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Dossier
Horizon médiatique

Les pratiques médiatiques et communicationnelles au sein des foyers issus de l’immigration, entre le local et le transnational. Retour sur une enquête

Tristan Mattelart

Résumés

La littérature sur les usages des médias ou des nouveaux médias par les diasporas est devenue un lieu central pour analyser l’élaboration, à l’ère de la mondialisation, d’identités décrites comme transnationales. Cependant, en procédant de la sorte, cette littérature a tendu à mettre l’accent sur les connexions médiatisées transnationales de ces populations au détriment d’autres formes d’interactions médiatisées. Érigées en symboles de ces connexions transnationales, ces populations ont, à bien des égards, dans cette littérature sur les médias et les diasporas, cessé d’être des usagers ordinaires des médias ou des technologies de communication. En rupture par rapport à ce type de perspective, nous avons conduit une étude qualitative auprès de familles d’origine maghrébine vivant à Paris ou dans ses environs, afin d’analyser leurs usages ordinaires des médias et des technologies de communication. Tout en tenant compte des dimensions transnationales de leurs pratiques, nous avons essayé de faire en sorte de ne pas accorder à celles-ci une place telle que cela empêche de comprendre les autres dimensions de leurs expériences médiatiques les plus banales. Dans cet article, nous proposons de revenir sur cette recherche, d’expliquer comment nous l’avons conçue théoriquement et empiriquement, avant d’en exposer les principaux résultats.

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Texte intégral

1Passant en revue deux décennies de travaux sur les « audiences diasporiques », Alexander Dhoest, Karina Nikunen et Marta Cola décrivent celles-ci comme constituant un laboratoire pour étudier les usages des médias en temps de transnationalisation croissante. Ils vont jusqu’à suggérer d’« isoler ces audiences » par rapport aux autres pour mieux comprendre la façon dont elles « sont exemplaires d’évolutions plus larges », révélant en particulier combien les « usagers des médias deviennent plus globaux [dans leurs pratiques] et les identités culturelles moins stables » (Dhoest, Nikunen et Cola, 2013 : 15). Ainsi que l’illustre cette citation, la littérature sur les usages des médias ou des nouveaux médias par les diasporas est devenue un lieu central pour analyser l’élaboration, à l’ère de la mondialisation, d’identités décrites comme transnationales. Cependant, en procédant de la sorte, cette littérature a tendu à mettre l’accent sur les connexions médiatisées transnationales de ces populations au détriment d’autres formes d’interactions médiatisées. Pour le dire autrement, érigées en symboles de ces connexions transnationales, ces populations ont, à bien des égards, dans cette littérature sur les médias et les diasporas, cessé d’être des usagers ordinaires des médias ou des technologies de communication.

  • 1 Pour une présentation plus exhaustive des résultats de cette étude, menée dans le cadre d’un projet (...)

2En rupture par rapport à ce type de perspective, nous avons conduit, en 2012, avec deux postdoctorants, Karima Aoudia et Elyamine Settoul, une étude qualitative auprès de 40 familles d’origine maghrébine vivant à Paris ou dans ses environs, afin d’analyser leurs usages ordinaires des médias et des technologies de communication. Tout en tenant compte des dimensions transnationales de leurs pratiques, nous avons essayé de faire en sorte de ne pas accorder à celles-ci une place telle que cela empêche de comprendre les autres dimensions les plus banales de ces pratiques. Dans cet article, nous proposons de revenir sur cette recherche, d’expliquer comment nous l’avons conçue théoriquement et empiriquement, avant d’en exposer les principaux résultats1.

Les ambiguïtés des études sur les « audiences diasporiques »

3L’un des problèmes que recèle la littérature sur les « audiences diasporiques » tient à la dimension contradictoire propre à la notion de diaspora. En effet, celle-ci a pendant longtemps été utilisée pour désigner les réalités vécues par des populations réparties autour du monde, qui luttent pour préserver la continuité de leurs cultures et identités en dépit de leur dispersion. Néanmoins, depuis la fin des années 1980, sous la pression de l’essor de perspectives impulsées par les cultural studies, la notion de diaspora a été investie d’une nouvelle signification : elle est dorénavant communément mobilisée pour décrire les processus d’hybridations culturelles activés par la croissante circulation des flux transnationaux en temps de mondialisation (Dufoix, 2003).

4Cette tension inhérente à la notion contemporaine de diaspora — utilisée pour appréhender tant la préservation des identités à distance que leur mélange accéléré du fait de la mondialisation — sous-tend une grande partie de la littérature consacrée aux « audiences diasporiques ». Nombre de chercheurs relevant de ce domaine tendent de fait à postuler que ces publics sont — en raison de leur dimension « diasporique » — spécifiques. Les considérant comme tels, ces travaux explorent la spécificité de leurs pratiques. Ils tendent alors à mettre l’accent — et le premier sens de la notion est ici palpable — sur les connexions que ces groupes maintiennent à distance avec leurs pays d’origine, grâce à une variété de rencontres médiatisées. Comme Karim H. Karim l’avance : « Sous l’effet de la migration, les membres diasporiques quittent leur patrie ; mais ils transportent avec eux son imaginaire, qu’ils convoquent fréquemment dans leurs pays d’installation. […] Cela contribue à leur désir en faveur des contenus médiatiques ou d’autres produits culturels qui célèbrent leurs liens émotionnels avec leur pays d’origine » (Karim, 2006 : 270).

5Dans ce cadre, un argument récurrent de cette littérature est que les moyens de communication — de la télévision par satellite jusqu’à internet — incorporeraient ces populations au sein de sortes de « communautés imaginées transnationales » — en référence à la notion forgée par Benedict Anderson (2006) dans un tout autre cadre — au travers desquelles elles seraient en contact avec leurs cultures d’origine, leurs familles ou amis vivant dans la patrie quittée ou au-delà. Dans l’introduction de l’ouvrage qu’il a dirigé, The Media of Diaspora, Karim H. Karim note que la notion de « communauté imaginée » est avec récurrence utilisée « pour souligner les connexions diasporiques que facilitent différents médias et la consommation simultanée des mêmes contenus par les membres d’un groupe transnational » (Karim, 2003 : 2). Dans l’introduction théorique du volume qu’elle a co-édité, Transnational Lives and the Media, Myria Georgiou développe le même type d’argument. Les « communautés transnationales » que constituent les diasporas peuvent, grâce aux « médias et technologies de communication », maintenir et soutenir des « relations à distance » (Georgiou, 2007 : 17).

6Les recherches sur les médias et les diasporas explorent certes la façon dont, « au travers de la communication médiatisée », mais aussi de la « communication en face-à-face », le « sentiment d’appartenir des populations diasporiques » est « configuré au croisement des espaces locaux et transnationaux » (Georgiou, 2006 : 21). Ces foyers diasporiques n’en sont pas moins conçus comme un laboratoire pour étudier « la manière par laquelle les communautés peuvent être « soutenues, ré-imaginées et redéfinies en ces temps globaux » : l’accent est donc mis, dans ces recherches, sur la façon dont « leur consommation [médiatique] permet aux diasporas de (re)découvrir et (re)dessiner des identités qui sont compatibles et en phase avec notre condition culturelle et sociale transnationale contemporaine » (ibid. : 2-3, 23-24).

7La littérature sur les diasporas et les technologies de communication est, elle aussi, traversée avec insistance par ce type d’arguments. Dès la fin des années 1990, à un moment donc où l’internet était loin d’être fort développé, Ananda Mitra avançait l’idée que, grâce aux technologies en ligne, « les populations diasporiques, géographiquement déplacées et séparées par de vastes distances » pouvaient se reconnecter à « l’espace perdu d’une nation, d’une communauté, d’une tribu, recréées et réinventées sur le web » (Mitra, 1997 : 70-71).

8Bien qu’elle l’exprime de manière bien différente, Dana Diminescu tient à bien des égards le même type raisonnement. Le développement des « technologies modernes d’information et de communication (TICs) » a permis l’essor d’une nouvelle « figure paradigmatique » du migrant. À l’ancienne « figure paradigmatique du migrant déraciné » se substitue celle du « migrant connecté » qui, à la différence du précédent, serait désormais, sur une base ordinaire, grâce aux technologies en ligne, capable de « maintenir des relations à distance typiques de relations de proximité ». Tant que cette nouvelle génération de migrants est représentée comme étant dans une situation de « co-présence » avec leur pays d’origine. « Le lien “virtuel” — par téléphone ou par mail — permet aujourd’hui, plus et mieux qu’avant, d’être présent à la famille, aux autres, à ce qui est en train de leur arriver, là-bas, au pays ou ailleurs » (Diminescu, 2008 : 565, 567, 572).

9Dans ces écrits aussi, la manière dont les migrants usent des technologies de communication est représentative de l’élaboration d’identités transnationales en temps de mondialisation. Aux yeux de Dana Diminescu, en cette ère globale, « la division générique entre migrant, étranger, immigré et nomade, et même sédentaire, tend à s’effacer ». Tous vivent dans la plus ou moins même « culture de mobilité » (ibid. : 567).

10C’est contre ce type de perspective que nous avons décidé de bâtir notre propre étude empirique. Nous avions en effet le sentiment que les travaux considérés tendaient à trop mettre l’accent sur les liens transnationaux avec le pays d’origine, au détriment d’autres formes d’interactions médiatisées se déployant à d’autres échelles.

11Les travaux d’Asu Aksoy et de Kevin Robins nous ont, à cet égard, beaucoup inspirés. Dans leur étude sur la réception des télévisions transnationales turques dans les foyers issus de l’immigration à Londres, ceux-ci critiquent en effet en termes peu amènes le fait que les « cultural studies diasporiques […] demeurent piégées par le cadre [conceptuel] des communautés imaginées » (Aksoy et Robins, 2002 : 5). Les « études sur les médias diasporiques », regrettent-ils, tendent à se focaliser sur la manière dont les médias contribuent à activer les « liens et les appartenances » de ces populations avec la « culture de leur “patrie” ». Asu Aksoy et Kevin Robins enjoignent dès lors aux chercheurs de cesser d’être obsédés par les fonctions de « lien et [d’]appartenance » qu’ont les médias pour ces publics et de s’intéresser davantage à leurs expériences médiatiques ordinaires. Il s’agit de s’interroger sur « la façon dont ils pensent » et ressentent, plutôt qu’à la manière dont ils s’inscrivent dans de bien hypothétiques communautés imaginées transnationales (ibid. : 7, 8).

12C’est pourquoi, suivant leur conseil, nous avons décidé de ne pas concentrer notre protocole d’enquête sur les liens que nos interviewés pouvaient créer avec leurs pays d’origine — sans, naturellement, ignorer ceux-là —, mais de, au contraire, nous concentrer plutôt sur leurs expériences médiatiques ordinaires. Nous avons ainsi voulu les étudier comme des « audiences “ordinaires” ». Notre objectif était d’éviter, comme Riadh Ferjani aussi nous encourageait à le faire, de considérer nos répondants « comme un îlot […], détaché des pratiques [médiatiques] de la majorité » (Ferjani, 2007 : 115).

13Dans la mise en œuvre de notre recherche, nous nous sommes efforcés d’éviter un autre écueil qui guette ceux qui étudient les « audiences diasporiques ». Nombre des recherches sur celles-ci tendent en effet à se concentrer sur un aspect particulier des pratiques médiatiques d’une diaspora donnée : soit la réception des médias « traditionnels », soit leurs usages des technologies de communication, sans que la globalité de ces pratiques ne soit considérée. Pourtant, ainsi qu’Andreas Hepp, Cigdem Bozdag et Laura Suna nous le rappellent, « comme d’autres populations en Europe ou en Amérique du Nord, les migrants vivent des vies saturées de médias », tant les « mass media (traditionnels) que les (nouveaux) médias de communication personnelle ». Cela signifie que « l’on ne comprendra le monde quotidien des migrants que si l’on se penche sur les interrelations qui existent entre les différents médias [anciens ou nouveaux] et leurs pratiques quotidiennes » (Hepp, Bozdag et Suna, 2012 : 173-174). Cela nous a poussés à inclure dans notre recherche tant l’étude de la réception des médias que les usages des technologies de communication.

14Enfin, les études sur les diasporas et les médias souffrent de l’indétermination avec laquelle les termes de « diaspora », « migrant » ou « immigré » sont utilisés, comme la citation de Dana Diminescu évoquée plus haut l’illustre. Cette littérature tend souvent à inclure au sein d’une diaspora donnée une variété de populations qui sont très différentes et qui ont donc des façons très diverses d’utiliser les médias ou les technologies de communication.

15À l’opposé de cela, nous avons choisi de constituer un groupe de répondants issus de l’immigration en provenance du Maghreb qui soit diversifié en termes d’origine, d’ethnicité, d’âge, de condition sociale et de niveau d’éducation, mais, aux fins d’assurer un minimum de cohérence parmi ceux-ci, nous avons aussi choisi de n’interviewer que des personnes vivant en France depuis au moins 10 ans : des immigrés ayant quitté l’Algérie, le Maroc ou la Tunisie, et leurs enfants, nés en France dans la plupart des cas.

16Dans le cadre de cette étude, ont été menés avec eux 40 entretiens semi-directifs, entre juin 2011 et juin 2012, principalement dans la région parisienne. La grille d’entretien a été élaborée avec l’objectif de ne pas donner aux liens transnationaux médiatisés que nos répondants pouvaient entretenir avec leur pays d’origine la position centrale qu’ils occupent dans d’autres travaux. Cela nous a permis, comme nous essayerons de le montrer dans cet article, de comprendre la nature de ces interactions transnationales, mais en les mettant en perspective par rapport à d’autres interactions vécues dans le cadre de leurs expériences médiatiques ordinaires, et de mettre davantage au jour celles-ci.

Un lien télévisuel avec le pays d’origine

17Il n’y a, pour commencer, pas une « figure paradigmatique » de « migrant connecté », mais, au sein des familles enquêtées, diverses façons d’être, ou non, connecté. En d’autres mots, il y a une grande hétérogénéité dans les pratiques médiatiques de nos répondants — hétérogénéité fondée sur des variables telles que l’âge, le genre, le niveau d’éducation, l’appartenance sociale, mais aussi le type de relations ayant été cultivées avec le pays d’origine ou la maîtrise des langues qui y sont parlées.

  • 2 Voir, par exemple, Gillespie (1995), Georgiou (2006).

18Notre étude illustre ainsi une réalité mise en évidence depuis longtemps par la littérature sur la réception des médias au sein des foyers issus de l’immigration : les différences qui existent entre les pratiques des représentants de la première génération de l’immigration et celles de leurs enfants2. L’une des premières études de réception menée en France au sein de foyers issus de l’immigration maghrébine ou turque, par Alec G. Hargreaves et Dalila Mahdjoub (1997), avait de cette façon déjà montré à quel point les chaînes par satellite constituaient, pour la première génération, un moyen de combler un manque et de lutter contre des sentiments de nostalgie à l’égard du pays quitté.

19Comme l’illustre une de nos interviewées, Rabiaa, 62 ans au moment de l’entretien, grâce à la chaîne internationale algérienne, Canal Algérie, « on voit notre pays. Ce qui s’y passe, la culture, les paysages, les parcs naturels. Ça nous montre aussi tout ce qu’il y a de beau en Algérie. […] Et puis il y a la langue arabe, ça permet de se rapprocher du pays. On se sent plus proche de notre culture et des traditions » (Rabiaa, 62 ans). Hanifa éprouve, au contact de cette même chaîne, le même type d’émotions : « Ça fait plaisir de voir mon bled. Koul elxxir [toutes les bonnes choses] qu’il y a dans mon pays » (Hanifa, 62 ans).

20Néanmoins, il est important de souligner que, dans le but de conjurer ce sentiment de nostalgie, nos répondants de la première génération ne recourent pas qu’aux images de leur pays d’origine, mais aussi à celles de chaînes nationales françaises. Une émission sur le Pérou peut ainsi être regardée, comme l’explique Rabiaa, parce qu’elle fait écho aux paysages montagneux de l’Algérie : « L’autre jour y avait [sur Arte] un reportage sur des peuples espagnols qui vivent dans les hautes montagnes [Pérou]. Ils travaillent la laine des lamas comme nous au bled. C’est la même technique. Ça m’a rappelé l’Algérie quand on travaillait la laine et la peau des moutons » (Rabiaa, 62 ans).

21Ce sentiment de nostalgie qu’éprouvent ces téléspectateurs, qui peut être satisfait par les antennes tant d’Arte que de Canal Algérie, doit être interrogé. Comme les précédents extraits d’entretiens en témoignent, il y a, à l’œuvre, jusqu’à un certain point, un processus d’idéalisation du pays quitté au contact de Canal Algérie. Mais, ce n’est pas le seul. Pour nos répondants, comme pour les répondants turcs de Asu Aksoy et Kevin Robins (2002), les télévisions par satellite du pays d’origine sont en effet aussi le moyen d’actualiser leurs connaissances sur celui-ci. Comme l’affirme Hamid, le mari de Rabiaa : « Ça me permet de voir ce qu’il se passe en Algérie. Surtout de voir comment le pays évolue et se transforme » (Hamid, 72 ans).

22Les télévisions du Maghreb ou d’autres pays arabes offrent aussi, aux téléspectateurs de la première génération, d’autres liens, plus prosaïques, avec leur pays d’origine : elles leur permettent en particulier, à eux et à leurs enfants, de regarder des matchs de football ignorés par la télévision hexagonale. Hamid loue de cette façon les vertus de sa Bbox, qui lui permet, comme la parabole avant celle-ci, d’accéder à « tous les matchs de l’Algérie. On voit jamais cette équipe dans les chaînes françaises » (Hamid, 72 ans).

23Nous ne nous sommes penchés jusqu’ici que sur la nature du lien tissé, par les téléspectateurs et téléspectatrices de la première génération, au travers de leur poste, avec le pays d’origine. En réduisant leurs pratiques télévisuelles à cette dimension, nous pourrions courir le risque d’« essentialiser les positions de [ces] publics » (Cottle, 2000 : 26). Or, les plaisirs télévisuels de nos répondants sont beaucoup plus variés que cela.

De quelques plaisirs télévisuels ordinaires

24Nos répondants — comme tant d’autres téléspectateurs et téléspectatrices en France — recourent à la télévision pour occuper le temps, pour se divertir, ou pour oublier quelques-uns de leurs soucis de la vie quotidienne. Comme Reda l’explique, si ses parents regardent une variété de chaînes, françaises ou arabes, c’est, avant tout, « pour faire passer le temps » (Reda, 16 ans).

25La télévision est d’autant plus adaptée à cet usage qu’il s’agit d’une activité routinière. Oublier cela quand on considère les pratiques de nos répondants, c’est risquer d’« ethniciser » celles-ci. L’exemple de Sandra l’illustre bien. Elle est l’une des rares jeunes téléspectatrices (elle a 29 ans) à mettre en avant le fait que Canal Algérie est, pour elle, de temps en temps, en dépit du fait qu’elle ne comprenne pas l’arabe, un moyen « de retrouver un peu mes racines ». Cependant, cet usage épisodique de la chaîne algérienne contraste fortement avec sa fréquentation assidue de TF1, au retour du bureau. « Je rentre du travail, j’ai passé une journée vraiment très fatigante, je me pose, […] je mets la Une, c’est les divertissements TF1, donc y a la Famille en or ou autre. […] J’ai besoin voilà de… de me relaxer avec quelque chose de léger » (Sandra, 29 ans).

26En plus de vouloir passer le temps ou se divertir, nos interviewés sont aussi à la recherche des émotions que la télévision est à même de leur apporter : celles-ci peuvent être liées, comme on l’a vu, à la nostalgie pour le pays quitté, mais elles peuvent aussi, naturellement, être d’une tout autre nature.

27Les femmes de la première génération qui ont été interrogées ont, en particulier, mis en avant leur goût pour les mélodrames qu’elles voient sur une variété de chaînes, quand elles en maîtrisent les langues, sans se soucier véritablement de leur nationalité. Elles regardent ainsi des mélodrames en provenance du monde arabe, mais aussi les programmes turcs disponibles sur les télévisions arabes, les telenovelas accessibles sur les chaînes marocaines ou algériennes, ainsi que Les feux de l’amour, sur TF1. Hanifa l’illustre simplement : « Je regarde les feuilletons français, je regarde les turcs, je regarde des fois les kabyles, […] soit les algérois aussi, j’aime bien » (Hanifa, 62 ans).

28Dans les témoignages de nos répondants, la nationalité des programmes semble être moins importante que l’intensité attendue de leur contenu mélodramatique. Comme Hanifa l’explique, évoquant ses feuilletons préférés : « J’aime bien […] surtout, surtout les films tristes […], des histoires […] de femmes qui ont des problèmes avec leur belle-mère, leur famille, qui sont parties et qui se trouvent toutes seules » (Hanifa, 62 ans).

29Habiba aussi est à la recherche de programmes qui « parlent de la vie », qu’elle trouve tant sur des télévisions françaises que marocaines. Au moment où l’entretien a eu lieu, elle ne manquait pas, tous les jours, à 22 heures, Zinat Al Hayat, sur la première chaîne marocaine Al Aoula : l’histoire « de bourgeois qui ont des problèmes ». Mais, elle était aussi une téléspectatrice assidue des téléfilms mélodramatiques diffusés par M6 vers 14 heures en semaine. Comme les autres, « c’est des films réalité, ils parlent de la vie » (Habiba, 38 ans).

30Il est donc nécessaire de relativiser l’importance de la variable « nationalité des programmes » pour cerner les pratiques télévisuelles des femmes de la première génération qui ont été interviewées. Il est d’autant plus important de le faire qu’il y a une difficulté à identifier l’origine de certaines chaînes. « MBC, c’est égyptien » assène Habiba en évoquant la télévision saoudienne (Habiba, 38 ans). Il y a également une difficulté à définir la nationalité des programmes. Malika dit apprécier les « films comme Margarita » qui serait turc — « c’est Turquie » (Malika, 57 ans) —, en désignant une telenovela produite à Miami par la société Telemundo.

31Cependant, si, aux yeux de certaines des répondantes les plus âgées, les frontières entre chaînes ou émissions tendent à s’estomper, les plus jeunes interviewés en soulignent, eux, l’importance.

La difficulté de regarder la télévision ensemble

  • 3 Voir Gillespie (1995), Hargreaves et Mahdjoub (1997), Georgiou (2006).

32Les pratiques télévisuelles des jeunes sont, dans notre étude comme dans les autres l’ayant précédée3, de bien des manières, aux antipodes de celles des parents. Elles sont, d’une certaine façon, plus proches de celles des autres téléspectateurs français de leur âge que de celles de leurs parents. Ils regardent souvent les programmes — films ou séries — de leur côté, dans leur chambre, sur leur propre poste de télévision, sur leur ordinateur ou sur leurs terminaux mobiles.

33Comme leurs pairs, ils tendent à privilégier, au moment de l’enquête, des séries ou films hollywoodiens qu’ils visionnent sur une variété d’écrans. Amine regarde ainsi en streaming, sur son ordinateur, « un film tous les soirs pour décompresser ». Bien qu’il dise « regarde[r] de tout, c’est varié », force est de reconnaître que « c’est souvent américain. Les 99 %, c’est américain » (Amine, 25 ans). Fayçal aussi préfère les programmes américains. « Le cinéma français, c’est pas trop mon truc » (Fayçal, 24 ans).

34En revanche, pour la plupart de nos jeunes répondants, les chaînes du pays d’origine des parents semblent représenter un monde plus ou moins étranger. C’est particulièrement vrai pour ceux qui ne parlent pas la langue maternelle de leurs parents. Bakhta, qui comprend l’arabe, mais qui n’a pas été en Algérie depuis 10 ans, décrit assez bien le sentiment d’extranéité qu’elle éprouve à l’égard de Canal Algérie : « C’est pas trop mon style. […] C’est pas mon délire de regarder des films arabes » (Bakhta, 16 ans).

35De manière révélatrice, ceux qui ont quitté le domicile parental parlent de leurs soirées passées devant la télévision du pays d’origine comme de quelque chose qu’ils ont subi plutôt que choisi. Salah, âgé de 40 ans maintenant, commente : « J’étais avec eux donc forcément je supportais, on va dire, mais c’était pas volontaire de ma part ».

36Au-delà de ce clivage générationnel, il y a aussi de nombreuses rencontres familiales autour du poste de télévision. Dans ces foyers comme dans d’autres, la télévision, quand elle est regardée ensemble, crée des liens entre les différents membres de la famille. Comme Nassima l’explique : « C’est un moment de partage la télé. C’est bon, on partage la même information » (Nassima, 27 ans). Quand Nassima évoque cette fonction de lien, elle le fait à propos des programmes en kabyle à l’antenne de Tamazight TV4 qu’elle regarde avec sa maman.

37Mais, le visionnage de programmes sur la télévision française peut, lui aussi, nourrir ces liens familiaux. Mazouza raconte par exemple combien elle apprécie de s’asseoir avec ses enfants devant les émissions de Télétoon ou de Disney Channel : « Quand je […] trouve les enfants [face] à la télé allumée, je regarde un peu avec eux leur… j’aime bien rester avec mes enfants en fait, de regarder qu’est-ce qu’ils regardent » (Mazouza, 50 ans).

38Cependant, voir la télévision en famille signifie négocier le type de chaînes et de programmes qui seront retenus. Dans ce contexte, les programmes des chaînes en arabe sont parfois préférées, non parce qu’ils incluraient leurs publics dans une hypothétique communauté imaginée transnationale, mais parce qu’ils répondent à des normes de permissivité morale plus strictes. C’est le cas dans la famille de Jamel. À 21 heures, ils se branchent sur « la parabole […] parce qu’il y a [sur les chaînes françaises] un certain nombre de programmes qu’on va pas pouvoir regarder en famille et dont on sera obligé de zapper parce que il y aura des scènes un peu… un peu olé-olé ». Cependant, si le programme diffusé sur une télévision française est suffisamment attrayant, il sera vu, mais en « gard[ant] la télécommande à la main » (Jamel, 28 ans).

Une critique virulente des informations de la télévision française

39Au-delà de la diversité de leurs pratiques, ces différentes générations convergent dans la critique virulente qu’ils adressent à la télévision française quand elle traite de réalités qui leur sont proches. Leurs témoignages mettent à cet égard à nu les difficultés que rencontrent les chaînes hexagonales pour couvrir non seulement certaines régions du monde, mais aussi des pans entiers de la société française.

40La plupart des représentants de la première génération dénoncent plus particulièrement la manière dont leur pays d’origine est représenté sur le petit écran français. Hamid, par exemple, note que les chaînes françaises « ne donne[nt] pas souvent une bonne image du pays [l’Algérie]. Peut-être à cause de l’histoire. Mais dans les pays arabes, y a pas que des harragas ou des bombes… Y a plein de gens normaux qui travaillent dans les universités, des médecins, des ingénieurs… Et eux, on les voit jamais dans les reportages français » (Hamid, 72 ans).

41Les plus jeunes eux aussi condamnent les informations de la télévision française. Ils critiquent cependant moins l’image qui est donnée du pays de leurs parents que celle de leurs propres réalités — réalités pourtant constitutives de la société française. TF1 et France 2 sont plus particulièrement pointées du doigt pour être, selon les mots de Yamine, « un peu déconnectées de la réalité de la France ». Cette perception des carences de la représentation médiatique peut créer des réactions de rejet. Yamine a de cette façon banni la télévision dans son appartement : « Je veux pas payer la redevance télévisée pour avoir une télé qui ne me représente pas » (Yamine, 32).

42Par ailleurs, tant les plus jeunes que les plus vieux critiquent avec force les informations qu’offre cette même télévision française du monde arabe. Ici, les répondants font d’eux-mêmes le lien entre les « Arabes » vivant en France et ceux du monde arabe, pour reprendre un terme employé par les interviewés. Choukri accuse les chaînes hexagonales de donner une « image très négative, très ciblée, très orientée, très travaillée » des « Arabes », qu’ils vivent au sud ou au nord de la Méditerranée (Choukri, 36 ans).

43Aux fins de contourner ces déficiences, les répondants recourent à une variété de tactiques, à la recherche, quand cela leur est possible, de bribes d’information, à l’antenne de certaines chaînes arabes, mais aussi sur divers autres médias, plus en phase avec leurs réalités locales ou nationales.

44Si elles satisfont les besoins en divertissement de leurs téléspectateurs et téléspectatrices en France, les chaînes d’État des pays d’origine ne semblent pas combler ceux en information. Comme le déclare Habiba, la chaîne marocaine 2M, c’est pour « des feuilletons ou bien des sketchs », mais pas pour les nouvelles (Habiba, 38 ans). Ce qui est plus spécifiquement condamné, c’est la culture de l’unanimisme qui imprègne ces chaînes d’État. À la télévision algérienne, dénonce Ourida, « tout le monde est content ». « Là-bas, tout va bien » (Ourida, 43 ans).

45En revanche, Al Jazeera est, elle, employée par certains de nos répondants pour contourner les déficits des chaînes françaises. Ceux qui la regardent définissent bien ce qu’elle leur apporte. La chaîne qatarie, commente Amar, donne « un autre œil » sur ce qui se passe dans le monde arabe, ce qui « permet d’avoir un meilleur jugement » (Amar, 35 ans). La télévision qatarie, souligne Jamel, permet à son téléspectateur français de « multiplie[r] les points de vue » (Jamel, 28 ans).

46Cependant, seule une poignée de nos interviewés étaient en mesure, au moment de l’enquête, de suivre régulièrement ses programmes puisque ceci requiert une plus ou moins bonne connaissance de l’arabe littéraire, ce qui était loin d’être fréquent chez nos répondants, encore plus parmi les plus jeunes.

À la recherche d’autres informations

47Nos résultats sont, à cet égard, en contradiction de ceux d’autres études investiguant les mêmes réalités dans d’autres pays européens. Ils sont plus particulièrement en dissonance avec quelques-unes des conclusions de la recherche collective dirigée par Marie Gillespie, qui a analysé la manière dont les téléspectateurs issus de l’immigration en provenance du Moyen-Orient, d’Afghanistan, de la Somalie, de Turquie, et vivant au Royaume-Uni ou dans d’autres pays européens, ont vécu la couverture du 11 septembre 2001 et celle de l’intervention militaire en Afghanistan qui a suivi (Gillespie, 2006). Discutant le rôle d’Al Jazeera à cette occasion, Fauzia Ahmad concluait que « la télévision par satellite », en leur donnant accès à Al Jazeera ou aux chaînes de leur pays d’origine, avait permis aux téléspectateurs issus de l’immigration qui étaient enquêtés d’être reliés à une « communauté transnationale » arabe ou musulmane (Ahmad, 2006 : 969).

48Il serait difficile de décrire les pratiques d’information de la majorité de nos répondants en ces termes. Al Jazeera constitue en effet au mieux, pour ceux, pas si nombreux, qui sont en mesure de suivre ses programmes, l’une des composantes d’un environnement informationnel beaucoup plus vaste dans lequel ils vivent, où une variété de médias français, dont des généralistes, bien que souvent largement critiqués, sont toujours importants.

49Le premier élément qui doive être mis en avant à cet égard est le fait qu’Al Jazeera est utilisée (pour ceux qui en manient l’idiome) surtout en temps de crise, quand les besoins de vérifier l’information se font davantage ressentir. Chez Habiba, par exemple, la télévision qatarie est allumée « quand il y a des informations importantes », mais, en période ordinaire, celles que lui fournit BFM TV lui suffisent (Habiba, 38 ans).

50De plus, les médias minoritaires s’adressant spécifiquement aux publics issus de l’immigration maghrébine occupent une place non-négligeable dans les environnements informationnels de nos interviewés. Qu’il s’agisse de radios — comme Beur FM ou Radio Orient — ou de sites web — Oumma.com, Saphirnews.com —, ils ont, en comparaison d’Al Jazeera, l’avantage d’être (au moins partiellement pour certains d’entre eux) en français, de pouvoir être mieux compris et d’être davantage en phase avec les réalités vécues, sur le plan local ou national, par ces publics. De manière révélatrice, Yamine utilise les mêmes mots que ceux employés par d’autres pour qualifier Al Jazeera quand il cherche à décrire la contribution de ces médias minoritaires : ils ont pour avantage « de croiser un peu les regards » (Yamine, 32 ans).

51Certains de nos interviewés, afin d’échapper aux carences de l’information télévisuelle, recourent aussi à l’écoute d’émissions radiophoniques ouvertes au public, soit sur Beur FM ou Radio Orient, soit sur des stations telles que RMC, dont Amar apprécie particulièrement l’émission matinale Bourdin & Co : « C’est le côté un peu […] haut-parleur des gens contents ou pas contents. Et là bon après, il y a la parole aux auditeurs, donc ça permet aussi de donner son point de vue » (Amar, 35 ans).

52Les plus éduqués et les plus conscients politiquement parmi nos répondants contournent aussi le déficit des informations des médias français par la lecture de titres d’investigation, tel que Mediapart, ou ils utilisent leur compte Facebook pour recevoir et envoyer une information qui se veut alternative. À l’image de Jamel qui décrit l’usage qu’il fait de cette plateforme « comme un espèce de fil AFP en fait pour soi », fondé sur sa propre liste de contacts (Jamel, 28 ans).

53Mais, attention, que l’on n’aille pas croire que l’ensemble de nos enquêtés déploient une grande énergie pour recevoir une information différente. Si le sentiment que la télévision mésinforme sur les domaines qui leurs sont chers est très largement répandu parmi nos interviewés, tous ne cherchent pas de façon active à échapper à cela, loin de là.

54En revanche, beaucoup disent le faire. Ainsi, Sarah vante-t-elle les « meilleures informations » qu’elle glane, par rapport à celles du petit écran, sur internet. « Là, il y a vraiment beaucoup de choix ». Quand on essaie d’en savoir plus sur ses pratiques d’information sur le web et que l’on s’enquiert des sources qu’elle fréquente, on reçoit cependant une réponse des plus laconiques : « Je ne sais pas trop retenir le nom des sites… » (Sarah, 21 ans).

55En convergence avec ces résultats de notre étude de leurs pratiques informationnelles, l’analyse des usages des technologies de communication par nos répondants nous invite, elle aussi, à interroger l’idée de populations issues de l’immigration qui vivraient dans des espaces communicationnels qui seraient en permanence branchés, et de façon non problématique, à leurs pays d’origine.

Quand les relations transnationales sont facilitées

56L’avènement d’internet a bien entendu augmenté le nombre des moyens de communication que les familles issues de l’immigration peuvent mobiliser aux fins d’être en relation avec leurs proches éloignés. Les offres d’abonnement proposées par les fournisseurs d’accès à internet — qui incluent, pour certaines d’entre elles, les appels gratuits en direction des téléphones fixes ou à moindre prix vers les mobiles dans les pays du Maghreb — ont donné en effet, à un nombre important de nos interviewés, l’opportunité de parler plus facilement aux membres de leur famille et à leurs amis vivant au sud de la Méditerranée ou ailleurs.

57Cela représente sans conteste un changement non négligeable, au moins pour certains de nos répondants de la première génération. Alors que pendant des années, ils ont dû limiter le nombre d’appels à destination de leurs pays d’origine, surveiller étroitement la durée de ceux-ci et recourir aux taxiphones ou aux cartes prépayées, ils peuvent dorénavant, s’ils le veulent, appeler leurs familles au loin sur une base plus ou moins régulière. « Les cartes, les taxiphones, c’est fini ! Merci Free », va jusqu’à clamer Malika (Malika, 57 ans). Elle peut maintenant passer des heures et des heures à discuter avec sa mère et son frère qui vivent au Maroc, sans se soucier des factures.

58Cela a conduit à un changement significatif dans le contenu des conversations téléphoniques transnationales. À la différence de l’ère pré-internet, quand les appels étaient limités aux grandes occasions — pour célébrer naissances, mariages, fêtes religieuses, pour informer d’événements importants —, ils se caractérisent dorénavant par leur banalité, ainsi que l’illustre Nouara : « C’est vrai que je reste plus longtemps au téléphone, je reste au moins une heure et je parle tranquillement » une fois par semaine avec sa sœur et sa belle-sœur qui vivent toutes deux en Algérie. « Je ne me soucie plus des factures. On a le temps de parler de tout et de rien, de nos soucis de santé, du mariage de mon neveu, des enfants, des petits-enfants » (Nouara, 63 ans).

59Avec le développement de l’internet, nos répondants de la première génération ont aussi découvert de nouveaux outils de communication qui peuvent être utilisés pour rester en contact avec la famille éloignée. Cependant, l’appropriation de ces technologies en ligne n’a pas toujours été une tâche facile. L’utilisation d’un téléphone est chose relativement aisée, celle d’un ordinateur peut l’être moins, comme l’indique la manière dont Marbouha désigne ce dernier : la « boîte avec des fils » (Marbouha, 74 ans). Internet, c’est, pour le père de Bakhta, « une autre planète […], c’est un truc qu’il ne comprend pas » et elle a vocation à l’introduire dans cet univers (Bakhta, 16 ans).

60Dans ce contexte, ces technologies sont présentées par certains de nos répondants les plus âgés comme constituant des sortes d’outils magiques pour être ensemble, en dépit des distances. C’est du moins de cette façon qu’Achour décrit la possibilité qu’il a de voir sa famille en Algérie et de parler avec elle au travers de Skype. « Quand tu vois la personne avec laquelle tu parles, c’est vraiment un rêve » (67 ans).

61L’essor du web a ainsi, à bien des égards, enrichi le système de communication mis en place par les répondants de la première génération aux fins de rester connectés avec leur famille éloignée. Nous avons même été confrontés à des situations qui pourraient correspondre à la « co-présence » médiée par la technologie qu’évoque Dana Diminescu. C’est le cas de Malika qui demande tous les jours, à la fin de l’après-midi, à sa fille Soumia de contacter sa cousine vivant au Maroc, avec laquelle elle est en contact au travers de Facebook, de façon à permettre à Malika de bavarder, via Skype, avec sa mère et son frère qui vivent au Maroc. Après avoir été mis en relation par leurs enfants, Malika, sa mère et son frère peuvent rester connectés pendant des heures : ils discutent d’abord un peu, prennent le thé ensemble, puis, laissant leurs caméras branchées, vaquent à leurs occupations dans leurs domiciles respectifs, tout en restant en ligne. Parfois, ils font une pause et se parlent, comme s’ils étaient dans la même pièce. Le soir venu, ils regardent chacun de leur côté la télévision et commentent, au travers de Skype, ce qu’ils voient (Malika, 57 ans ; Soumia, 16 ans).

62Ce cas exemplaire de « co-présence » est néanmoins une exception plutôt que la règle parmi nos répondants. La plupart de ceux de la première génération qui utilisent leur téléphone ou des outils en ligne pour communiquer avec leurs familles au sud de la Méditerranée le font une à deux fois par semaine ou plus rarement.

63Il est important de préciser que ces communications régulières ont lieu avec la famille proche : les parents, les frères et sœurs… En tant que telles, ces relations médiées par la technologie sont fragiles : leur continuité peut être interrompue par le décès de l’un des proches. Même Malika qui, comme on l’a vu, passe des heures et des heures à communiquer avec son frère au Maroc, exprime son inquiétude : « J’espère que quand ma mère ne sera plus là, ça sera toujours la même chose, qu’on aura le même contact, [que] le téléphone [soit] gratuit ou non » (Malika, 57 ans).

Les limites des relations familiales à distance

64Après avoir insisté sur quelques-unes des principales manières dont les familles séparées par l’émigration ont bénéficié des changements apportés par l’essor d’internet, il nous faut maintenant déconstruire l’idée que ceux-ci se sont naturellement traduits, comme la thèse du « migrant connecté » tend à le supposer (Diminescu, 2008), par une amélioration, comme par magie, des communications intrafamiliales à distance.

65Le premier élément qu’il faille prendre en compte est que, bien que certains de nos interviewés, grâce à leurs forfaits, disposent de moyens « illimités » de communiquer par téléphone avec leur famille à l’étranger, les potentiels contenus de ces conversations transnationales ne se sont pas, eux, accrus dans la même proportion. Dans ce contexte, nombre de nos répondants expliquent que, en raison de l’augmentation de la fréquence des appels, ils ont désormais peur des « silences » qui ponctuent ces derniers. « Même si c’est illimité, on [en] fait vite le tour aussi. Comme c’est illimité et que c’est gratuit, c’est presque moins savoureux de téléphoner. À l’époque, on avait cette attente “Quand est-ce qu’on va téléphoner ?”. Comme, aujourd’hui, c’est illimité, on n’a pas vraiment de nouvelles à raconter […]. À moins de s’appeler James Bond, je vois pas l’intérêt » (Tahar, 43 ans).

66Douda exprime le même type d’inquiétudes au sujet des silences. Quand, en 2008, elle a découvert qu’elle pouvait, grâce à MSN Messenger, utiliser la vidéo pour communiquer avec ses parents vivant en Algérie, elle a commencé à utiliser cet outil pour « parl[er] pratiquement tous les soirs avec eux ». Mais, assez vite, les discussions ont tourné court. Il est en effet arrivé un moment où « on se voyait [“tellement”] tous les jours qu’on se regardait et on n’avait plus rien à se dire » — une situation qui les a amenés à réduire les rencontres vidéo à une par mois (Douda, 36 ans).

67Un autre élément qui, pour certains de nos interviewés, vient gêner la communication entre les deux rives de la Méditerranée réside dans les différentes formes de disjonctions qui existent entre leur vie « ici », en France, et celle de leurs proches « là-bas ». Une de celles-ci, à laquelle il a été fait référence avec récurrence, est la différence de sens du temps qui existerait entre le Maghreb, d’un côté, et l’Hexagone, de l’autre. Ce qui se traduirait en conversations téléphoniques qui, aux yeux de nos répondants, étant donné leurs contraintes d’emploi du temps, sembleraient trop longues. « En Algérie, explique Nouara, ils aiment parler longtemps et moi je n’aime pas vraiment. J’ai des choses à faire » (Nouara, 63 ans).

  • 4 Voir, sur ce point, Hunter (2015).

68Par ailleurs, les relations au sein des familles séparées par l’émigration sont, comme tout autre type de relation sociale, traversées par des rapports de pouvoir. Dans ce contexte, le développement de nouveaux modes de communication entre les deux rives de la Méditerranée a aussi multiplié les moyens, pour les membres qui sont restés dans le pays d’origine, d’adresser des demandes pressantes à ceux qui ont émigré et qui sont vus comme bénéficiant de plus de ressources matérielles4. Ce qui peut aller jusqu’à provoquer la colère parmi certains de nos répondants. « Je ne sais pas comment expliquer ça. Je n’ai pas envie de les voir se plaindre, pleurer pour me dire “Je suis malade”, “J’ai pas d’argent”, “J’ai besoin de ci ou ça”, et me raconter leurs soucis » (Hanifa, 62 ans).

69Pour toutes ces raisons, nombre de nos interviewés vont jusqu’à cacher à leurs familles vivant au sud de la Méditerranée qu’ils ont un nouvel abonnement permettant les appels en « illimité ». À l’image de ce que fait Mazouza : « Tu sais, j’ai pas dit à ma famille au Maroc que c’est gratuit. […] Parce que sinon, ils vont dire : “Tu nous appelles pas, pourtant c’est gratuit.” En fait, ils ont entendu dire que c’était gratuit en France, mais j’ai dit : “Chez moi, c’est pas gratuit.” Sinon, ils vont rester longtemps, sinon ils vont abuser, surtout ma belle-mère » (Mazouza, 50 ans).

70Au-delà, l’avènement de nouvelles technologies de communication ne peut, en soi, restaurer les liens familiaux qui se sont fragilisés sous l’effet non seulement du temps, mais aussi des distances géographiques, sociales ou culturelles. Tahar analyse assez bien pourquoi il n’appellera pas ses cousins algériens, en dépit du fait qu’il puisse désormais le faire aisément grâce à son forfait. « Je n’ai pas de véritables liens ou de relations très poussées, très étroites, très proches avec les gens de là-bas, donc, je n’appelle pas l’Algérie. […] C’est pas une question de coût. Avec ou sans Free, je n’appellerai pas » (Tahar, 43 ans).

L’importance du local dans les interactions médiées par les technologies de communication

71Au-delà de tous ces éléments soulignant quelques-uns des obstacles à la mise en relation transnationale, pourtant rendue en principe plus facile par l’avènement du web, il est nécessaire de souligner que le système de communication qui est employé par la première génération pour rester en contact avec la famille au loin fait lui-même partie d’un plus vaste système de communication qui, bien entendu, sert de base à d’autres interactions que celles avec le pays d’origine. En d’autres termes, les mêmes instruments qui sont utilisés plus ou moins épisodiquement pour communiquer à une échelle transnationale avec la famille au loin sont aussi utilisés de manière suivie pour communiquer avec des parents ou des amis, tant à une échelle locale que nationale. Ne pas prendre en compte ces interactions médiées par les technologies de communication et opérant à une échelle locale ou nationale, ce serait courir le risque de poser pour acquis le fait que les interactions opérant à une échelle transnationale prennent nécessairement le pas sur les autres, ce qui, évidemment, poserait problème.

72L’expérience de Nouara est révélatrice de ce point de vue. Comme nous l’avons vu, elle peut maintenant appeler toutes les semaines, grâce à son forfait téléphonique, sa sœur et sa belle-sœur vivant en Algérie. Ce forfait, elle ne l’a cependant pas seulement choisi pour cela, mais aussi pour pouvoir joindre les mobiles en France sans coût additionnel et cette option n’est pas utilisée sur une base hebdomadaire, comme les appels qu’elle passe en Algérie, mais quotidienne. En effet, chaque jour, Nouara contacte ses enfants résidant en région parisienne, comme elle. Elle les appelle sur leurs portables « si j’ai quelque chose de rapide à leur dire ». Mais, elle préfère les joindre sur leur fixe, « chez eux, comme ça je peux aussi parler avec mes petits-enfants » (Nouara, 63 ans).

73De même, quand les technologies en ligne sont utilisées dans ces foyers, ce n’est, naturellement, pas toujours pour rester en contact avec le pays d’origine, loin de là. Dans ces familles, comme dans les autres en France, l’internet est mobilisé pour une variété de finalités utilitaires liées à la vie quotidienne locale de ces familles, ainsi que l’illustre le cas de Douda. Si celle-ci, comme on l’a vu, recourt, une fois par mois, à Skype pour voir ses parents vivant en Algérie et leur parler, elle n’en écume pas moins presque quotidiennement le web à la recherche de vêtements pour enfants à un bon prix sur le site spécialisé Vertbaudet.fr ou des occasions intéressantes sur Leboncoin.fr (Douda, 36). C’est même sur ce dernier site qu’elle a trouvé la boulangerie qu’elle tient avec son mari à Saint-Ouen !

  • 5 Ce clivage générationnel dans les usages que font les populations issues de l’immigration des techn (...)

74Ces remarques sur l’importance du local valent encore plus pour les plus jeunes de nos interviewés. S’ils jouent un rôle très actif dans la mise en relation de leurs parents avec la famille au pays, ils ne communiquent, le plus généralement, pas très activement avec celle-ci. On retrouve ici le clivage générationnel évoqué plus haut, quand ont été étudiées les pratiques télévisuelles5. Alors que les répondants de la première génération profitent des opportunités offertes par les nouvelles technologies — avec toutes les nuances que nous avons introduites — pour communiquer avec leur famille au loin, nos plus jeunes interviewés usent de leurs smartphones ou de leurs autres outils en ligne principalement pour garder un contact avec leurs amis en France, qui, le plus souvent, vivent dans la même ville qu’eux. Une des répondantes, Nora, a utilisé une jolie expression pour décrire cette prégnance du local. Interrogée sur la géographie de ses contacts sur Facebook, elle a répondu qu’il s’agissait majoritairement « des amis des alentours » (Nora, 19 ans).

75Les communications à distance de nos jeunes répondants — principalement via SMS ou Facebook au moment de notre enquête — se nourrissent de ces interactions hors ligne. Bakhta explique par exemple que, sur Facebook, avec ses amis du lycée, « on va discuter de ce qu’on a fait la journée ou des devoirs le lendemain ». Quand ces interactions hors ligne n’alimentent pas celles en ligne, les connexions sont plus difficiles à maintenir. Même avec ses cousins et cousines vivant en France, mais pas dans la même ville, « on se voit pas trop, alors on n’a pas grand-chose à se dire » (Bakhta, 16 ans).

76Ce qui ne veut bien évidemment pas dire que nos jeunes interviewés n’entretiennent pas de communications en ligne avec leur famille à l’étranger. Au contraire, ceux-ci décrivent la manière dont ils sont soumis aux requêtes insistantes de la part de leurs cousins vivant au Maghreb. Comme le note Jamel, « les cousins du bled, cousins-cousines, ont un rapport très famille par rapport à Facebook » ; ils s’en servent comme un moyen majeur « de garder contact avec la famille. Et donc du coup ça nous oblige nous à garder contact avec eux » (Jamel, 28 ans).

77Les communications transméditerranéennes entre jeunes cousins que Jamel décrit sont néanmoins traversées par le même type de relations de pouvoir que celles que l’on a déjà évoquées en considérant les usages de la première génération. Ainsi qu’il le raconte, il est beaucoup plus sollicité par ses cousins pour qu’ils l’intègrent dans leurs contacts que le contraire, ce qui n’est pas le cas avec ses autres relations. « On va dire qu’en France, c’est partagé. Si j’ai la possibilité de demander en ami quelqu’un que je connais, je le fais. Et vice-versa, y’a pas forcément de… Par contre, avec […] ma famille du Maroc, c’est eux qui font la démarche » (Jamel, 28 ans).

78Les contacts qui sont ainsi noués sont brefs, souvent épisodiques, caractérisés par leur banalité, ainsi que l’illustre Yamine. On se donne « les nouvelles, “comment va la famille ?” Parfois, c’est un peu plus pratique. […] Ça va pas très loin » (Yamine, 32 ans).

79Il n’est cependant pas si facile de déterminer si ces contacts ne vont « pas très loin ». De fait, ceux-ci semblent créer, du moins pour certains de nos interviewés, un sentiment de proximité ordinaire avec les membres de la famille connectés vivant au sud de la Méditerranée, puisqu’ils donnent la possibilité d’avoir accès aux menues activités qu’ils publicisent sur Facebook. « Y’a pas spécialement plus de profondeur dans les échanges, mais y’a une proximité qui est intéressante », remarque Jamel (28 ans).

80Mais, cette proximité semble, à bien des égards, être de moindre importance par rapport à celle vécue avec les amis ou les membres de la famille avec lesquels ils ont des interactions hors ligne régulières. Même ceux qui, parmi nos jeunes répondants, utilisent ces moyens de communication pour rester assidument en contact avec leurs cousins au sud de la Méditerranée, reconnaissent que les technologies sont loin d’abolir quelques-unes des distances géographiques, sociales ou culturelles existant au sein des familles séparées par l’émigration.

81Prenons l’exemple de Nassima, née en France de parents d’origine algérienne, qui utilise « le téléphone et internet pour garder un contact avec ma famille » en Algérie. « Je ne veux pas que les distances, les pays nous séparent », affirme-t-elle avec force. Mais, quand on compare les relations qu’elle entretient avec ses cousines à distance avec celles qu’elle a avec ses amies qui habitent Chevilly-Larue comme elle, apparaissent quelques limites. « Avec mes meilleures amies qui sont en fait ici en France, je parle de tout j’ai plus de liens. Là, on parle de garçons. C’est vrai que j’en parle avec mes amies ici mais pas avec mes cousines au bled. Je sais pas… » (Nassima, 27 ans).

82Soumia exprime le même type de sentiments. Comme sa mère Malika (voir ci-dessus), elle s’efforce d’entretenir des liens avec sa cousine du même âge, vivant au Maroc. Elle utilise Facebook pour « garde[r] un fil entre nous » et, pour ce faire, lui envoie souvent de courts messages. Mais, alors qu’elle parle pendant des heures et des heures au téléphone avec ses amies du lycée, elle appelle rarement sa cousine, en dépit de la possibilité qu’elle a, grâce à son forfait, de le faire. « Des fois, j’ai l’impression que j’ai envie d’appeler, mais y a quelque chose qui retient. […] En fait, c’est un peu la peur du blanc qui va y avoir dans la discussion quand on va se parler. […] Oui, il y en a [des blancs]. […] On partage les mêmes choses, mais c’est pas comme avec mes copines » (Soumia, 16 ans).

Conclusion

83Comme nous l’avons expliqué précédemment, nous avons été, au moment d’entreprendre cette recherche, inspirés par les écrits d’Asu Aksoy et de Kevin Robins sur la réception des télévisions transnationales turques en Europe. Bien que partageant pour une large part leurs perspectives, nos conclusions divergent pourtant des leurs sur quelques points très importants. De fait, leur principal argument est que les téléspectateurs turcophones de Londres — grâce à leur capacité à se mouvoir entre les « deux espaces culturels » que constituent les chaînes britanniques et les chaînes turques — sont, par la réflexivité ainsi acquise, « davantage conscients du caractère arbitraire et provisoire des ordres culturels » nationaux. Cette expérience transnationale quotidienne activerait, chez ces téléspectateurs, selon Asu Aksoy et Kevin Robins, une sorte de « transnationalisme ordinaire » (Aksoy et Robins, 2002 : 19).

84Cette thèse va, à bien des égards, à l’encontre de nos conclusions. Comme nous avons essayé de le démontrer, rares sont, parmi nos interviewés, ceux qui pourraient être décrits comme étant, du fait notamment de leurs pratiques télévisuelles, des « transnationalistes ordinaires ». En effet, peu nombreux sont, du moins parmi nos plus jeunes répondants, ceux qui sont capables ou désireux de se nourrir quotidiennement en informations en provenance des chaînes françaises et arabes. Alors qu’ils se montrent extrêmement critiques à l’égard de la manière dont la télévision française représente leurs réalités, nos jeunes interviewés, pour la plupart, ne contournent pas les déficits de celle-ci par leur visionnage des chaînes en provenance du sud de la Méditerranée. Ils recourent plutôt, quand ils en éprouvent le besoin, pour enrichir leurs menus informationnels, en dehors des moments de crise, à un assortiment éclectique de médias, composé tant de grands médias généralistes que de médias minoritaires, hors ligne comme en ligne, mais qui visent principalement des audiences locales ou nationales résidant dans l’Hexagone.

85Les préférences en matière de fiction sont, d’une certaine façon, beaucoup plus transnationales, du moins en ce qui concerne les contenus consommés. Mais, il serait bien aventureux de prétendre que la consommation de programmes hollywoodiens active chez nos jeunes répondants les vertus du transnationalisme ordinaire. De même, il ne serait sans doute pas beaucoup plus convaincant de décrire sous ce vocable la quête de mélodrames par les interviewées de la première génération, surtout quand cette quête se fait sans véritablement se soucier de l’origine des programmes, voire en ayant une grande difficulté à cerner cette origine ou celle de certaines chaînes.

86Depuis que Asu Aksoy et Kevin Robins ont mis en avant cet argument du transnationalisme ordinaire qu’active la télévision par satellite au sein des foyers issus de l’immigration, celui-ci a fleuri dans la littérature. Une étude comparative de la réception des télévisions arabophones en Europe conclut ainsi que celles-ci activent, chez leurs téléspectateurs, une « subjectivité transnationale » ou un « nomadisme ordinaire » (Georgiou, 2013 : 24). Une autre étude se consacrant aux « audiences diasporiques » invite les chercheurs à explorer la manière dont les médias et les nouveaux médias nourrissent ces publics spécifiques « en compétences cosmopolites particulières » (Dhoest, Nikunen et Cola, 2013 : 24).

87Notre étude des usages des technologies de communication souligne, peut-être plus que celle de la réception de la télévision, le besoin de rompre avec ce type de biais transnational qui traverse tant de travaux. À rebours d’analyses allant jusqu’à proclamer l’avènement de « nomades connectés » (Proulx, 2008), nous montrons que nos jeunes interviewés, plutôt que d’utiliser leurs terminaux numériques pour, avant tout, rester en contact avec leur famille transnationale plus ou moins étendue, mobilisent ceux-ci, surtout, pour avoir des interactions avec ceux de leurs pairs qu’ils fréquentent régulièrement hors ligne, habitant souvent près de chez eux. Même lorsque nous avons discuté des usages de ces technologies par des représentants de la première génération, qui pourtant recourent plus que d’autres à ces outils pour rester en contact avec leur famille au loin, nous avons souligné le besoin de ne pas s’arrêter sur ce constat et insisté sur la nécessité de mieux comprendre comment ces mêmes outils sont utilisés aussi, et peut-être avant tout, pour être en contact avec leurs proches résidant en France. S’il est très important de prendre en compte les interactions transnationales à l’œuvre, il est en effet nécessaire de ne pas, ce faisant, faire écran aux autres interactions opérant, elles, à d’autres échelles.

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MATTELART Tristan, SETTOUL Elyamine et AOUDIA Karima, « Les usages des technologies de communication par les populations issues de l’immigration maghrébine : du transnational au local », dans Mattelart Tristan (sous la dir. de), Médias et migrations dans l’espace euro-méditerranéen, Paris, Éditions Mare et Martin, 2014b, pp. 519-59.

MITRA Ananda, « Virtual commonality: Looking for India on the Internet », dans Jones Steve (ed.), Virtual Culture: Identity and Communication in Cybersociety, Londres, Sage, 1997, pp. 55-79.

PASQUIER Dominique, « “La famille, c’est un manque”. Enquête sur les nouveaux usages de la téléphonie dans les familles immigrées », Réseaux, n° 107, 2001, pp. 181-208.

PROULX Serge, « Des nomades connectés : vivre ensemble à distance », Hermès, vol. 51, 2008, pp. 155-160.

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Notes

1 Pour une présentation plus exhaustive des résultats de cette étude, menée dans le cadre d’un projet financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), « Médias et migrations dans l’espace euro-méditerranéen », voir : Mattelart, Settoul et Aoudia (2014a et 2014b).

2 Voir, par exemple, Gillespie (1995), Georgiou (2006).

3 Voir Gillespie (1995), Hargreaves et Mahdjoub (1997), Georgiou (2006).

4 Voir, sur ce point, Hunter (2015).

5 Ce clivage générationnel dans les usages que font les populations issues de l’immigration des technologies de communication a déjà été bien documenté : voir, par exemple, Madianou et Miller (2012). Dans le contexte français, ce clivage a été mis en évidence par les premiers articles consacrés à l’usage du téléphone dans les foyers issus de l’immigration : voir Calogirou et André (1997), Pasquier (2001).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Tristan Mattelart, « Les pratiques médiatiques et communicationnelles au sein des foyers issus de l’immigration, entre le local et le transnational. Retour sur une enquête »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/6613 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.6613

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Auteur

Tristan Mattelart

Tristan Mattelart est professeur à l’Institut français de presse de l’Université Paris II et chercheur au sein du Centre d’analyse et de recherche interdisciplinaires sur les médias (Carism) dont il est le directeur adjoint.

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