce qui serait nommé en critique littéraire comme le “tone” ou le “style” » (Morley 1999 : 271). Il s’agit de la façon d’encoder un message (p.e. en langage familier ou soutenu, en utilisant l’ironie ou le pathos) selon l’idée que l’émetteur/trice se fait du/de la récepteur/trice (Morley 1999).
- 6 Le choix de la dénomination de la population d’enquête se base sur les catégories décrites par L’Of (...)
- 7 Cette discussion commence avec des remarques spontanées et la description de la photographie et se (...)
26Les propositions de Roger Odin et de David Morley ont aussi guidé la construction du dispositif d’enquête, qui combine des entretiens semi-directifs longs avec l’analyse d’une image de presse. J’ai donc réalisé deux séries d’entretiens de photo-élicitation (Harper) avec des demandeurs/euses d’asile et réfugié-e-s syrien-ne-s résidant en France depuis 20116. Dans un premier temps, les images photographiques d’archive (personnelle, familiale, professionnelle) servent à déclencher les récits de vie des enquêté-e-s. Ils/elles élaborent un discours sur leur vie à l’aide des photographies choisies, en signalant des personnes et des moments clés pour eux/elles. S’ensuit un second entretien semi-directif, avec les mêmes personnes, qui porte sur leurs pratiques photographiques. La deuxième moitié de cette rencontre est consacrée à la représentation des migrations dans la presse française et européenne. On commence par en parler de façon générale, avant de passer à une discussion7 à partir d’une photographie spécifique, prise par Marko Djurica et publiée dans Le Figaro le 7 septembre 2015 pour accompagner l’article intitulé « Daech, migrants : Hollande rattrapé par la crise ».
Figure 1. Image publiée dans Le Figaro. DJURICA, Marco, (Reuters)
- 8 J’ai recherché les éditions papier de Le Monde, Le Figaro et Libération, trois journaux appartenant (...)
- 9 Ce dernier critère obéit à des raisons éthiques et méthodologiques. Sachant que certaines de ces pe (...)
27L’image a été choisie entre 1 096 documents contenant des photographies qui avaient été identifiés à travers des recherches sur la base de données Europresse8. Trois critères ont guidé le choix final : 1) la photographie devait être suffisamment ouverte, voire un peu vague, pour potentiellement faire émerger des interprétations différentes ; 2) elle devait être reconnaissable comme une représentation des migrations, sans pour autant être la représentation la plus fréquente ou commune de ce phénomène ; 3) elle devait s’éloigner des représentations trop violentes des traversées9.
- 10 L’accès à la population s’est construit par la méthode de proche en proche et aussi par des contact (...)
- 11 Les 5 personnes restantes n’ont pas pu commencer ou compléter leurs formations à cause du conflit.
- 12 Un autre enquêté a vécu ce que Dana Moss appelle l’« autoritarisme en réseau » (Moss 4-5). Arrivé e (...)
28J’ai réalisé 21 entretiens avec 11 personnes10 – deux femmes et neuf hommes – âgé-e-s entre 21 et 33 ans et provenant de 7 villes/villages différents en Syrie. Toutes ces personnes ont obtenu le baccalauréat et 7 possèdent des diplômes universitaires (niveau Licence ou Master)11. 2 personnes sont diplômé-e-es en journalisme, et avaient exercé ce métier en Syrie. 3 enquêtés sont des photographes/artistes visuels : 2 avaient commencé leur pratique artistique en Syrie et le troisième a débuté en France. 9 enquêté-e-s ont déclaré avoir manifesté publiquement en opposition au régime de Bachar al-Assad : 6 ont été engagés pleinement dans la révolution (4 d’entre eux ont exercé comme journalistes-citoyens, au moins temporairement) et 3 ont manifesté à distance ou en se servant des technologies numériques de l’information et de la communication (TNICs). 7 de ces personnes ont été emprisonnées et torturées12. De ces 11 personnes, 4 ont dû réaliser des longues marches (en Syrie, et en Europe) pour arriver à leur destination. Toutes ces personnes possèdent un smartphone et 9 d’entre elles sont équipées d’un ordinateur (fixe ou portable). Il se dessine donc un échantillon relativement homogène, où il existe pourtant des éléments de différence. On verra plus tard de quelles façons ces points en commun et ces dissemblances jouent des rôles dans le processus interprétatif. Il faudra d’abord préciser de quelles façons les ruptures biographiques (l’expérience de la révolution syrienne et de la migration forcée) transforment la vie et les pratiques médiatiques de ces personnes.
29La totalité des enquêté-e-s a mentionné la révolution de 2011 et le conflit qui en est suivi comme un moment charnière. Certains, comme Ka (25 ans) vont jusqu’à définir cette date comme le début d’une nouvelle vie, et même de la vie tout court. Pour ces personnes, l’engagement dans la révolution a rythmé le passage à l’âge adulte, avec la rupture de certains rapports de pouvoir avec leur famille, la prise de conscience politique, l’espoir et la satisfaction d’agir pour leurs idéaux et l’acquisition d’une connaissance plus fine sur le pays. Même pour Sh (29 ans) qui habitait au Liban quand le mouvement contestataire a commencé, celui-ci lui a servi pour reévaluer sa vie et ses difficultés personnelles au prisme des actions (ou inactions) du gouvernement, construisant ainsi un positionnement politique d’opposition.
30Le conflit a également représenté des expériences extrêmement violentes : beaucoup de ces personnes ont été menacées, emprisonnées, torturées. La quasi-totalité a expérimenté la mort ou la disparition de proches, la fragilisation des liens sociaux à cause de positions politiques opposées, la destruction de leurs villes (parfois de leurs maisons) et l’interruption de leurs parcours professionnels ou de formation.
31Les pratiques médiatiques et informationnelles ont elles aussi été bouleverses depuis 2011. Certain-e-s, en tant que journalistes citoyen-ne-s, ont acquis des compétences journalistiques diverses et variées. Paradoxalement, ce même moment a représenté aussi une réduction considérable des pratiques de réception médiatique. Interrogé sur ses goûts audiovisuels, Mo me faisait part de la difficulté de répondre à ces questions, car entre 2011 et 2014 (l’année de son départ de la Syrie) il avait très rarement regardé la télévision : « c’est une question très bizarre, celle que tu me poses, parce que depuis que j’avais 20 ans je n’ai pas regardé la télé » (27 ans). Om (31 ans) déclarait, lors du premier entretien, que ses pratiques informationnelles en Syrie passaient moins par les médias traditionnels et plus par les réseaux de communication et d’activisme (organisés, par exemple, sur des groupes Facebook). Il a également expliqué qu’il avait plus rarement accès à des images car il devait passer des longs moments de clandestinité « et c’était un peu compliqué » (Om 31 ans).
32Si l’année 2011 apparaît dans les discours comme un moment de transformation profonde, le départ de la Syrie représente aussi une rupture biographique importante. Pour plus de la moitié des enquêté-e-s, l’arrivée en France a constitué le premier déplacement international, tandis que l’autre moitié avait déjà habité dans des pays de la région avant de venir en Europe, et cela même avant le début de la révolution syrienne. Pour Sh (29 ans), son départ vers Beyrouth en 2009 a signifié l’apprentissage de l’anglais, le changement d’orientation professionnelle, la prise de conscience politique et, plus généralement (selon ses mots), l’ouverture vers le monde. Pour d’autres comme Mo (27 ans), et Khou (33 ans), leurs séjours au Liban et en Turquie ont été la conséquence du conflit, et n’étaient pas pensés comme permanents, précédant en effet l’arrivée en Europe.
- 13 « La route balkanique désigne une voie migratoire reliant la Turquie à l’Europe de l’Ouest » (Fouch (...)
33Arriver en France a été, pour certains, un objectif semé d’embauches. Le récit le plus dur est celui de Ka (25 ans). Il a réalisé en 2015 la traversée depuis la Syrie en passant par la Turquie, la Grèce et par la dénommée route des balkans13. En essayant de regagner le continent européen par mer, son bateau a chaviré et il a dû rester 5 heures dans l’eau, jusqu’à être secouru par un navire de la gendarmerie grecque. D’autres enquêtés ont dû aussi marcher pendant des longues heures, faire face à des policiers hostiles, dormir sous des trains ou dans des maisons abandonnées, supporter le froid, la faim, la peur.
- 14 La famille de quatre enquêté-e-s ont émigré en Europe depuis leur arrivée : deux familles sont en F (...)
34Une fois en Europe, la rupture avec des réseaux familiaux et amicaux – déjà fragilisés par le conflit – se fait plus claire et plus profonde. Si certain-e-s ont fait le trajet avec leurs familles, la majorité d’entre eux/elles ont été séparé-e-s du noyau familial14. Cette séparation des réseaux familiaux génère beaucoup de douleur et d’angoisse, surtout car les proches sont souvent restés dans une situation critique. Quant aux ami-e-s, la séparation est associée non seulement à la perte d’un vecteur clé de sociabilité, mais aussi, dans certains cas, au sentiment de culpabilité résultant de leur départ du pays et à l’interruption de certaines actions politiques engagées. La rupture avec ces réseaux et les difficultés rencontrées dans l’apprentissage de la langue (ce qui n’était pas un problème dans leurs migrations précédentes), entre autres, génèrent des sentiments de solitude et d’isolement. Ils diminuent avec l’insertion progressive de la personne dans de nouveaux cercles, et avec l’instauration d’habitudes (par exemple, avec le début de cours de français ou d’études universitaires). Il n’empêche que les premiers mois, voire les premières années, sont difficiles.
- 15 Les demandeurs/euses d’asile ne sont pas autorisé-e-s à travailler pendant la procédure d’asile, ma (...)
- 16 Plusieurs enquêté-e-s ont déclaré avoir subi des mauvais traitements dans des bureaux de l’OFPRA ou (...)
35Une autre conséquence à souligner est le changement dans les rapports sociaux, que cela soit dû à un déclassement causé par des difficultés économiques15, ou à des expériences d’altérisation diverses et variées16. Les personnes se découvrent autres, parfois par des rencontres personnelles ou par des représentations que les médias français construisent du conflit syrien et des migrations.
- 17 Potentielle ou déjà accomplie
36Une troisième conséquence importante est l’éloignement de la menace. Sept des onze enquêté-e-s ont vécu des épisodes violents qui ont contribué à leur départ. La quasi-totalité des enquêté-e-s connaissent des personnes emprisonnées, torturées, ou ayant été assassinées. Leur venue en France et leur obtention17 du statut de réfugié signifie donc autant la protection et la tranquillité personnelle qu’« une institutionnalisation de la rupture avec le pays d’origine (n’ayant plus le droit de se réclamer des autorités de leurs pays d’origine, ni d’y séjourner de nouveau tant qu’ils conservent le statut de réfugié) » (Tcholakova : 17). On peut imaginer la complexité des sentiments que cela cause (soulagement, douleur, culpabilité) et le fait que cette rupture marque profondément les vies de ces personnes. En effet, plusieurs enquêté-e-s ont déclaré éviter à certains moments les actualités sur la Syrie. Om (31 ans) a raconté qu’un de ses amis a découvert le cadavre de son père sur une vidéo YouTube. Il a expliqué que voir des nouvelles sur le conflit devient « insupportable de temps en temps ». Ah (32 ans) a même supprimé son compte Facebook pour éviter le contact quotidien avec des informations sur le conflit.
37Il ne faut pas oublier non plus que l’influence des régimes autoritaires traverse les frontières dans ce que Dana Moss définit comme la répression transnationale, c’est-à-dire « les efforts directs et indirects des régimes des pays d’origine […] consacrés à surveiller les communautés diasporiques, à menacer ou blesser des activistes, à empêcher leur retour et à punir leurs familles et leurs collègues resté-e-s au pays sous prétexte de déloyauté » (Moss, 2016 : 4). Être loin, donc, ne signifie pas être complètement libre. Les enquêté-e-s ont pleine conscience de cela, et font preuve de prudence dans le partage en ligne de photographies liées au conflit. Sh publie des photos sur Facebook, mais évite de parler de la situation en Syrie, car sa famille est toujours au pays. Il explique : « Le Facebook c’est quelque chose pour moi, c’est pas pour ma famille. Et j’ai la liberté de mettre ce que je veux, mais toujours, moi toujours je sens que je suis responsable de toutes les choses qui pourraient se passer avec eux » (Sh, 29 ans). On observe pourtant que certaines personnes, surtout celles dont la famille a aussi émigré, s’engagent davantage dans des activismes en ligne. Ru (31 ans) a déclaré que son profil Facebook est dédié en grande partie à la diffusion d’informations sur le conflit syrien et sur la situation des migrant-e-s en Europe. S’il fait la différence entre cette plateforme et Instagram, qui serait pour lui un endroit d’expression plus intime (dû au nombre réduit de ses contacts par rapport à Facebook). Pourtant, sur son compte Instagram on observe aussi des images de manifestations contre le régime syrien.
38Après avoir dressé un panorama des effets de la révolution syrienne et de l’exil sur la vie et les pratiques médiatiques des enquêté-e-s, revenons à l’hypothèse principale, qui se centre plus spécifiquement sur ce que la migration forcée fait à la réception des messages médiatiques sur les migrations.
39Suivant le modèle sémio-pragmatique d’Odin j’ai choisi comme contrainte spécifique, non universelle, les ruptures biographiques opérées par la révolution syrienne et par la migration, qui auraient opéré des transformations interprétatives. Ces changements seraient observables dans une tendance à réduire les migrations en général à l’expérience des exilé-e-s syrien-ne-s, dans une vision plutôt critique des représentations médiatiques et dans la présence du mode intime (Odin 2011 : 86). Dans l’interprétation de l’image présentée, cela malgré l’influence du rubricage, des genres journalistiques (Dalibert 2012) et de la situation sociale de recherche, qui privilégient plutôt la lecture à partir du mode documentaire – ce « mode visant la communication d’informations sur le réel » (Odin 2011 : 54) – et du mode argumentatif dont la réception/interprétation chercherait « à en tirer un discours » (Odin 2000 : 59).
40Afin de rendre compte des complexités présentes dans l’analyse des données, j’ai articulé le modèle d’Odin avec les propositions de David Morley sur la réception différenciée de l’émission Nationwide. En prêtant attention au niveau d’engagement politique pendant et après la révolution, aux identifications découlant du métier (p.e. l’identité en tant qu’artiste ou en tant que professionnel-le des médias) et la position dans les rapports sociaux, on constate des nuances aux observations avancées ci-dessus et, surtout, la présence d’autres éléments, notamment les lectures en mode esthétique, les critiques envers les « problématiques idéologiques » (Morley 1999 : 270) ou les « modes d’adresse » (Morley 1999 : 271) perçues dans l’image, et la prise en compte (ou non) des contraintes professionnelles dans l’évaluation des représentations médiatiques.
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41Que pensez-vous de la façon dont les médias français traitent le sujet des migrations ? Celle-ci était la question que je posais pour démarrer la discussion sur le traitement médiatique des migrations. Face à cette consigne, vaste et générale, la majorité des enquêté-e-s a parlé de façon spontanée des exilés syrien-ne-s ou, un peu plus généralement, des demandeurs/euses d’asile et des réfugié-e-s. Certaines personnes comme Mo (27 ans) et Ah (32 ans) ont même passé des longs moments à commenter la représentation médiatique du conflit syrien. À l’opposé de cela, Ru (31 ans), qui a eu des vastes contacts avec différents types des migrant-e-s (notamment par son engagement avec l’initiative Couchsurfing18) déclarait que « La migration ce n’est pas seulement les gens de Stalingrad ; ce n’est pas seulement Mamadou19 qui a sauvé le bébé ». Ces mots avaient comme objet de caractériser les migrations comme un phénomène complexe, qui englobe des histoires très variées et qui touche des personnes des profils socio-économiques divers.
42Aucun-e enquêté-e a manifesté une opinion très positive des représentations médiatiques des migrations, même si certains comme Sh (29 ans) et Ah (32 ans) ont déclaré que des journaux comme Libération et des chaînes comme ARTE réalisaient un meilleur travail de couverture médiatique du sujet. Les points de départ et les arguments utilisés pour justifier les critiques ont eux varié selon les critères déjà évoqués.
- 20 Plusieurs enquêté-e-s avaient réalisé des fonctions diverses et varié-e-s au début de la révolution (...)
43Mo (27 ans), Ah (32 ans) et Ru (31 ans) ont tous les trois proféré des critiques des pratiques professionnelles, que ce soit sur la hiérarchisation de l’information, sur la présence réduite de témoignages des migrant-e-s ou encore sur la prise d’images quand la situation dramatique appellerait plutôt à l’intervention. Mo (27 ans) a déclaré, à propos des photos de naufrages ou des difficultés dans la traversée, que s’il était à la place des photo-journalistes il lâcherait l’appareil et il irait aider ces personnes. Cette affirmation peut faire émerger des expériences dans la révolution syrienne, où, surtout au début, existait une fluidité dans les tâches et les responsabilités et où la barrière entre reportage et engagement révolutionnaire n’était pas étanche20. Mo a pourtant déclaré comprendre que ces personnes devaient se détacher émotionnellement (il les a comparés à des chirurgiens) pour pouvoir réaliser le reportage. Om a aussi parlé des contraintes professionnelles et de l’influence de la ligne éditoriale sur ce qui sera finalement publié.
44La dénonciation faite de l’absence des migrant-e-s comme sources dans les actualités sur les migrations est construite, pour Om (31 ans) depuis le point de vue d’un jeune chercheur sur les médias (au moment de notre entretien il rédigeait son mémoire de M1 sur les médias syriens) et, pour Ru (31 ans), depuis le point de vue de l’activisme (il a depuis cofondé une association dont le but et de soutenir des étudiant-e-s exilé-e-s en France, autant dans des démarches diverses et variées que dans leurs engagements politiques).
45Autant dans la discussion générale que dans celle déclenchée par la présentation de la photographie, la problématique idéologique a été l’objet de questionnements, d’adhésions ou de critiques. J’ai déjà comparé cela aux cadres identifiés par Rodney Benson dans le traitement médiatique des migrations.
- 21 « Pour Butler, ce sont les normes et les valeurs d’une société socio-historiquement située qui gouv (...)
46Lors de discussions générales précédant la présentation de l’image, Mo (27 ans), Ka (25 ans) et Om (31 ans) ont critiqué l’excessive victimisation des migrant-e-s. Ka a même comparé la représentation des migrant-e-s en détresse à la représentation construite par des associations pour la défense des animaux : « En fait, c’est pas très différent que les pho… les vidéos qui, qui font pour les animaux… Oui, sauvez les animaux, ils galèrent » (Ka 25 ans). Cette critique de la déshumanisation est partagée par Ru (31 ans), qui déplore le manque de nuance, et par Om, qui identifie dans la presse les trois cadres proposés par Rodney Benson (héros, victimes et menaces). Ces remarques font penser aux écrits de Judith Butler sur les normes d’intelligibilité pour la reconnaissance de certaines vies comme « humaines »21.
- 22 La présence de ces motifs fait penser à la circulation de certaines images médiatiques qui présente (...)
- 23 DE ROYER, Solène, « Daech, migrants. Hollande rattrapé par la crise » Le Figaro, 2015 http://www.le (...)
47Les critiques se sont poursuivies dans les discussions à propos de la photographie. Seul Ah (32 ans) a eu une réaction totalement positive à l’image. J’ai observé deux types de remises en question. Le premier type, porté par Mo et Ka – qui avaient été très engagés dans la révolution–, signalait la victimisation des migrant-e-s véhiculée par l’image. Interrogés sur des iconographies qui, à leur avis, représenteraient de façon plus juste les migrations, ils ont tous les deux fait allusion à des images des personnes handicapées qui réalisaient des actes révolutionnaires ou héroïques22. Le second type de critique s’adressait au fait que la photographie ne serait pas assez claire ou cacherait même le parti-pris du journal. Ru (31 ans) a même déclaré, en signalant le titre23 : « le vrai message est ici ».
48Si la problématique idéologique a été l’objet de discussions, le mode d’adresse a également été objet des discours divers et variés. Les observations à ce sujet ont été principalement tirées de l’analyse de l’image publiée dans Le Figaro et elles ont été plus partagées.
- 24 La légende dit : « Un couple de migrants syriens arrive en Hongrie après avoir traversé la frontièr (...)
49Ah (32 ans), qui est photographe artiste, a été convaincu par les choix du photographe. Il a été particulièrement sensible à ce qu’il perçoit comme une sobriété dans l’image. Il l’a décrit dans ces mots : « il te donne de l’espace, tu vois ? Il te donne de l’espace pour réfléchir. Il ne mendie pas les émotions du spectateur ». Il a aussi célébré l’occultation des visages comme un signe de respect et de bon goût. Cette opinion a été largement partagée, sauf pour Om (31 ans). En se plaçant comme expert des médias, il a mis en relation l’absence de visages avec l’imprécision de la légende24 pour soutenir son argument précédent sur l’anonymisation et la déshumanisation des migrant-e-s. Selon lui, l’occultation de visages et le fait de ne nommer les sujets de la photo comme des « migrants syriens » contribuent à les construire en tant que chiffres abstraits.
50Une autre différence d’interprétation a été perçue sur le niveau de dureté de l’image. Ya (21 ans), arrivée en France en 2017 et dont ses frères ont réalisé la traversée à pied, a affirmé plusieurs fois que la photographie était trop édulcorée pour représenter avec fidélité les difficultés du processus migratoire. Contraire à cette interprétation est celle de Ka (25 ans) qui, ayant réalisé lui-même la route des Balkans en 2015 a été frappée par la photographie, et il l’a qualifiée à plusieurs reprises comme une photo triste. Cette divergence pourrait s’expliquer par une lecture, de la part de Ka, de l’image sous un mode intime (Odin 2011 : 86).
51On a déjà précisé que le modèle sémio-pragmatique d’Odin présente des modes. La photographie présentée a été publiée dans un média informatif dit « de référence » (Dalibert 2018 : 51), et elle est placée pour accompagner une pièce à visée informative, qui cherche à donner une information objective (Dalibert 2012 : 218). Elle semblerait donc appeler à une interprétation sous le mode documentarisant, ce « mode visant la communication d’informations sur le réel » (Odin 2011 : 54). Le fait qu’elle ait été présentée dans le cadre d’un entretien de recherche dupliquerait cet appel, en intégrant aussi le mode argumentatif/persuasif dont la réception/interprétation chercherait « à en tirer un discours » (Odin 2000 : 59). Il n’est donc pas étonnant de trouver ces modes dans l’interprétation. Ce qui est plus surprenant est la présence d’autres types de lectures, expliciées ci-dessous.
52Ka (25 ans) et Ru (31 ans), qui avaient eu des expériences de traversée, ont fait intervenir dans leurs interprétations le mode intime, qui « [fait] retour sur [sa] vie et sur le passé » (Odin 2011 : 86). Pour Ka, cela s’est manifesté dans une qualification de l’image comme triste. Ru a, quant à lui, exprimé très clairement la réminiscence causée par la photographie. Il a déclaré : « J’ai vu que ça, j’ai vu exactement ça. En Syrie, quand j’ai passé la frontière syrienne, avec la Jordanie, tu dois marcher pendant 12 heures, presque, et c’était exactement ça […]. Cette photo elle m’a ramené exactement… […] à ce moment-là, ».
53Pour Ah (32 ans) la lecture de l’image a été plutôt dominée par le mode esthétique, dans lequel « un sujet s’engage dans […] la quête de valeurs esthétiques » (Odin 2011 : 67). Il est conscient du fait qu’il sépare l’image de sa fonction en tant que document pour regarder la composition, le choix des couleurs et d’autres éléments esthétiques et il conclut qu’il s’agit « d’une photo géniale, au-delà du média ». Cela s’explique par ses intérêts artistiques, mais peut aussi être la conséquence de la situation sociale de recherche, où l’enquêté jouerait le rôle qu’il perçoit comme adéquat dans le cadre de l’entretien, et livrerait un discours marqué par ce mode.
- 25 Dans une autre étude tirée de mes recherches doctorales, je prouve que les migrations forcées trans (...)
54La migration constitue une rupture biographique profonde, qui transforme, entre autres, les pratiques de production et de réception d’images25. Les observations détaillées dans le présent article montrent, néanmoins, que d’autres ruptures aussi profondes s’opèrent avant le déplacement. Cela invite à se protéger contre le biais, dénoncé par Abdelmalek Sayad, de réfléchir sur les migrant-e-s juste à partir de leur arrivée sur le sol étranger (Bourdieu 1965). L’articulation des modèles analytiques de Roger Odin et de David Morley semble être une bonne façon de contourner ce danger. Elle dessine aussi un chemin pour réaliser des études de réception complexes et nuancées, qui s’éloignent des approches qui se concentreraient uniquement sur l’analyse du texte produit ou uniquement sur le contexte de réception. Gardant à l’esprit qu’aucune analyse ne peut tout prendre en compte, elle intègre plusieurs dimensions qui permettent d’en tirer des conclusions riches.
55À partir de cette articulation d’outils théoriques, j’ai observé une tendance à percevoir l’expérience des exilé-e-s syrien-ne-s comme équivalent au phénomène migratoire en général. J’ai également observé une vision plutôt critique du traitement médiatique des migrations, en mobilisant de façon différenciée (selon le niveau d’engagement dans la révolution, et les identifications professionnelles et culturelles) des arguments liés à la problématique idéologique ou au mode d’adresse. Les éléments mentionnés ci-dessus déterminent aussi des lectures à partir de modes (intime et esthétique) qui s’éloignent de ce que le texte et la situation sociale d’interprétation demanderaient (modes documentarisant et argumentatif/persuasif).
56Partant du constat de l’universalité de la recherche des structures narratives dans les messages (Odin 2011 : 28-29), un développement des études de réception peut aussi approfondir sur cet aspect. Si on produit du sens de façon privilégiée à partir de récits, on pourrait essayer de comprendre quels types de récits sont mobilisés par quel-le-s spectateurs/trices afin de trouver des corrélations entre les quatre éléments explicatifs isolés par Morley et les histoires imaginées à partir d’un texte spécifique.
57Finalement, cet article a essayé de repérer des changements dans les trajectoires spectatorielles des enquêté-e-s. Il me semble qu’il serait important de continuer par cette voie, en développant davantage des études de réception depuis une perspective diachronique. Si on ne se baigne pas deux fois dans la même rivière, il doit être vrai qu’on ne regarde pas deux fois la même photographie.