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Spicilège

De l’appropriation des objets culturels à l’époque d’internet

Un regard anthropologique sur l’industrie culturelle, 2
Laurent Jullier

Résumés

Les œuvres produites par l’industrie culturelle ont la réputation de « seulement » divertir, mais on évitera ici de faire leur procès aussi bien que leur apologie. C’est une autre approche qui est proposée, centrée sur la technique et inspirée par l’anthropologie symétrique de Bruno Latour. L’article met ainsi face à face culture broadcast (côté industrie) et culture grassroot (côté public). D’un côté, l’industrie doit jongler avec le désir de contrôler économiquement les œuvres et le risque de voir les clients fuir si ce contrôle débouche sur une trop grande standardisation. De l’autre, le public bénéficie d’une certaine agentivité face à ces œuvres, déjà célébrée par la vague américaine des Cultural Studies ; mais cette agentivité est limitée par des questions techniques, plus rarement prises en compte par ces études. L’un des exemples choisi pour illustrer la discussion est la déclinaison du Roi Lion par la société Disney.

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Texte intégral

  • 1 Julien Gracq, Le Figaro Littéraire du 10 févr. 1974, repris dans Œuvres complètes tome 1, Paris, Ga (...)

1Le 10 février 1974, Julien Gracq a décidé de régler son compte au grand public en matière de littérature. Non que l’écrivain se désole que les Français ne lisent plus ; au contraire, grâce à l’industrie culturelle qui les inonde de volumes à bas prix, ils lisent – mais ils lisent comme on mâche du chewing-gum. Gracq s’interroge alors, sans avoir de réponse explicative à fournir, sur cette « tranche mystérieuse, et très vaste, du public qui lit, puisqu’elle achète, mais qui ne reçoit pas sa lecture, par suite de quelque phénomène de rejet mental qui reste à éclaircir, et dans laquelle on peut injecter, comme l’expérience du livre de poche le révèle, des dizaines de millions de volumes sans qu’aucune conséquence se manifeste, autre que commerciale »1. Bien sûr, la charge a quelque chose d’injuste. On se demande par quel moyen pourraient s’observer les conséquences de l’appréciation d’un livre au sein de ce vaste public, sachant qu’un coup de foudre culturel est quelque chose d’intime, qui décante et irrigue lentement l’être, se mélangeant à d’autres croyances et à d’autres sentiments jusqu’au point où il devient impossible de distinguer la part qu’il a eue dans telle prise de décision consécutive à sa survenance. Mais l’intérêt indirect de la diatribe signée par le grand écrivain est de nous montrer qu’à presque cinquante ans de distance, grâce au succès d’internet, il est désormais plus facile d’observer quelles « conséquences » a l’« injection » massive d’œuvres au sein d’un grand public qui a perdu beaucoup de son « mystère ».

  • 2 « Vidéos en Ligne de Courte Durée », équivalent français de l’anglais UGC, « User-Generated Content (...)
  • 3 Les termes de consommation et de consumérisme sont employés dans cet article dans leur sens non péj (...)
  • 4 En 1840, Thomas Carlyle réservait le rôle d’éveilleurs aux seuls intellectuels, fustigeant l’influe (...)
  • 5 Armand Mattelart & Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2003, p. 17 (...)
  • 6 Hypothèse béhavioriste dûe à Harold Lasswell dans son livre de 1927 Propaganda Technique in the Wor (...)
  • 7 José van Dijck, « Users Like You? Theorizing Agency in User-Generated Content », Media Culture Soci (...)

2Qu’il s’agisse de critiques, d’hommages, de pastiches, de citations ou d’allusions, les endroits du web sont en effet légion où l’on peut accéder à la trace, sous forme, au choix, de billets d’humeur, de longs textes, de discussions, de photos ou encore de VLCD2, de ce que font les œuvres à leurs consommateurs3. Fort bien. Pour autant, le progrès technique n’a pas supprimé toute la portée du discours de Gracq. En premier lieu, les « conséquences » de la consommation d’une œuvre ne se réduisent pas à poster des mots, des images ou des sons sur un site, même au sein de la petite frange d’usagers qui franchissent ce pas. Les inflexions de la sociabilité et l’enrichissement de la Bildung ne se lisent pas que sur les écrans, où elles sont filtrées par leur formulation même, et s’approprier une œuvre (ou la rejeter avec une énergie telle que sa dépense nous change) peut se faire par bien des moyens, pas tous observables. En second lieu, la charge de Gracq s’inscrit dans une tendance bien connue, qui remonte au xixe siècle4 mais qui s’est radicalisée au sortir de la Seconde guerre mondiale5, d’opposition à la massification de la culture. Gracq insiste en effet sur le nombre (« dizaine de millions de volumes ») pour suggérer que le quantitatif est l’inverse du qualitatif, et utilise le verbe « injecter » dans la logique de la « théorie de la seringue hypodermique »6. Or est-il bien raisonnable d’opposer à ce portrait du consommateur de base en idiot culturel son symétrique, c’est-à-dire la célébration joyeuse de toute l’agentivité et la culture de soi que permettent les libertés d’expression et de circulation des œuvres à l’ère d’internet ? Non. Comme le dit José van Dijck, « l’opposition entre récepteurs passifs des vieux médias, dont la télévision, et récepteurs actifs du monde numérique postant des vidéos à tour de bras, est un mensonge historique »7.

  • 8 Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches, Paris, Les Empêcheurs de p (...)

3Pour discuter de l’actualisation des problèmes soulevés par Julien Gracq, en l’occurrence la trace que laissent en nous les objets culturels qui nous marquent, il faut changer d’approche. On pratiquera pour ce faire l’anthropologie symétrique proposée par Bruno Latour8, c’est-à-dire qu’on tentera d’adopter tour à tour le point de vue des deux acteurs en lice, l’industrie et son public, la première produisant une culture broadcast (première moitié de l’article) et le second une culture grassroots (seconde moitié). Il sera donc question du contrôle des œuvres exercé par l’industrie culturelle (section 1), avec le risque de produire une standardisation qui, si elle entraîne de facto une baisse des coûts de production, risque de faire fuir la clientèle (2). Puis de l’agentivité que manifeste le public (3), via une acculturation pratique dont il est permis de se demander jusqu’à quel point de familiarité technique elle va (4).

Le contrôle des œuvres

4Dans la logique capitaliste qui l’imprègne, l’industrie culturelle duplique et distribue trois types de produits matériels : des objets destinés à devenir des œuvres consommées de façon privée (un CD, un BluRay…), des dispositifs d’actualisation des œuvres (un écran, une platine…), et des services livrant clés en main des œuvres dans des lieux publics (une salle de cinéma, un parc d’attraction…). Dans les trois cas, elle cherche à minimiser les coûts de production et à maximiser les profits. Plus précisément, l’industrie vise la légèreté (moins la marchandise pèse, moins son transport coûte cher) et la reproductibilité (plus son tirage est élevé, moins un item coûte cher). Aux temps anciens, moules, pochoirs et tampons permettaient de dupliquer artisanalement des objets, avant qu’à la Révolution industrielle les machines et le travail à la chaîne prennent le relais, pour des copies toujours plus exactement semblables les unes aux autres. En bout de chaîne, aujourd’hui encore, il reste à acheminer ces copies ; coursiers, livreurs, camions, bateaux, avions, traitent alors les livres et les disques comme le charbon ou les bananes.

  • 9 « Passer de la télégraphie sans fils à la téléphonie avec fils ! »… Umberto Eco, « En arrière toute (...)

5À cet égard, la révolution numérique a constitué un progrès. Certes, il a fallu construire les autoroutes de l’information, c’est-à-dire poser des câbles, opération dont le petit côté xixe siècle lui a valu les sarcasmes d’Umberto Eco9. Il a aussi fallu vaincre les réticences de clients qui « en voulaient pour leur argent » à se passer d’un support matériel (d’où les grosses boîtes inutiles des jeux vidéo et des logiciels antérieures à l’essor du téléchargement). Mais ensuite, une œuvre culturelle numérisée pèse zéro grammes et se convoie pour le prix du courant électrique. De plus, cette légèreté ne va pas jusqu’au bout de l’autoroute, puisque l’usager doit obligatoirement acheter à l’industrie l’équipement adéquat pour transformer en images ou en musique les données binaires dûment convoyés : double bénéfice pour elle, d’où sa volonté de se développer de façon verticale en trustant contenus et contenants.

  • 10 Un patron (objet discret) de pull jacquard à tricoter est une « promesse » de pull à porter (contin (...)

6On confond souvent, et pas seulement dans les médias, cette révolution de la dématérialisation avec la « révolution numérique ». Mais elle est plutôt l’aboutissement, dans le cadre de l’industrie, d’une lente marche vers la scission entre ces deux concepts-clés que sont le continu et le discret. Le premier a été exemplifié par l’invention de la rotative, en 1844, sur un principe déjà exploré par les machines à imprimer les étoffes autour de 1760 ; le second l’a été par le codage binaire, sur un principe déjà exploré par le métier Jacquard en 1801, sans parler des modèles de broderie disponibles dès le troisième siècle avant notre ère10. Grâce à la rotative et à son mouvement continu, tout le monde devenait susceptible d’avoir accès en même temps aux mêmes textes ; grâce à la discrétisation, les instructions nécessaires à la fabrication d’un objet pouvaient être lues par des machines. Aujourd’hui plus que jamais, la continuité n’est pas un vain mot en matière d’industrie culturelle. Ma propre discothèque, dématérialisée, m’accompagne en voyage, dans ma poche ou, mieux, elle attend sagement dans un cloud que je la convoque. Il en va de même pour la discrétisation : si jadis le modèle à petits carreaux de la brodeuse était un objet marginal et transitoire qu’on oubliait au profit du rendu final, les informations dématérialisées susceptibles de s’actualiser en œuvres sont partout sous nos yeux – après tout lorsqu’on regarde des CD et des DVD sagement alignés sur leurs étagères, on n’entend aucune musique ni ne voit aucune image ; ce sont bien des données en boîte qui se trouvent là.

7Voilà pourquoi, sans doute, le discours usuel sur les industries culturelles est un discours quantitatif. On mesure le débit des flux comme les hydrographes celui des fleuves ; on pèse les millions, on compte les entrées. Le discours qualitatif, lui, est réservé aux Beaux-Arts, un monde qui ne connaît pas la dictature du continu et du discret. Dans ce monde, en effet, les œuvres sont rares, uniques, impermanentes, indématérialisables, fragiles au point de posséder une aura. Un scan numérique de la Joconde n’est pas la Joconde ; tandis qu’un CD de musique techno est à la fois une copie et un original, clonable à l’infini et remplaçable en cas de perte. Il faut pourtant se garder de pousser trop loin ce genre d’oppositions. On ne voit pas pourquoi l’accessibilité aurait une valeur moins grande que la singularité, si tant est que ce qui compte est ce que me fait l’œuvre avec laquelle j’interagis et ce que je fais avec elle.

8Par ailleurs, la marche vers la numérisation est peut-être synonyme de profits accrus, mais elle n’est pas tout à fait proportionnelle au contrôle que l’industrie exerce sur les œuvres qu’elle vend et le comportement des clients qui les achètent. Acheter en ligne une chanson sur l’iTunes Store™ par exemple, c’est tout abandonner au contrôle de l’industrie hormis le choix de la chanson (encore est-ce un choix opéré dans les limites de l’offre présente sur le Store en question, qui est loin de l’exhaustivité) : le type d’échantillonnage, la place matérielle des 0 et des 1 qui le composent, les machines qui seront capables de le lire (ce que la loi Hadopi appelle l’interopérabilité), etc. Cependant, cette chanson achetée en ligne, si elle épargne à l’industrie la peine d’avoir à presser et à convoyer des disques, à les ranger dans des rayonnages de boutiques au loyer onéreux et à payer des vigiles pour que personne ne les vole, se duplique dans le cadre domestique et « se partage » via les procédures p2p – quoique les industriels préfèrent dire « se pirate ». Il est donc logique que l’industrie se diversifie, non seulement verticalement mais aussi horizontalement, en proposant des œuvres-expériences non séparables de l’ici-et-maintenant de leur consommation – comme un concert ou une journée au parc d’attractions.

Figure 1. La notion de contrôle dans l’industrie culturelle

Figure 1. La notion de contrôle dans l’industrie culturelle
  • 11 Certains artistes promènent de ville en ville un concert à la set list identique. Il y a aussi les (...)
  • 12 Ils peuvent eux aussi exister à peu près à l’identique à plusieurs endroits différents, comme Disne (...)

(1) Chanter, dessiner, jouer d’une flûte taillée dans un roseau, lire et écrire des lettres ou des manuscrits, quantité d’activités artistiques et culturelles échappent au contrôle des industriels de la culture. La piratabilité des productions de ce type est d’autant plus grande que nulle loi du copyright n’y règne.
(2) Écrire sur Apple™ à l’aide d’un traitement de texte Microsoft™, jouer sur un piano Yamaha™, filmer avec un téléphone Samsung™ une séquence envoyée ensuite via le réseau Bouygues™, en revanche, c’est laisser l’industrie contrôler le hardware, c’est-à-dire en l’occurrence l’attirail matériel qui permet de s’exprimer. Toujours pas de copyright, si l’on fait cela en amateur, mais moins de risque de piratage sauvage du point de vue des industriels : un ordinateur ne se duplique pas aussi facilement qu’une flûte taillée dans un roseau.
(3) Dans le cas de la musique et des livres numérisés, des séries télé, des films achetés en VOD et des jeux vidéo, les industries culturelles s’impliquent davantage qu’en (2) parce qu’elles fournissent aussi le software. Si le hardware est aussi difficile qu’avant à dupliquer sauvagement, ce software l’est d’autant moins qu’il est déjà fourni sous forme de flux de 0 et de 1, donc hautement clonable. Quantité de verrous sont sans cesse imaginés, que des particuliers doués crackent à la grande satisfaction des plus pauvres et des moins doués. Source de profit la plus fiable, donc, ici, à moins que des dispositions comme Hadopi parviennent à enrayer le mouvement d’émancipation : la vente de hardware. Le paradoxe de l’industrie culturelle, qui fournit à la fois des objets suffisamment désirables pour être achetés et des dispositifs techniques qui permettent de se les approprier gratuitement par duplication, n’est qu’apparent, du moins à l’échelle des multinationales : quand un film de la Columbia™ est copié illégalement en salle par un spectateur armé d’un caméscope Sony™, il n’y a que demi-mal, puisque Sony™ possède la Columbia™.
(4) Les émissions de radio et de télé, les livres papier et le cinéma en salle sont également fournis sous forme de couple hardware-software (le livre papier a simplement ceci de particulier au regard des autres que ce couple y est indissociable). Mais la piratabilité y est moindre, non au sens où techniquement elle serait moins facile, ce qui n’est pas le cas, mais au sens où la perte artistique qu’elle entraîne y est supérieure. Le charme du direct s’évanouit si l’on enregistre l’émission ; un livre photocopié n’est pas un objet agréable à toucher ; un screener (film caméscopé en salle) offre, de même, un son réverbéré et une image granuleuse.
(5) Les concerts de musique amplifiée et les shows, plus ou moins dupliqués11, s’exposent encore moins à la copie sauvage. Pas parce que la technique ou la loi s’y opposerait, là non plus (il suffit de regarder les téléphones brandis en direction de la scène), mais parce qu’une bonne partie de leur pouvoir d’attraction réside dans le contact direct entre les performers et le public. On pourrait les toucher (les spectateurs du premier rang le font parfois) ; ils sont là devant nous… Et si, sur notre schéma, (5) est situé à droite de (4) et pas seulement au-dessus, c’est que l’industrie y exerce un peu plus de contrôle - l’éclairage, la sonorisation de la salle, la musique qui passe en attendant le show, toutes choses qui échappent au producteur d’un film.
(6) Enfin, les parcs d’attractions, eux aussi plus ou moins duplicables12, sont le lieu du contrôle intégral et du non-piratage, c’est-à-dire le contrepoint de (1). On ne peut pas pirater une journée à Disneyland parce que le software n’y est pas livré sous forme de flux, ni même sous forme de spectacle son et lumière à destination de corps immobiles. Il est bien sûr possible de filmer avec son téléphone un tour sur la Magic Mountain™, mais le décalage sera tellement grand entre la sensation sur place et le film du tour qu’on ne saurait parler de duplication, même en autorisant des pertes comme dans le cas d’un concert. Il faudrait promener le corps autant que le manège d’origine, or cela ne se peut à moins de construire le double grandeur nature de ce manège.

La standardisation des œuvres

  • 13 Laurent Jullier, « Introduction à l’esthétique darwinienne », Proteus n° 4 : « La place de l’esthét (...)
  • 14 Ellen Dissanayake, Homo Aestheticus: Where Art Comes From and Why, New York, Free Press-Macmillan I (...)
  • 15 Richard Shusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Paris, Éd. de L’Éclat, 2007.
  • 16 Howard S. Becker (1982), Les Mondes de l’art, trad. fr., Paris, Flammarion, 2006.

9Les griefs d’ordre formaliste à l’encontre de l’industrie culturelle posent en général une différence de nature, on l’a dit, entre la standardisation des produits qu’elle vend et les créations singulières des artistes. Ils s’appuient souvent sur une opposition (pas toujours explicite) entre deux conceptions de la notion même d’art : d’une part la conception utilitariste, centrée sur l’usage divertissant, plaisant, didactique ou religieux des œuvres ; d’autre part la conception autonomisante, centrée sur la libre contemplation des œuvres, détachée et pure de toute intention utilitaire. La première a dominé pendant les quarante mille ans d’activité artistique de l’histoire de l’humanité, et connaît un regain d’intérêt dans le champ universitaire depuis les années 1990 avec l’esthétique darwinienne13, la théorie adaptative de l’art d’Ellen Dissanayake14 et la soma-esthétique de Richard Shusterman15. La seconde est née au xviiie siècle, où elle a vu ses contours fixés par Kant, et a accompagné l’autonomisation progressive des « mondes de l’art » au sens de Howard Becker16, avant de se trouver renforcée à partir du début du xxe siècle par le succès institutionnel des avant-gardes.

  • 17 Clifford C. Geertz, Savoir local, savoir global (1983), trad. fr., Paris, PUF, 2007, p. 159, 175.
  • 18 Voir Jean-Marc Leveratto, La Mesure de l’art, Paris, La Dispute, 2000.
  • 19 « On peut trouver dans les écrits tardifs des membres de l’école de Francfort encore en vie après l (...)

10Cependant cette opposition est artificielle. Comme l’explique le grand anthropologue Clifford C. Geertz, elle construit « un monde parallèle inventé de dualités, de transformations, de parallèles et d’équivalences », et fait des œuvres des ensembles de signes qu’il faudrait décrypter alors que l’art relève simplement de ces activités qui « semblent destinées spécifiquement à démontrer que les idées sont visibles, audibles et touchables, qu’elles peuvent être moulées en formes auxquelles les sens, et à travers les sens les émotions, peuvent répondre »17. Les procédures de mesure de la qualité des œuvres ne diffèrent d’ailleurs pas autant que ne le pensent les tenants d’une opposition radicale entre esthètes désintéressés et consommateurs ordinaires18. Reste alors un argument dont se servent souvent les thuriféraires de l’industrie culturelle, celui de la standardisation formelle des produits de l’industrie culturelle – leur répétitivité, leur pauvreté, leur caractère stéréotypé donc inauthentique19 : le rap, les romans Harlequin, les blockbusters américains, les séries policières, « c’est toujours pareil ». À peine est-ce commencé que l’on sait ce qui va se passer.

  • 20 Svetlana Alpers, L’Atelier de Rembrandt. La liberté, la peinture et l’argent (1988), trad. fr., Par (...)

11Cet argument, qui relève de la néophilie, c’est-à-dire de la célébration systématique de la nouveauté, a certes quelque chose d’étrange ; lorsqu’on s’apprête à faire l’amour ou à déguster notre plat favori, c’est avec une idée fort claire de ce qui ne tardera pas à advenir. Et pourtant qui cela décourage-t-il ? Mais si l’on admet tout de même sa validité, il existe au moins deux façons de le contrer. La première, amusante mais techniquement peu efficace, consiste à le retourner contre son utilisateur, pour l’appliquer aux œuvres qu’il chérit parce qu’elles répondent aux canons de la théorie autonomisante de l’art. L’art contemporain, par exemple, fait grand usage des séries, et une fois entré dans une exposition Warhol ou Soulages, il est certain que l’on sait aussi ce qui va se passer. La notion d’auteur, au cinéma, s’est de même construite autour de la récurrence de certaines formes ou de certains thèmes. De plus, comme le montre l’historienne de l’art Svetlana Alpers à propos de Rembrandt, à qui elle en attribue l’invention en l’appelant « le premier entrepreneur du moi », la mise sur le marché d’un talent singulier, si elle n’a pas grand-chose à voir avec la notion d’industrie, a en revanche tout à voir avec celle de capitalisme, qu’elle exemplifie parfaitement20.

  • 21 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 554 e (...)

12Mais une meilleure façon de contrer cet argument de l’excès de prévisibilité consiste peut-être à recourir à la notion chère à Pierre Bourdieu de principe de pertinence – sans l’appliquer exactement de la même façon que lui21. Pour Bourdieu, une œuvre suppose des programmes de perception, qui s’acquièrent essentiellement par une familiarité à l’art entretenue de préférence dès l’enfance, et sans laquelle le non-initié en restera aux propriétés sensibles, c’est-à-dire à la « surface », aux taches de couleur. Il regardera des détails non pertinents, en quelque sorte. Mais Bourdieu, tout à sa volonté de construire des différences de nature et des inégalités entre « esthétique légitime » et « esthétique populaire », s’est abstenu de transposer à l’art de masse cet outil du principe de pertinence. C’est pourtant ce qu’il faut faire pour contrer l’argument de l’excès de prévisibilité. Le rap, les romans Harlequin, les blockbusters américains, les séries policières, ne délivrent interminablement les mêmes formes et les mêmes figures que pour les non-initiés. Au béotien qui hausse les épaules devant un dripping de Jackson Pollock ou va vérifier si sa radio est bien réglée quand elle diffuse John Cage, correspond de façon parfaitement symétrique un autre béotien qui ricane en chantonnant les boucles d’un morceau de techno alors qu’il l’entend pour la première fois, ou en pariant sarcastiquement que les héros se marient à la fin en n’ayant lu que la première page d’une romance bon marché.

13Ces deux lourdauds, que sans doute tout sépare, l’éducation, la profession, le capital symbolique hérité et la familiarité avec le grand art, sont pourtant à égalité. Ils ne regardent que certaines caractéristiques des œuvres qu’ils ont devant eux, oubliant les autres, qui se trouvent être celles-là même dont leur symétrique en inexpérience se délecte. Les amateurs de Jackson Pollock ont dépassé depuis longtemps le stade de la surprise à l’égard de quelqu’un qui lance de la peinture avec ses pinceaux en marchant sur sa toile, tout comme les amateurs de rap ont dépassé depuis longtemps le stade de la contestation du rythme binaire omniprésent. La présence de taches et l’immuabilité rythmique de la pulsation sont non pertinents. Ce qui est pertinent chez Pollock, c’est par exemple le « libre jeu des facultés » cher à Kant auquel on se livre lorsque l’œil se perd dans le fourmillement des explosions de couleurs qui se superposent ; ce qui est pertinent dans tel morceau techno c’est le son d’un musicien et la minuscule variation dans l’évolution d’une boucle – toutes choses qui, dans les deux cas, demandent pour être perçues une disposition d’esprit, un certain entraînement et une bonne familiarité. De même un seul Harlequin à happy end pas davantage qu’un seul Soulages tout de noir couvert ne suffisent ; il en faut des dizaines pour commencer à percevoir ce qui littéralement est appréciable dans leurs cas respectifs. Il y a bien des experts dans les deux camps.

  • 22 Jens Thomas, Speed of Grace. A Tribute to AC/DC (2012) ; John Zorn, A Dreamers Christmas (2011) et (...)

14De surcroît, pour prendre un exemple dans le champ musical, la reprise par des artistes « singuliers », appartenant au monde de l’art, de morceaux populaires fustigés à cause de leur prétendue pauvreté, est une pratique courante. Ces artistes, au lieu de faire de la chanson de départ un simple prétexte dont on s’écartera bien vite, dévoilent au contraire ce qu’elle avait en elle d’original caché sous une surface « convenue » (comme l’alternance couplet-refrain ou la distorsion des guitares) – voir par exemple Jens Thomas reprenant des chansons d’AC/DC ou John Zorn revisitant des chants de noël archi-rebattus ou réarrangeant pour quatuor à cordes les scores de dessins animés que Carl Stalling écrivait à la chaîne22.

  • 23 Nelson Goodman (2005) [1968] Langages de l’art, une approche de la théorie des symboles, trad. fr., (...)
  • 24 Peter Kivy (2006) The Performance of Reading: an Essay in the Philosophy of Literature, Oxford, Bla (...)
  • 25 Pour le dire avec le vocabulaire des ontologies de Philippe Descola, il en en fait une incorporatio (...)

15Ensuite, ce n’est pas parce qu’il y a duplication des objets culturels qu’il y a duplication de l’expérience que nous avons d’eux. C’est ce que souligne Peter Kivy lorsqu’il discute la distinction opérée par Nelson Goodman entre les arts allographiques et les arts autographiques23. Les premiers, on le sait, sont supposés convoyer moins facilement l’aura car ils consistent, comme une partition musicale ou le texte d’une pièce de théâtre, en une série d’instructions (type) organisant l’éventuel événement de leur exécution (token). Concernant la littérature, Kivy avance ainsi que « les tokens d’Orgueil et préjugés sont ses lectures », et non la duplication mécanique du livre à partir du manuscrit original de Jane Austen, car lire ce roman consiste à « avoir une expérience de lui » qui n’est jamais la même à chaque occurrence24. Cette expérience est l’équivalent d’une performance théâtrale, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre chaque fois qu’elle a lieu, le lecteur donnant de façon singulière vie aux personnages et signification à l’enchaînement des péripéties. Ce qui est encore plus vrai aujourd’hui devant un film, non seulement parce que les différences matérielles y jouent plus que celles du livre (il y a plus de différences entre voir un film dans une salle géante et le voir sur un smartphone qu’entre lire un Jane Austen en poche et le lire en édition bibliophile reliée cuir), mais parce que la consommation collective y est courante, nouant des interactions qui dépendent de la composition du public et rejaillissent sur l’interprétation de l’œuvre (voir un film en compagnie d’amis dans une salle comble ne revient pas à le voir chez soi seul ou en famille). La mémoire personnelle du spectateur lui permet ainsi de conférer à certains films une aura particulière, du fait de leur association à certains moments de sa biographie25.

  • 26 Pierre-Michel Menger, Le Paradoxe du musicien. Le compositeur, le mélomane et l’Etat dans la sociét (...)

16Enfin, ce c’est pas parce qu’une œuvre « singulière » et moderniste bouscule les attendus de la représentation et de la narration qu’elle change la « vision du monde » de ses consommateurs ni qu’elle fissure l’ordre en place. Theodor Adorno et bien d’autres ont eu beau défendre le contraire, son double caractère de marchandise et de produit d’un travail la neutralise en faisant d’elle « un capital accessible de plaisir, si critique soit-elle […], un fétiche luxueux et superflu, support de toutes les projections imaginaires et émotionnelles de l’individu »26. Méfions-nous donc des généralités. Lorsque le film, le tableau ou le roman nous présente des figures défamiliarisantes, ni leur lecture ni leur effet ne sont aisément prévisibles, et ceci pour plusieurs raisons. Les médias sont des dispositifs présentant des perceptions de seconde main, laissant toujours, en tant que telles, la possibilité au spectateur d’attribuer la défamiliarisation au média lui-même. Au cinéma par exemple, un plan au ralenti peut certes nous apprendre des choses qui nous échappent d’ordinaire, mais il nous en apprend autant sur le cinéma lui-même, en nous prouvant que l’identité des cadences d’enregistrement et de projection des images fixes qui composent le film n’est qu’une convention qu’on n’est pas obligé de respecter.

  • 27 Sur la défamiliarisation au cinéma, voir L. Jullier, « Cinéma et psychologie cognitive : le ‘tourna (...)
  • 28 Viktor Shklovsky (1965), « Art as technique », Russian Formalist Criticism: Four Essays, Lee T. Lem (...)

17Comprendre la modification de la perception à la lumière de la défamiliarisation renvoie bien sûr à Viktor Chklovski, qui a théorisé cet effet sous le nom d’ostranenie27 – une théorie pas toujours bien comprise. Selon Chklovski, la défamiliarisation attire l’attention sur le processus de perception lui-même (méta-perception) ; il l’assimile alors, dans un geste somme toute assez kantien de désintéressement, à un processus esthétique de mise en valeur de l’artisticité de l’œuvre28. Mais cette théorie, dans le champ du cinéma au moins, est plus souvent comprise à la manière dont les cinéastes soviétiques contemporains de Chklovski l’ont interprétée : comme la métaphore d’un « instrument d’optique » modifiant notre perception de la vie quotidienne – Dziga Vertov et ses collègues, pour aller vite, espéraient changer par la puissance du montage de leurs films la vision tsariste inégalitaire ancrée dans les habitudes perceptives du peuple.

18Quand bien même la défamiliarisation réussissait dans ce sens, rien ne dit qu’elle durerait au-delà du temps de la projection : validons-nous dans le monde réel, en retournant vaquer à nos occupations, toutes les choses surprenantes que l’œil-caméra nous a dites de ce monde quand nous étions assis devant l’écran ? Certes, Vertov a montré aux ouvriers sidérurgistes qu’il filmait dans Entusiasm ! de quoi leur travail avait l’air cadré en plongée depuis le plafond de l’usine ; mais ont-ils continué à se percevoir de cette manière une fois le film fini et le Kino-Train parti vers d’autres aventures ? Rien n’est moins sûr. Et à quoi bon savoir, pour celui qui le vit dans sa chair jour après jour, qu’un travail pénible est beau ? Ce qui a des chances de rester, c’est une sorte de relativisme perceptif : l’un des exemples les plus connus utilisés par Chklovski pour illustrer son concept de défamiliarisation est Kholstomer [« Le cheval »], une nouvelle de Tolstoï qui nous fait voir le monde par le biais d’un vieux cheval castré et déchu – procédé narratologique couramment traduit de façon optique par les médias audiovisuels, qui adorent nous « mettre à la place de » (au cinéma, le contrechamp en raccord-regard ; les jeux vidéo à la première personne ; etc.). Il faut toutefois, à la lecture de ce texte, se montrer aussi large que Chklovski avec le concept de défamiliarisation, car l’anthropomorphisme de la narration y est patent (le vieux cheval a un trajet social comparable à celui de Barry Lyndon !), et les différences strictement perceptives fort rarement mises en valeur (Tolstoï est étranger aux questionnements éthologiques). Aux yeux d’un psychologue, cette nouvelle relève simplement – comme le champ-contrechamp – du « décentrement » (concept de Jean Piaget visant la capacité de se mettre à la place d’autrui, qui apparaît à l’« âge de raison »). À ce titre, l’ouvrier sidérurgiste apprend seulement que certains de ses compatriotes (des artistes, en l’occurrence) ont un autre point de vue que lui sur son travail.

L’agentivité pour tous ?

  • 29 Pour résumer rapidement là encore : l’acceptation par une part de plus en plus grande de la populat (...)
  • 30 J. Jack Halberstam, Gaga Feminism: Sex, Gender, and the End of Normal, Boston, Beacon Press 2012.
  • 31 Le braconnier « revendique plutôt ce que j’appellerais une sorte de droit à l’autodétermination sém (...)

19Le choc de la défamiliarisation, pour continuer avec cette notion et contrairement à ce qu’escomptait, donc, Th. W. Adorno, ne passe pas obligatoirement par la forme : une théoricienne queer bien connue comme J. Halberstam soutient ainsi que les images qui en disent le plus long sur la révolution queer29 sont certainement les clips de Lady Gaga et les épisodes de Bob l’Eponge Carrée30. Or ces œuvres ont une forme très mainstream (la structure musicale et les arrangements des chansons de Lady Gaga sont on ne peut plus sages, tout comme les cadrages et le montage de Bob l’Eponge). De plus, les braconnages et autres détournements de produits jugés inaptes à représenter la sensibilité de consommateurs qui refusent de laisser se diffuser l’idée selon laquelle le succès de telle œuvre est un succès public représentatif de toute la population, portent en majorité, eux aussi, sur le fond31. Ce qui n’empêche pas la prolifération, par exemple en ce qui concerne le cinéma, de VLCD relatifs à la forme, que ce soit pour épingler les clichés génériques (mashups), les répétitions d’une même figure (superedits), les décalques éhontés (side-by-side) ou simplement les tics de réalisateurs connus (pastiches).

  • 32 « On allait désormais offrir aux consommateurs des produits “authentiques” et si “différenciés” que (...)
  • 33 L’esprit Do it yourself (DIY) a été labellisé comme tel dans la Grande-Bretagne de l’après-guerre, (...)
  • 34 Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion (...)

20En d’autres termes, une frange du public qui dispose de ressources en matière d’agentivité « customize » les œuvres de manière à les adapter à sa sensibilité quand leur version originale ne leur convient pas – ce n’est d’ailleurs pas propre aux objets culturels, voir par exemple le tuning des automobiles. Symétriquement, l’industrie essaie de contrer ce mouvement dont les bénéfices lui échappent en devançant le désir de ces consommateurs un peu pointus ; elle produit pour ce faire des séries limitées à destination de « niches »32, séries qui n’atteignent jamais l’adéquation d’un produit DIY33 à la sensibilité et à l’ipséité de quiconque s’investit vraiment dans sa fabrication. On peut dès lors se demander, toujours pour essayer de répondre à Gracq, ce que devient cette agentivité face à une machine de guerre lancée à grands frais sous couvert d’une image de marque – par exemple un tube de Rhianna ou un dessin animé Disney. La conception qui domine dans les médias et même dans certains milieux universitaires, malgré les efforts des Cultural Studies depuis Richard Hoggart, est une conception béhavioriste qui dessine un public jouet de la propagande et du matraquage publicitaire – voir par exemple le livre de Frédéric Martel, Mainstream34. Or les choses sont un peu plus compliquées, et ici aussi un bras de fer se met en place entre industrie et public consumériste.

  • 35 Chris Jones, « Gentlemen, Gentlemen, Be of Good Cheer, for They Are Out There, and We Are in Here. (...)
  • 36 Pour le dire avec ce terme, flou mais pratique, inventé par Richard Dawkins pour désigner un proces (...)

21D’un côté l’industrie travaille à associer le produit canon qu’elle lance comme un label de qualité. En jargon de marketing, une marque détient un « capital image » (brand equity), qui lui aussi peut s’autonomiser au point de se reproduire en investissant de nouveaux territoires de commercialisation. Par exemple, le magazine Playboy est aujourd’hui un gouffre financier qui perd chaque année des millions de dollars, mais l’empire Playboy est florissant, car le petit lapin apparaît sur un nombre ahurissant de produits35. Par le biais des licensing agreements, le mème36 Playboy trouve donc sans cesse de nouveaux territoires où se dupliquer, le magazine ne servant plus que de point de repère. Or la notion de brand equity fonctionne aussi pour les œuvres que lance l’industrie culturelle, et qui finissent par devenir des labels qu’elle peut poser sur toutes sortes de marchandises, culturelles ou non.

22De l’autre, le public teste la validité de cette association dans une logique consumériste, mais pas forcément en consommant, au sens économique du terme, le produit en question. L’exemple du Roi Lion, qui a pour origine un dessin animé de long-métrage exploité en salle (1994) et dont un reboot en images de synthèse réalisé par Jon Favreau vient de sortir (2019), nous servira à le montrer en nous donnant un recul d’un quart de siècle. En sa qualité de film à succès, le Roi Lion s’est trouvé durant ce laps de temps dupliqué industriellement sous différents supports, décliné sous différentes formes qui en respectaient plus ou moins l’esprit et la lettre, et copié artistiquement avec ou sans l’autorisation de ses auteurs. Qu’est-ce qui pourrait bien « traverser » tous ces changements ? Pour simplifier, deux choses. La première est le capital image de la marque Disney, qui peut s’autonomiser au point de se reproduire en investissant de nouveaux territoires de commercialisation, parfois via la simple apposition d’un logo. La seconde est le « contenu » du film lui-même, définir ce contenu avec précision restant là aussi hors de portée (le « look » des personnages, l’intrigue, les chansons ? les échos shakespeariens, le rire provoqué par les gags ? tout cela sans doute).

Figure 2. Le Roi Lion, ses déclinaisons et ses duplications

Figure 2. Le Roi Lion, ses déclinaisons et ses duplications

Le schéma va de l’original à ses déclinaisons, de plus en plus éloignées du long-métrage de départ et de son dispositif à mesure que l’on descend et que l’on s’écarte latéralement du centre. Les déclinaisons se divisent verticalement en deux parties séparées par une frontière au tracé d’autant plus net qu’il est régi par la loi. Soit l’objet possède la licence ou le copyright (à gauche), soit il ne le possède pas (à droite).

23Dans la moitié gauche du schéma, apparaissent d’abord les déclinaisons proches de la duplication : le film sort en IMax en 2002, puis en 3D en 2011. Notons aussi l’existence d’une déclinaison nommée The Circle of Life, projetée depuis 1995 dans une seule salle, au parc Disney Epcot – il s’agit d’un documentaire en 70 mm, commenté sous forme d’incrustations par les personnages du Roi Lion. D’autres déclinaisons suivent, proches de l’original de deux façons possibles :

  • soit parce qu’ils reprennent le concept de la salle avec un public assis face à la scène : c’est le cas pour la comédie musicale, à partir de 1997, et des shows présentés à Disneyland (Festival of the Lion King…). À ce stade déjà il existe des objets hybrides. Une parade nommée The Lion King Celebration a défilé dans le parc Disneyland de 1994 à 1997, utilisant des audio-animatronics, créatures robotisées parlantes imitant les personnages du film : contrairement à ce qui se passe avec un spectacle en salle, une parade autorise le spectateur à changer de place. On pourrait donc dire que nous nous éloignons du dispositif cinématographique ; cependant les animatronics rappellent par leur caractère non-vivant et leurs mouvements définis à l’avance les créatures du film ;

  • soit parce qu’ils reprennent le concept des images animées sur un écran : c’est le cas du reboot de 2019, des suites ou prequels Le Roi lion 2 (1998) et Le Roi lion 3 (2004), sorties directement en vidéo –, et de la série télévisée dérivée Timon et Pumbaa (1995-1999). Mais c’est aussi le cas des copies vidéo du long-métrage original et de la comédie musicale dérivée, achetables sous forme de cassettes VHS, puis de DVD, de Blu-Ray, ou plus simplement, via les serveurs dédiés, sous forme de flux de données numériques.

24Ensuite, on passe à des produits d’obédience transmédiale. Jeux vidéo pour PC, Nintendo, Sega, Sony ; livres-disques et CD-ROM à destination des enfants, disques musicaux (bande originale du film, chansons reprises par d’autres artistes, disques karaoké). Enfin arrivent des produits qui n’ont plus qu’un rapport lointain au cinéma en salle. En général leur médium est antérieur à ce dernier, c’est le cas du livre et de la presse, qui possèdent cependant en commun avec le cinéma la faculté de pouvoir délivrer un récit narratif (livres illustrés, bandes dessinées, hebdomadaire Dargaud Le Roi lion, de 1996 à 1998). Quelques hybridations sont présentes : des livres animés imitent la caméra multiplane ; des livres d’astuces énumèrent les trucs nécessaires à réussir plus vite tous les niveaux des jeux vidéo. Quant aux diverses formes d’images fixes (posters, stickers, affiches, cartes postales, lithographies à tirage limité) et de sculptures (statues de jardin, miniatures), elles existent depuis plus longtemps encore, mais ne livrent pas de récit. Ensuite arrivent des objets dont on ne sait trop s’ils relèvent ou non de la duplication. En dépensant des dizaines de milliers de dollars, on peut ainsi acquérir des cellulos originaux du film, des cartes signées par la troupe du show de Broadway ou des originaux de peintres semi-officiels comme Thomas Kinkade.

25Plus loin encore, nous arrivons aux frontières floues et mouvantes qui séparent les objets culturels des autres. Les cartes à jouer, les jouets, les vêtements, les bijoux, les tatouages et les canevas à broder relèvent certes de la culture au sens large ; ils permettent de (se) raconter des histoires, et construisent tout autant notre identité que des films ou des romans (le petit garçon qui enfile un caleçon Simba le matin ne le fait pas toujours sans y placer la source d’un supplément d’énergie ou de rêve). Mais ils ne sont pas stockés, d’ordinaire, dans les bibliothèques-médiathèques, ni étudiés à l’école. Tout en bas du tableau, les draps de lits, étuis de téléphone, ustensiles de cuisines, plaques d’immatriculations, shampooing, bonbons, corn-flakes, etc. sont certes éminemment duplicables, mais semblent peu susceptibles de passer vraiment pour des objets culturels consommés au travers d’un dispositif dédié.

26Passons maintenant à la partie droite du schéma. Si les particuliers ne peuvent pas reproduire le dispositif d’une salle de cinéma ils sont à même de s’en approcher. Les screeners, captations illégales des longs-métrages ou de la comédie musicale, ainsi que les copies de leurs versions vidéo (copies physiques de VHS, DVD, Blu-Ray, ou copies de flux actualisables sous différents formats) peuvent être diffusés sur des installations domestiques de home-cinema. Les copies physiques peuvent faire l’objet de contrefaçons à l’échelle industrielle, bien entendu.

27Mais la révolution numérique a permis d’aller plus loin, et le web regorge de VLCD prenant Le Roi Lion et ses suites comme matériau de départ. Sur YouTube et autres, on trouve ainsi des versions courtes (30’) ou très courtes (1’) du film, et des mélanges de ses images avec d’autres bandes-son que la sienne (le mixage de sa bande-annonce avec les sons et dialogues de The Dark Knight Rises, particulièrement réussi, lui imprime une tonalité sombre, tandis que les multiples synchronisations de ses images aux dialogues de South Park lui donnent un aspect politiquement incorrect). Les machinimas, qui utilisent les séquences animées des jeux vidéo, permettent de raconter, pour peu que l’on y ajoute des dialogues personnels, d’autres histoires. Une seconde catégorie de VLCD prend l’esprit en guise de matériau de départ, mais pas la lettre. Les internautes, alors, refont les personnages avec plus ou moins d’exactitude, en dessin animé, stop motion ou images de synthèse. Cela leur permet de multiplier les parodies (spoofs), qui sont parfois des réflexions sur la narration – ainsi y a-t-il des dizaines de propositions dans la rubrique How the Lion King should have ended. Mais il ne s’agit pas toujours de rire, et on trouve aussi des propositions de suites, ou des propositions d’attraction – comme il n’existe pas de manèges dédiés au Roi Lion dans les Disneyland, plusieurs internautes habiles en infographie proposent des rides en ce sens (voyages virtuels en travelling avant sur des montagnes russes). Nombre de ces VLCD affichent plusieurs millions de vues, et sont parfois discutés sans fin sur des sites comme WDWMagic Unofficial Walt Disney World discussion forums.

28Le web favorise aussi la circulation de vidéos amateur montrant des fans reprenant les chansons du film ou rejouant, déguisés, certaines de ses péripéties. Mais il favorise aussi la perpétuation et la publicisation de pratiques écrites, comme l’écriture de suites ou la construction d’univers alternatifs – voir les milliers de textes, nouvelles et romans consacrés au Roi Lion sur www.fanfiction.net, certaines à contenu sexuel explicite. Lorsqu’on passe aux objets matériels, ensuite, les contrefaçons font rage : du pyjama à la peluche, les exemples foisonnent. Dans un autre registre, pour finir, il y a aussi les imitations « à la main », dans le registre privé (depuis les dessins d’enfants jusqu’aux pulls jacquard), mais aussi public (les aérographies sans licence de certains manèges).

La familiarité avec la technique

  • 37 Même une fausse jaquette avec la même image mais un titre détourné, comme L’Afrique sans les Africa (...)

29Tentons d’approfondir, pour finir, un point simplement mentionné plus haut et que le schéma ci-dessus fait apparaître sans le souligner. Pour lutter contre le « vol » et la customization sauvage de ses produits, sans même mentionner les lois sur le copyright, la contrefaçon et la copie privée, l’industrie culturelle se développe, on l’a dit, de façon verticale en produisant à la fois les œuvres et les machines dont le consommateur a besoin pour en prendre connaissance, serait-ce un amateur de DIY désirant seulement la voir pour s’en imprégner ou pour produire à son tour un objet diffusable sur internet. Si la personne qui tricote un pull Roi Lion peut juste s’inspirer d’un dépliant publicitaire ramassé dans la rue, un internaute qui met en ligne une parodie37 a besoin d’un ordinateur et d’un pourvoyeur de services internet. Sans l’industrie, pas d’ordinateur ni d’abonnement.

  • 38 « Au lieu de nous précipiter dans l’esprit, pourquoi ne pas regarder d’abord les mains, les yeux et (...)
  • 39 Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La D (...)
  • 40 Sous l’égide de Bruno Latour et de Michel Callon, « la Théorie de l’Acteur-Réseau a été élaborée po (...)
  • 41 « Dans le mot de technologie, malgré les efforts d’André Leroi-Gourhan et de ses disciples, nous ne (...)
  • 42 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1993, p. 8.

30Or l’usage de ces machines est plutôt une interaction, au sens où elles ont elles aussi leur « mot à dire » dans l’action où elles interviennent38. Selon l’histoire de la technique, « l’utilisation des machines découle tout naturellement de leurs caractéristiques techniques », alors que selon la sociologie de la technique, au contraire, prime « l’appropriation de l’outil », ce dernier étant vu comme une « boîte noire »39. Le mieux serait donc de conjuguer les deux, à la manière de la Théorie de l’Acteur Réseau, c’est-à-dire de considérer la pratique des ordinateurs, téléphones et autres caméscopes en symétrisant la machine et son usager40. On verrait alors apparaître, dans une perspective technologique au bon sens du terme41, certaines limites de l’agentivité. Car les ordinateurs, téléphones et autres caméscopes pourvoyeurs d’objets culturels ne sont pas des objets neutres. « Les machines qui nous entourent sont des objets culturels dignes de l’attention et du respect des humanistes. En ajoutant l’interprétation des machines à celle des textes, leur culture ne s’effilocherait pas, mais prendrait du corps »42. À cet égard, une interprétation simple que l’on peut faire de celles qui nous intéressent ici est la suivante : aucun être humain n’est capable de construire un ordinateur de A à Z. Je peux fabriquer un livre ; ce sera long mais faisable. Mais pas les puces indispensables aux machines high-tech. Il est courant de s’esbaudir devant l’agilité tactile que déploient les digital natives et autres millenials pour tapoter tablettes et claviers ; mais il ne faut pas confondre, dans notre rapport aux objets techniques, la familiarité pratique avec la familiarité épistémique. S’en servir vite, habileté qui dénote une adaptation à leur ergonomie, n’est pas la même chose que savoir les construire, les réparer ou même comprendre intimement leurs principes de fonctionnement.

31Il se trouve en outre que ce rapport entre familiarité pratique et familiarité épistémique a fluctué cependant que l’industrie culturelle se développait puis évoluait pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Les appareils destinés à « jouer » les produits qu’elle proposait (le phonographe) ou à conférer à leur usager le rôle de pourvoyeur (l’appareil photo) ont eux aussi connu beaucoup de transformations, sur lesquelles il serait utile de se pencher. Prenons deux exemples, celui de la phonographie et celui de la photographie.

Figure 3. La musique enregistrée

Figure 3. La musique enregistrée

L’objet limpide, avant que les industriels n’interviennent, est le phonautographe que Scott de Martinville construit en 1857 pour « copier l’oreille humaine dans son appareil de physique ». Feuille de papier enduite de noir de fumée, membrane en vessie, cornet, stylet : un bon bricoleur parviendrait à le reproduire. Le contact avec la matière est grand : l’usager voit littéralement la musique s’inscrire sur le papier en temps réel. Le phonographe d’Edison, en 1877, est meilleur : un même appareil permet d’enregistrer puis d’écouter. Mais il est bien plus difficile à construire – il faut graver sur un cylindre d’étain. Et il est moins limpide, en ce sens que les sillons sont moins faciles à observer. Le gramophone d’Émile Berliner, en 1886, accentue cette tendance, avec ses disques en gutta-percha. Ensuite, tout s’accélère. La mise en circulation du “Gaulois” de Pathé, premier modèle de phonographe achetable à crédit, donne le départ de la massification. En 1939, la bande magnétique apparaît, et avec elle disparaît une bonne partie de la lisibilité, puisqu’une bande magnétique n’affiche aucune trace – on ne peut même pas dire à l’œil nu si elle est vierge ou non. Dans les années 1970 la cassette se popularise, où l’on ne peut même plus manipuler cette bande. Commercialisé en 1982, le CD est un parangon de mystère : totalement opaque et pressé par des machines de haute précision. On peut néanmoins en faire des copies analogiques sur cassette, mais rapidement, dès 1990, le CD-R permet d’en graver « soi-même », ce qui redonne un peu de prise à l’usager – au prix, cela dit, d’une machinerie encore plus sophistiquée qu’un simple lecteur. Enfin, la musique numérisée se met à circuler sur l’internet, et chaque usager peut avoir une connaissance très fine de ses enregistrements grâce à l’ordinateur personnel. Quantité de logiciels gratuits lui permettent de voir comme Scott de Martinville les traces optiques des variations sonores, encore mieux même, puisqu’il peut faire varier l’échelle et modifier les traces à l’écran pour que leur lecture rende un son différent. Mais personne ne peut fabriquer seul un ordinateur, machine opaque et lointaine.

Figure 4. La photographie

Figure 4. La photographie

En guise d’objet limpide, cette fois, la plaque de métal enduite de bitume que Nicéphore Niépce associe en 1826 à un sténopé et à une camera obscura, pour prendre une vue depuis la fenêtre de sa maison. En 1839 le daguerréotype rend ce prodige accessible aux particuliers. Enregistrer les traces lumineuses reste long et compliqué, il faut manier quantité de produits chimiques, mais une fois l’équipement acheté l’amateur s’en tire seul. L’année suivante, le calotype accentue la duplicabilité en introduisant l’idée de négatif servant à reproduire autant de positifs que l’on veut. Cependant, surtout dans sa version celluloïd, en 1884, il interdit au client l’accès direct au matériau de base – on ne fabrique pas un rouleau de pellicule, on va l’acheter. À partir de 1900, le modèle Brownie de Kodak commence à démocratiser la photographie, mais en éloigne les secrets : une fois la pellicule exposée on expédie l’appareil chez Kodak, qui le renvoie avec les photos mystérieusement développées. La généralisation du 24 x 36 ôte une couche de mystère – on n’envoie plus l’appareil, seulement la pellicule, même si les véritables amateurs développent et tirent chez eux, en achetant les produits chimiques et l’équipement adéquats. En 1948, le Polaroid rend à la fois les choses plus limpides (on voit sortir la photo de l’appareil) et plus opaques (qu’est-ce qui se passe à l’intérieur ?). Enfin la photographie numérique offre à tout un chacun la possibilité de scruter et de retoucher avec une précision microscopique le grain même des photos prises – une apparence de simplicité est retrouvée, mais comme avec la musique ci-dessus, toute genèse bricolée du dispositif est exclue.

Conclusion

  • 43 Du grec homoio, le même – « je ne veux pas qu’on m’explique que l’autre est comme moi » : Ghassan H (...)

32Même s’il peut être tentant de décrire sur le modèle de la guerre ou de la lutte des classes les relations qui unissent l’industrie culturelle à ses usagers eux-mêmes producteurs d’œuvres, le modèle du marché suffit pour comprendre comment les ajustements réciproques, les essais, les erreurs et les corrections successives y régulent les échanges, que bousculent parfois les lois (l’« exception culturelle » française) et le progrès technique (l’essor du p2p). L’angélisme n’est pas de mise pour autant, lorsqu’on refuse la conception antagoniste. En effet, il est bien difficile de parler de « libre-échange » quand existent des sélections par la position sociale (tout le monde n’a pas accès à toutes les œuvres : il faut le temps, l’argent et la disposition d’esprit qui va avec leur consommation), et qu’il existe une si grande différence d’échelle entre l’action collective des usagers et le lobbying exercé par les multinationales de la culture et de la technique. Cependant, le simple modèle de l’offre et de la demande fait courir un risque moins grand de tomber dans le même travers que Julien Gracq quand il fustigeait, comme on l’a vu en ouverture, le silence de la masse. Gracq, qui ne pratiquait pas, c’est le moins que l’on puisse dire, l’anthropologie symétrique, verse comme bien d’autres personnes dans l’homéophobie43 ; il ne voit pas (ou ne veut pas voir) que cet anonyme, devant lui, un livre à la main, dans le train ou sur la banquette d’un café, est comme lui, même si ce livre est un poche acheté au supermarché du coin. Comme Le Rouge et le noir pour Gracq, tel roman de Marc Lévy (ou de Françoise Sagan, pour prendre la tête de turc de Gracq) laissera bel et bien une trace chez cet inconnu, quand bien même la prose en paraît « standardisée » selon un certain mode d’appréciation néophile.

  • 44 Jean-Marc Leveratto, « Lire Mauss », Le Portique [En ligne] n° 17 : « Marcel Mauss et les technique (...)
  • 45 Eric Dufour, « Usage et expérience du film », Mise au point [En ligne], n° 8 : « Chapelles et quere (...)

33Reste la question de savoir à quoi ressemble cette trace, que Gracq ne voit pas car, contrairement à lui, les millions de lecteurs de livres de poche ne prennent pas tous la plume pour écrire dans les journaux ce qu’ils pensent de leurs lectures. Gracq aurait pu, en consultant Marcel Mauss44, comprendre que l’incorporation fait partie de ces traces pas toujours faciles à détecter – c’est plus simple sans doute avec le cinéma qu’avec la littérature45. Il y avait aussi les journaux intimes et les conversations de tous les jours, difficiles d’accès également puisque leur vocation n’est pas de dépasser un tout petit cercle (mais ce n’est pas parce qu’une chose est invisible qu’elle n’existe pas).

34De nos jours, bien sûr, nous pouvons mieux argumenter face à Gracq, forts de la connaissance d’un phénomène advenu après sa mort : l’essor de la visibilité des appropriations telle que l’offre internet. La voilà, la trace que peut-être – faisons-lui la grâce de le penser – il cherchait. Attention cependant à garder la tête froide. Nous avons vu ci-dessus que cette exposition de la parole critique et de l’appropriation créative ne constituait pas une échappée hors du système d’échanges que propose l’industrie culturelle, puisque c’est elle qui contrôle la production des machines. De plus, il ne faudrait pas prendre cette augmentation de la visibilité pour une augmentation tout court de l’influence (bénéfique, car c’est celle-ci qui semble intéresser Gracq) des œuvres sur leur public. Il suffit de regarder, pour s’en convaincre, les trois mots (tous anglais) qui servent depuis quelques années à décrire l’appropriation, via internet, des produits de l’industrie culturelle :

    • 46 Marta Boni (dir.) World Building. Transmedia, Fans, Industries, Amsterdam, Amsterdam University Pre (...)

    la drillability (forabilité) désigne la propriété que possède une œuvre conçue sur mode du worldbuilding46 de provoquer chez ses aficionados le désir de compléter les données fictionnelles d’origine, en vue de construire un « monde maximal » où tous les détails de la diégèse seraient connus – les objets, les personnages et leur descendance, les lieux, etc. (Star Wars, Le Seigneur des Anneaux, Game of Thrones…) ;

    • 47 Henry Jenkins, Sam Ford & Joshua Green, Spreadable Media: Creating Meaning and Value in a Networked (...)

    la spreadability (disséminabilité) désigne la faculté d’une œuvre à se répandre via ses duplications (légales ou non) et ses déclinaisons trans- et multi-média47, les citations qu’on fait d’elle, les traces qu’elle laisse dans les réseaux sociaux et dans le paysage visuel quotidien (cf. plus haut Le Roi Lion) ;

  • la relatability (concernabilité) désigne la faculté d’une œuvre à intéresser son public parce qu’il s’y reconnaît ou y retrouve les préoccupations qui sont les siennes et des réponses possibles aux questions, même pratiques ou triviales, qu’il se pose dans la vie courante.

35De ces trois expressions, seule la première pointe vraiment un phénomène nouveau – nouveau pour les œuvres de fiction s’entend, car c’était déjà le cas pour les textes religieux. Les deux suivants dépeignent quelque chose qu’on observe déjà, par exemple, avec Les Misérables ou Les Mystères de Paris. Au lieu d’utiliser internet comme argument contre les assertions de Julien Gracq, il vaut donc mieux se montrer prudent et dire que l’appropriation d’une œuvre par son public est un phénomène complexe, qui résiste souvent à l’observation, et même quelquefois à l’auto-analyse.

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Notes

1 Julien Gracq, Le Figaro Littéraire du 10 févr. 1974, repris dans Œuvres complètes tome 1, Paris, Gallimard (Bibl. de la Pléiade), 1989, p. 1317.

2 « Vidéos en Ligne de Courte Durée », équivalent français de l’anglais UGC, « User-Generated Contents ».

3 Les termes de consommation et de consumérisme sont employés dans cet article dans leur sens non péjoratif, le second désignant l’« action concertée des consommateurs pour défendre leurs intérêts », cf. Jean-Marc Leveratto, « Histoire du cinéma et expertise culturelle », Politix, vol. 16, n° 61, 2003, p. 41 [en ligne sur www.persee.fr/doc/polix].

4 En 1840, Thomas Carlyle réservait le rôle d’éveilleurs aux seuls intellectuels, fustigeant l’influence néfaste des journaux, cf. Victoria D. Alexander, Sociology of the Arts. Exploring Fine & Popular Forms, Malden, Blackwell Publishing, 2003, p. 51.

5 Armand Mattelart & Erik Neveu, Introduction aux Cultural Studies, Paris, La Découverte, 2003, p. 17-18.

6 Hypothèse béhavioriste dûe à Harold Lasswell dans son livre de 1927 Propaganda Technique in the World War [consultable sur https://archive.org/details/PropagandaTechniqueInTheWorldWar].

7 José van Dijck, « Users Like You? Theorizing Agency in User-Generated Content », Media Culture Society, vol 31, n° 1, p. 43 [en ligne: https://quigleyadam.files.wordpress.com/2010/12/users-like-you-dijck.pdf].

8 Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.

9 « Passer de la télégraphie sans fils à la téléphonie avec fils ! »… Umberto Eco, « En arrière toute ! » (2008), in Chroniques d’une société liquide (2016), trad. fr., Paris, Grasset, 2017, p. 21.

10 Un patron (objet discret) de pull jacquard à tricoter est une « promesse » de pull à porter (continu), comme le tyrannosaure de Jurassic Park est d’abord une « promesse » de dinosaure, sous forme de programme (objet discret) en attente d’être actualisé (comme une figure continue) sur un écran, cf. Laurent Jullier & Cécile Welker, Les Images de synthèse au cinéma, Paris, Armand-Colin, 2017.

11 Certains artistes promènent de ville en ville un concert à la set list identique. Il y a aussi les shows franchisés, qui contrairement à une pièce de théâtre ou au spectacle donné par un artiste donné, sont dupliqués de manière à pouvoir avoir lieu simultanément. Plusieurs troupes sans stars (les stars in person ne sont pas duplicables) donnent ainsi des représentations de Mamma Mia, Gospel pour 100 voix, Celtic Dances, Le Cirque du Soleil, etc., à plusieurs endroits à la fois. Peut-être doit-on y inclure aussi les tribute bands, qui dupliquent les prestations de célèbres groupes pop-rock séparés (Led Zeppelin, Genesis…).

12 Ils peuvent eux aussi exister à peu près à l’identique à plusieurs endroits différents, comme Disneyland. La duplication des shows et des manèges y a beau n’être pas mécanique, elle est tout de même industrielle, par les moyens matériels que suppose le tirage en série d’objets aussi gros (elle est comparable à la duplication des restaurants MacDonald’s, en ce sens, qui elle aussi se fait d’abord sous forme d’instructions dématérialisées, en l’occurrence un cahier des charges à respecter - agencement des locaux, machines de cuisines, mobilier possible, etc.).

13 Laurent Jullier, « Introduction à l’esthétique darwinienne », Proteus n° 4 : « La place de l’esthétique en philosophie de l’art », oct. 2012 [en ligne]. URL: http://www.revue-proteus.com/articles/Proteus04-4.pdf.

14 Ellen Dissanayake, Homo Aestheticus: Where Art Comes From and Why, New York, Free Press-Macmillan Inc., 1992.

15 Richard Shusterman, Conscience du corps. Pour une soma-esthétique, Paris, Éd. de L’Éclat, 2007.

16 Howard S. Becker (1982), Les Mondes de l’art, trad. fr., Paris, Flammarion, 2006.

17 Clifford C. Geertz, Savoir local, savoir global (1983), trad. fr., Paris, PUF, 2007, p. 159, 175.

18 Voir Jean-Marc Leveratto, La Mesure de l’art, Paris, La Dispute, 2000.

19 « On peut trouver dans les écrits tardifs des membres de l’école de Francfort encore en vie après la guerre – comme T. Adorno, M. Horkheimer et H. Marcuse –, une critique de l’inauthenticité comme massification et comme uniformisation des personnes, qui a en commun avec la synthèse sartrienne des années 60 de plonger cette thématique dans un cadre et dans un langage d’inspiration marxiste, ce qui contribuera à favoriser sa réappropriation par le mouvement de Mai 68 » : Luc Boltanski & Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme [1999], Paris, Gallimard, 2011, p. 590.

20 Svetlana Alpers, L’Atelier de Rembrandt. La liberté, la peinture et l’argent (1988), trad. fr., Paris, Gallimard, 1991, p. 250-275.

21 Pierre Bourdieu, La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éd. de Minuit, 1979, p. 554 et. sq.

22 Jens Thomas, Speed of Grace. A Tribute to AC/DC (2012) ; John Zorn, A Dreamers Christmas (2011) et Cartoon S&M (2000), ces trois disques édités par des labels spécialisé dans l’avant-garde (l’allemand ACT et l’étasunien Tzadik).

23 Nelson Goodman (2005) [1968] Langages de l’art, une approche de la théorie des symboles, trad. fr., Paris, Hachette Littératures, p. 147.

24 Peter Kivy (2006) The Performance of Reading: an Essay in the Philosophy of Literature, Oxford, Blackwell, p. 4-5.

25 Pour le dire avec le vocabulaire des ontologies de Philippe Descola, il en en fait une incorporation totémiste : voir Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005. Sur les liens entre ces ontologies et l’industrie culturelle, voir Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, « Le plaisir artistique à l’époque d’Internet. Un regard anthropologique sur l’industrie culturelle, 1 », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 15 | 2018. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/5082 ; DOI : 10.4000/rfsic.5082

26 Pierre-Michel Menger, Le Paradoxe du musicien. Le compositeur, le mélomane et l’Etat dans la société contemporaine, Paris, Flammarion, 1983, p. 16. Même constat chez Boltanski & Chiapello : « La récupération de la critique artiste par le capitalisme n’entraîna pas un report sur la critique sociale. Une majorité d’intellectuels fit comme si de rien n’était et continua à […] tenir pour transgressives des positions morales et esthétiques dorénavant incorporées à des biens marchands offerts sans restriction à un large public (Le nouvel esprit…, op. cit., p. 462).

27 Sur la défamiliarisation au cinéma, voir L. Jullier, « Cinéma et psychologie cognitive : le ‘tournant corporel’ des études audiovisuelles », Ekphrasis vol. 20, n° 2 : « Cinema, Cognition and Art », Mircea Deaca dir., déc. 2018, p. 20-39. URL: http://ekphrasisjournal.ro/docs/R1/20E2.pdf.

28 Viktor Shklovsky (1965), « Art as technique », Russian Formalist Criticism: Four Essays, Lee T. Lemon & Marion J. Reis dir., Lincoln, University of Nebraska Press.

29 Pour résumer rapidement là encore : l’acceptation par une part de plus en plus grande de la population de la « débinarisation » des identités de sexe et de genre. Autrement dit : finir par penser qu’il n’y a plus une norme homme/femme/hétérosexualité assortie de marges accidentelles, mais un continuum où des pôles de sexe et de genre sont construits culturellement et soumis à des variations incessantes, parfois même à l’échelle individuelle.

30 J. Jack Halberstam, Gaga Feminism: Sex, Gender, and the End of Normal, Boston, Beacon Press 2012.

31 Le braconnier « revendique plutôt ce que j’appellerais une sorte de droit à l’autodétermination sémiotique et identitaire » : Philippe Le Guern, « “No matter what they do, they can never let you down…”. Entre esthétique et politique : sociologie des fans, un bilan critique », Réseaux, 2009/1 (n° 153), p. 19-54. URL : https://www.cairn.info/revue-reseaux-2009-1-page-19.htm.

32 « On allait désormais offrir aux consommateurs des produits “authentiques” et si “différenciés” que l’impression de massification se réduirait. Des modifications furent ainsi apportées à la production de masse de façon à être en mesure de proposer des biens plus divers promis à une durée plus courte et à un changement plus rapide (production en séries courtes, multiplication des options offertes au consommateur…) s’opposant aux produits standardisés du fordisme » : Boltanski & Chiapello, Le nouvell esprit…, op. cit., p. 592. Pour avoir une idée des raisons de la non-viabilité de cette tactique, voir le sous-chapitre suivant du même livre : « Les échecs de la marchandisation de l’authentique et le retour de l’inquiétude », p. 594-599.

33 L’esprit Do it yourself (DIY) a été labellisé comme tel dans la Grande-Bretagne de l’après-guerre, avec l’éclosion des magasins de bricolage, contemporaine de la reconstruction et de l’amélioration de l’habitat. Mais il entretient des liens conceptuels avec le mouvement international Arts and Crafts (dernier tiers du xixe siècle) qui défendait le savoir-faire artisanal contre la série industrielle. Le terme de DIY a été remis sous les projecteurs à la fin des années 1970 par la culture punk (anarcho-punk, surtout), et reste courant de nos jours pour désigner diverses formes créatives d’opposition à l’achat de services ou de produits standardisés.

34 Frédéric Martel, Mainstream. Enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde, Paris, Flammarion, 2010 ; sur les campagnes de marketing : p. 86-92.

35 Chris Jones, « Gentlemen, Gentlemen, Be of Good Cheer, for They Are Out There, and We Are in Here. The perfect life of Hugh Hefner », Esquire, vol. 159, n° 4, avril 2013, p. 136-148.

36 Pour le dire avec ce terme, flou mais pratique, inventé par Richard Dawkins pour désigner un processus auto-réplicateur dans le domaine culturel (Le Gène égoïste [1976], trad. fr., Paris, Odile Jacob, 1990, p. 192).

37 Même une fausse jaquette avec la même image mais un titre détourné, comme L’Afrique sans les Africains, pour donner un exemple qui a eu quelque succès sur les réseaux sociaux français.

38 « Au lieu de nous précipiter dans l’esprit, pourquoi ne pas regarder d’abord les mains, les yeux et le contexte matériel […] l’adjectif “matériel” nous renvoyant à des pratiques simples par lesquelles toutes choses sont connues » : Bruno Latour, « Les “Vues” de l’esprit » (1985), Sociologie de la traduction. Textes fondateurs, M. Akrich, M. Callon & B. Latour, Paris, Éd. de l’École des Mines, 2006, p. 38.

39 Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne : espace public et vie privée, Paris, La Découverte, 1991, p. 11.

40 Sous l’égide de Bruno Latour et de Michel Callon, « la Théorie de l’Acteur-Réseau a été élaborée pour étudier les sciences et les techniques et la manière dont elles naissent et se diffusent dans la société », en symétrisant les objets et leurs usagers, car « il n’y a aucune raison de dénier aux êtres non humains, aux entités non humaines une capacité de participer à leur manière à l’action », Michel Callon interrogé par Michel Ferrary, « Les Réseaux sociaux à l’aune de la théorie de l’acteur-réseau », Sociologies pratiques, vol. 13, n° 2, 2006, pp. 37-44 [URL : https://www.cairn.info/revue-sociologies-pratiques-2006-2-page-37.htm].

41 « Dans le mot de technologie, malgré les efforts d’André Leroi-Gourhan et de ses disciples, nous ne parvenons plus à nous souvenir que gît emprisonnée une réflexion quelconque sur cette technique. Nous n’hésitons pas à dire de la plus humble machine pleine de puces qu’elle est une « technologie », mais nous n’attendons d’elle aucune leçon » : Bruno Latour, « Prendre le pli des techniques » Réseaux vol. 28, n° 163, 2010, p. 20.

42 Bruno Latour, Aramis ou l’amour des techniques, Paris, La Découverte, 1993, p. 8.

43 Du grec homoio, le même – « je ne veux pas qu’on m’explique que l’autre est comme moi » : Ghassan Hage, « Comprendre les attentats suicides » (2003), trad. fr. Samuel Lézé, La Question morale, Didier Fassin & Samuel Lézé dir., Paris, PUF, 2013, p. 395.

44 Jean-Marc Leveratto, « Lire Mauss », Le Portique [En ligne] n° 17 : « Marcel Mauss et les techniques du corps », 2006, mis en ligne le 15 décembre 2008. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/778.

45 Eric Dufour, « Usage et expérience du film », Mise au point [En ligne], n° 8 : « Chapelles et querelles des théories du cinéma », 2016, mis en ligne le 25 avril 2016. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/map/2104.

46 Marta Boni (dir.) World Building. Transmedia, Fans, Industries, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2017.

47 Henry Jenkins, Sam Ford & Joshua Green, Spreadable Media: Creating Meaning and Value in a Networked Culture, New York, 2013.

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Table des illustrations

Titre Figure 1. La notion de contrôle dans l’industrie culturelle
Légende (1) Chanter, dessiner, jouer d’une flûte taillée dans un roseau, lire et écrire des lettres ou des manuscrits, quantité d’activités artistiques et culturelles échappent au contrôle des industriels de la culture. La piratabilité des productions de ce type est d’autant plus grande que nulle loi du copyright n’y règne.(2) Écrire sur Apple™ à l’aide d’un traitement de texte Microsoft™, jouer sur un piano Yamaha™, filmer avec un téléphone Samsung™ une séquence envoyée ensuite via le réseau Bouygues™, en revanche, c’est laisser l’industrie contrôler le hardware, c’est-à-dire en l’occurrence l’attirail matériel qui permet de s’exprimer. Toujours pas de copyright, si l’on fait cela en amateur, mais moins de risque de piratage sauvage du point de vue des industriels : un ordinateur ne se duplique pas aussi facilement qu’une flûte taillée dans un roseau.(3) Dans le cas de la musique et des livres numérisés, des séries télé, des films achetés en VOD et des jeux vidéo, les industries culturelles s’impliquent davantage qu’en (2) parce qu’elles fournissent aussi le software. Si le hardware est aussi difficile qu’avant à dupliquer sauvagement, ce software l’est d’autant moins qu’il est déjà fourni sous forme de flux de 0 et de 1, donc hautement clonable. Quantité de verrous sont sans cesse imaginés, que des particuliers doués crackent à la grande satisfaction des plus pauvres et des moins doués. Source de profit la plus fiable, donc, ici, à moins que des dispositions comme Hadopi parviennent à enrayer le mouvement d’émancipation : la vente de hardware. Le paradoxe de l’industrie culturelle, qui fournit à la fois des objets suffisamment désirables pour être achetés et des dispositifs techniques qui permettent de se les approprier gratuitement par duplication, n’est qu’apparent, du moins à l’échelle des multinationales : quand un film de la Columbia™ est copié illégalement en salle par un spectateur armé d’un caméscope Sony™, il n’y a que demi-mal, puisque Sony™ possède la Columbia™.(4) Les émissions de radio et de télé, les livres papier et le cinéma en salle sont également fournis sous forme de couple hardware-software (le livre papier a simplement ceci de particulier au regard des autres que ce couple y est indissociable). Mais la piratabilité y est moindre, non au sens où techniquement elle serait moins facile, ce qui n’est pas le cas, mais au sens où la perte artistique qu’elle entraîne y est supérieure. Le charme du direct s’évanouit si l’on enregistre l’émission ; un livre photocopié n’est pas un objet agréable à toucher ; un screener (film caméscopé en salle) offre, de même, un son réverbéré et une image granuleuse.(5) Les concerts de musique amplifiée et les shows, plus ou moins dupliqués11, s’exposent encore moins à la copie sauvage. Pas parce que la technique ou la loi s’y opposerait, là non plus (il suffit de regarder les téléphones brandis en direction de la scène), mais parce qu’une bonne partie de leur pouvoir d’attraction réside dans le contact direct entre les performers et le public. On pourrait les toucher (les spectateurs du premier rang le font parfois) ; ils sont là devant nous… Et si, sur notre schéma, (5) est situé à droite de (4) et pas seulement au-dessus, c’est que l’industrie y exerce un peu plus de contrôle - l’éclairage, la sonorisation de la salle, la musique qui passe en attendant le show, toutes choses qui échappent au producteur d’un film.(6) Enfin, les parcs d’attractions, eux aussi plus ou moins duplicables12, sont le lieu du contrôle intégral et du non-piratage, c’est-à-dire le contrepoint de (1). On ne peut pas pirater une journée à Disneyland parce que le software n’y est pas livré sous forme de flux, ni même sous forme de spectacle son et lumière à destination de corps immobiles. Il est bien sûr possible de filmer avec son téléphone un tour sur la Magic Mountain™, mais le décalage sera tellement grand entre la sensation sur place et le film du tour qu’on ne saurait parler de duplication, même en autorisant des pertes comme dans le cas d’un concert. Il faudrait promener le corps autant que le manège d’origine, or cela ne se peut à moins de construire le double grandeur nature de ce manège.
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Titre Figure 2. Le Roi Lion, ses déclinaisons et ses duplications
Légende Le schéma va de l’original à ses déclinaisons, de plus en plus éloignées du long-métrage de départ et de son dispositif à mesure que l’on descend et que l’on s’écarte latéralement du centre. Les déclinaisons se divisent verticalement en deux parties séparées par une frontière au tracé d’autant plus net qu’il est régi par la loi. Soit l’objet possède la licence ou le copyright (à gauche), soit il ne le possède pas (à droite).
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Titre Figure 3. La musique enregistrée
Légende L’objet limpide, avant que les industriels n’interviennent, est le phonautographe que Scott de Martinville construit en 1857 pour « copier l’oreille humaine dans son appareil de physique ». Feuille de papier enduite de noir de fumée, membrane en vessie, cornet, stylet : un bon bricoleur parviendrait à le reproduire. Le contact avec la matière est grand : l’usager voit littéralement la musique s’inscrire sur le papier en temps réel. Le phonographe d’Edison, en 1877, est meilleur : un même appareil permet d’enregistrer puis d’écouter. Mais il est bien plus difficile à construire – il faut graver sur un cylindre d’étain. Et il est moins limpide, en ce sens que les sillons sont moins faciles à observer. Le gramophone d’Émile Berliner, en 1886, accentue cette tendance, avec ses disques en gutta-percha. Ensuite, tout s’accélère. La mise en circulation du “Gaulois” de Pathé, premier modèle de phonographe achetable à crédit, donne le départ de la massification. En 1939, la bande magnétique apparaît, et avec elle disparaît une bonne partie de la lisibilité, puisqu’une bande magnétique n’affiche aucune trace – on ne peut même pas dire à l’œil nu si elle est vierge ou non. Dans les années 1970 la cassette se popularise, où l’on ne peut même plus manipuler cette bande. Commercialisé en 1982, le CD est un parangon de mystère : totalement opaque et pressé par des machines de haute précision. On peut néanmoins en faire des copies analogiques sur cassette, mais rapidement, dès 1990, le CD-R permet d’en graver « soi-même », ce qui redonne un peu de prise à l’usager – au prix, cela dit, d’une machinerie encore plus sophistiquée qu’un simple lecteur. Enfin, la musique numérisée se met à circuler sur l’internet, et chaque usager peut avoir une connaissance très fine de ses enregistrements grâce à l’ordinateur personnel. Quantité de logiciels gratuits lui permettent de voir comme Scott de Martinville les traces optiques des variations sonores, encore mieux même, puisqu’il peut faire varier l’échelle et modifier les traces à l’écran pour que leur lecture rende un son différent. Mais personne ne peut fabriquer seul un ordinateur, machine opaque et lointaine.
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Titre Figure 4. La photographie
Légende En guise d’objet limpide, cette fois, la plaque de métal enduite de bitume que Nicéphore Niépce associe en 1826 à un sténopé et à une camera obscura, pour prendre une vue depuis la fenêtre de sa maison. En 1839 le daguerréotype rend ce prodige accessible aux particuliers. Enregistrer les traces lumineuses reste long et compliqué, il faut manier quantité de produits chimiques, mais une fois l’équipement acheté l’amateur s’en tire seul. L’année suivante, le calotype accentue la duplicabilité en introduisant l’idée de négatif servant à reproduire autant de positifs que l’on veut. Cependant, surtout dans sa version celluloïd, en 1884, il interdit au client l’accès direct au matériau de base – on ne fabrique pas un rouleau de pellicule, on va l’acheter. À partir de 1900, le modèle Brownie de Kodak commence à démocratiser la photographie, mais en éloigne les secrets : une fois la pellicule exposée on expédie l’appareil chez Kodak, qui le renvoie avec les photos mystérieusement développées. La généralisation du 24 x 36 ôte une couche de mystère – on n’envoie plus l’appareil, seulement la pellicule, même si les véritables amateurs développent et tirent chez eux, en achetant les produits chimiques et l’équipement adéquats. En 1948, le Polaroid rend à la fois les choses plus limpides (on voit sortir la photo de l’appareil) et plus opaques (qu’est-ce qui se passe à l’intérieur ?). Enfin la photographie numérique offre à tout un chacun la possibilité de scruter et de retoucher avec une précision microscopique le grain même des photos prises – une apparence de simplicité est retrouvée, mais comme avec la musique ci-dessus, toute genèse bricolée du dispositif est exclue.
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Jullier, « De l’appropriation des objets culturels à l’époque d’internet »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 17 | 2019, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/6185 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.6185

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Auteur

Laurent Jullier

Laurent Jullier est professeur d’études cinématographiques à l’IECA (Institut Européen de Cinéma et d’Audiovisuel) de l’Université de Lorraine, directeur de recherches à l’IRCAV (Institut de Recherches sur le Cinéma et l’Audiovisuel) de la Sorbonne Nouvelle, et membre d’ARTHEMIS (Advanced Research Team on the History and Epistemology of Film and Moving Image Study, Concordia University, Montréal). Site personnel : www.ljullier.net. Articles en ligne : URL : https://univ-lorraine.academia.edu/laurentjullier/ARTICLES-EN-FRANCAIS.

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