DAGHMI Fathallah (Dir.). Art, médias et engagement. Actions citoyennes et soulèvements arabes
DAGHMI (Dir.) Fathallah, 2018. Art, médias et engagement. Actions citoyennes et soulèvements arabes. Paris : L’Harmattan. Coll. « Communication et civilisation ». ISBN 978-2-343-13973-9
Texte intégral
1Le présent ouvrage collectif, sous la direction de Fathallah Daghmi, questionne les « actions citoyennes » apparues au cours des soulèvements qui ont marqué le monde arabo-musulman. Il est structuré en deux parties intégrant respectivement cinq chapitres.
2La première partie aborde le lien entre expression artistique et technologies numériques et souligne le rôle des TIC dans la médiation des revendications et des subversions opérées au cours des mouvements sociaux. Le street art en général et le graffiti en particulier laissent apparaître des messages, un langage mais plus spécifiquement une parole : celle d’un « peuple » qui revendique le changement.
3Le chapitre de Zoé Carle et François Huguet rend compte de l’après révolution égyptienne à travers l’étude des graffitis de la rue Mohamed Mahmoud. Les auteurs envisagent les formes d’expression artistique émanant de l’espace public égyptien comme une « nouvelle forme de citoyenneté » qui se déplace via les réseaux sociaux numériques et avec une intention de faire suivre, vivre les événements. Le graffiti rassemble les manifestants dans leur diversité, il a transformé la rue révolutionnaire Mohamed Mahmoud en un espace de production, d’expression et d’échanges.
4La contribution de Fathallah Daghmi tente de saisir les ressemblances des mouvements contestataires en Méditerranée. Son parti pris est double, d’une part les médias seraient « porteurs de messages favorisant les expressions » des mouvements sociaux, d’autre part l’expression de ces derniers se cristallise dans leur usage des technologies numériques ou de leur acculturation aux pratiques des TIC. L’auteur expose un constat tiré de la « complexité » et des transformations du terrain d’observation. Après un rappel de la situation sociopolitique des pays arabes « avant l’ère numérique » en se référant à des travaux produits par des chercheurs locaux (en arabe), l’auteur décrit les facteurs d’émergence des soulèvements qui s’y sont déroulés. Fathallah Daghmi explique comment les « espaces publics » sont détournés, utilisés, (ré)appropriés par les citoyens pour « contrer la censure » en réaffirmant, dans la perspective de Dominique Cardon, les paradoxes des réseaux sociaux numériques.
5Comment aborder la situation politique, économique et sociale de l’Algérie ? Cette fois, c’est le texte de Fanny Gillet qui interroge les « actions citoyennes » d’un pays qui ne peut vraisemblablement pas être étudié avec une approche comparatiste. Par contre, la mise en perspective des contestations algériennes (2011-2014) avec les révoltes arabes survenues en parallèle permet, d’une part, l’identification de formes d’expression artistique communes et manifestes et, d’autre part, la singularité du contexte socio-historique algérien, amorcé par l’auteure avant l’analyse.
6Aussi, Fanny Gillet procède à une analyse ethnographique de terrain mêlant « l’observation, la participation » ainsi que des entretiens ouverts auprès de quelques artistes de l’école des beaux-arts de la capitale, Alger. Quelques tableaux d’artistes et des verbatims viennent appuyer l’enquête, dont les résultats suggèrent une évolution, une métamorphose en comparaison avec l’actuelle révolution dite du sourire (février 2019). Lors des mobilisations citoyennes (2011-2014) les manifestants ne mentionnaient pas les noms des censeurs, mais ils s’adressaient au « système ou au pouvoir ». Aujourd’hui, à travers ses « marches » hebdomadaires, et ce depuis le vendredi 22 février 2019, le peuple a poussé le président Bouteflika à démissionner. Selon l’auteure, l’expression artistique algérienne ne faisait pas assez parler d’elle « au niveau international », les récents événements et leur médiatisation montrent l’évolution et les changements opérés depuis.
7C’est dans un registre théorique, fort de propositions, que Serge Proulx analyse la « puissance d’agir citoyenne » des mouvements et contestations des « sans voix » et de leur usage des outils numériques qu’il appelle « Web social ». Pour le sociologue, l’émergence du mouvement social des Indignés européens a pris corps dans le sillage du « Réveil arabe ». Pour autant, les pratiques numériques des « cyberactivistes » ont-elles permis une médiatisation de leurs revendications, une visibilité de leurs actions et une « politisation » de leur discours ? L’auteur y répond en suggérant des hypothèses tout en distinguant le militant engagé politiquement, en société, de celui qui, grâce aux « dispositifs techniques », trouve un autre espace d’engagement. Il est alors question de savoir en quoi les technologies numériques peuvent influencer l’action citoyenne et politique.
8Le dernier chapitre de la première partie s’intéresse à la production cinématographique en Égypte. Selon l’historien et chercheur Nabil Mouline qui décrit et analyse un échantillon de quarante films produits entre 2001 et 2010, le cinéma fait partie de la stratégie de « propagande » de l’état et notamment de l’appareil militaire. Cependant, suite à la « décompression politique » le régime en place s’appuie sur les productions filmiques pour afficher sa « volonté de changement » en abordant des thématiques délicates. Le film Le dictateur désacralise par exemple la figure du président. De cette manière, le cinéma déconstruit les représentations sociales négatives, entre autres : le rapport entre dominants et dominés, la condition des femmes, la question de la cohabitation religieuse (coptes et musulmans) et le conflit israélo-arabe.
9Dans le prolongement de ces problématiques, la seconde partie met en exergue des « pratiques artistiques et usages médiatiques en période de transition ». Elle offre davantage de matériaux empiriques sur les formes d’engagement citoyen à l’instar du travail de Anahi Alviso-Marino qui observe un collectif d’artistes femmes originaires de la ville de Hodeidah au Yémen. L’auteure étudie les « espaces libres » comme solution à la marginalisation que vivent, en l’occurrence, les cinq artistes du collectif Halât Lawnîa [Halos colorés]. Cette recherche diachronique se situe entre 2005 et 2011 et se focalise sur le parcours de ces femmes qui tirent avantage du collectif qu’elles ont créé : c’est par le truchement de celui-ci qu’elles arrivent à détourner le conservatisme yéménite et les interdits de la société arabe et musulmane, l’exemple de l’accompagnateur légal est ainsi livré au lecteur pour expliciter le cadre.
10L’un des pays qui a fait le plus parler de lui lors du « printemps arabe » est la Tunisie. Il faut signaler que les trois périodes de la révolution – l’avant, le pendant et l’après – ont fait l’objet de plusieurs recherches en SIC, plus précisément autour des TIC et de leurs usages. Néanmoins, deux chapitres traitent la question sous différents angles : Sami Zlitni et Fabien Lienard explorent le terrain des élections de l’assemblée constituante et constatent que les « outils numériques organisent partiellement la parole politique citoyenne », s’agissant de l’éduction aux principes démocratiques. Ainsi, de nombreuses plateformes sont mises à la disposition des citoyens pour faciliter le processus électoral, mais plus expressément pour « informer, éduquer et stimuler la participation des citoyens à la vie politique ». Sur un volet différent, Tarek Ben Chaabane analyse le contenu de documentaires tunisiens réalisés à l’aune de la révolution. Le manifestant vie le soulèvement, le filme et l’immortalise, mais, plus encore, il devient le cinéaste acteur du changement.
11En marge des événements bouleversant les peuples et les pays révolutionnaires, la contestation peut se déplacer à travers, par exemple, la Méditerranée et s’établir au cœur de la diaspora. La communauté marocaine installée en France s’est engagée dans le Hirak, le mouvement du 20 février. Soraya El Kahlaoui a mené une enquête sur les échanges par courrier électronique des acteurs « militants » dudit mouvement. Le dispositif d’interaction qui est l’e-mail donne la possibilité aux jeunes militants indépendants de « faire entendre » leur « voix ». L’observation participante de l’auteure livre le constat d’une volonté d’organisation politique et le désir de légitimation des jeunes acteurs sociopolitiques « inaudibles ».
12L’ultime chapitre, intitulé « le printemps érable est-il une révolution 2.0 ? », de Jean-Paul Lafrance, fait ressurgir la question de la différence entre les réseaux sociaux classiques et les réseaux sociaux numériques, longuement discutée entre les sociologues des médias et des usages. La contestation estudiantine de 2012 au Québec s’est engagée dans une « bataille » politique en faveur d’une gratuité ou d’une régulation des frais d’inscription. Le rôle des réseaux numériques a été essentiel pour cette « action étudiante » et sa coordination. L’intérêt du prolongement de la communication humaine, en face-à-face, sur les dispositifs de communication numérique est signifié par le fait que « l’individu devenait un média ».
13Au final, les textes rassemblés dans cet ouvrage donnent un éclairage sur les actions et manifestations de peuples réprimés, censurés, oppressés, en Méditerranée et dans le monde arabo-musulman, qui ont souvent recours aux technologies numériques de l’information et de la communication pour faire face et remédier à leur situation. C’est une lecture indispensable pour mieux comprendre les révolutions faussement nommées 2.0. Enfin, l’originalité des travaux présentés dans l’ouvrage est à souligner même si plusieurs chapitres sont des versions remaniées, réorganisées d’articles déjà publiés. Par ailleurs, force est de constater la pluridisciplinarité des contributeurs, les objets abordés sont appréhendés à partir de l’interdisciplinarité revendiquée depuis ses origines par les SIC.
Pour citer cet article
Référence électronique
Billel Aroufoune, « DAGHMI Fathallah (Dir.). Art, médias et engagement. Actions citoyennes et soulèvements arabes », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/6270 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.6270
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