Navigation – Plan du site

AccueilNuméros17DossierHorizon partagéL’immigration au féminin : un nou...

Dossier
Horizon partagé

L’immigration au féminin : un nouveau regard au travers du web social

Oscar Motta Ramirez

Résumés

Cet article propose par une approche compréhensive d’analyser la manière dont le web social a modifié la manière de migrer des femmes. Il s’agit de comprendre comment les nouvelles technologies sont aujourd’hui empruntées et mises à contribution d’un changement socio-culturel. Notre objectif vise ainsi à éclairer les questions essentielles suivantes : quelles pratiques des TIC les femmes migrantes ont elles aujourd’hui dans leur migration ? Quels ressorts communicationnels sont mobilisés dans leurs usages ? Quels nouveaux rôles leur permettent-ils de jouer ?

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1La mobilité des hommes recouvre un grand nombre de réalités. L’immigration est devenue plus que jamais un sujet implexe. Mais « après avoir été consacrée comme enjeu électoral, dans une surenchère qui n’a cessé de se confirmer, la question migratoire s’est durablement installée comme “problème” » (Morice, 2015, p. 211). Cette vision largement répandue dans les représentations collectives se caractérise par une multitude d’interrogations qui enclavent des désinences telles que l’immigration illégale, l’immigration clandestine, le droit d’asile, la religion, le droit de vote, les jeunes de banlieue… Si le sujet de l’immigration préoccupe de nombreux Etats européens, il suscite en France un débat vraiment passionnel. Dans un contexte où il devient nécessaire de renforcer l’accueil et l’intégration des ressortissants étrangers entrant et vivant sur le territoire tout en endiguant dans le même temps les immigrations irrégulières, il s’avère difficile de comprendre sereinement les tenants et les aboutissants de cette « crise » qui traverse le pays, de distinguer les faits établis des idées reçues, de ne pas multiplier les amalgames, etc. (Mazella, 2016, p. 3). L’une de ses principales incohérences demeure dans la déclinaison de l’histoire de l’immigration essentiellement au masculin. Qualifiées à tort « d’invisibles » (Winckler, 2011), « d’absentes » (Verschuur, 2017), de « transparentes » (Miliani, Obadia, 2007), la présence des femmes migrantes, leur implication et leur mobilisation sont pourtant réelles et observées sur le terrain. Mazella voit d’ailleurs dans le travail de recherche aujourd’hui l’impératif de « sortir les femmes de l’invisibilité et [de] rompre avec l’image stéréotypée d’un éternel féminin voué à la sphère privée et l’immobilisme » (Mazella, 2016, p. 84). De nouveaux indicateurs émergent et laissent apparaître des femmes de plus en plus célibataires (Beauchemin, Hamel, Patrick, 2010). Elles sont autonomes et revisitent la notion de solidarité familiale (Léguy, 1999). Beaucoup d’entre elles sont diplômées de l’enseignement supérieur (Beauchemin, Hamel, Patrick, 2010). Elles sont devenues des protagonistes actives et indépendantes de leurs parcours migratoires. Elles développent de réelles capacités à se regrouper, à s’organiser et pour renforcer l’accompagnement institutionnel bien souvent trop normatif, elles s’investissent dans les associations où elles portent des actions sociales et des animations culturelles. Elles renforcent la cohésion au sein de la communauté et contribuent également à mieux accompagner l’arrivée des nouvelles migrantes. Rygiel a souligné dans son travail leur forte capacité d’auto-organisation et la vitalité des mouvements qu’elles ont constitués (Rygiel, 2011, p. 41). Par ailleurs, elles prennent appui sur des « réseaux relationnels cosmopolites » (Audebert, Ma Mung, 2007, p. 209), d’autant plus facilement qu’ils mettent à contribution les nouvelles technologies (Sanchez Molina, 2009, p. 326), et tout particulièrement les réseaux sociaux (Checa, Arjona, Checa Olmos, Alonso, 2006, p. 198), pour « gagner en efficacité et vélocité » (Rossano, 2015, p. 8). Cet article propose donc par une approche compréhensive d’analyser la manière dont le web social a modifié la manière de migrer des femmes. Il s’agit de comprendre comment les nouvelles technologies sont aujourd’hui empruntées et mises à contribution d’un changement socio-culturel (Ceballos, 2013). Pour mener notre analyse, nous nous basons tout d’abord sur 28 entretiens semi-directifs menés auprès de femmes migrantes accueillies en Centre d’Accueil et de Demandeur d’Asile (CADA) en Aquitaine, conjugués à des observations de réseaux sociaux (Facebook, Twitter, etc.), de plates-formes de partage (Mashpedia, Youtube, bibliothèques virtuelles, etc.) et de plates-formes communautaires (associations, clubs, etc.). L’approche que nous préconisons trouve son ancrage au cœur d’un cadrage théorique mobilisé autour de la communication communautaire, de l’analyse de ses pratiques médiatiques et de ses logiques d’acteurs. Notre objectif vise ainsi dans cet article à éclairer les questions essentielles suivantes : quelles pratiques des TIC les femmes migrantes ont-elles aujourd’hui dans leur migration ? Quels ressorts communicationnels sont mobilisés dans leurs usages ? Quels nouveaux rôles leur permettent-ils de jouer ?

Les pratiques des TIC par les femmes migrantes aujourd’hui dans leur migration

2Même si les ventes sont en baisse sur le dernier trimestre 2018 (- 4,9 %), les chiffres ne restent pas moins impressionnants avec près de 375,5 millions d'unités écoulées dans le monde. En effet, « la mutation d’internet, devenu une plateforme communicationnelle et non plus spécifiquement informationnelle comme à ses débuts » (Rigoni, 2010, p. 1) a fait du smartphone un outil incontournable dans le paquetage de celles et ceux qui souhaitent entamer une migration. Que cela soit pour garder le contact avec leur famille, contourner les barrières linguistiques, prendre connaissance de démarches administratives, dénicher les lieux de passage accessibles aux frontières ou encore pour trouver des emplois ou des logements, les technologies de l’information et de la communication jouent aujourd’hui un rôle déterminant dans la migration féminine. Leurs pratiques des TIC sont avant tout devenues mobiles. En effet, conscientes que le Web social 2.0 (blogs, réseaux sociaux, sites dédiés et wikis, etc.) pouvait représenter un atout majeur dans leur exode, les femmes migrantes se sont très vite équipées de dispositifs numériques tels que tablettes, montres connectées, chargeur solaire, pour bénéficier des immenses avantages et possibilités que ce nouvel acteur pouvait apporter dans leur migration grâce à des connexions de plus en plus rapides et accessibles. « Si internet est une opportunité inédite, c’est essentiellement parce qu’il représente une première occasion d’expérimenter à large échelle ce potentiel, parce qu’il permet à des individus, dispersés sur de vastes étendues et pourvus de capacités singulières, de coopérer malgré la distance qui les sépare. […] Il favorise en effet le contact, évitant des déplacements dont le coût et l’effort seraient rédhibitoires pour nombre de coopérations, mais il participe aussi de la mise en relation » (Beaude, 2012, p. 166).

  • 1 Anna, entretien semi-directif, décembre 2019.
  • 2 http://appsforrefugees.com 
  • 3 Gohar, entretien semi-directif, décembre 2019.

3Ce nouveau « couteau suisse numérique » donne accès à une multitude d’applications qui grâce à internet permettent aux populations migrantes de développer de nouvelles stratégies migratoires connectées « … quand j’ai eu accès au Wi-Fi durant mon voyage, je me suis connectée sur WhatsApp et j’ai tout de suite envoyé des messages à ma famille pour qu’ils puissent savoir comment j’allais, j’ai aussi partagé avec mes proches ma géolocalisation pour qu’ils sachent où j’étais… »1 confie Anna pendant son entretien. Gohar, quant à elle, explique qu’elle a découvert les groupes de migrants sur Facebook et s’est appuyée sur des plateformes telles que appsforrefugees2 avant d’entamer son périple : « je ne réunissais pas les conditions pour aller en France, du coup j’ai décidé de surfer sur internet et j’ai ainsi découvert que des groupes existaient pour t’aider à partir de chez toi, j’ai discuté en ligne avec un responsable d’un des groupes et en quelques minutes j’ai eu énormément de renseignements géographiques, des précisions sur les bonnes routes à emprunter, sur celles à éviter »3. Comme le corrobore Dana Dominescu « Beaucoup des migrants offrent sur leur blog ou sur leur compte Facebook, Instagram ou WhatsApp, sur YouTube ou Périscope, jour après jour, des témoignages, des cartes, des photos, des vidéos sur leurs parcours et sur leur vie, qui deviennent autant de sources d’information pour les candidats au départ. Sur Facebook, sur RenRen ou Vcontact, les « amis » des amis migrants sont des réseaux transnationaux des candidats à la migration d’aujourd’hui » (Dominescu, 2016). Les TIC et tout particulièrement l’appropriation du téléphone mobile par les migrantes que nous avons rencontrées démontre dans notre enquête qu’il ne s’agit plus d’une pratique de communication qui s’instaure à distance, mais qu’elle participe bien au contraire d’une nouvelle culture de la mobilité qui constitue durant la migration le point d’attache entre le départ et l’arrivée dans le pays d’accueil.

  • 4 Tamara, entretien semi-directif, février 2019.

4Si pendant la première période du web 1.0, (entre 1995 et 2003) le téléphone portable a su jouer un rôle déterminant dans les communications chez une certaine partie de la population migrante, nous constatons aujourd’hui (à l’ère du web 3.0) que les objets connectés procurent des usages divers et adaptés en fonction de la mobilité et de la situation personnelle de chaque utilisateur car « dans le monde des migrants, le cellulaire est devenu un kit de survie qui fait office d’adresse, de boussole, de secrétariat du pauvre (le répondeur), de centre d’information, de mode de paiement et de loisir. Il est devenu le support matériel indispensable à l’intégration et au maintien de réseaux transnationaux » (Dominescu, 2016). Ils permettent d’expérimenter des pratiques des TIC détournées. Par exemple, notre enquête a permis d’identifier de manière récurrente deux services auxquels ont régulièrement recours de nombreuses femmes de notre échantillonnage. La banque en ligne est certainement le service le plus sollicité. Carolina fait partie des 49 % de femmes interrogées qui confient effectuer des virements d’argent grâce à l’application mobile de leur banque depuis leur portable pour les transferts d’argent vers leur pays d’origine. Le deuxième usage détourné distingué est celui de l’utilisation des tablettes et téléphones mobiles employés comme de véritables scanners de poche pour réaliser des copies et des envois de documents personnels. Tamara raconte qu’elle a « téléchargé gratuitement l’application iScanner pour effectuer [ses] démarches administratives car en France les administrations exigent énormément de papiers »4. Aucune connexion internet n’est requise, tous les scans étant stockés localement sur le smartphone. Si ces usages s’inscrivent dans une démarche constructive, il a été fait mention dans notre enquête par Noyémie, de pratiques des TIC plus obscures, largement soulignées par Marlène Dulaurans et Jean-Christophe Fedherbe (2019), où le darknet peut se révéler le lieu propice et « tentant » pour « acheter un passeport dans les règles de l’art […] car cela a déjà fonctionné pour d’autres ».

Les ressorts communicationnels mobilisés par les femmes migrantes dans leurs usages des TIC

  • 5 Francesca, entretien semi-directif, février 2019.
  • 6 Dounia, entretien semi-directif, janvier 2019.
  • 7 Aya, entretien semi-directif, mars 2019.
  • 8 Victoria, entretien semi-directif, février 2019.
  • 9 Dalila, entretien semi-directif, janvier 2019.
  • 10 Adriana, entretien semi-directif, janvier 2019.
  • 11 Flor, entretien semi-directif, mars 2019.

5Notre analyse montre différents ressorts communicationnels. Le premier sur lequel les femmes migrantes s’appuient en utilisant les TIC vise tout d’abord à satisfaire cette « compulsion de proximité » (1994) que décrivent Deirdre Boden et Harvey Molotch, la nécessité de maintenir le lien avec ses proches que connaissent la plupart des migrants, telle une obsession qui compense l’absence en cherchant constamment à se rapprocher virtuellement de ceux qui se sont éloignés physiquement. Francesca et Dounia font partie de ces migrantes interconnectées qui revendiquent utiliser « absolument tous les jours »5 voire « plusieurs fois par jour »6 des dispositifs numériques dans leur pays d’accueil pour contacter leur famille (essentiellement WhatsApp, Skype, Facebook, Messenger, Snapchat dans notre enquête). Cette présence est essentielle pour nos sondées. Aya fait part de son inquiétude à l’idée de perdre son smartphone « je ne peux pas vivre sans, sinon je perds tous mes repères, tous mes contacts »7. Pour Victoria, il s’est entièrement inscrit dans sa routine du quotidien : « c’est mon premier réflexe le matin, je le consulte avant même de me lever du lit, je prends des nouvelles des miens »8. Dalila, quant à elle, ne peut s’en séparer « il m’accompagne partout où je me déplace, dans la rue, dans le bus, dans le métro. J’ai besoin de savoir que ma famille peut me joindre quand elle le veut »9. Si ces témoignages attestent d’une « connexion-attachement » sans faille pour l’ensemble de nos migrantes, ils mettent également en exergue une utilisation de ces objets connectés qui dépassent la simple fonction communicationnelle utilitaire. Elle s’inscrit au contraire dans l’intime et joue pour elles un rôle de réconciliateur dans la sphère privée. « Dès que j’ai un coup de moins bien durant l’hiver ou les périodes où le soleil se fait rare, je regarde dans ma tablette les photos de ma famille… voir mes parents et mes frères heureux sur les photos me contamine de joie et me redonne le sourire… »10 confie Adriana qui fait partie de ces « e-migrantes ». Pour d’autres, les réseaux sociaux se révèlent être les intercesseurs privilégiés pour transformer le lien à distance en une nouvelle manière de vivre ensemble : « grâce à internet et à YouTube il est possible de suivre les tendances musicales de chez moi, écouter les derniers tubes, les tendances ainsi que Carlos Vives, mon chanteur favori me permet d’échanger avec mes amis en ligne et surtout de ne pas me sentir déracinée »11.

6Le deuxième ressort communicationnel que notre analyse a mis en exergue concerne le lien d’intégration socioprofessionnelle privilégié qu’incarnent les TIC pour ces femmes migrantes. Si nos entretiens ont démontré que « le smartphone est un objet personnel, rarement prêté » (Guerrieri, Dosquet, Dosquet, 2016, p. 56), la manière dont elles le mettent à profit pour faire des recherches est tout aussi caractéristique et singulier. Tour à tour, il peut devenir un support en matière de logement, d’emploi, de santé, de services, de commerce, d’administration, d’information, etc. « Les TIC, en permettant les interactions entre individus et individus, et entre individus et communautés d’individus, peuvent agir sur le réseau social accessible de l’acteur social et peuvent en outre lui permettre de considérer ces relations en tant que ressources mobilisables dans un but personnel » (Chaker, 2012). Ainsi, trouver des nouvelles applications mobiles dans le Web 2.0 qui peuvent aider les migrantes est devenu un sujet central dans les discussions entre celles qui ont quitté leur pays, les candidates à la migration, les ONG et les États. En effet, les dispositifs se sont démultipliés ces dernières années au rythme de l’immigration. Un lien peut être directement établi entre l’usage des TIC et la socialisation de ces femmes migrantes. Cela a d’ailleurs été souligné à deux reprises à quel point ces TIC favorisaient les approches pédagogiques et la mise en place de dispositifs de e-learning. L’une d’entre elles a fait référence dans nos entretiens au serious game de l’université Bordeaux Montaigne qui lui a été soumis dernièrement, Mon French Kit (gratuit et téléchargeable sur iOs et Androïd), qui a pour objectif de faire découvrir aux immigrants en France les diverses institutions, les formulaires requis et l’acquisition du vocabulaire nécessaire pour comprendre et se faire comprendre dans le cheminement de l’obtention d’une carte de séjour. Une autre a fait état de ses difficultés d’apprentissage de la langue française et sur les conseils de sa communauté s’est appuyée sur YouTube et le canal OhlalaLingua pour améliorer son niveau de français afin de capitaliser sur tous les moyens existants pour s’assurer de passer le niveau de connaissance de français au moins équivalent au niveau A2.

7Les usages des TIC par les femmes migrantes s’éloignent largement des pratiques d’utilisateurs sédentaires. La boussole de navigation pour se diriger la nuit (sur terre ou en mer) ou encore la caméra vidéo utilisée dans certains contextes telle une caméra de vidéosurveillance pour traverser des passages sensibles (police, douane, surveillance privée, etc.) et ainsi transmettre les informations nécessaires au reste du groupe ou aux migrantes qui arriveront plus tard dans ces « hubs territoriaux » en font certes partie. Mais qu’il s’agisse des primo-arrivantes ou des femmes qui comptent plusieurs semaines voire des mois sur le territoire national, elles ont toutes mis en avant la capacité pour les TIC de leur permettre de faire une « échappée belle », une pause dans leur périple, de leur offrir une possibilité de se reposer pour récupérer physiquement et mentalement des traumatismes vécus durant la migration. Dans son enquête pour l’association France Terre d’asile, Hélène Soupios-David a montré que les femmes migrantes sont « surexposées à des situations de violence » et il arrive parfois que certaines d’entre elles aient « été hébergées en échange de prestations sexuelles ou de tâches domestiques »12. Dans ce contexte, le téléphone portable, les tablettes et pour certaines les ordinateurs portables, offrent aux migrantes une parenthèse pour s’oublier ou se distraire. Quand « le wifi est de qualité »13 selon Claudia, elles peuvent alors transformer n’importe quelle salle d’attente, bureau administratif ou encore couloir d’association ou d’ONG en véritable salle de cinéma, en micro centre d’appel, ou encore en espace de jeux vidéo improvisé. Les dispositifs numériques permettent de délaisser certains problèmes directement liés à leur migration pendant quelques instants. Ils offrent un « espace transitionnel » (Seys, 2003), un lieu de refuge. Natasha, une de nos interviewées, évoque la nécessité de se changer les idées, de se détourner du quotidien car son statut était devenu trop précaire : « en arrivant en France j’ai eu la chance de pouvoir squatter chez ma sœur, elle avait obtenu une chambre au CADA car elle avait 2 enfants, en ce qui me concerne, ma demande a été refusé sans possibilité d’appel car aux yeux de la République en tant que femme seule et célibataire je ne suis pas prioritaire ou encore considérée en détresse, ce qui est pour moi complètement injuste [...] Heureusement, qu’internet m’offrait une porte de sortie »14.

ILes nouveaux rôles joués par les femmes migrantes grâce à leurs usages des TIC

  • 15 Dalila, entretien semi-directif, janvier 2019.
  • 16 Carmen, entretien semi-directif, avril 2019.
  • 17 Flor, entretien semi-directif, mars 2019.
  • 18 Anna, entretien semi-directif, décembre 2019.
  • 19 Laura, entretien semi-directif, février 2019.
  • 20 Carmen, entretien semi-directif, avril 2019.
  • 21 La sociologie de l’immigration commence à se développer en France à partir du début des années 70.

8Plusieurs de nos entretiens ont permis de faire émerger un rôle phare que les femmes migrantes sont amenées à jouer par l’intermédiaire des TIC une fois qu’elles se sont installées dans le pays d’accueil. Elles se sont décrites tour à tour comme des « passeuses de culture »15, des « relais culturels »16, ou encore « des gardiennes de cultures »17qui créent des « lieux cross-culturels [inédits caractéristiques] d’espaces d’interactions émergentes » (Casalegno, McAra-McWilliam, 2003, p. 152). Bien conscientes que leur culture peut représenter une source d’intérêt majeure et permettre de tisser du lien social vers l’extérieur, elles ont profité de cette connaissance de « l’entre-deux » qui les place entre le « dedans et le dehors » (Laffort, 2009, p. 176) pour s’inscrire dans une dynamique de partage et de valorisation tournée vers les autres. Par exemple, l’administratrice de la page Facebook « Chez Anna 33 » anime toute une communauté de followers autour de la gastronomie arménienne et concrétise régulièrement les échanges virtuels par des rencontres thématiques dans son local. Dans son interview, Anna raconte son parcours, en passant de la clandestinité la plus précaire à l’ouverture de son restaurant à Eysines. « Je suis née en Russie et je suis arrivée en France avec l’espoir d’obtenir l’asile politique. Nous avons été menacées de mort et je me suis vue dans l’obligation d’abandonner tout ce que nous avions car ma vie et celle de mes enfants en dépendait. Quand nous sommes arrivés en Gironde, nous avons vécu dans un ancien restaurant chinois abandonné, j’ai commencé à faire la cuisine pour nous et très vite, grâce au téléphone portable et aux réseaux sociaux, le bruit courait qu’un restaurant pour les migrants venait de s’ouvrir. De fil en aiguille j’ai fini par ouvrir mon propre restaurant. Il est encore fréquenté aujourd’hui par beaucoup de migrants »18. Si la dimension culinaire a porté Anna, Laura a pour sa part investi YouTube pour réaliser des vidéos qui luttent contre les préjugés attachés à l’image de son pays d’origine. « La Colombie souffre d’une mauvaise image, partout où je vais on me parle à chaque fois de Pablo Escobar et du cartel de Medellin. Mais les gens ignorent que la Colombie c’est aussi le berceau du “Realismo magico” de Marquez, la source d’inspiration des sculptures de Botero ou encore l’influence déterminante des rythmes de la salsa de Cali »19. Carmen, quant à elle, a créé son propre site internet pour exposer ses œuvres et communiquer sur les manifestations auxquelles elle participe. Elle réalise des gravures qui s’attachent toutes à valoriser ces femmes-témoins qui ont vécu des atrocités durant la guerre commise par le “Sendero Luminoso” dans son pays qu’est la Pérou. Elle souhaite « redonner la parole à ces femmes qui n’y ont plus droit, celles qui courent tous les dangers, ces femmes qui n’ont pas de visage »20, comme pour nous rappeler ces nombreuses migrantes qualifiées « d’invisibles » (Winckler, 2011) « d’absentes » (Verschuur, 2017) ou encore de « transparentes » (Miliani, Obadia, 2007) dans la littérature sur les migrations21.

  • 22 Carolina, entretien semi-directif, février 2019.

9Le processus d’acculturation (Courbot, 2000) fait partie intégrante des étapes à franchir par les femmes migrantes. Interactions et emprunts sont autant de changements culturels dont elles se sont accommodées. Nous partageons le postulat de Naika Foroutan qui les considère comme des femmes « post-migrantes » (Oroutan, 2016) et avons pu constater qu’elles sont également amenées à endosser un rôle polycentré « d’actrices de l’intégration sociale et culturelle dans les contextes d’accueil de l’immigration » (Oso Casas, 2016, p. 180). Constituant ainsi un réseau primaire, telles des médiatrices entre les nouvelles arrivantes et les diverses institutions du pays d’accueil, elles apparaissent comme des repères incontournables dans les étapes de l’intégration, souvent pour pallier l’urgence et la détresse de certains cas, pouvant les conduire à assumer des rôles significatifs d’assistante sociale, de tutrice ou encore de traductrice. Cette multiplicité de facettes est un atout pour les primo-arrivantes leur faisant gagner du temps et assurant une certaine efficacité des démarches, dans des parcours souvent semés d’embûches voire chaotiques. Ces connaissances sont d’autant plus précieuses qu’elles sont partagées sur des plateformes d’information dans les pays d’origine, visant à améliorer l’intégration des prétendantes à l’exil. Nouveaux lieux de socialisation virtuelle, elles sont accessibles depuis les téléphones portables et facilitent l’accès aux expériences des utilisatrices. Par ailleurs, elles sont une véritable mise en relation avec les contacts privilégiés établis dans certaines institutions ou entreprises du réseau constitué. Carolina participe depuis deux ans au site « Marca País Colombia » (Marque Pays Colombie) et s’attache à y centraliser notamment toutes les dernières législations en matière d’immigration : « Cette immigration je la vis au quotidien. Il est parfois difficile de trouver la bonne information. Dès que je l’ai, je la partage pour éviter aux autres de vivre les mêmes galères que moi. Et de la même manière, parfois j’y trouve de précieux renseignements pour moi. Dernièrement, j’ai pu aider une copine de mon fils qui voulait faire son stage à Bogota. J’ai vu sur la plateforme que les formalités administratives n’étaient pas si compliquées que ça, il fallait juste retirer à l’aéroport un document appelé PIP2, accompagné de sa lettre d’invitation et la convention de stage. Avant de pouvoir trouver cette information-là, il lui aurait fallu des allers retours au consulat ou à l’ambassade. Bref des journées perdues »22.

  • 23 Divinité inca qui signifie terre et/ou mère en langue aymara.
  • 24 Carmen, entretien semi-directif, avril 2019.
  • 25 Sara, entretien semi-directif, février 2019.
  • 26 Fatima, entretien semi-directif, février 2019.

10Enfin, par leur présence sur les réseaux sociaux, leur participation à des plateformes d’échange, leurs témoignages sur des sites internet, ces femmes migrantes font office de référentes pour toutes celles qui veulent prétendre à l’immigration. Comme elles sont devenues actrices de leur migration et qu’elles se sont inscrites dans des démarches d’individualisation (Marie, 1997), elles se donnent à voir aux yeux des autres comme des pionnières. Leur parcours, leur expérience et leur réseau constitué montrent qu’une nouvelle posture peut être assumée et que des « savoir-faire en mobilité » pour surmonter les difficultés rencontrées peuvent être développés tout au long du parcours migratoire. Elles partagent leur expérience et confirment par là même qu’elles ont réussi à mobiliser de nouvelles ressources, de nouvelles pratiques, ce que Châtel et Soulet qualifient de « capital expérientiel », qu’elles sont capables de réelles capacités à s’organiser et à initier de nouvelles stratégies de contournement pour mieux s'accommoder aux divers mécanismes de résistance rencontrées. Il est intéressant, dans notre travail d’enquête, de noter qu’à plusieurs reprises la dimension maternante est évoquée, ces femmes incarnant pour les plus jeunes un rôle de « mama ». « J’ai toujours été considérée comme la Pachamama23 du temps où je vivais en Corée car j’étais la première arrivée et surtout la première à fonder une famille et réussi à vivre de mon art loin de chez nous »24 confie Carmen. Sara, quant à elle, avoue que « sans Leticia à Bordeaux, je n'aurais jamais osé quitter mon village en Bolivie, malgré l’envie d’avoir un bel avenir en France. Partir de chez soi et tout abandonner est loin d'être facile, il ne faut pas oublier que ce qui se raconte de l’étranger peut parfois faire peur »25. Fatima (primo-arrivante) pour sa part témoigne de la réussite de certaines : « elles ont souvent un travail sympa, une famille, une maison et parfois une voiture ! J’espère qu’un jour je pourrai retravailler comme experte comptable et aspirer à mon tour à une belle vie ici, dans mon nouveau chez moi »26. Ces femmes migrantes exercent un effet pygmalion sur celles qui veulent partir ou celles qui viennent d’arriver. Elles « constituent un exemple et une source d’inspiration » (Gagliardi, Michelon, 2018, p. 130) et encouragent au dépassement de soi.

Conclusion

  • 27 Virginia, entretien semi-directif, février 2019.

11Cet article vise à démontrer comment les nouvelles utilisations du web social couplées aux technologies d’aujourd’hui ont modifié la manière de migrer des femmes. Les avancées technologiques induisent un changement socio-culturel dans les rapports qu’elles entretiennent avec leur environnement. Leurs interactions évoluent et de manière quasi systématique conduisent à une transformation qui prolonge les échanges virtuels vers un accompagnement physiquement réel. Même si les différents usages du Web 3.0 évoluent en fonction de la singularité des processus de migration, ces e-migrantes acquièrent une expertise propre qui se nourrit de leurs trajectoires vécues et qui au moment où elles sont prêtes à la transmettre endossent alors un nouveau statut et sont amenées à jouer un rôle déterminant pour leur communauté d’origine et d’accueil. Comme l’a expliqué Virginia « je ne me sens plus inexistante ici. Grâce aux réseaux sociaux, j’ai l’impression de compter pour ma communauté »27. Si les témoignages apportés au cours de cette enquête n’ont fait que confirmer la grande difficulté que représente toute forme de migration, il est à noter que l’usage des TIC par ces e-migrantes instrumentalise la toile comme un nouvel espace numérique citoyen où la parole solidaire se partage.

Beauchemin Cris, HAMEL Christelle, PATRICK Simon, 2010, Trajectoires et origines, Enquête sur la diversité des populations en France, INED, 152 p.

Haut de page

Bibliographie

AUDEBERT Cédric, MA MUNG Emmanuel, 2007, Les nouveaux territoires migratoires : Entre logiques globales et dynamiques locales, Université de Deusto, 310 p.

BEAUDE Boris, 2012, Internet : changer l’espace, changer la société, FYP éditions, 256 p.

BODEN Deirdre, MOLOTCH Harvey, 1994, The Compulsion of Proximity, in FRIEDLAND Roger, BODEN Deirdre, NowHere : Space, Time and Modernity, University of California Press, 257-286.

CASALEGNO Federico, McARA-McWILLIAM Irene, 2003, L’universel avec tonalité. Dynamique de communication dans les environnements multimédias d’apprentissage, Sociétés, 79 : 1. 151-164.

CEBALLOS Florencio, 2013, Échapper aux clichés. Pour une compréhension éclairée des médias sociaux, in NAJAR Sihem, Les réseaux sociaux sur Internet à lheure des transitions démocratiques, KARTHALA Éditions, 492 p.

CHAKER Rawad, 2012, La contribution des TIC à l’insertion socioprofessionnelle : une approche tridimensionnelle de la notion de compétence, Colloque International sur les technologies en éducation, Montréal, Canada.

CHATEL Viviane, SOULET Marc-Henry, 2002, Faire face et s’en sortir, Saint-Paul, 578 p.

CHECA Francisco, ARJONA Ángeles, CHECA OLMOS Juan Carlos, ALONSO Ariadna, 2006, Menores tras la frontera : otra inmigración que aguarda, Icaria Editorial, 312 p.

COURBOT Cécilia, 2000, De l’acculturation aux processus d’acculturation, de l’anthropologie à l’histoire. Petite histoire d’un terme connoté, Hypothèses, 3 : 1. 121-129.

DOMINESCU Dana, 2016, Traces numériques, GISTI, URL : https://www.gisti.org/spip.php ?article5518

DULAURANS Marlène, FEDHERBE Jean-Christophe, 2019, Darknet et cybercriminalité : le hacking au secours des organisations, Colloque international ORG&CO - MICA sur Le « Côté obscur » de la communication organisationnelle, Bordeaux.

GAGLIARDI Emmanuelle, MICHELON Carole, 2018, 500 réseaux de femmes : Pour booster sa carrière, Éditions Eyrolles, 398 p.

GUERRIERI Aurélie, DOSQUET Éric, DOSQUET Frédéric, 2016, Le Marketing mobile : Comprendre, influencer, distribuer, monétiser, Dunod, 296 p.

LAFFORT Bruno, 2009, Limmigration des intellectuels marocains en France : regards sur une génération d’étudiants étrangers, Karthala Éditions, 439 p.

LEGUY Cécile, DIARRA Pierre, 1999, La Famille africaine : politiques démographiques et développement, Karthala, 318 p.

MARIE Alain, 1997, LAfrique des individus. Itinéraires citadins dans lAfrique contemporaine, Khartala, 440 p.

MARTINI Manuela, RYGIEL Philippe, 2009, Genre et travail migrant : mondes atlantiques, xixe-xxe siècles, Éditions Publibook, 198 p.

MAZELLA Sylvie, 2016, Sociologie des migrations, PUF, 128 p.

MILIANI Hadj, OBADIA Lionel, 2007, Art et transculturalité au Maghreb : incidences et résistances, Archives contemporaines, 142 p.

MORICE Alain, 2015, Situation actuelle des migrations internationales : réalités et controverses, L’Information Psychiatrique, 91. 207-215.

OROUTAN Naika, 2016, Postmigrant Societies, Workshop Experiencing Differences and Diversities in Contemporary Germany, Université Humboldt de Berlin.

OSO CASAS Laura, 2016, Féminisation de la migration, In REYSOO Fenneke, Femmes en mouvement : Genre, migrations et nouvelle division internationale du travail, Graduate Institute Publications, 316 p.

RIGONI Isabelle, 2010, Technologies de l’information et de la communication, migrations et nouvelles pratiques de communication, Migrations Société, 132 : 6. 31-46.

ROLLINDE Marguerite, 2010, Genre et changement social en Afrique, Archives contemporaines, 122 p.

ROSSANO Marco, 2015, Buscando la autorrealización : anàlisis sociológico y audiovisual de los napolitanos en Barcelona, Thèse de doctorat en Sociologie, Université de Barcelone, 425 p.

RYGIEL Philippe, Politique et administration du genre en migration : mondes atlantiques, XIXe-XXe siècles, Éditions Publibook, 2011, 250 p.

SANCHEZ MOLINA Raúl, 2009, La etnografía y sus aplicaciones : Lecturas desde la antropología social y cultural, Editorial Universitaria Ramon Areces, 424 p.

SCHILLER Nina Glick, BASCH Linda, BLANC-SZANTON Cristina, 1992, Transnationalism : A New Analytic Framework for Understanding Migration, In SCHILLER Nina Glick, Towards a Transnational Perspective on Migration, New York Academy of Science, 276 p.

SEYS Bertrand, 2003, Place et rôle des usages des jeux vidéo et d’internet dans la souffrance psychologique », Les Cahiers du numérique, 4 : 2. 117-134.

VERSCHUUR Christine, 2017, Genre, nouvelle division internationale du travail et migrations, Graduate Institute Publications, 352 p.

WINCKLER Martin, 2011, Les Invisibles, Univers poche, 229 p.

Haut de page

Notes

1 Anna, entretien semi-directif, décembre 2019.

2 http://appsforrefugees.com 

3 Gohar, entretien semi-directif, décembre 2019.

4 Tamara, entretien semi-directif, février 2019.

5 Francesca, entretien semi-directif, février 2019.

6 Dounia, entretien semi-directif, janvier 2019.

7 Aya, entretien semi-directif, mars 2019.

8 Victoria, entretien semi-directif, février 2019.

9 Dalila, entretien semi-directif, janvier 2019.

10 Adriana, entretien semi-directif, janvier 2019.

11 Flor, entretien semi-directif, mars 2019.

12 https://www.infomigrants.net/fr/post/9090/les-femmes-migrantes-plus-exposees-aux-violences

13 Claudia, entretien semi-directif, février 2019.

14 Natasha, entretien semi-directif, février 2019.

15 Dalila, entretien semi-directif, janvier 2019.

16 Carmen, entretien semi-directif, avril 2019.

17 Flor, entretien semi-directif, mars 2019.

18 Anna, entretien semi-directif, décembre 2019.

19 Laura, entretien semi-directif, février 2019.

20 Carmen, entretien semi-directif, avril 2019.

21 La sociologie de l’immigration commence à se développer en France à partir du début des années 70.

22 Carolina, entretien semi-directif, février 2019.

23 Divinité inca qui signifie terre et/ou mère en langue aymara.

24 Carmen, entretien semi-directif, avril 2019.

25 Sara, entretien semi-directif, février 2019.

26 Fatima, entretien semi-directif, février 2019.

27 Virginia, entretien semi-directif, février 2019.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Oscar Motta Ramirez, « L’immigration au féminin : un nouveau regard au travers du web social »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/6730 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.6730

Haut de page

Auteur

Oscar Motta Ramirez

Oscar Motta est doctorant en Sciences de l’Information et de la Communication à l’université Bordeaux Montaigne. Rattaché au laboratoire du MICA axe ADS (Art, scénographie, design : figures de l’urbanité – EA 4426), sous la direction de Cécile CROCE, Maître de conférences HDR, il articule ses travaux de recherche autour de plusieurs axes de travail : les processus de création au travers des pratiques artistiques et culturelles, l’artivisme, la médiation culturelle, les territoires et liens sociaux ainsi que les nouveaux publics. Courriel : oscarmotta@hotmail.com

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search