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Dossier

La médiation muséale au prisme du numérique

Cristina Badulescu et Valérie-Inés de la Ville

Texte intégral

1Les logiques propres aux cultures numériques (la collecte et l’utilisation de données personnelles, la collaboration et la co-création de contenus culturels, les médiations en ligne, les pratiques de détournement sur l’internet, etc.) font de l’expérience des collections au sein des institutions culturelles une forme de « muséologie participative » (Chaumier, 2009), combinant un processus d’extension de soi et des formes inédites de coproduction et d’appropriation culturelles. Interroger les aspects de la valorisation muséale et patrimoniale rendus possibles par les médias numériques suppose de mener une double analyse. D’un côté, il convient de s’intéresser aux outils de médiation interactifs, à leur création et aux stratégies conduites par les institutions pour la mise en place de ces techniques. D’un autre côté, il est indispensable d’analyser les nouvelles pratiques d’usage des publics de la culture. Les dispositifs numériques, ainsi que les formes de médiation qu’ils induisent, questionnent les changements opérés dans la muséologie dont les frontières se déplacent du côté de la copie, du double virtuel, d’un réel désormais concurrencé au sein duquel les notions d’appropriation et de partage sont également à réévaluer.

2Pour les professionnels de la culture, l’usage des innovations numériques dans le champ muséal constitue un levier à la fois de valorisation et de communication. Les musées sont ainsi confrontés aux enjeux des grands chantiers de numérisation des collections, à la mutualisation de catalogues interactifs, ainsi qu’à la réalisation de dispositifs numériques ad hoc. Nous observons également de la part des musées une volonté de s’inscrire dans la mouvance d’une culture numérique contemporaine, dominée par des attentes expérientielles des publics qui entremêlent des dimensions interactives, ludiques et cognitives parfois très diverses. Il s’agit alors pour les musées de connaître et d’intégrer les pratiques culturelles numériques des visiteurs (enfants, adultes, visite familiale) et de prendre en compte leur intérêt croissant pour les expériences renouvelées que procurent les technologies numériques.

3Les stratégies numériques s’inscrivent dans les pratiques des professionnels de la culture comme dans les offres de médiation des musées, conduisant les institutions culturelles à se positionner dans un contexte de redéfinition organisationnelle de leur mission. En effet, l’émergence des dispositifs numériques (de communication, de médiation ou de monstration) au musée marque une mutation profonde dans le champ muséal et participe d’une inscription symbolique du musée qui oblige à reconsidérer le rapport aux collections, à la documentation et au parcours muséographique, tout comme le statut des publics. Florence Andreacola (2014) souligne les divers enjeux entourant l’introduction du numérique au musée : interaction, adaptation, personnalisation, appropriation et participation qui constituent autant de promesses accompagnant la conception et le déploiement des outils numériques de médiation culturelle en ligne et in situ.

4Dans ce contexte général, la notion de médiation elle-même mérite d’être réinterrogée. Si les premières études présentent ce concept comme une aide intégrée à la muséologie, ce qui renforce l’objet patrimonial comme vecteur de médiation, (Davallon, 2000), les recherches ultérieures mettent l’accent sur le rôle du tiers, du médiateur comme passeur (Caune, 1999, Caillet, 1999, etc.) de repères culturels. L’émergence des médias numériques nous oblige à réinterroger ce concept, et surtout à le faire évoluer vers l’idée de « médiation conjointe » qui enchâsse la médiation numérique, muséale et sociale (De la Ville, Badulescu, 2018).

5L’étude de la littérature scientifique révèle que l’expression « médiation numérique » porte en elle une ambiguïté sémantique car elle peut désigner indistinctement parfois, soit la médiation par les technologies, soit la médiation culturelle à travers les technologies (Sandri, 2016). Si d’un point de vue institutionnel, l’expression « médiation numérique » fait référence à l’accompagnement des publics dans leur utilisation des technologies, les recherches en sciences humaines et sociales suivent deux tendances. D’un côté certains travaux (Gentès 2012 ; Belaën, 2005) abordent la médiation numérique comme une juxtaposition des registres technologique et culturel et s’interrogent sur les influences du premier sur le second en termes d’analyse d’interfaces et d’usages. D’un autre côté, des recherches différentes abordent la médiation numérique comme l’articulation entre le contenu culturel et les pratiques numériques dans le but d’établir un pont entre le discours muséal et les compétences numériques évolutives des publics (Casemajor Loustau, 2009 ; De Bideran, 2017).

6Ainsi, la diffusion massive des médias numériques au sein des institutions culturelles, ne devrait-elle pas nous conduire, non seulement à re-définir le concept de médiation numérique dans un contexte muséal, mais également à re-penser les éléments du rapport à la médiation, c’est-à-dire du lien qui s’établit entre les collections et les pratiques des publics ?

7Les textes sélectionnés pour ce numéro spécial tentent d’apporter des éléments de réponse à cette interrogation fondamentale selon des visées et des problématisations contrastées et complémentaires. En effet, deux textes proposent une réflexion critique de nature épistémologique et s’efforcent de re-définir la notion de médiation elle-même afin de l’affranchir de modèles qui ont prévalu jusqu’à présent, mais qui présentent des limites afin de capter les transformations profondes qu’opèrent les dispositifs numériques sur la médiation muséale. Ensuite, deux textes explorent la transformation des logiques d’exposition dès qu’elles incluent à des degrés divers des dimensions numériques. En écho à ces analyses, une série de trois textes met en lumière la transformation du métier de médiateur culturel induite par les dispositifs numériques et dialoguent à propos des archétypes qui guident la conception de nouvelles médiations muséales innervées par le numérique, sur l’hybridation du métier de médiateur culturel qui accueille dorénavant des professionnels de l’information et sur les nouvelles responsabilités éthiques qui incombent aux designers culturels. Le dossier proposé se clôture sur une recherche révélant l’ambiguïté des pratiques muséales sous-tendues par le numérique que déploient divers types de publics en-dehors et au sein du musée.

8Les deux premiers textes du dossier argumentent la nécessité de re-penser « la médiation muséale numérique » car la juxtaposition de ces trois termes ne va pas de soi. Les auteurs déploient une analyse critique de travaux de référence pour révéler les présupposés sur lesquels reposent certains cadres théoriques et tentent de définir avec rigueur les caractéristiques qui rendent singulière « la médiation muséale numérique » afin d’ouvrir des problématisations nouvelles.

9En mettant en exergue la diversité des cadres épistémiques et des méthodes de recherche pour analyser le concept de médiation numérique en contexte muséal, Nicolas Navarro et Lise Renaud dans l’article « La médiation numérique au musée en procès » proposent de dépasser les modèles « transmissif » et « interactionniste » de la communication à la faveur d’une approche du musée comme média afin de réinterroger le déploiement des médias informatisés au musée. Décrit comme un ensemble de processus qui permet l’accès à l’information, le concept de médiation numérique en contexte muséal semble avoir déplacé le point de vue d’une relation sociale (Caillet, 1995) vers une relation technique, en insistant non plus sur la nature de la relation sociale ou symbolique instaurée entre le musée et le public, mais plutôt sur la nature même du dispositif technique. Pourtant de nombreux auteurs (Jutant, 2011) insistent sur l’attention croissante que les institutions muséales accordent aux publics et sur la complexité de la relation qui se noue entre les publics et les institutions culturelles. En analysant un corpus de 39 articles issus de 15 revues, Nicolas Navarro et Lise Renaud développent une réflexion de nature épistémologique et montrent que le concept de médiation culturelle a été appréhendé soit dans une perspective communicationnelle comme un processus social et symbolique (Davallon, 2003), soit dans une approche interactionniste (Jeanneret, 2014) qui analyse les outils numériques comme des médias informatisés. D’après les auteurs, la multiplication des outils numériques au musée participe d’une vision des dispositifs de médiation numérique qui se cantonne à leur technicité en évacuant l’approche sociale et symbolique du musée comme média. Le regard critique porté sur le modèle transmissif et le modèle interactionniste de la communication conduit les auteurs à proposer un troisième modèle épistémique, celui de l’exposition comme média, qui permet de conjuguer les dimensions sociale et symbolique du musée en quatre épaisseurs médiatiques : institutionnelle, technique, publique et communicationnelle (Davallon et Flon, 2013).

10Dans la continuité des travaux précurseurs (Davallon, 2012, Jeanneret, 2008, Jacobi, 1999), Patrick Fraysse, propose un article épistémologique qui interroge la notion de médiation numérique comme processus de communication dans une perspective documentologique qui considère le document comme un système d’interaction. Dans un premier temps, Patrick Fraysse questionne le caractère documentaire des images numériques et des médiations numériques, qui constituent des supports d’information créés intentionnellement pour communiquer et opèrent comme des dispositifs de médiation culturelle numérique, L’auteur explique que l’expression « médiation numérique » recouvre des réalités multiples mêlant à des degrés divers processus d’information et de communication, sans pour autant que les dispositifs numériques étudiés depuis une dizaine d’années s’inscrivent dans une véritable logique de médiation culturelle. Parallèlement à ce constat de terrain, l’auteur retrace de nombreux travaux scientifiques en Sciences de l’information et de la communication consacrés aux médiations numériques dans le champ de la culture et inventorie les champs lexicaux pour analyser les dispositifs numériques et les pratiques des publics. L’auteur souligne que le champ lexical du numérique se réinvente en permanence alors qu’il ne traduit souvent en définitive que des documents qui ont simplement changé de support. Ainsi, l’auteur en conclut que la réflexion épistémologique doit encore progresser pour être en mesure d’interroger la façon dont la culture numérique transforme le patrimoine et la médiation culturelle. Dans un second temps, en convoquant des sources bibliographiques très riches, Patrick Fraysse se propose de redéfinir le concept de médiation par le prisme du document numérique afin de poser les fondements d’une typologie des médiations culturelles. L’auteur retrace le concept de médiation tout d’abord comme pratique professionnelle Caillet1995), puis comme modèle épistémique dans le champ des SIC (Dufrêne, Gellereau, 2004 Bordeaux, 2018). Patrick Fraysse rejoint Nicolas Navarro et Lise Renaud en définissant la médiation comme nouvelle manière de penser la communication, c’est-à-dire, la relation et l’articulation des éléments qui façonnent la communication : l’information, le contenu, les sujets sociaux et les relations qui s’opèrent. La troisième partie de l’article questionne le document numérique comme dispositif de médiation et revient sur la notion d’usage qui relève à la fois du registre fonctionnel, mais aussi symbolique (ce qui se joue dans l’exposition). In fine, l’auteur propose une typologie de la médiation classée en trois catégories documentaires, institutionnelles et pédagogiques.

11Les deux textes suivants du dossier analysent divers dispositifs de médiation muséale numérique, en soulignant les enjeux du travail d’éditorialisation que la multiplication des supports de communication implique et en analysant les différentes dimensions d’un rapport individuel et collectif de corporéité que les techniques immersives établissent avec l’œuvre exposée.

12Dans la lignée des travaux menés par Patrick Fraysse, en mettant en discussion le concept d’éditorialisation, Jessica De Bideran questionne l’impact des cultures numériques sur le média exposition. En prenant comme terrain d’étude le parcours permanent de la Cité du Vin à Bordeaux, Jessica De Bideran analyse ce que le numérique fait en termes d’écriture aux pratiques de mise en exposition. Sans prétendre à une présentation exhaustive de l’évolution des institutions muséales, Jessica De Bideran retrace l’évolution des pratiques de mise en exposition des logiques monstratives qualifiées de muséologie de l’objet vers des logiques propres à la muséologie du savoir qui placent la dimension spatiale de l’écriture de l’exposition au centre de l’analyse. Sans opposer ces deux logiques, l’auteur met en discussion un troisième facteur, le public, qui est placé au centre des dispositifs conçus pour répondre à ses nombreux désirs de découverte, d’apprentissage et d’expérience. Reprenant la logique hypertextuelle du web, l’écriture numérique convoque ainsi « une navigation par serendipity » (Boullier, 2016) et inscrit l’expérience de visite dans une muséologie du point de vue. L’auteur définit l’éditorilaisation comme action de recherche, de re-publication en ligne de fragments de documents indexés par ailleurs (Bachimont, 2007) et fait l’hypothèse que l’éditorialisation expérimentée dans le cadre des expositions virtuelles non seulement offre des possibilités que ne permettent pas les expositions classiques, mais conditionne également les logiques expographiques mises en œuvre in situ. La seconde partie de l’article analyse les logiques expographiques du parcours permanent à la Cité du vin. L’auteur souhaite comprendre comment les logiques éditoriales du web exercent une influence sur les pratiques de médiation numérique. En qualifiant ces médiations de pervasives (Vidal, 2015), l’auteur distingue deux types de médiation : une médiation dite de production et une médiation d’aide à l’interprétation. Face à un objet numérique complexe, le visiteur ne suit pas un seul parcours de visite, mais navigue au gré de ses envies dans un espace hybride qui n’est pas sans rappeler la lecture sur le web. Cette logique d’écriture expographique articulée exclusivement autour du numérique inscrit la représentation de la culture viticole dans une dimension immersive où cette déambulation par sérendipité voulue par les concepteurs se rapproche des pratiques informationnelles du web.

13L’exposition totalement numérique et immersive fait aussi l’objet de l’article de Nanta Novello Paglianti qui produit une analyse sémiotique de l’exposition « TeamLab : au-delà des limites ». Il s’agit d’une exposition numérique sur le Japon et son esthétisme, réalisée à la Grande Halle De la Villette, qui plonge le visiteur dans un univers totalement immersif. Tout en expliquant les logiques de construction des expositions immersives, l’auteur analyse la préfiguration du sens de cette exposition selon une double méthodologie. Tout d’abord l’auteur analyse le contenu d’un dépliant quatre facettes appelé le guide du visiteur. Ensuite, une seconde partie est consacrée à l’analyse de l’expérience de visite en prenant en compte trois aspects : la structuration du sens, les interactions possibles, l’objet de valeur susceptible d’émerger à la suite de la visite. Entre interaction et interactivité, la dimension performative de cette exposition relève de la simple action de déambuler dans un espace où les bornes s’effacent pour laisser place au déroulement des projections. Revenant sur le propre des expositions immersives, l’analyse faite par l’auteur démontre que cette exposition ne relève pas d’une co-construction des savoirs avec le visiteur, mais elle apparaît comme une célébration de la technique en tant que telle. À défaut de transmettre des savoirs, cette exposition est conçue comme une expérience purement hédonique où le visiteur appréhende l’espace virtuel et esthétique de l’exposition à travers son corps. D’après l’auteur, cela inscrit l’expérience dans une approche figurative car l’image projetée grâce à la technologie immersive entraine le visiteur vers des sensations tactiles, visuelles ou auditives. De son analyse l’auteur dégage trois typologies principales d’interactivité : inactivité en miroir, interactivité réflexe et interactivité dite « intelligente ». La question que soulève de Nanta Novello Paglianti est de savoir si l’expérience immersive constitue une expérience culturelle, centrée plus exactement sur l’acquisition de savoirs relatifs à la culture japonaise. Dans cette exposition, le thème du Japon est mis en scène ici et là en tant que mythe et non comme culture traditionnelle, ce qui oriente le regard du public vers « des formes de vie » (Fontanille, 2015), c’est-à-dire vers une interprétation subjective et culturelle d’une totalité culturelle éphémère.

14Les trois textes suivants dialoguent autour de la transformation des pratiques professionnelles de médiation culturelle que les techniques numériques suscitent. Les modalités d’écriture sur lesquelles repose la médiation muséale s’en trouvent profondément modifiées car elles sont tenues d’inclure des scénarios d’usage tenant compte des pratiques numériques des publics. En outre, les médiateurs culturels, par les choix de dispositifs numériques qu’ils privilégient entre les publics et les musées, peuvent être considérés comme des designers culturels dont la démarche créative ne peut s’affranchir d’une réflexion éthique. Enfin, la maîtrise de la médiation numérique muséale auprès de publics divers conduit à intégrer de nouveaux savoir-faire tels le « community management » qui conduisent à hybrider le métier de médiateur culturel et à en transformer le périmètre.

15Dans une perspective approche socio-sémiotique (Jeanneret, 2009) de l’espace muséal, Marie Cambone questionne les modalités d’écriture des dispositifs numériques et les formes de communication que ces derniers structurent. Pour ce faire, l’auteur traite deux terrains d’études principaux : la Cité Internationale Universitaire de Paris et le Mont-Royal à Montréal. Un troisième dispositif, l’exposition Monet aux Galeries Nationales du Grand Palais complète ce corpus. Dans la première partie de son article, Marie Cambone confronte le positionnement stratégique et symbolique recherché par les concepteurs se dégageant de la mise en scène de ces dispositifs numériques avec les modalités de scénarisation de l’information (Pignier, 2008) propres aux dispositifs numériques. L’étude de l’implication de l’internaute dans les scénarios d’usage des dispositifs numériques complète cette analyse. La seconde partie de l’article est consacrée aux institutions culturelles en tant qu’organisations expertes de la médiation muséale numérique. L’analyse du corpus révèle que les institutions patrimoniales gardent l’exclusivité de la sélection des contenus et de la rédaction des textes diffusés dans les dispositifs numériques et revendiquent, à ce titre, le statut d’experts de la médiation patrimoniale. Lorsque les professionnels des musées proposent des espaces d’expression en contexte numérique ou lorsque ces derniers ont recours à des architextes, leur pratique professionnelle se transforme et relève alors, selon l’auteur, d’une articulation de médiations plurielles. Une troisième partie de l’article met en lumière des logiques de médiation propres aux dispositifs étudiés qui se construisent selon une stratégie d’ajustement progressif. En conclusion, l’auteur souligne que les institutions muséales, tout en adaptant leurs offres à la culture numérique des publics, conservent leur rôle de transmission et d’accompagnement du patrimoine et de la culture comme valeur commune et partagée de manière plus large

16Le discours des designers et médiateurs culturels fait également l’objet de l’article de Thibaud Hulin qui propose un regard critique sur l’industrialisation des lieux culturels. En centrant son analyse sur le discours et les pratiques des acteurs culturels, l’auteur interroge la manière dont les technologies sont promues dans les lieux culturels et comment elles préparent le dispositif de médiation lui-même. L’auteur consacre la première partie de l’article à la définition des termes « design », « culture » et « industrie » et met en exergue la tension qui existe entre deux formes du design, le design artisanal et le design industriel. Loin d’être une activité neutre, le design industriel, qui implique une technicité, s’inscrit dans une approche à la fois humaine et communicationnelle. En ce sens, l’auteur définit l’objet technique par le prisme du concept « d’affordance » (Bardini, 1996). Cette réflexion à propos de la notion de design permet à l’auteur d’interroger le rôle et la responsabilité des médiateurs, les designers culturels, par rapport aux produits techniques qu’ils diffusent dans les lieux culturels. Afin de mieux illustrer les tensions qui se nouent entre industrie et design, une seconde partie de l’article présente une enquête réalisée dans le cadre du réseau Galerie Numérique qui regroupe plusieurs acteurs engagés sur le plan de l’innovation numérique. L’analyse quantitative des données permet de retracer le champ lexical en lien avec la conception et la représentation des porteurs de projets sur plusieurs points : une approche située et focalisée du patrimoine, le numérique dans la préservation du patrimoine, la gestion de projet culturel et les partenaires territoriaux. L’analyse des résultats permet à l’auteur d’interroger l’écart existant entre l’innovation technologique à destination des lieux culturels et les actions qui relèvent de la médiation culturelle. Si l’analyse de discours et les attentes des designers culturels ont permis de montrer l’intérêt très fort de ces derniers pour les solutions technologiques innovantes, il n’en demeure pas moins que ces dispositifs numériques sont souvent réduits à leur dimension informationnelle, visuelle ou ludique sans qu’ils créent pour autant de véritables situations de médiation culturelle. Nous pouvons dire que sur ce point l’étude réalisée par Thibaud Hulin conforte l’approche théorique de Patrick Fraysse pour qui l’expression « médiation numérique » recouvre dans le champ de la culture divers processus d’information et de communication, sans pour autant que les dispositifs numériques étudiés depuis une dizaine d’années s’inscrivent dans une véritable logique de médiation culturelle.

17Les pratiques info-communicationnelles des acteurs de la culture, et plus particulièrement des community managers (CM) font aussi l’objet de l’article de Madjid Ihadjadene, d’Anna Lezon Rivière et d’Afaf Taibi. En analysant le récit de dix-neuf community managers œuvrant dans la sphère muséale, les auteurs souhaitent questionner leurs pratiques informationnelles ainsi que l’intégration du Web 2.0 dans leur répertoire d’action professionnelle. Les entretiens qualitatifs menés par les auteurs portent sur la définition du métier de communty manager, les compétences et les activités professionnelles des CM dans le contexte d’une activité de médiation culturelle. L’analyse des résultats démontre que les représentations du métier de CM sont très hétérogènes et qu’elles recouvrent des périmètres d’actions très variés incluant la stratégie numérique des musées, les politiques d’éditorialisation des contenus, la formation et le conseil, la veille informationnelle ainsi que la médiation muséale à proprement parler. Au regard de l’hétérogénéité des représentations, les auteurs interrogent le périmètre de cette activité et l’associent à ce que les sociologues appellent « les métiers flous ». Dans la mesure où ils gèrent les interactions, les réactions des publics, certains CM se sont clairement identifiés comme des médiateurs culturels. L’étude des sources informationnelles des CM permet aux auteurs de démontrer le caractère interactif des pratiques informationnelles. Selon les auteurs, le périmètre d’action des CM relève de la médiation numérique définie comme démarche de captation de l’attention de différents publics pour entretenir un lien permanent et très ouvert avec ceux-ci.

18Le dossier se conclut sur l’ambiguïté des pratiques muséales sous-tendues par le numérique que déploient divers types de publics en-dehors et au sein du musée. La prescription numérique comme forme d’acceptabilité sociale fait l’objet de l’article de Geneviève Vidal. À travers six études d’usage de médiations numériques dans l’enceinte des musées ou à distance, l’auteure questionne la place ambiguë de la prescription dans le parcours des visiteurs qui sont tiraillés entre désir d’apprendre et refus de faire des efforts. Cette recherche réalisée dans différentes structures culturelles sur six ans permet non seulement de rendre compte de l’évolution et du maintien de la prescription numérique, mais propose une posture épistémique relative aux recherches sur les usages des médiations muséales numériques. L’auteure consacre une première partie de l’article à l’analyse d’usages des médiations numériques muséales pour en saisir les enjeux communicationnels. Une seconde partie aborde la diffusion des ressources patrimoniales par le numérique afin d’analyser les prescriptions culturelles liées aux techniques numériques. L’auteure explique comme le paradigme des réseaux pervasifs, qui établit un lien entre réseaux locaux, objets augmentés et différents contenus numériques, s’étend au champ muséal en s’appuyant sur des pratiques en mobilité. En analysant l’usage de différents outils numériques l’auteur en conclut que les musées s’adaptent à la culture numérique des publics afin de concevoir leur médiation numérique in situ ou hors murs. Le numérique se situe au cœur de ces médiations avec les publics qui construisent leurs critiques dans le cadre de l’ambivalence de leurs usages.

19Les huit articles qui constituent ce dossier traitent divers enjeux de recherche liés à la transformation de « la médiation muséale au prisme du numérique », et ce sur différents plans : un travail épistémologique destiné à re-conceptualiser la notion de médiation afin de l’affranchir de certains présupposés et de mieux appréhender les modalités interactives ou immersives propres aux techniques numériques qui en modifient la nature ; une réflexion et un débat collectif sur la finalité et les fondements éthiques des médiations patrimoniales numériques qui accompagnent l’évolution des pratiques professionnelles ; une observation fine de la préfiguration du sens et des prescriptions que les dispositifs numériques mettent en œuvre, ce qui conduit à une transformation du rapport au patrimoine de façon à l’ancrer dans des formes contemporaines d’expériences culturelles qui renouvellent la médiation muséale en la déplaçant en partie sur de nouveaux registres nomades, récréatifs, interactifs, immersifs… in situ et hors les murs. Nous espérons que le lecteur appréciera la richesse de ce dossier et des perspectives de questionnement et de problématisation qu’il ouvre afin de poursuivre ce dialogue scientifique interdisciplinaire sur l’évolution de la notion de médiation muséale.

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Cristina Badulescu et Valérie-Inés de la Ville, « La médiation muséale au prisme du numérique »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 16 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/5581 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.5581

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Auteurs

Cristina Badulescu

Cristina Badulescu est maître de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Université de Poitiers, Laboratoire CEREGE EA 1722.

Articles du même auteur

Valérie-Inés de la Ville

Valérie-Inés De la Ville est Professeur des Universités en Sciences de Gestion, Directrice du CEPE (Centre européen des produits de l’enfant), Université de Poitiers, Laboratoire CEREGE EA 1722.

Articles du même auteur

  • Introduction [Texte intégral]
    Penser les processus de plateformisation de la culture en direction des jeunes
    Paru dans Revue française des sciences de l’information et de la communication, 26 | 2023
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