CANU Roland, CHAULET Johann, DATCHARY Caroline et FIGEAC Julien (Dir.), 2018. Critiques du numérique
CANU Roland, CHAULET Johann, DATCHARY Caroline et FIGEAC Julien (Dir.), 2018. Critiques du numérique. Paris : L’Harmattan. Humanités numériques. ISBN 978-2-343-14480-1
Texte intégral
1Cet ouvrage s’inscrit dans la continuité du séminaire ComUniTIC, instauré par Roland Canu, Johann Chaulet, Caroline Datchary et Julien Figeac, et conçu comme un espace de réflexion collective sur « [les] technologies, les pratiques qui leur sont associées et leurs incidences sociales […] ». Le présent ouvrage se compose de trois parties : tout d’abord, des contributions émanant d’auteurs qui portent un regard critique sur le numérique. La réflexion se poursuit avec des analyses qui appréhendent le numérique comme vecteur de critiques, et se termine par des textes qui articulent les deux approches précédentes.
2La contribution de Moustafa Zouinar porte sur les critiques formulées par les salariés équipés en TIC dans les organisations contemporaines. Dans un premier temps, l’auteur dresse un panorama des critiques identifiées dans la littérature scientifique : interruptions permanentes, dispersion de l’attention, épanchement temporel, hyper connexion, etc. Il examine ensuite la « trajectoire » de ces critiques dans les domaines universitaire, professionnel et politique. Dans les organisations, cette critique a débouché sur la recherche de solutions techniques (coupure des serveurs en dehors des horaires de travail) et organisationnelles (instauration d’une journée sans mail, par exemple) dont l’efficacité reste à démontrer. Au niveau politique, ces critiques se sont structurées autour des revendications relatives au droit à la déconnexion.
3Nikos Smyrnaios s’interroge sur l’impact de l’utilisation croissante des réseaux socionumériques par les journalistes. Il postule que cette évolution serait source d’hétéronomie, dans la mesure où les logiques économiques de ces plateformes s’imposeraient aux journalistes et perturberaient plusieurs aspects de leur travail. La qualité et la diversité des contenus s’en trouveraient dégradées. Les journalistes seraient également confrontés à des logiques productivistes qui détérioreraient leurs conditions de travail. La porosité des frontières entre expression privée et professionnelle, liée au design des réseaux socionumériques, compliquerait les relations entre les journalistes et leurs lecteurs.
4Valérie Beaudoin enquête sur les communautés en ligne rassemblant des amateurs d’histoire passionnés de la Grande Guerre (14-18). Elle étudie le fonctionnement de ces forums : leurs règles, leurs valeurs, ainsi que le positionnement de leurs membres par rapport aux historiens professionnels. L’auteure appréhende la critique comme « jugement de valeur » et analyse la manière dont ces internautes « élaborent collectivement les normes qui délimitent ce qu’est un travail bien fait ».
5Nathalie Platon et Julien Figeac étudient les « sanctuaires spontanés numériques », terme désignant les différents contenus (commentaires, témoignages vidéo, images détournées, etc.) créés par les internautes à la suite de deux fusillades qui se sont déroulées dans des lycées nord-américains. Ces sanctuaires sont régulés par un ensemble de règles informelles à l’aune desquelles est évaluée la légitimité des différentes prises de parole. Les auteurs observent que certains internautes se saisissent de ces événements tragiques pour exprimer des critiques à l’encontre du système scolaire, de la législation relative aux armes à feu, etc. Cependant, comme leurs interventions s’écartent des normes qui régissent ces sanctuaires, ces internautes sont assimilés à des trolls. L’analyse de ces sanctuaires fait émerger un ensemble de mécanismes qui aboutissent à l’instauration d’une parole normée dans les espaces de discussion numériques.
6Dans sa contribution, Marie Laure Geoffray analyse la portée critique de l’usage des TIC à Cuba. En effet, l’accès à ces outils, ainsi qu’à l’information diffusée sur Internet, est strictement contrôlé par le Parti Communiste au pouvoir. Cependant, l’apparition des blogs dès les années 2000, puis des sites d’informations alternatifs à partir de 2010 a bouleversé la donne. Les acteurs de ces médias ne se présentent pas comme les vecteurs d’une idéologie contestatrice. Leur mission consisterait davantage à façonner de nouvelles normes journalistiques et à proposer des contenus différents de ceux élaborés par le régime. De plus, en raison de la persistance des restrictions, les citoyens qui souhaiteraient accéder à des contenus disponibles en ligne sont obligés de passer par des canaux illégaux, ce qui constitue, en soi, une pratique critique.
7Au travers de l’étude du cas des « indignés » en Espagne et de « nuit debout » en France, Jérôme Ferret analyse les usages critiques des TIC auxquels s’adonnent les militants. Ces derniers diffusent sur Internet des photos et des vidéos du déroulement des manifestations afin « d’imposer leur propre représentation du mouvement. » Il s’agit de proposer une interprétation alternative des événements qui concurrence la manière dont ils sont relatés dans la presse. Les dispositifs numériques sont également mobilisés dans le but de discréditer la réputation des adversaires institutionnels. Filmer les violences policières permet aux militants de constituer des preuves tangibles, diffusables instantanément, afin de « mettre sous pression et le cas échéant dénoncer systématiquement les pratiques illégales des unités de maintien de l’ordre. »
8Jessica Soler-Benonie propose une analyse du numérique comme vecteur de critiques sociétales à partir d’une perspective genrée. Sa contribution s’inscrit dans la continuité d’une littérature sur l’ambivalence des TIC, appréhendés comme « instruments de reproduction de l’idéologie patriarcale et, d’un autre côté, […] instruments prometteurs pour les luttes féministes. » Dans une première partie, l’auteure examine les contenus produits par deux vidéo bloggeuses, l’une anglophone et l’autre française, qui s’attèlent à déconstruire et dénoncer les représentations sexistes véhiculées dans les jeux vidéo. La deuxième partie de cette contribution est focalisée sur la réception de ces prises de parole féministes par les internautes, et particulièrement par ceux qui se revendiquent d’une appartenance à la culture geek. L’auteure détaille les procédés mis en œuvre par ces internautes pour discréditer tant les vidéos bloggeuses que la légitimité de leurs arguments.
9Dans un chapitre conclusif, Dominique Boullier réalise une mise en perspective d’un certain nombre de travaux ainsi que de ses propres recherches afin d’élaborer un modèle synthétisant les différentes postures critiques que les chercheurs peuvent adopter pour étudier le numérique. Cette typologie tient compte des discours critiques des chercheurs et de leur mise en pratique à travers l’élaboration de « machines critiques » et de « dispositifs alternatifs » aux services numériques proposés par les GAFAM. L’auteur mène également une réflexion sur les défis que vont devoir relever les sciences sociales face au positivisme algorithmique et au solutionnisme technique.
10Pour conclure, cet ouvrage stimulant propose des analyses critiques tant sur la posture du chercheur que sur des objets de recherche s’inscrivant dans des enjeux contemporains.
Pour citer cet article
Référence électronique
Delphine Dupré, « CANU Roland, CHAULET Johann, DATCHARY Caroline et FIGEAC Julien (Dir.), 2018. Critiques du numérique », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 15 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/5367 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.5367
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