1D. Maingueneau définit l’ethos comme « la construction d’une certaine représentation » par l’énonciateur et interprétée par le destinataire reliant « la parole à l’imaginaire » (2016 : 3). Il désigne à la fois les représentations construites par l’énonciateur et les représentations liées à cet imaginaire. Ainsi, l’ethos contenu dans un discours pédagogique sur l’interculturalité est la représentation de l’altérité fondée sur ce qui est dit, sur la manière de le dire, et sur ce qui est attendu de ce discours.
2La complexité de la situation d’énonciation en contexte numérique rend flou le concept d’ethos attribué à un seul énonciateur : « La possibilité même de rapporter telle ou telle page à l’ethos d’une source devient incertaine, tant le nombre d’intervenants dans un site est potentiellement élevé : au-delà de ceux qui produisent des textes, il faut prendre en compte ceux qui, à divers niveaux, contribuent à construire le site et à l’alimenter. » (Maingueneau, 2016 :5). Nous parlons d’ethos pédagogique pour définir les représentations de l’interculturalité véhiculées par des dispositifs numériques et fondées sur des stratégies d’acteurs et sur des imaginaires stéréotypiques. Ainsi le discours n’est pas seulement la parole des acteurs mais la situation d’énonciation configurée dans le dispositif : la mise en scène et les expériences potentialisées par les fonctionnalités impliquent plus ou moins le destinataire.
3En effet, le design de ces plateformes éducatives dessine des espaces d’interaction dans lesquels se jouent les relations. La manière de figurer les acteurs (institutionnels, éducateurs, élèves) dans l’espace éditorial, de leur donner une place plus ou moins active au sein du dispositif, de leur proposer des modalités d’interaction (échanger, tester, lire, écrire, créer, collaborer…), traduisent des expériences éditoriales plurielles véhiculant des représentations singulières de l’interculturalité.
4Par exemple, l’utilisation des réseaux sociaux dans un libre échange entre des élèves de cultures différentes met l’accent sur ce qui est semblable dans la relation en considérant l’outil et sa maîtrise avec des intentionnalités et une intensité comparable d’un élève à l’autre. L’expérience projetée est celle d’une relation de pairs à pairs indifférenciée. La communication interculturelle se transmet ici dans un ethos de la ressemblance : considérer l’autre, c’est se reconnaître dans des pratiques similaires. Plusieurs recherches ont ainsi démontré que l’utilisation du web pouvait favoriser la compréhension entre des étudiants de pays différents (Li et Zhang, 2015) et contribuer à améliorer l’apprentissage grâce aux échanges d’idées (Tutty et Klein, 2008 ; Wade, Fauske et Thompson, 2008).
- 2 Selon son site web, le réseau Canopé (réseau de création et d'accompagnement pédagogiques placé sou (...)
5Mais qu’en est-il chez les enfants plus jeunes, notamment chez les élèves scolarisés en primaire ? Depuis déjà plusieurs années, le ministère de l’Éducation nationale a mis en œuvre un plan visant à promouvoir l’utilisation d’outils numériques dans les classes. Des dispositifs sont également développés pour ce public et notamment diffusés par le biais du réseau Canopé2.
6Ces formes de médiation correspondent-elles aux intentions pédagogiques des enseignants ? Comment les perçoivent-ils ? Ces dispositifs correspondent-ils aux objectifs de l’éducation à l’altérité ? Comment les enfants, avec l’aide de leur enseignant, s’emparent-ils de ces supports ? Dans quel but les utilisent-ils ?
7Selon M. Abdallah-Pretceille, « la reconnaissance d’autrui passe par la reconnaissance de soi et réciproquement » (1997 : 125). Cet aller-retour introspectif est-il rendu possible par les dispositifs numériques ? Pour que la présence des différents acteurs au sein du dispositif soit la manifestation « de l’altérité commune qui constitue chaque soi comme singulier et de l’identité plurielle qui constitue chaque groupe comme communauté » (Ouellet, 2002 :14), il semble essentiel de trouver du commun. Il s’agit là d’un véritable processus de construction car, dans cette acceptation, la communauté n’est pas pré-établie par une appartenance identitaire, mais choisie, construite, métamorphosée « à travers les expériences perceptive, mnésique et imaginative du monde et des autres, autant dire à travers l’épreuve multiple et diversifiée de l’Altérité » (Ouellet, 2002 :21). De quelle manière les dispositifs permettent-ils cela ? Sont-ils suffisants, en dehors de toute médiation, pour permettre cette prise de conscience et cette construction ?
8L’analyse sémiotique des sites web, projets académiques ou personnels vise à définir les différents ethos éducatifs de l’interculturalité. Il s’agit de caractériser ces ressources en fonction de l’orchestration multimodale des interfaces, de la situation de co-énonciation mise en scène, des formes d’interaction configurées et de leurs intensités.
9À partir de cette évaluation heuristique des outils, nous décrivons les formes de « projections » des acteurs (enseignants, élèves) attendues dans la pratique numérique et répercutées en dehors de cette pratique. Par exemple, la pratique du blog comme projection de la vision de l’enfant sur ce qu’il découvre d’un ailleurs et, de retour en classe, projection des élèves sur l’enfant-voyageur. Enfin nous confrontons les potentialités du dispositif aux exigences de la pratique pédagogique (les attentes du programme, les usages des enseignants, etc.).
10Prenant en compte les contenus, les expériences et les interprétations, il s’agit in fine de considérer les multiples expériences énonciatives de la communication interculturelle en situation éducative dans leur énonciation, leur réception et leur interprétation.
11Notre analyse porte sur trois dispositifs numériques centrés sur la question de l’altérité chez les enfants. Elle se base sur l’examen direct de ces dispositifs, sur des entretiens semi-directifs avec les trois conceptrices ainsi que sur des entretiens effectués auprès d’enseignantes qui les ont utilisés dans leurs classes.
12Le projet « Vivre ensemble » a été mis en œuvre par des enseignant-es du primaire de différents pays grâce à la plate-forme pédagogique interactive e-Twinning. Son objectif affiché est de permettre aux élèves de « rencontrer d’autres enfants en Europe, découvrir des similitudes et des différences, réfléchir sur l’importance du respect mutuel et du bien vivre ensemble »3.
13Le blog « à trois au bout du monde » propose de suivre le tour du monde d’une famille. La rubrique « à la rencontre des enfants d’ailleurs » dresse le portrait des enfants rencontrés par cette famille en 2016-2017. Le blog a été suivi par une quinzaine de classes de primaire et maternelle4.
14« One globe kids » est une offre pédagogique numérique construite sur la base d’histoires interactives, destinée à une utilisation en classe ou à la maison par des enfants de 4 à 10 ans. Composé d’une application et d’un site internet, cet outil pédagogique propose aux enfants de rencontrer virtuellement des amis qui vivent aux quatre coins du globe, par le biais d’histoires et de dialogues pré-enregistrés5.
15Nous avons fait le choix d’analyser les modalités de la rencontre telles quelles sont potentialisées par les trois dispositifs numériques utilisés dans ces projets en lien avec les fonctionnalités et le rôle attribué à différents acteurs de la situation d’interaction : les concepteurs du projet, les enseignants, les enfants rencontrés et les élèves.
16Dans le projet « Vivre ensemble », la rencontre avec l’autre se réalise dans le partage de productions au sein d’un espace commun, la plateforme e-Twinning. Ce sont six écoles maternelles et primaires en France, en Italie et en Bulgarie qui échangent sur les habitudes de leur école et leurs manières d’être ensemble au travers de différentes thématiques.
Illustration I. Capture d’écran du magazine dans le Twinspace, projet « Vivre ensemble ».
17La plateforme permet de mettre en relation les enseignants, mettre au point un séquençage-type du projet, utiliser les outils TIC pour réaliser des supports de présentation en commun, diffuser ces supports dans l’espace collaboratif numérique et échanger sur des temps de visioconférences. Le dispositif structure le projet en guidant méthodologiquement les enseignants dans la mise en place de celui-ci. La porteuse du projet précise cet aspect méthodologique lié à l’outil : il s’agit de « déposer un projet », « poser les objectifs », suivre une « procédure de travail », fixer des « deadlines » pour publier les productions.
18Les enseignants sont concepteurs et médiateurs du projet numérique. Les élèves sont représentés par leurs productions qui sont partagées au sein du dispositif.
19Schématiquement, deux familles de fonctionnalités du dispositif permettent la rencontre : la construction d’une trace de soi (production des élèves) et la correspondance avec l’autre (la communication de cette trace). L’enseignant conçoit la dimension collective en rassemblant et structurant ces productions (par des montages vidéo, photos, podcast, édition d’un magazine collaboratif). Le dispositif numérique est, dans ce type de projet, l’espace de construction de la trace collective.
20Sur le blog « à trois au bout du monde », le schéma global d’interaction est différent, la relation n’est pas co-construite dans le dispositif mais unilatérale : seule la famille communique par le biais du support numérique sur ses rencontres avec les enfants d’ailleurs tout au long de son voyage.
Illustration II. Capture d’écran de la page Facebook « A trois au bout du monde »
21La famille procède à une véritable éditorialisation du voyage, une mise en récit sur de multiples supports relevant d’une forme de communication de marque. L’avant voyage est communiqué sur Facebook et présente la force du projet. La famille est soutenue par de nombreuses marques (sponsoring relayé sur le réseau social), interrogée par la presse, suivie par une équipe de tournage (reportage diffusé sur une chaîne privée). Une vidéo YouTube présente leur préparation linguistique sponsorisée par une application d’apprentissage des langues, une autre vidéo tournée au retour montre l’efficience de cette préparation. Un dossier de presse présentant les objectifs et dressant le portrait de cette famille voyageuse vient familiariser le public avec les habitudes, les goûts et l’état d’esprit de Julie, Julien et Adrien.
22Pendant le voyage, les formes du récit sur le blog favorisent l’immersion dans l’« aventure » de la famille : une proximité avec elle est mise en scène. Le rythme des publications engage cette progression dans le voyage : articles sur la préparation de la famille puis sur les conditions de voyage, des séquences sur les portraits d’enfants rencontrés et enfin des points d’étape avec des bilans (filmés, imagés, contés). La rencontre proposée est d’abord celle de la famille puis seulement dans un deuxième temps celle des habitants des différents pays traversés.
- 6 Entretien avec Julie, conceptrice du blog, réalisé le 12/02/2019
23Les habitants et particulièrement les enfants d’ailleurs sont vus au travers de ce récit de la famille. Une rubrique sur le blog est consacrée aux portraits d’enfants rencontrés lors du voyage. Julie nous explique : « L’idée c’était d’aller dormir un maximum chez l’habitant parce que nous avons un petit garçon et donc nous ne voulions pas le couper de toute vie sociale. À chaque fois, dans chaque famille, on demandait aux enfants de nous montrer leur chambre et leur jouet préféré. On avait également fait un petit questionnaire : s’ils avaient un petit frère, s’ils allaient à l’école, avec quoi ils jouaient à la récré, pour essayer de comprendre la vie des différents enfants, pour comparer. Alors on avait des enfants avec rien, très pauvres, et des enfants avec tout, très riches. On a vu un peu de tout et l’idée c’était vraiment de montrer un petit panel de ce qu’on pouvait voir. »6.
24Les rencontres sont entièrement orchestrées par la famille-voyageuse qui s’adresse aux écoles et plus largement aux lecteurs du blog. Sur les interfaces du blog, les élèves des classes suivant le voyage ne sont pas représentés en tant que tels et ne peuvent agir de manière spécifique. Ils sont lecteurs parmi les lecteurs, potentiels commentateurs parmi les internautes. Les membres de la famille-voyageuse sont les médiateurs de la rencontre et sont aussi les acteurs principaux du récit de voyage. Leurs représentations sur le blog sont multiples : photographies, vidéos, articles.
25Une double intermédiation s’établit ainsi entre l’élève et l’enfant habitant un autre pays : l’enseignant de l’élève qui construit un projet pédagogique autour du voyage, et la famille voyageuse qui met à disposition les supports de cette rencontre. Il s’agit d’une relation indirecte et unilatérale : l’élève n’est pas directement et uniquement destinataire du récit de ce voyage et lui-même ne communique pas sur son univers. Il découvre l’autre mais ne se raconte pas à l’autre. La première intermédiation est rythmée par le récit du voyage de famille, la seconde par le projet pédagogique de l’enseignant qui exploite les supports du blog. La différenciation claire de ces deux interactions, l’éditorialisation du voyage et le projet pédagogique, est soulignée par Julie : « Nous, on n’avait pas vraiment d’objectifs d’éducation. Nous, on le faisait pour partager, après on a laissé libre les objectifs aux enseignants. Ce n’est pas notre devoir. Nous, on leur donne juste l’outil. »
26Le dispositif « One Globe Kids » met en scène des enfants de différents pays à travers un schéma d’interaction beaucoup plus direct puisque l’enfant choisit lui-même le chemin de la rencontre. En effet, le site internet (ou l’application mobile) se présente comme une galerie de portraits d’enfants de différents pays que la conceptrice, Anne K. Glick (AKG), a rencontrés et photographiés dans leur quotidien. En sélectionnant un portrait, l’utilisateur choisit de rentrer en contact avec cet enfant en particulier. L’enfant-rencontré raconte alors son quotidien : sa famille, sa maison, son école, ses activités et loisirs.
Illustration III. Capture d’écran du site « oneglobekids.org »
27Les enfants utilisant l’application sont invités à choisir un enfant en particulier pour écouter son histoire (en anglais majoritairement mais aussi en français et néerlandais). Les enfants-usagers peuvent ensuite choisir des activités en réponse à cette première rencontre : compter avec l’enfant, répéter des phrases dans sa langue maternelle, le suivre dans l’un de ses jeux préférés, explorer des moments drôles sélectionnées par l’enfant rencontré ou enregistrer sa voix pour raconter à son tour ses propres expériences.
28L’espace numérique est l’unique lieu de la rencontre. C’est dans cet espace que l’enfant-utilisateur se dirige vers l’autre, choisit de l’écouter, de lui parler, de partager l’activité prévue dans le dispositif par l’enfant-rencontré. Les interactions sont exclusivement numériques : écoute-choix-réponse et se font d’enfant à enfant (peer to peer). Aucun médiateur n’est indispensable au fonctionnement du dispositif mais des approfondissements et des matériels pédagogiques sont prévus en plus pour travailler en classe des compétences liées au langage et à l’ouverture aux autres. Le dispositif concentre donc les deux temps de la rencontre : l’écoute et la réponse. Les acteurs de la conception et de la médiation gravitent autour mais ne se posent pas en intermédiaires visibles.
29Les logiques de la rencontre sont clairement différenciées dans ces trois projets en lien avec les interactions configurées dans le dispositif numérique. Pour les uns, la rencontre se co-construit et l’espace numérique se fait support de cette élaboration de la trace collective. Pour les autres, la rencontre se découvre au fil d’un voyage et le dispositif devient le support du récit. Pour les derniers, la rencontre se choisit puis s’approfondit tandis que l’espace numérique en dessine les trajectoires.
30Les différentes expériences configurées par le dispositif (construire, éditorialiser, aller à la rencontre de) positionnent idéalement les acteurs de l’énonciation dans la situation d’interaction (Boutaud, 2011). En fonction des pratiques des usagers et de l’intensité avec laquelle ils se saisissent du dispositif, différentes expériences de la rencontre peuvent se créer. Nous concevons l’expérience co-énonciative de la rencontre non pas dans un schéma d’interaction figé mais dans une graduation possible de l’intensité des pratiques. Cette manière de présenter le potentiel du dispositif emprunte à la méthodologie de la sémiotique tensive (Fontanille, 2008) pour évaluer les manières de se saisir plus ou moins intensément des possibilités liées à la situation d’interaction numérique.
31Le projet « Vivre ensemble » renvoie à une co-construction de la rencontre dès lors que la trace produite est singulière (témoigne d’une spécificité de soi) et que sa communication est synchronisée (pour et/ou avec l’autre) en utilisant notamment la visioconférence ou le mode d’édition collectif d’un magazine. Ces deux aspects, production et communication, peuvent être plus ou moins marqués.
32Comme dans toute correspondance, le dispositif numérique fait écran à la rencontre directe. Selon J. Bourdon, « pour surmonter cette désincarnation, les correspondants ont très tôt voulu “faire sentir” leur présence en décrivant le lieu où ils se trouvent, leur attitude corporelle, le temps qu’il fait au moment où ils écrivent » (Bourdon, 2018). Cette présence du lieu, des habitudes, des attitudes est fondatrice du projet « Vivre ensemble » : chaque classe décrit son lieu et sa manière de vivre l’école. Plus encore, les projets sont incarnés au sens où ils sont directement issus des problématiques, des projets de l’école.
- 7 Entretien avec l’enseignante porteuse du projet Vivre ensemble, e-twinning, réalisé le 15/03/2019
33L’enseignante porteuse du projet témoigne clairement de ce lien concret entre école (réalité quotidienne) et projet (numérique) : « J’étais dans une école où il y avait eu beaucoup de violence en récréation. Il y a eu une fille et un garçon qui avaient été très fortement blessés, qui avaient eu un coma crânien (sic). Quand je suis arrivée dans cette école, on m’a dit : “il faut prévenir la violence, les gens ne se parlent pas, les adultes ne se parlent pas”. Les enseignants ne se parlaient pas entre eux. Il n’y avait pas de communication, c’était très difficile. Le fait que ma copine italienne me propose ça, je me suis engouffrée dedans. Ça permettait aux enfants, j’avais des moyens et des grands, d’apprendre à vivre ensemble, d’apprendre à vivre avec les autres ». La relation à l’autre se concrétise dans le rétablissement d’une communication : « ça m’a permis, moi en tant que directrice, de parler de ce vivre ensemble ».7 Dans cette pratique pédagogique, la représentation est donc fortement incarnée collectivement : on laisse une trace de son école et de sa situation d’élève au sein de cette école.
34Le deuxième pôle du dispositif, la communication, apparaît en revanche comme très peu personnalisé. L’enseignante explique faire « son travail de tous les jours » et ne pas diriger les productions dans un objectif spécifique « e-Twinning » ni même de pratiquer la correspondance avec les autres écoles. Ainsi, les élèves ne produisent pas avec l’intention de communiquer à quelqu’un en particulier leurs productions. Bien qu’une visioconférence ait été organisée et la production d’un magazine commun éditée, la majorité des relations se font entre enseignants au moment de l’élaboration du projet. Les temps de rencontre entre élèves sont en majorité asynchrones lors du visionnage des productions. L’enseignant est le médiateur assurant le lien entre ce que les enfants voient des productions des autres écoles et ce qu’ils ont réalisés eux-mêmes en cours d’année.
35Dans la séquence 1 (production) les enfants agissent en même temps mais pas dans le même espace : les productions des enfants sont réalisées selon le même calendrier dans leurs écoles respectives. Dans la séquence 2 (communication) les enfants agissent dans le même espace (Twinspace) mais pas en même temps. L’échange entre enfants ne se fait alors pas dans une logique de réponse d’une école à l’autre mais bien dans une logique de comparaison : la même chose est réalisée à la même période par des enfants dans des environnements socio-culturels différents. Le choix d’utiliser majoritairement le mode asynchrone montre que l’attention est volontairement portée sur la production des enfants. Dans ce projet, les enfants se rencontrent à partir de leurs dessins, travaux de classe, jeux : l’échange se fait à partir de « traces » produites puis comparées. Les réactions des enfants décrites par l’enseignante semblent correspondre à cette rencontre par comparaison : « Par exemple pour les espagnols, ils me font : “ah ils ont des blouses !”. Il y a aussi la numérotation avec la main : “les italiens ils ne font pas les trois de la même manière que nous”. Ça, les enfants le notent, ils le voient. Le fond, ils ne vont pas comprendre. Ils ont appris à dire “me llamo” mais ce n’était pas ça le projet. On joue sur ces petites choses-là qu’ils remarquent ».
36Dans la pratique pédagogique décrite par l’enseignante, la rencontre se crée dans la production d’une trace collective sur le temps long du projet de classe. Pour autant, le temps remarqué de la rencontre est pour les élèves le temps court de la visioconférence. Ce seul moment de rencontre virtuelle leur fera dire qu’ils connaissent les élèves de la classe italienne, qu’ils y sont « déjà allés » (en Italie) : « ah oui on les connaît (les Italiens) on y est allés !”. Pour nous, on n’est jamais allés en Italie, mais pour les enfants, ils ont vraiment fait connaissance entre eux. Quand ils sont montés dans la classe supérieure ils ont dit “on les connaît” ». La projection des enfants sur le dispositif se situe dès lors plus dans le pôle communication pour une relation de comparaison, de connaissance au sens de « déjà vu ».
37Le graphique 1 présente la manière dont la pratique pédagogique du projet « Vivre ensemble » a pris forme dans la comparaison de traces collectives, s’inscrivant entre « produire une trace de soi » et « co-construire un projet », expériences proposées au départ par le dispositif. L’ethos pédagogique de l’altérité se fonde ici sur la mise en commun, le partage mais également la comparaison.
Graphique 1. Pratique pédagogique avec le dispositif numérique « Vivre ensemble »
38La relation se concrétise en dehors de l’espace numérique, dans le temps de médiation de l’enseignant, en comparant les habitudes des différentes écoles. L’espace numérique est ici un espace de construction collective (trace construite) et un espace de diffusion permettant de comparer.
39Le blog « à trois au bout du monde » structure la rencontre en fonction de la progression dans l’histoire de la famille : plus la classe suit le voyage au rythme des publications, plus elle s’immerge dans le récit de la famille. C’est ensuite l’exploitation en classe de ce support qui permet de découvrir et comprendre les différents lieux traversés et populations rencontrés. Cette double médiation s’est-elle réalisée et comment ? Nous collectons les pratiques pédagogiques des enseignantes de trois écoles différentes : une classe de CE2, une classe de maternelle, une classe de CM1/CM2.
- 8 Entretien avec l’enseignante de CE2 utilisatrice du blog à trois au bout du monde, réalisé le 17/03 (...)
- 9 Entretien avec l’enseignante de maternelle, utilisatrice du blog à trois au bout du monde réalisé l (...)
40Les trois enseignantes entrent dans ce projet par la thématique du voyage : « Je me suis dit qu’on allait tous voyager »8 (enseignante CE2), « c’était une bonne façon de voyager en restant à l’école »9 (enseignante maternelle). L’immersion dans le voyage est conditionnée par l’intérêt porté à la famille et le suivi régulier du périple. La rencontre avec la famille avant et après le départ engage les élèves de CE2 à s’intéresser à l’expérience du voyage, à ce que la famille vit. Julie explique : « Quand on est revenus, on est allés dans les écoles, voir les enfants. Ils étaient hyper contents, surtout de voir notre fils. C’était drôle car quand on est rentrés et qu’on est allés dans certaines classes on aurait dit qu’ils voyaient des stars de télé-réalité. Ils nous avaient suivis pendant des mois donc voilà c’était assez rigolo. Ils avaient surtout envie de voir Adrien. Ils attendaient ça. Et puis, après, il y en a certains qu’on continue à croiser au quotidien et qui sont toujours contents de nous voir, dans notre ville » (Julie, famille voyageuse).
41Pour la classe de CE2, l’immersion dans le voyage de la famille est notable et accentuée par la forme ritualisée que lui donne l’enseignante chaque matin : « Le matin on avait un petit rituel. On regardait (le blog) : est-ce que Julie a posté des nouvelles choses ? C’était un peu notre petit rituel du matin et s’il y avait quelque chose, un nouveau pays, à partir de là on travaillait sur les pays ». Au retour, les enfants ont témoigné de cette curiosité vis-à-vis de la famille en concentrant leurs questionnements sur ce qu’ils avaient vécu.
42Cet intérêt est beaucoup plus relatif pour l’enseignante de maternelle qui concentre son activité pédagogique sur la rubrique « les portraits d’enfants » et non pas sur les paysages ou sur les moments du voyage car « les élèves ne l’ont pas vécu » précise l’enseignante.
- 10 Entretien avec l’enseignante de CM1/CM2, utilisatrice du blog à trois au bout du monde réalisé le 3 (...)
43Il y a une différence entre les classes dans l’exploitation du blog. Dans la classe de CE2, les enfants faisaient le tour du monde en même temps que la famille. Une remarque soulignée de nombreuses fois pendant l’entretien : « c’est comme si nous on avait voyagé » ; « pour eux (les élèves), ils ont fait le tour du monde », « ils ont vraiment voyagé ». Le voyage est également envisagé étape par étape par l’enseignante de CM1/CM2, avec une diversité des modes de correspondance : blog, mail, courriers, photos. Elle explique « bien suivre au fur et à mesure » le voyage, être attentive aux « remarques » de la famille sur « les difficultés de partir loin », sur le manque éprouvé par Adrien, de son école et de ses copains.10 Pour l’enseignante de maternelle, les élèves étaient en attente d’un moment de projection, organisé dans l’école, non pas du voyage en lui-même mais de la rubrique les « portraits d’enfants ».
44L’enseignante de CE2 utilise le terme d’« exceptionnel » lors de l’entretien pour caractériser cette année vécue « avec » la famille, « un an de la vie » de ses élèves précise-t-elle. L’enseignante de maternelle utilise ce même terme pour préciser le contraire. Ce n’était pas « exceptionnel » car ce n’était pas l’unique projet de l’école permettant cette rencontre de l’autre.
45Si on observe différents degrés dans le lien créé avec la famille voyageuse, une forme de relation avec ces acteurs du voyage est soulignée par les trois enseignantes : l’enseignante de maternelle témoigne d’une confiance vis-à-vis de la famille voyageuse et d’un intérêt des enfants pour Adrien, le fils qui a leur âge. Cette même enseignante témoigne par ailleurs que des CM2 de l’école ayant aussi intégré le blog dans leur projet se sont eux plus investis dans le voyage de la famille car ils visualisaient sur le planisphère les différentes étapes du voyage, ont apprécié de recevoir les cartes postales de la famille et d’en rédiger à leur tour. Dans ce cas, l’immersion suppose une médiation séquencée, au rythme du voyage de la famille.
46La deuxième forte potentialité du dispositif est l’utilisation du blog comme support pour découvrir d’autres enfants vivant ailleurs. Les enseignantes soulignent le grand intérêt du dispositif pour montrer les différences de modes de vie : « Ils ont vu que d’autres enfants ailleurs pouvaient vivre différemment », ils étaient « choqués » par « cette différence qui était vraiment flagrante », « ils avaient du mal à réaliser comment ils pouvaient vivre » (enseignante maternelle). La différence est envisagée en lien avec l’éloignement géographique dans un environnement plus rude : « Il nous semble intéressant […] de ne pas donner à voir que les belles choses » (enseignante maternelle). Les élèves de la classe de CE2 se sont rendu compte, selon l’enseignante, de : « comment on vit ailleurs et la chance que j’ai moi, d’être dans ce pays, d’aller à l’école » ; « en voyant la vie qu’ils ont, ils se sont rendu compte réellement de la chance qu’ils ont ». Cette différence n’est plus revendiquée dans la pratique pédagogique quand la comparaison se fait avec un enfant proche : dans la classe de CE2 l’enseignante choisit de ne pas faire décrire les maisons pour ne pas « faire de différence entre les enfants ». Pour autant, c’est cette différence dans l’habitation qui est le plus soulignée par les enfants des écoles françaises concernant les enfants d’ailleurs.
47La différenciation entre un eux et un nous est assez prégnante également dans les émotions plus légères déclenchées par les vidéos de la famille contrairement aux émotions plus graves produites par certains portraits d’enfants : « Comme ils mettaient des vidéos assez gaies c’était souvent des rires. Ils étaient heureux de les voir. Par contre quand on étudiait par exemple la Birmanie […], oui là c’était dans l’affectif sur ce type de sujets : ils [les moines bouddhistes] ne pouvaient plus faire de câlins à leur maman quand ils rentraient à l’école » (enseignante CE2).
48Cet étonnement vis-à-vis de l’ailleurs est mis en perspective avec les propres conditions de vie des enfants car « dans les Landes on est extrêmement protégé » précise l’enseignante de CE2. Pour l’enseignante de CM1/CM2, c’est au contraire l’idée « d’aller au bout de ces rêves » avec un tel voyage qu’elle cherche à transmettre à ces élèves issus de « milieux défavorisés », à ces enfants, qui, « pris dans les problèmes familiaux, oublient de rêver ». Elle souligne également la découverte plus forte lorsque les enfants décrits dans le blog n’étaient pas d’une culture très représentée dans la classe : « on a moins d’enfants d’origine asiatique donc on a plus découvert » dans les portraits de ces pays. Pour inscrire cette découverte de l’autre en dehors de l’école, l’enseignante fait circuler le carnet de voyage dans les familles. Elle raconte la difficulté d’entrer en contact avec le milieu familial et la résistance d’une famille en particulier qui refusait de regarder le carnet car « tellement loin de leur culture, [la famille était] tellement loin du fait de s’ouvrir aux autres ».
49L’objectif de cette enseignante consistait également à transférer cette reconnaissance de « l’autre ailleurs » à la reconnaissance de « l’autre en classe » dans un contexte de quartier où la diversité culturelle engendre des tensions : « je ne peux pas être avec lui en classe parce qu’il est d’origine arabe et moi je suis gitan, c’est pas possible » (propos d’élève rapporté par l’enseignante). Le travail autour du blog a, selon elle, constitué une certaine aide pour rapprocher des élèves culturellement éloignés, en les fédérant autour de ce projet de découverte. Cela leur permettait également de mieux comprendre « ces enfants qui arrivent dans l’école et qui sont réfugiés. Je crois que c’est quelque chose qui les touche. Ils ont quitté leur pays mais ils avaient des raisons. Ils espéraient trouver mieux ici ». Selon l’enseignante, les élèves ont alors, grâce à ce genre d’actions pédagogiques, « un rapport à eux différent ».
50L’enseignante de CE2 précise la relation d’observation : « Le site de Julie c’était vraiment dans un sens. À un moment donné on lui a dit : est-ce que ce serait bien de mettre également nos portraits dessus ? Après, je me suis dit non parce que les enfants qui sont là-bas n’ont pas internet, il n’y a donc pas d’intérêt ».
51Ainsi, le blog ne permet pas d’orchestrer un échange avec les enfants d’ailleurs mais propose d’observer cet ailleurs avec une prise de conscience des différences. Ici, la pratique pédagogique est axée sur l’observation d’un ailleurs distant, un autre monde (graphique 2).
Graphique 2. Pratique pédagogique à partir du blog « à trois au bout du monde »
52Les deux axes développés par le dispositif « One Globe Kids » reprennent les modalités simples d’une communication : l’écoute et la réponse. Plus l’écoute est approfondie (l’enfant-utilisateur va écouter les multiples histoires de l’enfant-rencontré, revenir vers lui plusieurs fois) et plus l’enfant-utilisateur active cette potentialité de « connaître l’autre ». Si l’enfant se prête aux activités proposées par l’enfant-rencontré jusqu’à l’enregistrement de sa propre histoire, il se positionne dans une véritable relation de (re)connaissance de l’autre par rapport à soi.
- 11 Entretien de Anne K. Glick par Carissa Christner, One Globe Kids on the App Fairy Podcast, 13 septe (...)
- 12 Entretien avec Anne K. Glick, réalisé le 08/04/2019
53La conceptrice insiste sur le caractère non fictionnel des histoires racontées. Si les contacts sont exclusivement virtuels, la mise en scène se veut néanmoins au plus proche de la réalité de l’enfant. Il ne s’agit pas de dresser un état des lieux de la situation d’un pays mais de faire la rencontre d’un individu en particulier : « I didn’t want the story to only be about how everybody in Haïti was wounded and poor, because they’re also just like us. And that’s the message I want my kids to have11 » (AKG). L’accent est mis sur ce qui est commun entre les différents enfants. Contrairement au projet « à trois au bout du monde » la posture de l’enfant-utilisateur n’est pas celle d’un voyageur surpris par la différence mais celle d’un ami écoutant l’autre. Pour Anne K. Glick, c’est en posant « des questions personnelles » que se crée l’échange. Lorsque l’enfant rencontré dans le dispositif raconte « quand je sors de la maison je vois des vaches. Et toi, que vois-tu en sortant de ta maison ? », il engage une conversation amicale. L’idée est d’« enlever les barrières pour être ensuite capable de nouer ce genre d’amitié dans la vie réelle » (AKG)12. Cette intimité entre deux amis est recréée dans « One Globe Kids » par les questionnements, par les invitations proposées par les enfants « est-ce que tu veux jouer dehors ? » et par la possibilité de se voir ensemble comme un duo en postant sa photo dans l’application à côté de cet ami rencontré.
54Une vision très positive se dégage des portraits, liée à l’attention portée par la conceptrice à la restitution du point de vue de l’enfant : « We would also talk a little bit about things that they like to do. I really find everything fun and interesting, so I can really show my enthusiasm that way and the kids are generally really enthusiastic too» (AKG).
55Un usage plus limité de ce dispositif consisterait à survoler les histoires et à ne pas du tout interagir : les enfants-rencontrés pourraient alors devenir des personnages plus que des personnes. Un fort intérêt pour les activités telles que compter, répéter dans une autre langue sans prise en compte des histoires particulières reviendrait, cette fois, à augmenter la dimension ludique au détriment de celle de projection de la relation. Ce n’est pas ce que souhaite la conceptrice et sa proposition est tout autre : les enfants sont présentés comme des duos, des amis. L’enfant choisit de faire telle ou telle activité, accompagné d’un ami réel mais dont la relation est imaginée. L’ambition affirmée ici est de dépasser les préjugés et les visions touristiques en plaçant l’imagination au centre du dispositif : « Our imaginations are even more powerful than we realize. […] can change attitudes and behavior making us more open to interact with other groups » (AKG). Il est intéressant de souligner ici que l’intention du concepteur d’un outil, aussi louable soit-elle, peut être détournée par les utilisateurs sans qu’il soit possible de le contrôler complètement.
56Afin de rompre avec la logique de peur de ce qui ne nous est pas familier, l’idée est de proposer aux enfants de s’imaginer ensemble. Les analyses sur l’interculturalité notamment celles menées par A. Frame vont dans ce sens : « Les relations avec les étrangers sont souvent caractérisées par une subjectivité et une prévisibilité particulière ou limitée. En raison de sa différence, l’étranger peut sembler moins prévisible, voire imprévisible, pendant une rencontre en face-à-face. Or, une prévisibilité limitée ne compromet pas nécessairement l’intercompréhension à condition qu’elle soit attendue (prévue) par les acteurs » (Frame, 2013 :60).
Graphique 3. Pratique pédagogique proposée par « One Globe Kids »
57Ces différentes manières de projeter la rencontre, récapitulées dans le tableau 1, orientent un ethos éducatif de l’interculturalité : celui de la mise en commun dans « Vivre ensemble », de la différenciation dans « à trois au bout de monde » et de la projection dans « One Globe Kids ».
Tableau 1. Ethos éducatif de l’interculturalité
Dispositif
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Figuration des élèves
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Rôle de l’espace numérique
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Type d’interaction
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Ethos pédagogique de l’altérité
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Vivre ensemble (e-Twinning)
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Représentés par leurs productions
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Construction d’une trace collective
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Asynchrone :
1- Hors numérique : production
2- Numérique : Communication
3. Hors numérique : remédiation
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Ethos de la co-construction, de la mise en commun
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À trois au bout du monde (Blog)
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Usagers du blog
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Support du récit de voyage
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Intermédiée et unilatérale :
- la famille produit un récit ;
- l’enseignant construit un projet pédagogique à partir de ce récit
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Ethos de la découverte, de la différenciation
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One Globe Kids
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Représentés comme des amis (duos)
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Permet d’aller vers l’autre
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Directe et projetée :
1- Choix
2- Écoute
3- Réponse
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Ethos de la projection, de la ressemblance
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58Loin d’être neutre, la configuration du dispositif influe sur le message éducatif. Son contexte d’utilisation modifie également les enjeux de la rencontre : s’ouvrir à d’autres et ne pas en avoir peur lorsque l’école est peu confrontée à la diversité, à l’étranger ; établir une communication, fédérer quand l’école est soumise à des tensions culturelles.
59Sur les trois dispositifs analysés, « One Globe Kids » est celui qui semble le plus à même de permettre de sortir de la peur de ce qui est inconnu en faisant l’expérience d’une relation choisie, imaginée et sensible. Avec le blog « à trois au bout du monde », le rapport à l’autre passe par le filtre de la subjectivité de la famille. Les élèves sont alors dans un rapport de curiosité, d’exploration. Par le biais de la plate-forme e-Twinning et par l’intermédiaire des enseignants, les élèves qui participent au projet « Vivre-ensemble » font essentiellement le constat des différences entre les écoles, constat renforçant une distance entre « eux-ailleurs » et « nous-ici ». En s’appuyant sur l’imagination, « One Globe Kids » invite au contraire à des rapprochements « symboliques » entre enfants dans un même monde. Le numérique devient alors la métaphore de ce monde unique dans lequel il faut partager pour vivre ensemble.