1« Doublement présent – présent effectivement ici et fictivement là – et doublement absent – absent fictivement ici et effectivement là –, l’immigré aurait une double vie » (Sayad 2006). Aujourd’hui, dans la littérature sociologique, la figure du migrant déraciné et doublement absent s’est effacée au profit de celle du migrant connecté et doublement présent (Diminescu 2016), soulignant de façon accrue les transformations mais aussi la permanence de la dialectique présence/absence. Pour les générations précédentes, migrer signifiait rompre avec son pays d’origine alors qu’aujourd’hui les va-et-vient entre pays et le maintien du contact sont beaucoup plus faciles, notamment grâce à l’accessibilité du transport aérien, d’Internet et des réseaux sociaux numériques, ce qui va avoir un impact considérable sur les expériences migratoires ou post-migratoires.
2La majorité des jeunes et de leurs parents rencontrés dans le cadre de nos différentes enquêtes effectuent des allers-retours réguliers entre leur pays d’origine et la France. À cela s’ajoute une utilisation quotidienne des technologies de l’information et de la communication (TIC) qui permettent un lien quasi permanent avec le pays d’origine, tels les « migrants online » décrits par Mihaela Nedelcu, qui continuent à s’identifier à leur culture d’origine, tout en habitant le monde (Nedelcu 2009). Cette co-présence ou double présence rendue possible par les TIC atténue ainsi l’éloignement physique et symbolique et modifie en profondeur la perspective même de la circulation migratoire. Or, nous le verrons ici, il ne s’agit pas véritablement d’une double présence, car les acteurs ne se sentent pas nécessairement doublement présents ou coprésents même si le lien au pays d’origine ou à la diaspora – marocaine dans notre cas – est fort, qu’il soit réel ou potentiel.
3Il parait important d’identifier le rapport au pays d’origine mais aussi, de façon plus élargie, avec la diaspora marocaine dans le monde (principalement dans les pays européens, arabes ou en Amérique du Nord) ainsi que le regard que portent les jeunes sur ce lien. Les jeunes rencontrés en entretien maintiennent effectivement des relations avec de la famille ou des amis vivant en Europe, mais aussi dans d’autres parties du monde. Les relations ne suivent donc pas les frontières classiques entre pays d’origine et pays de résidence mais revêtent des formes plus complexes et multiples. La diaspora marocaine et les migrations se sont profondément modifiées depuis vingt ans, car elles se sont rajeunies, féminisées et amplifiées, avec la double caractéristique, pour la diaspora marocaine, d’être fortement implantée dans les pays d’accueil et, dans le même temps, très attachée au pays natal ou d’origine où son poids économique, du fait de transferts de fonds énormes, est important (Daoud 2011).
4Les différentes interactions entre migrants diasporiques se traduisent par des échanges physiques, mais aussi et surtout numériques.
5À la fois ancrés dans leur culture d’origine, les jeunes migrants et descendants de migrants le sont aussi dans l’hypermodernité, les RSN leur servant à la fois d’expression politique, et de soi mais les confrontant aussi à multiples injonctions parfois contradictoires. Il s’agira ici de se positionner dans une lecture critique des réseaux sociaux numériques, tout en appréhendant ce qu’ils permettent aux acteurs sociaux. Les technologies de l’information et de la communication, et, en particulier, des réseaux sociaux numériques (RSN) ont également un impact sur l’appartenance diasporique et ethnique. Nous opterons particulièrement ici pour une approche sociologique privilégiant l’étude, peu développée encore, des espaces de circulation, « les ponts entre les deux rives de la migration étant encore à construire » (Réa et Tripier, 2003). Le nomadisme et la circulation migratoire deviendraient les figures de l’hypermodernité, les identités se transformant, laissant place au cosmopolitisme, au transnationalisme, aux politiques diasporiques des États de départ (Wihtol de Wenden 2017).
6Nous considérerons donc les RSN de façon ambivalente. D’un côté ils facilitent le transnationalisme, modifient le rapport au temps, à l’espace, renouvellent les modes de construction identitaire et, de l’autre, ils produisent de nouvelles formes de contrôle social et religieux. Il va de soi également que ce qui apparaît sur les RSN n’est que ce qui est rendu visible par les jeunes eux-mêmes et qu’il est essentiel d’articuler l’analyse de ces sociabilités numériques aux autres pratiques de sociabilité.
7Nous nous questionnerons donc dans cet article sur l’impact des réseaux sociaux numériques sur les expériences migratoires ou post-migratoires des jeunes d’origine marocaine. Pour y répondre nous aborderons, dans un premier temps, les capacités d’invention et la réflexivité rendues possibles par les réseaux sociaux numériques, à rebours d’une image parfois réductrice des migrants, qui seraient porteurs d’archaïsmes, et peu pensés comme des acteurs hypermodernes. Puis nous analyserons les formes de sociabilité et de contrôle social et religieux présentes sur les différents réseaux sociaux utilisés par les migrants. Enfin, nous reviendrons sur la pluralité identitaire facilitée par les réseaux sociaux numériques, la place du transnationalisme pour les jeunes d’origine marocaine aujourd’hui, mais aussi sur le fait qu’étant le fruit d’expériences multiples, la plupart des jeunes puisent dans différents répertoires pour se construire eux-mêmes comme des individus singuliers.
8Notre propos s’appuiera sur plusieurs recherches, dont la recherche européenne EDUMIGROM et la recherche régionale ALTERECOLE en cours.
9La recherche européenne EDUMIGROM (acronyme d’éducation et migration) est une recherche comparative de trois ans (2008-2010) qui a été financée par la Commission Européenne et dont l’objectif était d’analyser les conditions de scolarisation de jeunes issus de l’immigration. Elle a été menée en banlieue bordelaise et en Seine-Saint-Denis, terrain dont était responsable l’auteure. En ce qui concerne la recherche régionale ALTERECOLE (2016- 2019), elle a pour objet d’éclairer les dynamiques de ségrégation scolaire et la construction de l’altérité dans et par le système scolaire. Il s’agit dans cette recherche de saisir les dynamiques territoriales et scolaires dans la construction de l’altérité, relatives aux élèves migrants, itinérants ou autres « outsiders » dans les espaces sociaux-scolaires segmentés. Ces deux recherches ont fait l’objet de terrains complémentaires nous ayant permis de travailler, plus spécifiquement, sur le rôle des technologies de l’information et de la communication dans le sentiment diasporique et la construction de soi.
10Le matériau mobilisé ici est constitué de 45 entretiens semi-directifs, réalisés en face-à-face avec des jeunes migrants et descendants de migrants marocains, nés en France ou qui y sont arrivés très jeunes. Les migrants de notre échantillon sont nés au Maroc ou en Espagne, Portugal ou Italie, de parents nés au Maroc et qui ont migré vers la France pour des raisons économiques. Les descendants de migrants sont quant à eux des jeunes nés en France et dont les parents ou, plus rarement, les grands-parents, sont nés au Maroc. Il est important de préciser ce point car lorsqu’il est question de génération de migrants ou de descendants de migrants, il semble plus pertinent de se référer non pas seulement à la nationalité mais plus à la proximité de la migration (Felouzis, Charmillot et Fouquet-Chauprade 2016). Nous verrons que les migrants arrivés très jeunes et les descendants de migrants ont des attitudes assez proches, ce qui n’est pas forcément le cas de jeunes arrivés plus récemment en France. Nous devons également préciser que les garçons sont sur-représentés dans notre échantillon (30 garçons et 15 filles), ce qui doit être pris en considération à l’analyse.
11J’ai personnellement choisi de réaliser une analyse de contenu conversationnel et interactionnel de différents réseaux sociaux de dix jeunes, en travaillant précisément sur la diversité des usages, leurs représentations des réseaux sociaux et leurs interactions numériques. Il s’agissait de suivre pendant quelques heures les jeunes sur différents réseaux sociaux (en particulier WhatsApp, Facebook, Messenger, Snapchat et, dans une moindre mesure, Twitter), et de leur demander de commenter ce qu’ils voyaient et ce qu’ils postaient. L’objectif était de pouvoir saisir une partie du quotidien numérique des jeunes, d’accéder aux interactions verbales en ligne et de pouvoir questionner directement les jeunes sur ces interactions. L’analyse de contenu conversationnel et interactionnel m’a également permis de confronter les discours tenus en entretien aux pratiques et de faire émerger des dimensions auxquelles je n’avais pas nécessairement pensé dans la problématisation.
12Il nous semble important de nous pencher avant tout sur les capacités d’action, d’invention et de réflexivité des jeunes migrants et descendants de migrants, car il s’agit d’une caractéristique qui ressort nettement des entretiens et de l’analyse de contenu conversationnel et interactionnel de différents réseaux sociaux.
- 1 Nous reprenons ici les propos d’Éric D. Widmer dans la discussion de l’ouvrage de Vincent de Gaulej (...)
13L’étude du rapport que les jeunes entretiennent aux RSN oblige à penser les migrants et descendants de migrants marocains comme ancrés dans l’hypermodernité, d’une part car ils sont soumis aux normes d’immédiateté, d’instantanéité, mais aussi car ils sont traversés par des contradictions et ambivalences. La quête identitaire chez ces jeunes semble, comme le souligne Éric Widmer1, permanente et s’articule à la « gestion individuelle des contradictions créées par la précarité des appartenances, dans une société globale polycentrée et en grande partie déterritorialisée » (Widmer 2010).
14Comme Vincent de Gaulejac, nous avons pu noter la capacité de bricolage, c’est-à-dire de réinterprétation et de recomposition des contraintes ainsi que de la tension entre les déterminismes sociaux et la construction, reconstruction de projets de vie cohérents chez les jeunes enquêtés. Dans les sociétés hypermodernes, l’individu doit se couler dans des moules de socialisation conformes, tout en affirmant une singularité irréductible. « Il doit être commun et hors du commun, semblable et différent, affilié et désaffilié, ordinaire et extraordinaire » (de Gaulejac 2011). Cette quête de soi, entre conformisme et singularisation, se traduit chez les jeunes migrants et descendants de migrants maghrébins par de nouvelles formes d’engagement, d’expérimentation et de dévoilement de soi facilité par les RSN. Aux allers-retours physiques s’ajoutent effectivement un lien numérique fort et une connexion régulière avec le pays d’origine, soulignant ainsi des fidélités, des insertions multiples et parfois contradictoires, mais aussi des capacités à agir. Nous reviendrons dans cette partie sur la capacité à jouer avec les espaces et le temps que peuvent développer les jeunes d’origine marocaine.
15Les usages différenciés des différents réseaux sociaux découlent d’une technicité importante dans les usages et potentialités des différents RSN. Les jeunes vont développer différents entre-soi en ligne, détachés en partie des catégories imposées. Les jeunes de notre échantillon alternent ou gèrent simultanément des temps de sociabilités ethniques, diasporiques et religieux mais aussi multi-ethniques, juvéniles, affinitaires etc. Ils jouent également sur le fait qu’ils peuvent, à certains moments, intégrer ou mettre à distance leurs interlocuteurs, par le biais de pratiques langagières ou linguistiques par exemple. Émir explique qu’il joue avec l’arabe parce qu’il sait qui le comprend et qui ne le comprend pas et que la mise à distance fonctionne dans les deux sens. « Quand je veux dire quelque chose à un pote en particulier, un français, je vais utiliser le français parce que je sais que les cousins ne vont pas comprendre. Je peux aussi faire l’inverse, quand tu veux faire une blague qui sera comprise que par ceux qui parlent l’arabe, tu la fais en arabe ». Une autre pratique langagière, particulièrement intéressante, est l’utilisation d’un arabe « phonétisé », contraint par l’alphabet latin mais aussi par une maitrise assez limitée pour certains de l’écriture de l’arabe. Cela donne un langage compris par les jeunes de la diaspora marocaine et qui facilite les échanges avec ceux qui ne maitrisent pas bien le français (cousins et amis d’origine maghrébine) ou l’arabe (amis d’origine maghrébine et familles en France) et qui peut permettre, là encore, de mettre à distance ceux qui n’ont aucune maîtrise de l’arabe.
16De plus, ils vont utiliser les différents réseaux sociaux pour des raisons très différentes et en impliquant des interactants différents. L’application d’échange et de partage Snapchat semble privilégiée pour des évènements ou échanges personnels, avec les plus proches, tel un marqueur du lien d’intimité. La plateforme de messagerie Whatsapp permet, quant à elle, la constitution de sous-groupes, plus ou moins ouverts, et traitant de thématiques très variées. Facebook en revanche est plus ouvert sur la famille, avec néanmoins différentes stratégies. Il constitue un réseau de connaissances plus étendu, décrié car il serait très utilisé par « les vieux », mais encore très utilisé.
17Dans le lien avec le pays d’origine ou les membres de la diaspora à travers le monde, les jeunes vont multiplier les usages. Tout d’abord, certains développent des formes de « présence connectée » (Licoppe 2004) en particulier grâce aux photos et vidéos sur WhatsApp, Messenger, Snapchat ou, dans une moindre mesure, grâce à Skype. La famille de Mohamed organise par exemple quasiment tous les dimanches midi un repas avec une grand-mère vivant « au bled ». « Quand je le raconte à mes amis ils rigolent, tout le monde ne fait pas ça mais pour nous c’est devenu normal entre guillemets. Je n’ai plus vraiment l’impression dans ces moments-là qu’elle est à des milliers de kilomètres, elle est là avec nous ».
18Certes les technologies de l’information et de la communication facilitent le rapprochement et la co-présence temporaire, mais il parait réducteur de parler de totale ubiquité ou de double présence. La rupture, certes moins radicale et au caractère non définitif, est souvent moins douloureuse mais elle continue de faire partie de l’expérience des migrants. À ce propos, certains jeunes semblent penser que l’immigration-continuité génère d’autres formes de souffrance et souligne de façon plus accrue encore la distance. « Je sens que je suis dans les deux endroits en même temps. Enfin oui et non. C’est un peu compliqué. Je vais partir dans la philosophie. Parfois je sens que je suis dans deux endroits différents, ou alors Pau et Marrakech c’est devenu un seul endroit grâce à cette application. Je sais pas comment te dire. Je pense que c’est un seul endroit, qu’il n’y a pas de différence. (Il fait référence aux moments où il cuisine avec sa mère qui vit au bled). Je participe vraiment dans ces moments-là. Parce-que ma mère me dit rajoute du sel, mets du cumin et c’est comme si elle était derrière moi. Tu vois je sens… Et ça m’arrive quand j’enlève le casque, je pose, je fais (il souffle). Ça y est je suis tout seul, je suis en train de cuisiner tout seul. C’est pas toujours facile… » (Mehdi, 27 ans). « Je crois que ça créée un besoin de pouvoir se voir grâce au téléphone, c’est un autre niveau dans la communication. […] on va attendre plus impatiemment le temps où on va pouvoir voir l’autre et échanger avec lui ou elle, c’est plus fort comme échange. Mais en même temps ça donne envie d’en avoir plus et il manque quelque chose, le contact physique, le toucher, la vraie proximité. On l’oublie des fois mais elle est factice cette proximité » (Rima, 28 ans).
19D’autres jeunes utilisent les RSN afin de se déplacer, de revoir, de découvrir des lieux dans le pays d’origine ou de montrer à leurs contacts sur les RSN des lieux, en France ou au Maroc. « Quand je m’ennuie ou que j’ai un peu le blues, je regarde des photos ou des vidéos du Maroc ou de ma ville. J’ai l’impression d’y être, de me promener, de ressentir la chaleur, les odeurs… » (Icham, 27 ans). « Ilam mon meilleur pote est étudiant au Maroc et il voulait voir la fac de Pau. Du coup je l’ai pris en direct et je lui ai montré quelques lieux de la fac. C’est assez original, un google map en direct et improvisé mais personne n’a rien remarqué (rires) (Abdel, 24 ans) ».
20Nous avons également noté que les migrants et les descendants de migrants vont utiliser différentes applications et réseaux sociaux afin de favoriser, en fonction des contextes, la synchronie ou l’asynchronie, jouant ainsi aussi avec la temporalité.
21Les RSN permettent, qu’il s’agisse des migrants ou de ceux qui n’ont pas migré, de vivre un évènement en simultané, à l’image de Maroua qui a permis à sa cousine de la « suivre secrètement » dans un concert, ou encore de Samir qui se connecte avec son ami au bled lors de certaines compétitions sportives « comme s’ils étaient ensemble devant le match ». Les RSN servent aussi à faire des blagues comme Sliman qui envoie un message à sa sœur pour lui dire qu’il est à l’aéroport et qui se connecte depuis la plage.
22Le fait de privilégier des échanges synchroniques ou diachroniques est porteur de sens et se révèle être un autre marqueur de la proximité ou de la mise à distance (Barthou 2019). Dans les interactions numériques parfois contraintes, avec certains membres de la famille ou certaines connaissances, l’asynchronie sera privilégiée afin de tenir à distance l’interlocuteur. Avec la famille ou les amis très proches, c’est au contraire la proximité, l’image, le fait de pouvoir se voir et échanger en temps réel qui va être privilégiée. Pour les amis, les deux modes d’interaction, synchrones et asynchrones, vont être utilisés en fonction des contextes et des intentions, le continuum de présence entre l’absence et la présence physique se complète naturellement des continuums entre l’interaction synchrone et asynchrone et entre les différents supports de l’échange relationnel (Coldefy 2012). Néanmoins la nécessité d’être connecté, accessible, pèse parfois sur les jeunes qui souhaitent maintenir autonomie et préservation de soi.
23« Les utilisateurs bricolent, bidouillent, s’approprient les technologies en fonction de leur culture, de leurs savoirs, de leurs besoins et, ce faisant, en viennent à inventer de nouveaux usages non prévus par les concepteurs » (Jauréguiberry 2008). Comme Francis Jauréguiberry, nous pensons que l’expérience de l’individu connecté apparaît donc comme un effort d’imagination et un travail concret, visant à mettre en cohérence les aspirations de nature hétérogène qui en résultent. Nous retrouvons chez nos enquêtés les conduites d’ajustement et d’hybridation, ainsi que les archétypes bien décrits par Jauréguiberry : zapper, à savoir jouer entre identité numérique et réelle ; filtrer, en instaurant de la distance, et préserver, en favorisant l’autonomie et l’authenticité (op. cit). Ce dernier archétype étant particulièrement présent chez les jeunes interrogés.
24Les migrants et descendants de migrants font eux aussi l’expérience hypermoderne de la déconnexion, cependant il ne s’agit pas de renoncer aux TIC mais d’essayer d’en maîtriser l’usage en instaurant des coupures, des sas temporels, des mises à distance (Jauréguiberry, 2014). Sur ce point, des lignes de divergence apparaissent toutefois entre les migrants les plus récents et les descendants de migrants.
25Pour les migrants les plus récents, il s’agit de se déconnecter pour vivre pleinement l’expérience de la migration, avec, souvent, l’idée que pour s’intégrer il faut rompre avec le pays d’origine. Rester connecté pourrait représenter un frein à l’intégration. Pour d’autres migrants, arrivés très jeunes en France, se déconnecter permet de fuir le contrôle et la surveillance s’exerçant plus ou moins explicitement sur les réseaux sociaux. C’est particulièrement le cas des étudiants et des plus diplômés (Barthou 2019). « Des fois j’ai juste envie d’être en France, libre, sans être sous le regard de la famille ou des amis du bled […] quand tu as un lien familial aussi fort, comme ça, il y a aussi la question de la responsabilité et au bout d’un moment ça pèse et du coup ne pas être sur les réseaux sociaux ça permet de souffler et de se retrouver un peu tranquille » (Idrissa, 26 ans).
26Dans ce cas-là, la déconnexion constitue un « moment de dialogue de soi à soi, de réflexivité, de confrontation avec le sens de sa vie, la déconnexion est alors vécue comme pratique de son intériorité et renvoie directement à la notion de sujet dans une société hypermoderne » (Jauréguiberry 2014). Elle permet aussi de rompre momentanément avec les fortes obligations sociales engendrées par l’émigration (Beaud 2018).
27Chez les descendants de migrants la logique est quelque peu différente. La déconnexion temporaire ou totale de certains réseaux sociaux numériques, souvent Facebook, est étroitement liée aux pressions que peuvent exercer la famille ou les amis vivant dans le pays d’origine. La question des demandes répétées d’argent ou de réponses rapides aux messages ou questions posées étant les arguments les plus récurrents. « Moi franchement j’évite d’être sur les réseaux sociaux et j’ai complètement arrêté Facebook. À cause de la famille, c’est pas méchant et je comprends pourquoi mais c’est toujours à te demander de l’argent, de l’aide. Si tu postes un truc ils l’interprètent mal, c’est relou à force. J’y vais plus parce que s’ils voient que je me suis connecté et que je n’ai pas répondu à leurs messages je vais me le prendre dans la gueule la fois suivante » (Anas, 26 ans).
28Pour Christian Licoppe, les acteurs doivent être disponibles à l’échange ou être capables de justifier et de renégocier leur indisponibilité, en régulant « présence et absence, joignabilité et indisponibilité à l’échange en fonction du jeu d’attentes, d’obligations et de contraintes qui s’exercent dans cette microphysique du lien » (Licoppe, 2002). Les formes et les motifs de déconnexion sont donc multiples. Elle est souvent temporaire et partielle mais elle relève bien d’une « économie de l’attention et mobilise à la fois un ensemble de règles quasi techniques, de connaissance des potentialités des outils numériques, un art de l’évaluation (en termes stratégiques ou de bienséance) et une capacité d’action et de choix » (Jauréguiberry 2014).
29Les RSN, dans leurs usages ou non usages, donnent donc de l’épaisseur à l’analyse sociologique de la continuité avec le pays d’origine ou la diaspora.
30Les usages des technologies de l’information et de la communication, et des réseaux sociaux en particulier, génèrent de nouveaux capitaux sociaux et de nouveaux espaces de sociabilité, qui peuvent être pensés comme une ressource, mais aussi comme impliquant des négociations, des justifications et même des conflits.
31Nous l’avons vu dans la partie précédente, les réseaux sociaux numériques permettent en premier lieu de maintenir le lien et de pallier la distance physique avec le pays d’origine ou les membres de la diaspora.
- 2 Les quartiers dits « prioritaires » de la politique de la ville (QPV) sont les territoires où s’app (...)
32Les RSN permettent aussi aux jeunes migrants et descendants de migrants maghrébins de se construire en dehors des contraintes sociales et religieuses auxquelles ils peuvent être soumis, en particulier pour ceux vivant dans des quartiers prioritaires de la politique de la ville2. Les RSN semblent être des lieux dans lesquels ils cherchent à tester à la fois leur proximité avec les modèles normatifs mais aussi leur singularité. « Je regarde des fois si y a des personnes comme moi, qui ont déjà des petites copines. Je sais que ça existe mais ça me rassure un peu parce que des fois je me sens un peu seul, je peux pas en parler à tout le monde, mes parents c’est sûr que je peux pas parler à mes parents de mes copines, c’est pas possible » (Rachid, 19 ans).
33Il faut cependant préciser que les usages et enjeux relatifs aux RSN semblent fortement marqués par les clivages de genre. L’anthropologue Lenie Brouwer montre bien que dans les contextes d’anonymat rendus possibles par certains médias et réseaux sociaux, les filles néerlando-marocaines, dont la liberté de mouvement et de sortie est plus limitée que celle de leurs homologues masculins, soulèvent toutes sortes de questions sensibles telles que les relations entre les sexes, le mariage ou la religion, qu’elles n’osent pas aborder en public (Brouwer 2006). Ces espaces de discussion déconstruisent l’image traditionnelle et passive des femmes, car ils leur permettent de s’informer mais aussi de mieux s’exprimer et de trouver une certaine légitimité. Les jeunes migrantes et descendantes de migrants rencontrées s’inscrivent effectivement dans une triple logique d’information, de réassurance et d’affirmation de soi. « C’est vrai que sur certains sites, notamment quand on a un pseudo c’est plus facile de s’exprimer. J’ai des tonnes de questions que je me pose, sur mon corps, ma vie, ma foi et je n’ose pas les poser à mes parents. J’aurais trop honte de leur demander des choses sur la sexualité par exemple, c’est tabou, enfin pas vraiment tabou mais… Et surtout je ne voudrais pas qu’ils soient mal à l’aise. Là je peux demander ce que je veux, dire ce que je pense, être audacieuse (rires) parce que je sais qu’on est entre nous (entre filles maghrébines). […] Oui un peu comme si j’étais quelqu’un d’autre, mais au fond c’est moi ce quelqu’un d’autre, le vrai moi » (Loubna, 20 ans). Dominique Cardon explique bien le rôle de l’anonymat numérique dans le dévoilement intime, qui permet aux individus d’exposer une identité plus vraie et plus authentique que celle qu’ils affichent dans le monde réel en se jouant des rôles sociaux jugés contraignants et conventionnels (Cardon 2008).
34Chez nos enquêtés, nous retrouvons aussi une dimension politique dans l’usage des RSN qui prend la forme de mobilisations ponctuelles et ciblées, autour de faits d’actualité (politique nationale, internationale ou marocaine, enjeux écologiques etc.), de la défense des musulmans ou de l’image des maghrébins. Tel le militant pragmatique, caractérisé par son enracinement sur un terrain, cette dimension politique naît très souvent d’une expérience qui le touche affectivement (Martinot-Lagarde 2008). Les réseaux sociaux numériques jouent un rôle dans ces nouvelles formes de mobilisations locales, nationales et transnationales. Les jeunes d’origine marocaine semblent y jouer un rôle très actif, dans une dimension critique et politique, en maniant également l’humour et la dérision. Le site de « comédie musulmane » Apartcatoutvabien en est très bonne une illustration.
35Les RSN demeurent néanmoins des lieux dans lesquels le contrôle social peut être assez fort, notamment de la part de personnes vivant dans le pays ou la zone d’origine. Ces-dernières peuvent avoir, à travers les interactions numériques, un regard critique sur les jeunes vivant en France, en surveillant ce qui se dit et se montre tout en exerçant des rappels à la norme. « Tu peux pas mettre n’importe quoi, n’importe quelles photos. Une fois j’ai mis une photo de soirée et je me suis pris (de la part de cousins vivant au Maroc) ouais qu’est-ce que tu fais, tu fais honte à la famille de mettre des photos comme ça. Quelle image tu donnes et tout […] Ouais c’est une forme de contrôle, pour notre bien en fait, ils nous contrôlent et au final on se contrôle tout seul et on met pas certaines choses. Tout le monde sait que je sors, que j’ai une copine mais pas vu pas pris » (Adil, 27 ans). Mais, là encore, les choses sont complexes et ambiguës. Sur la question de la religion par exemple, cohabitent des injonctions normatives très fortes, des rappels à l’ordre, mais aussi des critiques acerbes face aux exagérations et à la radicalité. « Je connais des gars du bled qui disent (sur les RSN) qu’on exagère en France avec la religion, qu’on fait trop de bruit » (Samir, 21 ans). « Une bonne amie que j’ai au bled rigole trop quand elle voit les cagées (filles très voilées) et les barbus en France. Pour eux c’est une caricature […] des fois on s’envoie des photos de nous toutes voilées ou barbues en déconnant avec ça sur Snap » (Sarah, 19 ans). Ce dernier exemple montre bien la dimension critique et subversive qui s’exprime sur certains RSN. Un dernier élément intéressant est le fait que les jeunes français ou les jeunes vivant en France apportent un autre regard à ceux vivant dans le pays ou zone d’origine. Ils donnent à voir d’autres expériences, une ouverture sur d’autres modes de vie et permettent aussi de donner une idée plus proche de la réalité et moins fantasmée de ce qu’est la vie en France. Ces interactions au quotidien semblent modifier en profondeur la perception de la France chez certains jeunes vivant au Maghreb et offrent un regard beaucoup plus critique. « Mon ami oui il se rend compte qu’en France pour certains c’est pas la joie. Il le voit que j’ai une pauvre voiture, que je galère. Ça change de l’image habituelle du riche que certains veulent donner […] on les appelle les acteurs ils mettent que de jolies photos, avantageuses. Après ça dépend de l’image que tu veux donner de toi » (Hakim, 28 ans).
36Même si les réseaux sociaux numériques sont des espaces normatifs fortement contrôlés par les pairs et qu’ils soulignent les modes de représentation de soi socialement acceptables (De Ridder 2014), il semble néanmoins qu’ils constituent une ressource, que ce soit dans l’expérimentation, la recherche de réponses à des questions centrales dans la culture juvénile ou l’affirmation de soi.
37Un autre champ que nous avons exploré dans notre travail est celui de la religion. Là encore il est intéressant de noter que, face à la religion, les réseaux sociaux et les TIC par extension, facilitent l’expérimentation, à travers la recherche et la confrontation d’informations, les discussions, et permettent donc des formes de « bricolage », avec une mise à distance des discours les plus radicaux pour la quasi-totalité d’entre eux.
38Les applications mobiles relatives à l’Islam sont relativement nombreuses et très utilisées par les jeunes, filles et garçons, migrants ou descendants de migrants musulmans que nous avons rencontrés. L’adhan (l’appel à la prière), par exemple, se fait maintenant par le biais d’applications mobiles. « Y a des applications, comme muslims pro qui font fureur, tous les musulmans l’ont dans leur portable, les horaires de prières, le Coran, la quibla, y a tout. Y a l’heure de la dernière prière 5 fois par jour ». Ces applications traduisent une véritable individualisation du rapport à la religion. En effet, certains jeunes, souvent les plus diplômés et les plus éloignés des pratiques religieuses prescrites, ne souhaitent pas se rendre à la mosquée et préfèrent vivre leur foi sur un mode personnel. Jean Pierre Willaime montre bien que le religieux, pris entre l’individualisation des comportements et la mondialisation des échanges, se transforme à la fois dans sa façon de faire valoir sa prétention à la vérité et dans sa façon de se vivre socialement (Willaime, 2014). Les RSN jouent là un rôle central, car ils facilitent l’« individualisation de la construction du rapport au sens » (Lassave 2008). Le rapport à la religion des jeunes se situe donc bien entre tradition et modernité, continuité et réinvention, lien filial et construction de soi.
39Ces applications directement accessibles depuis le smartphone proposent un nouveau rapport au religieux, ludique, pratique et individualisé. Il existe également des web-séries que certains jeunes semblent particulièrement apprécier pour leur côté ludique et accessible. C’est le cas de la série Omar, qui est une super-production historique utilisant les codes des films d’aventure et qui raconte la vie de Omar Ibn al-Khattab (célèbre compagnon de Mahomet). Il s’agit d’une série en arabe sous-titrée en français. Celle-ci est regardée par plusieurs jeunes que nous avons rencontrés car l’image rendrait plus ludique et facile l’apprentissage et la connaissance : « Je m’ennuierai plus de lire un livre que de regarder des séries avec les images et tout ça ». Les RSN sont aussi le lieu d’échanges et de confrontation des idées, car les jeunes semblent apprécier le fait de discuter des textes et d’échanger des avis « Le Coran c’est plein de petites histoires alors on en parle […] on se rassure aussi on en voit qui comme nous ne sont pas musulmans à fond pour tout (rires) » (Rachid, 19 ans). Pour d’autres enfin, les réseaux sociaux peuvent être le lieu d’une recherche d’entre soi religieux, souvent plus communautaire que radical. Quoi qu’il en soit, les RSN sont aussi des lieux de contrôle religieux à travers notamment certains discours très normatifs et dogmatiques.
40L’analyse de contenus conversationnels nous a permis de voir que les termes employés par les jeunes sur les RSN, relèvent très souvent du lexique religieux. Nous avons noté la récurrence des termes suivants : mécréants, salam ou as-salam alaykoum (littéralement « Que la paix soit sur vous »), bismillah ar-rahman ar-rahim (Au nom de Allah le tout miséricordieux, le très miséricordieux), djinns (Démon), incha’ Allah (si Allah le veut) et salām (paix). Il est intéressant de noter que les termes employés marquent souvent la distanciation entre le bien et le mal, le prescrit : halal (permis, profane) et le proscrit : haram (interdit, sacré). Les RSN qui traitent de la religion sont souvent des espaces très marqués par les injonctions normatives et la distinction entre les bons et mauvais musulmans, mais là encore certains jeunes trouvent des espaces dans lesquels ils sont plus libres d’exprimer leur différence, ou bien ils évitent d’aborder ces questions sur les RSN pour éviter ces injonctions normatives.
41Un autre point important à souligner est que la plupart des migrants et descendants de migrants ayant été vus en entretien déclarent néanmoins avoir été la cible de messages religieux ambigus ou clairement radicaux sur les RSN. Salim explique : « Sur Facebook y un gars qui m’a contacté avec une vidéo d’un homo soi-disant de Bordeaux qui brûlerait le Coran et il cherchait des gens pour le punir. J’ai cherché des infos sur ce gars et ça avait l’air d’être un gars normal, de quartier avec casquette et tout. Au fur et à mesure j’ai vu qu’il mettait des posts religieux bizarres, homophobes, anti-occident puis j’ai fini par le signaler et je l’ai zappé ».
42Certains jeunes, beaucoup plus rares, et en particulier ceux qui n’ont pas d’emploi et peu voire pas de diplômes, peuvent être moins réflexifs et plus susceptibles d’être touchés par ces contenus radicaux ou complotistes, car ceux-ci peuvent faire écho à leur mal-être, leur insignifiance sociale (Khosrokhavar 2014), la société française étant souvent pensée comme stigmatisante et discriminante à leur égard.
43Ces entretiens et suivis des temps de connexion nous rapprochent de la plupart des enquêtes qui soulignent les modifications du rapport au religieux que peuvent entretenir les jeunes aujourd’hui, centrées sur une logique individuelle mais aussi sur la mondialisation. Leurs et Ponzanesi montrent bien dans leur enquête sur des jeunes maroco-néerlandais que les pratiques religieuses musulmanes relèvent d’expériences plus individuelles, symboliques et affectives (Leurs et Ponzanesi 2014). Un nombre croissant de jeunes ne sont pas pratiquants (rituels religieux ou fréquentation des mosquées), mais être musulman demeure une composante essentielle de leur identité. L’islam est finalement beaucoup plus interprété comme un imaginaire culturel pacifié, rassembleur que belliqueux ou défensif. En France, par exemple, loin des images sanglantes du jihad et de l’obsession du combat « contre les ennemis de l’islam occidentaux », les jeunes musulmans recherchaient plutôt l’ambiance d’un islam « cool », libéré des stigmates des anciennes rhétoriques islamistes (Boubekeur 2007). C’est majoritairement cette vision pacifiée et individualisée du rapport à l’Islam que nous avons pu observer sur les RSN.
44Nos différentes enquêtes nous ont également amenés à analyser un réseau social, qu’il soit traditionnel ou numérique, comme combinant la triple fonction de support identitaire, de moyen de sociabilité et de média de communication interpersonnelle ou intergroupe (Dagnogo 2018).
45Les TIC permettent donc l’accès à un espace numérique comme lieu de rencontre, mais aussi comme lieu de renforcement identitaire et des sociabilités transnationales. Isabelle Rigoni a montré que la multiplication quasi immédiate des échanges à distance était particulièrement susceptible de provoquer un renforcement des liens sociaux réels entre migrants et « diasporés », « tout en attribuant aux liens faibles entre membres de collectifs éclatés dans l’espace géographique un rôle majeur en matière de redéfinition identitaire » (Rigoni, 2010).
46Dans les entretiens que nous avons pu conduire auprès des jeunes migrants et descendants de migrants maghrébins, les identités multiples et les appartenances plurielles prédominent, et ce, de façon plus marquée que pour d’autres origines migratoires. Comme le souligne Catherine Wihtol de Wenden, les dynamiques diasporiques transnationales, l’économie du passage, les transferts de fonds, la construction d’imaginaires migratoires liés à l’information et à l’urbanisation, la mobilité des élites et des moins qualifiés conduisent à une redéfinition des frontières et à des recompositions identitaires (Wihtol de Wenden 2017).
47L’identité relève naturellement de dimensions juridiques mais elle condense aussi une série de significations, entre les processus de construction de soi et les processus de reconnaissance, qui concernent les différents registres des relations humaines et des rapports sociaux (de Gaulejac 2016). Les jeunes migrants et descendants de migrants marocains oscillent souvent entre identité positive, c’est-à-dire le sentiment d’avoir des qualités, de pouvoir influer sur les êtres et les choses, de maîtriser l’environnement et d’avoir des représentations de soi plutôt favorables en comparaison avec les autres, et identité négative, à savoir un sentiment de mal être, d’impuissance, l’impression d’être mal considéré par les autres, d’avoir des mauvaises appréciations de ses activités et de soi (Belgacem 2012). Ils se construisent également en puisant dans des répertoires culturels parfois relativement éloignés et sont parfois sommés de faire acte d’allégeance à telle ou telle culture, ce qui a finalement peu de sens pour eux.
48Les migrants et descendants de migrants maghrébins, que nous avions interrogés par questionnaire dans l’enquête EDUMIGROM, étaient plus nombreux que les autres origines migratoires à déclarer avoir un sentiment d’appartenance à la France variable, qui « dépend des moments », révélant ainsi le caractère labile et non exclusif de leurs appartenances. Nous avons pu noter, par la suite, que c’est particulièrement le cas de ceux qui repartent régulièrement dans leur pays de naissance et/ou qui ont des interactions numériques régulières avec ces mêmes pays.
49La construction identitaire est donc plus complexe et plurielle pour ceux qui repartent régulièrement dans leur pays d’origine ou qui maintiennent une présence connectée. À l’inverse, et malgré le fait que notre population vive la plupart du temps dans des quartiers prioritaires, souvent ségrégués, et qu’elle connaisse des conditions socio-économiques défavorables, rares sont ceux à affirmer qu’ils ne se sentent pas français, et dans une proportion plus faible que pour les autres origines migratoires.
50Une véritable culture composite découle de cette multiplicité d’ancrages et d’appartenances. Mohamed l’explique : « Le Maroc et la France, le Maroc c’est comme ma mère et la France c’est comme ma femme. On aime toujours notre pays même si on ne l’a pas choisi et après la femme on passe notre vie avec, parce-que c’est notre choix ». Nassira précise : « Je me sens du quartier, paloise, du sud, provinciale, française, marocaine, franco-marocaine, européenne, internationale, citoyenne du monde, tout quoi ! ».
51Tout ce qui touche au pays d’origine, ici le Maroc, est très chargé d’affects, en particulier pour les descendants de migrants qui le perçoivent comme porteur de valeurs fortes, telles que le respect, la solidarité, parfois la pureté ou encore l’authenticité. « En dehors du retour auquel elle fait semblant d’appeler, croyant porter en elle-même et par ce retour le remède qu’elle désigne, la nostalgie du lieu a un grand pouvoir de transfiguration de tout ce qu’elle touche et, comme l’amour, des effets d’enchantement bien sûr, mais, plus remarquablement que cela, des effets de sacralisation et de sanctification » (Sayad 2006).
52En partie idéalisées et sacralisées, les racines marocaines constituent souvent pour les jeunes « une part positive, la plus belle part de moi » (Leila, 21 ans). Les migrants les plus récents sont quant à eux plus critiques et mieux informés de la réalité sociale du pays. Ils ont parfois un regard très négatif. Mohamed perçoit le Maroc comme un pays « inculte », archaïque, qui serait « en retard » technologiquement et culturellement par rapport à la France. Il lui reproche un « manque d’ouverture » même si « ça reste mon pays, ma mère, ce que je suis ». Les enquêtes que nous avons mobilisées ici nous ont amenés à bien distinguer le sentiment diasporique (et les enjeux sociaux qui le sous-tendent) des migrants de celui des descendants de migrants, les premiers étant plus souvent dans une logique d’intégration à la société française en portant un regard lucide voire acerbe sur le pays d’origine, quand les seconds sont plutôt dans une logique de retour aux sources et véhiculant souvent une vision idéalisée de ce même pays d’origine. Il est par ailleurs intéressant de voir que les enfants ou petits-enfants de migrants sont parfois plus connectés à leur pays d’origine et aux membres de la diaspora qu’eux-mêmes, nourrissant ainsi un imaginaire cosmopolite.
53L’espace virtuel développe effectivement cet imaginaire cosmopolite, une conscience d’exister dans un quelque part multiple (Nedelcu 2010). Pour Mihaela Nedelcu, Internet deviendrait un espace social transnational intermédiaire, les migrants online combinant des référents culturels hétérogènes, hérités de leurs parcours et trajectoires migratoires et enracinés dans différentes régions géographiques. Il semblerait donc que naisse, dans le cadre de la socialisation et de diverses expériences un habitus singulier, un habitus transnational et une culture composite découlant de l’interaction de deux ou plusieurs groupes. Cet habitus transnational permettrait aussi de poser un regard critique et réflexif sur l’environnement dans lequel évoluent les jeunes de la diaspora.
54Il permet aussi de développer des activités économiques et circulatoires, contraintes ou choisies (Schaeffer 2009), mais aussi culturelles et sociales qui facilitent des constructions identitaires qui transcendent les frontières nationales. C’est le cas d’un jeune carrossier, très bien intégré dans le tissu local, qui gagne bien sa vie et qui est engagé dans des activités circulatoires puisqu’il a aussi une entreprise au Maroc. Son « rayon de soleil » est de repartir dès qu’il le peut au Maroc et aider sa famille sur place. Il affirme : « Je me sens moi, franco-marocain, migrant, itinérant, libre ! ». Pour Rosita Fibbi et Gianno D’Amato, le transnationalisme représenterait une sorte de « troisième voie entre l’option de l’assimilation et celle du retour, entre déterminisme et rationalité des acteurs » (Fibbi et D’Amato 2008). Le développement des nouvelles technologies, l’accessibilité et la baisse des tarifs aériens sont très intéressants face à la question de la continuité entre les territoires d’appartenance en réduisant la distance et modifiant le rapport au temps. Contrairement au « marginal man » étudié par Robert Park, l’immigré ou descendant d’immigré apparaît comme un « transmigrant » qui gère son dualisme culturel, voire politique, dans le cadre d’un monde globalisé (Safi 2011).
55L’« immigration rupture » ne fait donc plus règle et l’« immigration continuité » qui s’y substitue engendre bien évidemment de nouvelles formes de sociabilité et de perception de soi. Dans la lignée des retours au pays d’origine, souvent annuels, les interactions numériques sont néanmoins ambiguës. Une bonne partie des jeunes sont contents d’échanger avec la famille et les amis sur Internet, mais ils ressentent alors cet entre-deux, eux les « zmigris ou zmegris » (immigrés), « dédouanés » (en référence au dédouanement de véhicules) ou encore « Français ». Les descendants de migrants expérimentent la double culture, mais aussi l’entre-deux-lieux, l’entre-deux-temps, l’entre-deux-sociétés et surtout l’entre-deux-manières d’être ou l’entre-deux-cultures, bien décrits par le sociologue Abdelmalek Sayad (2006). D’une certaine façon les réseaux sociaux les renvoie, parfois durement, à leur ascendance migratoire. Ils semblent positionnés dans un mouvement perpétuel d’inclusion/exclusion, de rapprochements, d’entre soi et de mise à distance, sans cesse recontextualisés. Sur les réseaux sociaux les espaces sont ouverts et fermés en fonction des interactants et des sujets, ce qu’ils ne maitrisent pas toujours. Les interactions numériques sont donc ambivalentes et complexes, et Internet doit en effet être considéré autant comme un outil de rapprochement géographique que de confrontation identitaire (Schiff 2010).
56Enfin, le séjour au Maroc ou les liens via les TIC, en tant que va-et-vient identitaires, semblent dévoiler les pourtours de l’ethnicité. Comme pour les séjours dans le pays d’origine, les liens numériques sont aussi l’occasion de tester empiriquement l’appartenance à ce « chez soi » lointain à travers le regard des autres (Bidet et Wagner 2012). Le psychologue Altay Manço affirme que pour les jeunes issus de l’immigration « la question n’étant pas d’éviter de se trouver entre deux chaises mais de s’asseoir sur les deux à la fois » (Manço 1998). Au-delà du choix, les RSN semblent en effet faciliter la pluralité. Les appartenances multiples sont donc non exclusives, cumulatives et transnationales. Elles peuvent aussi opérer comme des syncrétismes et parfois en réaction à une situation objectivement vécue. Leurs montre qu’en se concentrant sur les échanges électroniques, il apparaît clairement que les jeunes reconnaissent les forums Internet comme des lieux sûrs permettant la contestation discursive en réponse aux pratiques d’exclusion répandues dans la société néerlandaise (Leurs 2015).
57Les multiples capacités stratégiques et réflexives dont il a été question ici traduisent finalement l’importance de la logique individuelle dans la construction identitaire et dans les parcours de vie. Il nous semble essentiel de bien préciser ce point, car le seul point commun entre tous les jeunes rencontrés est bien leur singularité. Nous avons pu observer des intentions, des usages et des postures sur les RSN extrêmement différents malgré des caractéristiques proches et vice versa. Les facteurs de différenciation les plus prégnants étant néanmoins dans notre échantillon l’effet résidentiel, le genre, le niveau de diplôme, la position scolaire, la situation professionnelle, l’effet de « génération sociale » (Beaud 2018) ou encore la zone géographique d’origine, l’inscription dans la « circulation migratoire » (Hily 2009) ou les activités transnationales.
58La singularité des jeunes dans le rapport au pays d’origine semble se construire dans l’articulation entre expériences vécues et situation actuelle, entre sociabilités physiques et numériques et entre ancrage local, national et transnational. Il semble donc important de considérer en France les modes de vie et les types d’habitat, mais aussi les modes d’habiter, et ce, à des échelles multiples. Le terme de mode d’habiter renvoie aux manières de pratiquer, de penser, de dire, de vivre les différents espaces, territoires et lieux qu’habitent les individus et les groupes (Morel-Brochet et Ortar 2012). Les quartiers prioritaires de la politique de la ville, dont sont issus une grande partie des jeunes que nous avons rencontrés, peuvent être perçus à la fois comme une cage et un cocon, comme un monde de liens forts, pouvant être très étouffants, mais qui, en même temps, constituent une ressource (Lapeyronnie 2008). Certains, souvent les plus en réussite et les plus diplômés, vont éviter le quartier, ses sociabilités et investir les réseaux sociaux et les sociabilités externes au quartier quand d’autres vont articuler un « capital d’autochtonie » dans l’espace physique et numérique. Dans les milieux plus ruraux, l’intégration peut paradoxalement à la fois être plus facile ou au contraire freinée par différentes formes de mise à distance. Chantal Crenn analyse ainsi le racisme affiché vécu par les ouvriers agricoles dits « marocains » puis par leurs enfants (qui revendiquent une certaine forme d’égalité), tout en montrant leur agentivité (Crenn 2006). En outre, la plupart des jeunes, locataires en France, et souvent d’habitats à loyers modérés, sont propriétaires au Maroc. Cela leur permet, malgré la mise à distance, la convoitise et les jalousies dont ils peuvent faire l’objet, d’être valorisés quand ils vont au Maroc et de bénéficier d’une certaine reconnaissance sociale (Barthou 2013). Là encore, certains ressentent fortement ce besoin de retour dans le pays d’origine et vivent de façon positive cette reconnaissance sociale quand d’autres, plus souvent des filles en réussite scolaire, la jugent superficielle et factice.
59Il parait donc essentiel, pour questionner le transnationalisme, de penser aussi l’ancrage local et l’articulation entre les différentes échelles, afin de comprendre le sentiment d’appartenance des jeunes et ce qui les singularise.
60Enfin, et afin de bien penser cette singularité des jeunes migrants et descendants de migrants, il nous parait essentiel de considérer que l’identité n’est jamais que dans les origines, les racines, la mémoire mais qu’elle est une production de sens dans le moment présent (Kaufmann 2004). Les effets de contexte sont effectivement très forts chez nos jeunes et, nous notons bien à la fois l’importance des expériences individuelles vécues, « incorporées sous forme de schèmes d’action, d’habitudes, de manières » mais aussi de la situation sociale présente (Lahire 2004).
61La pluralité est donc du côté des trajectoires individuelles, singulières, mais aussi du côté des évolutions sociales et culturelles des deux rives de la Méditerranée, avec des frontières qui peuvent à certains égards se renforcer mais qui ont plutôt tendance à devenir poreuses. C’est en pensant conjointement les transformations ici, là-bas (dans les pays maghrébins, mais aussi là où sont les autres migrants et descendants de migrants auxquels les jeunes sont reliés) et sur les réseaux sociaux numériques, que nous pourrons comprendre les jeunes issus de l’immigration et les nouvelles formes d’expérience migratoire ou post-migratoire.
62Chez les jeunes que nous avons rencontrés, le rapport à la France et au pays d’origine semble évidemment s’articuler beaucoup plus que s’opposer. Les interpénétrations ou les syncrétismes culturels sont bien à l’œuvre sur notre terrain, qu’il s’agisse de la religiosité, des sociabilités ou relations amoureuses ou des modes de vie juvéniles. Véritablement ancrés dans l’hyper-modernité et fruits d’expériences multiples, la plupart des jeunes puisent dans différents répertoires et se dissocient aussi de leurs différents groupes d’appartenance, pour se construire eux-mêmes comme des individus singuliers. « J’en ai marre qu’on me dise quoi faire ou ne pas faire, quoi être ou ne pas être. J’ai parfois le sentiment d’être une cible et je voudrais sortir des différents radars sans déclencher de guerre nucléaire. Je suis Nadia, point barre » (Nadia, 24 ans).
63Cet article nous a permis de voir que les RSN participent pleinement de l’immigration-continuité. Ils rapprochent les acteurs et offrent des potentialités de co-présence momentanée qui transforment en profondeur la migration et les expériences migratoires mais aussi post-migratoires. Les RSN permettent aux jeunes de se confronter à l’Autre, de voir en quoi il leur ressemble mais aussi ce qu’il a de différent. « Au travers de l’usage des TIC, et en particulier du web 2.0, migrants et « diasporés » échangent des informations, des images, des émotions. Ce faisant, ils construisent ensemble des connaissances et des représentations communes permettant de nourrir leur imaginaire communautaire, ils participent à la (re)naissance d’une conscience collective ainsi qu’à l’entretien d’une mémoire collective » (Rigoni 2010). Les TIC participent effectivement à la construction d’une conscience et mémoire collective, mais aussi à une prise de conscience de la différence et permettent souvent de déconstruire les représentations croisées que les acteurs peuvent avoir les uns des autres, entre pays mais aussi à l’intérieur d’un même pays.
64En outre, nous avons vu que les modes de connexion ou de déconnexion nous informent sur les capacités stratégiques des acteurs, leur réflexivité et leur volonté de contrôler ce qu’ils sont et ce qu’ils veulent donner à voir. Ces RSN représentent souvent une ressource, mais ils sont aussi vecteurs d’injonctions normatives et de contrôle social et religieux. Enfin, les RSN nourrissent les identités plurielles, transnationales et cosmopolites, « le sentiment subjectif d’une double appartenance pour des jeunes issus de l’immigration qui retravaillent, à travers leur engagement, leur histoire familiale et composent une nouvelle vision du monde qui ne passe plus par une allégeance principale à l’État-nation, mais crée de nouveaux espaces identitaires pluriels et résolument cosmopolites » (Lardeux 2018).
65Il parait important aujourd’hui de pouvoir analyser plus en profondeur ce qui se joue chez ceux qui restent dans le pays d’origine, ou encore ce qui se construit dans les interactions entre membres de la diaspora installés un peu partout dans le monde, en particulier au Québec, en Belgique, Allemagne et dans le nord de l’Europe, en ce qui concerne les jeunes que nous avons suivis ici. Cela augure certainement d’une remise en question de la pertinence même du concept de double appartenance ou de double présence, les lieux mêmes des interactions, physiques et numériques, se multipliant et se complexifiant. Enfin la méthodologie utilisée en amont de ce travail d’analyse, à savoir l’analyse de contenu conversationnel et interactionnel en ligne gagnerait à être développée et plus structurée car elle permet d’accéder à la fois aux pratiques et au discours. Articuler l’analyse des sociabilités en ligne et hors ligne, en prenant conscience de qui est possible et impossible, présente une forte valeur heuristique.