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Regards croisés

Approches épistémologiques de la communication et de l’analyse des médias en Amérique latine : indépendance intellectuelle et transformation sociale

Yeny Serrano

Résumés

Cet article porte sur les réflexions épistémologiques menées en Amérique latine autour de la communication. Ces réflexions mettent en exergue certains points de convergence avec les sciences de l’information et de la communication (sic) françaises. Des deux côtés de l’Atlantique, les premières études sur la communication, et tout particulièrement sur les médias, sont fortement influencées par les approches critiques européennes qui voient dans la communication un outil de transformation sociale. En Amérique latine, le passé colonial et le contexte politique des années 1960 renforcent cette influence et inspirent des revendications d’indépendance intellectuelle. Or, comme il sera discuté, la fragmentation qui caractérise le champ de la communication et de l’analyse des médias peut aller à l’encontre de cette revendication transformatrice.

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Texte intégral

Introduction

1En tant que chercheur.e en sciences de l’information et de la communication, il peut être intellectuellement stimulant de regarder comment notre objet d’étude est abordé dans d’autres aires géographiques. C’est dans cet esprit que cet article est conçu. Organisé en trois parties, il présente les conditions d’émergence des approches latino-américaines dans l’étude de la communication et des médias de masse, à partir d’une révision des sources bibliographiques portant sur l’épistémologie de la communication.

2La première partie est consacrée à une discussion sur le statut de la communication : s’agit-il d’une science, d’une inter/trans/discipline ou d’un champ ? La deuxième partie revient sur les approches épistémologiques à l’origine des études de la communication en Amérique latine (AL) et des réflexions qu’elles ont suscitées. Deux revendications caractérisent ces réflexions : celle de l’indépendance théorique et celle de la communication au service de la transformation sociale. Enfin, la troisième partie traite des médias de masse, de la fragmentation des recherches à leur sujet et du décalage épistémologique entre recherche et pratique journalistique. Ce parcours permettra de conclure sur la nécessité de récupérer la dimension critique de l’analyse de médias et de l’enseignement du métier de journaliste pour répondre aux défis sociaux latino-américains.

La communication : un champ interdisciplinaire

3En Amérique latine, la communication peut désigner un phénomène socioculturel, une profession et un domaine académique (Rizo, 2014). En dépit de ses origines pluridisciplinaire et interdisciplinaire, elle bénéficie d’un haut degré d’institutionnalisation (Fuentes, 2010). Pourtant, son statut est encore discuté. En partant de l’existence d’un certain nombre de théories et de professions, ainsi que de pratiques de recherche et d’enseignement autour de cet objet que l’on appelle communication mais qui n’est pas toujours clairement défini (Sánchez, Campos, 2009), la question s’est posée de savoir si elle correspondait à une science, une discipline ou un champ.

4Le problème de cette question réside, comme le soulignent Múnera (2010) et Rizo (2014), dans les critères utilisés pour y répondre. En Occident, afin de déterminer si un domaine de connaissance est une science, les chercheurs mobilisent des critères énoncés jadis aux États-Unis, dans un contexte où le paradigme positiviste ne légitimait qu’une seule manière de produire de la connaissance. Ce paradigme s’inscrivait dans une vision du monde selon laquelle la réalité est externe à nous et que nous n’y accédons qu’à travers des méthodes empiriques. Ainsi, depuis les travaux de Kuhn (1971, cité par Múnera, 2010, p. 12), n’est science que le domaine de connaissance qui remplit trois conditions : a) la quête d’une vérité universelle, b) la vérification empirique d’une théorie avec le monde réel et naturel et c) l’exigence d’objectivité. Seules les sciences naturelles remplissent ces conditions et peuvent prétendre au statut de science (2010, p. 12).

5La communication ne peut pas ambitionner la quête d’une vérité universelle, ni la vérification empirique, ni l’exigence d’objectivité, affirme Múnera (2010). Il n’existe pas un noyau théorique pour aborder les phénomènes communicationnels, mais des notions, des concepts et des méthodes qui trouvent leurs origines dans diverses disciplines (Fuentes, 2010). La communication ne peut pas non plus aspirer au statut de discipline scientifique qui requiert un ou deux des critères exigés pour une science. Suite à ce constat, des auteurs latino-américains ont posé le problème autrement : ce n’est pas le domaine de la communication qui est trop jeune ou qui manque de rigueur, le problème réside dans la définition même de science, qui est piégée dans les cadres du rationalisme, de l’empirisme, du matérialisme et du fonctionnalisme. Tant que la vision positiviste de la science sera la seule valable, la communication ne pourra pas se positionner comme science (González, 2007 ; Múnera, 2010 ; Rizo, 2014). De la même manière, une conception non techniciste et non dogmatique de la méthodologie est nécessaire pour surmonter cette vision positiviste de la science (Vasallo, 1999).

  • 1 C’est nous qui soulignons.
  • 2 Pour tous les extraits cités, c’est nous qui traduisons.

6Par conséquent, les pratiques de recherche, d’enseignement et les pratiques professionnelles de la communication correspondent davantage à ce que, à la suite des travaux de Bourdieu, on appelle un champ (Múnera, 2010 ; Rizo, 2014). Pour des auteurs latino-américains, cette notion présente l’avantage de permettre « de comprendre, d’interpréter et d’intervenir1 à des multiples niveaux sur les processus d’interaction et de signification à travers la création, la circulation et l’usage des médias, des technologies ainsi que des formes symboliques […] sociales, culturelles, éthiques, politiques, esthétiques et économiques »2 (Pereira, 2005, cité par Rizo, 2014, p. 146).

7La communauté latino-américaine semble avoir trouvé un consensus autour du statut de la communication comme un champ inter/transdisciplinaire. Sur l’ensemble de références épistémologiques consultées, aucune ne parle de discipline. Espinosa et Arellano proposent, quant à eux, d’élaborer une épistémologie propre à la comunicología (néologisme que l’on pourrait traduire par communicologie). Cette dernière serait la « science interdisciplinaire qui étudie la communication dans ses différents moyens, techniques et systèmes » (2010, p. 290), alors que la notion de communication serait réservée à l’action de communiquer.

8Il est intéressant de comparer ce positionnement en tant que champ de la communication avec le positionnement des SIC en France où, ces dernières sont reconnues comme une pluri/interdiscipline3. Notons également que le couple information / communication4, au cœur des SIC françaises, ne se retrouve pas en Amérique latine où la notion d’information – englobant en France le domaine de la documentation (Walter, et. al. 2018, chap. 7) – concerne davantage la bibliothéconomie et les théories de l’information (González, 2007).

9Ajoutons pour conclure cette première partie que la remise en question de la conception positiviste de la science s’accompagne d’une discussion autour de la vision également positiviste de l’objectivité. Cette discussion s’avèrera pertinente dans la troisième partie lorsque nous traiterons l’analyse des médias et la pratique journalistique. Effectivement, certains chercheurs considèrent que les théories et les connaissances produites dans le champ de la communication résultent de processus réflexifs. Pour cette raison, l’objectivité en sciences humaines et sociales (SHS) ne peut pas être assimilée à celle des sciences naturelles. Il ne s’agit pas d’une différence de degré, mais de nature. En SHS, l’objectivité ne peut être qu’un « accord intersubjectif socialement légitimé », un consensus auquel on arrive sur la base des arguments les plus pertinents (Gómez, 2000, citée par Múnera, 2010, p. 16). Le savoir, en SHS, ne peut se justifier et être validé qu’à l’intérieur de la communauté qui le partage et le construit (Calero, et. al., 2006). En conséquence, au lieu de chercher une vérité universelle, le champ de la communication devrait déplacer ce concept de vérité vers celui de validité. Cela demande l’utilisation des méthodes relevant davantage d’une praxis réflexive (nous y reviendrons) qui résulte en une construction sociale de la connaissance (Múnera, 2010).

Approches épistémologiques à l’origine de l’analyse des médias en Amérique latine

10Le champ de la communication en Amérique latine, et plus particulièrement l’étude des médias de masse, est influencé à l’origine, comme en Amérique du Nord et en France, par deux approches : le fonctionnalisme et l’école critique (Averbeck-Lietz, Bonnet F., Bonnet J., 2014 ; Pineda, 2009). Il ne s’agit pas ici de revenir sur ces deux approches. Rappelons seulement que, d’origine étasunienne, le fonctionnalisme de la Mass Communication Research embrasse la vision positiviste de la science et privilégie de ce fait les méthodes empiriques pour étudier les effets des médias. Les premières études issues de ce courant sont menées par des psychologues, des sociologues et des politologues, c’est-à-dire par des représentants de disciplines qui, dès le départ, ont cherché à se développer comme sciences, d’où leur prédilection pour les méthodes quantitatives et empiriques. Pour le fonctionnalisme, les médias sont des outils permettant de diffuser massivement des messages dans un but précis. Il s’agit ainsi d’un modèle transmissif de la communication qui attribue aux médias de masse la fonction d’assurer la cohésion sociale. Cette approche refuse pourtant tout engagement politique de la science et se positionne comme apolitique.

11À l’opposé, l’approche critique, représentée historiquement par l’école de Francfort, d’orientation philosophique et marxiste, s’intéresse, dans le contexte des premières décennies du xxe siècle, à la manière dont les régimes totalitaires s’imposent. Cette approche voit dans les médias des industries culturelles au service de la manipulation de masses. À la différence de l’approche fonctionnaliste, les chercheurs de l’école de Francfort revendiquent un engagement politique d’inspiration marxiste qui influencera par ailleurs les premières études latino-américaines en communication dans les années 1960 (Méndez, Gregorio, 2014). Plus spécifiquement, comment les chercheurs latino-américains interprètent-ils et s’approprient-ils ces influences ?

Réflexions épistémologiques sur la communication

12Selon Pineda (2009) le fonctionnalisme et l’approche critique relèvent non seulement des méthodes ou des cadres théoriques différents, mais surtout d’une attitude idéologique à l’égard des médias. Ce facteur idéologique sera en plus influencé par des facteurs propres au contexte latino-américain. Díaz (2012) et Martín-Barbero (1992) rappellent, par exemple, l’arrivée massive des innovations technologiques accompagnées des projets de modernisation, imposés par les États-Unis, qui s’inscrivaient eux aussi dans une vision positiviste et néocoloniale du développement et du progrès, comme l’Alliance pour le progrès, par exemple. Ces projets ont bouleversé les sociétés et paupérisé une grande partie de la population. Dans ce contexte, la révolution cubaine de 1959 a eu un grand impact sur le continent, en inspirant de nombreux mouvements révolutionnaires en Amérique latine et conduisant les élites nationales, alliées aux États-Unis, à mettre en place des mesures répressives et de contrôle social (Maldonado, 2017).

13Sur le plan académique, les Cultural Studies britanniques ont fortement influencé les chercheurs latino-américains. Ce nouveau courant remettait en question l’approche fonctionnaliste et l’école de Francfort. Une nouvelle manière de voir la communication redonnait une place au récepteur dans le processus communicationnel et proposait une nouvelle lecture idéologique des médias (Hall, 2008). Par ailleurs, le constructivisme déplaçait le positivisme : la réalité était le résultat d’une construction sociale. Les médias produisaient le réel social dont ils parlaient (Verón, 1981, 1997) et reproduisaient les rapports sociaux inégalitaires (Hall, 2008). Le postmodernisme contribuait également à remettre en question les grandes certitudes méthodologiques et théoriques du positivisme et revalorisait la place de l’individu dans les processus communicationnels (Martín-Barbero, 1992).

14Dans ce contexte politique, économique et académique, les premiers chercheurs s’intéressant à la communication de masse et aux médias en Amérique latine s’inscriront volontiers, comme en France, dans des approches critiques (école de Francfort pour les marxistes et Cutural Studies pour d’autres) tout en se servant des méthodes empiriques, comme l’analyse de contenu, en dépit de son origine plutôt fonctionnaliste (Pineda, 2009). Si les chercheurs latino-américains ont très tôt plaidé pour l’indépendance théorique et épistémologique par rapport à l’influence étatsunienne, il est à noter que les influences européennes sont moins décriées. D’ailleurs, plusieurs auteurs français (Bourdieu, Foucault, Serres) ont inspiré les travaux critiques latino-américains. Certains précurseurs des études en communication en Amérique latine, comme Verón et Martín-Barbero, se sont formés et/ou ont travaillé en France.

  • 5 « Une posture critique peut en effet répondre à […] des degrés d’engagement différents qui peuvent (...)

15Deux revendications vont orienter les réflexions épistémologiques en Amérique latine : celle de l’indépendance intellectuelle et celle du rôle de la communication comme un outil de transformation sociale répondant aux problèmes quotidiens rencontrés par les populations en Amérique latine et aux défis imposés par la modernité (Martín-Barbero, 1992 ; Calero, et. al., 2006 ; Sánchez, Campos, 2009 ; Vasallo, 1999). Si ces deux revendications sont influencées par une réflexion autour du passé colonial de l’Amérique latine, on constate à quel point les SIC (en France) et le champ de la communication (en AL) sont marqués à l’origine par les approches critiques. Or, certains auteurs regrettent que cette fonction critique des outils théoriques tende à être dénaturée. Dans l’actualité, la posture critique des chercheurs se limite majoritairement au dévoilement, voire peut-être à la dénonciation, mais très peu à la transformation sociale5 alors que c’est cette volonté de transformation que l’on retrouve dans les premiers travaux critiques des deux côtés de l’Atlantique (Sedda, 2017 ; Valencia, 2010).

16Comment les revendications d’indépendance intellectuelle et de transformation sociale se sont-elles concrétisées en Amérique latine ?

La critique postmoderniste de Martín-Barbero

17Une importante contribution aux études sur les médias vient de Martín-Barbero. Pour lui, le champ de la communication en Amérique latine résulte du croissement de deux hégémonies : celle de l’approche fonctionnaliste étasunienne et celle de l’approche critique. C’est au milieu des années 1970 que se rencontrent, dans les institutions d’enseignement, les réductionnismes sous-jacents à ces deux approches : d’une part, on apprenait aux étudiants comment les médias nous manipulent et, d’autre part, on leur apprenait les techniques et les outils pour manier les médias et pour s’y intégrer professionnellement.

18Ce sont les Cultural Studies et les travaux sur la pédagogie du brésilien Freire qui vont aider à surmonter ces limites. Les deux conçoivent la communication comme un processus et resituent la place de l’individu-récepteur dans ce processus (Martín-Barbero, 1992). Par ailleurs, l’intellectuel hispano-colombien s’intéresse à la crise de la modernité qui se manifeste, en Amérique latine, par le projet modernisateur dont il a été fait allusion précédemment. Martín-Barbero voit dans le postmodernisme une réponse à cette crise en investissant la communication d’un projet émancipatoire (1992). Il cherche à dépasser le média-centrisme caractéristique des premières approches aux médias en étudiant la communication dans la culture et les relations complexes que les gens entretiennent avec les médias, autrement dit les médiations (Gomez-Mejia, 2015). Rappelons qu’en France, l’évolution des SIC conduit également les chercheurs à changer de paradigme ; on ne s’intéresse plus aux effets des médias sur les individus, mais aux usages que les individus font des médias au quotidien (de Certeau 1990-1994, entre autres).

Les limites du postmodernisme

19Sans vouloir minimiser l’importance de la contribution de Martín-Barbero aux études sur les médias, Espinosa et Arellano (2010) analysent la proposition épistémologique du chercheur à la lumière de l’une de ses propres influences, à savoir celle de Serres. Les deux auteurs reprochent à Martín-Barbero sa lecture postmoderne de Serres, car elle est, selon eux, source de fragmentation épistémologique. Effectivement, l’interprétation par Martín-Barbero de la communication comme un phénomène strictement social s’appuie sur une vision de la modernité marquée par une division du monde en : a) connaissances propres aux sciences naturelles et b) connaissances propres aux SHS. Espinosa et Arellano considèrent que cette conception empêche les postmodernistes d’analyser la communication comme un phénomène sociotechnique. Pour cette raison, ils préfèrent l’approche amoderne de Serres ; ce dernier prend en compte le fondement technique de la communication sans le considérer comme déterminant. Pour Serres, rappellent les auteurs, les médias sont construits par l’Homme et de ce fait, dans son analyse communicationnelle, la technologie n’est pas séparée de l’Homme (2010).

Pour la décolonisation du champ de la communication

20Revenant sur le passé coloniale de l’Amérique latine, mentionné ci-dessus, et dans la lignée des réflexions visant l’indépendance scientifique du champ de la communication, nous trouvons la decolonialidad (néologisme que l’on pourrait traduire par décolonialité). Théorisée par Torrico (2017), la décolonialité consiste à confronter ce passé colonial de l’Amérique latine pour le dépasser. Cela reviendrait à exercer une désobéissance épistémique et politique. La communication décoloniale ne se consacrerait pas aux problématiques traditionnelles du champ de la communication, mais chercherait à changer les termes mêmes des discussions théoriques et politiques. Il s’agit de penser la communication sur le plan de l’altérité (Torrico, 2017).

21L’indépendance scientifique défendue par ces chercheurs latino-américains passe également par une revendication concernant la spécificité d’approches méthodologiques plus adaptées aux phénomènes de la communication humaine, comme par exemple l’épistémologie herméneutique (Múnera, 2010) et la transméthodologie (Maldonado, 2017). Les deux visent une libération des SHS vis-à-vis des dogmes positivistes de la science classique, assument la subjectivité comme caractéristique de la condition humaine et placent au centre la praxis réflexive et critique. Plus spécifiquement, l’épistémologie herméneutique correspond à une méthode reliant philosophie et science qui s’appuie sur la subjectivité et traduit une intention libératrice de la société (Múnera, 2010). La transméthodologie, quant à elle, s’appuie sur l’herméneutique et se pose comme une alternative transformatrice au néocolonialisme académique (Maldonado, 2017). Il s’agit de dépasser l’excessive spécialisation positiviste pour favoriser les méthodes herméneutiques, dialectiques, heuristiques, argumentatives, analytiques et ainsi opérer une inversion épistémologique qui sortirait les SHS de leur position de subordination par rapport aux sciences naturelles (Maldonado, 2017). Ces méthodes cherchent la pratique d’une recherche répondant aux enjeux sociaux latino-américains sans être contraintes d’utiliser les procédés empiriques des sciences naturelles.

22Pour conclure cette deuxième partie, mentionnons deux exemples qui concrétisent des propositions autour de la communication comme outil de changement social : la communication alternative et la communication pour le développement.

Communication pour la transformation sociale

23La communication alternative résulte du changement de paradigme mentionné auparavant et inspiré par les Cultural Studies. Ce changement consiste à voir la communication, non plus comme un acte verbal isolé mais comme un processus dans lequel il n’y a plus un pôle émetteur et un pôle récepteur distincts, puisque tous les interlocuteurs sont des producteurs-récepteurs (Mattelart, Mattelart, 1987). C’est par la création des médias alternatifs, gérés par les acteurs de terrain, comme les radios libres et communautaires, que la communication alternative se matérialise. En tant que producteurs de contenus, ces acteurs se libèrent de l’influence hégémonique des médias traditionnels. Or, A. Mattelart et M. Mattelart (1987) prévenaient déjà que si l’audience a une capacité d’intervention, elle est quand même déterminée par des conditions objectives de la réalité sociale ; le consommateur n’est pas autonome par rapport à toute autre détermination sociale. Précisons que les médias alternatifs jouent encore un rôle important comme espaces d’expression et de visibilisation des groupes sociaux exclus des espaces publics dominants.

24Un deuxième exemple de communication répondant aux défis sociaux latino-américains est celui de la communication pour le développement. Dans un article publié en 2012, Díaz raconte comment il est devenu un communicant pour le développement en changeant sa conception de la communication. Diplômé en agronomie et suite à une expérience ratée d’agriculteur, ce Paraguayen, devenu un des intellectuels reconnus du champ de la communication, fait carrière au sein d’organisations agricoles, nationales et internationales dans plusieurs pays latino-américains. Au début, il est engagé pour concevoir des supports de communication destinés aux agriculteurs avec les messages imposés par les ministères et par d’autres institutions politiques. Ces messages sont totalement déconnectés de la réalité du terrain des destinataires. C’est dans les années 1960 que les idées du pédagogue brésilien Freire remettent en question sa conception de la communication. La communication, l’éducation et la participation étaient, en fait, en lien direct avec le développement. Freire proposait d’entraîner la pensée critique ainsi que la capacité de participer et de transformer la réalité à travers l’éducation (cité par Díaz, 2012, p. 20). Le changement de paradigme a consisté concrètement pour Díaz à intégrer les agriculteurs dans le processus de diagnostic, de formulation des solutions et de mise en place de celles-ci dans les processus communicationnels. Les agriculteurs n’étaient plus vus comme les destinataires des solutions imposées du haut par les organisations nationales ou internationales, mais comme des acteurs de leur propre développement. Un important engagement idéologique et politique sous-tend cette prise de conscience (Díaz, 2012).

L’analyse des médias aujourd’hui6

25Les médias, au sein du champ de la communication en Amérique latine, occupent encore une place importante. Néanmoins nous relevons deux problèmes. Pour commencer, les médias continuent à être abordés de manière dissociée, en dépit des réflexions épistémologiques qui appellent à favoriser des approches holistiques (Sánchez, Campos, 2009). Ainsi, au sein de l’association latino-américaine des chercheurs de la communication (ALAIC) – principale association savante de communication en Amérique latine –, sur les 19 groupes thématiques existants7, trois concernent directement les médias : les groupes communication politique et médias, études de réception et études sur le journalisme. Cette division suggère que tandis que certains consacrent leurs travaux à l’analyse des messages médiatiques (comme nous-mêmes le faisons), d’autres s’occupent, par exemple, d’examiner la concentration des médias ou le fonctionnement de grands conglomérats médiatiques, alors que d’autres dédient leurs observations aux usages des médias par les citoyens. Le même éclatement peut être observé en France si on suit l’état des lieux dressé par la Conférence permanente de directeurs.trices des unités de recherche en sciences de l’information et de la communication. En ce qui concerne le domaine des médias et du journalisme, ils observent cinq sous-domaines dont certains sont consacrés aux messages médiatiques, tandis que d’autres portent sur le fonctionnement des médias ou la pratique journalistique (Walter, et. al., 2018, chap. 1). On conçoit qu’en termes d’argent, de temps ou de protocoles de recherche à mettre en place, il peut s’avérer coûteux de réaliser une étude qui analyse en même temps les messages médiatiques, le fonctionnement des médias en amont et la réception en aval ; néanmoins cela nous paraît regrettable à la lumière des revendications épistémologiques en Amérique latine et des problèmes sociaux rencontrés.

26En outre, en nous basant sur nos propres travaux d’analyse des discours d’information des médias en Colombie, nous constatons un décalage entre ce que les journalistes (professionnels de la communication) s’engagent à fournir (dans les codes déontologiques et les manuels de style) et les produits discursifs diffusés. Les journalistes, tout particulièrement ceux qui travaillent dans les grands médias d’information, semblent prisonniers du modèle transmissif de la communication relevant d’une approche fonctionnaliste/positiviste, alors que les analystes des médias adoptent majoritairement des approches critiques. Les journalistes s’engagent à fournir des informations véridiques et objectives ; les chercheurs dévoilent et dénoncent systématiquement les discours biaisés des journalistes et la manière dont ces derniers reproduisent des rapports sociaux inégalitaires ou invisibilisent des secteurs sociaux minoritaires. Une explication pourrait résider dans l’enseignement du journalisme.

27S’intéressant à la manière dont la communication était enseignée au Mexique, Fuentes (cité par Rizo, 2009, p. 4) identifiait trois modèles d’enseignement auxquels Rizo (2009) ajoutait un quatrième :

  1. Le modèle de formation des journalistes, introduit dans les années 1950 et dont l’objectif était de diplômer des professionnels capables d’intégrer les industries médiatiques. Ce modèle souscrivait à une approche instrumentale de la communication qui limitait cette dernière à la simple transmission des messages.

  2. Le modèle du communicant comme intellectuel. Il apparaît dans les années 1960 et considère la communication comme un outil de transformation socioculturelle.

  3. Le modèle du communicant comme scientifique social qui se détache de la formation instrumentale du premier modèle pour adopter une approche critique de la communication. Ces professionnels sont formés pour apporter leur contribution aux mouvements de libération et d’émancipation politique (Fuentes, 1996, cité par Rizo, 2009, p. 4).

  4. Le modèle de l’approche culturelle de la communication qui ne forme pas des professionnels pour intégrer les médias, mais plutôt pour participer aux pratiques sociales au sein desquelles ont lieu les processus communicationnels (Rizo, 2009, p. 5).

28On identifie dans ces modèles l’influence des courants épistémologiques : fonctionnaliste/positiviste pour le premier, école de Francfort et Cultural Studies pour les trois autres. Toutefois, les recherches que nous menons depuis une quinzaine d’années suggèrent que les journalistes de grands médias privilégient une approche positiviste de leur travail, incapable pourtant de répondre aux défis sociaux. La notion d’objectivité mobilisée par les journalistes colombiens correspond à la vision positiviste du terme à propos de laquelle Múnera signalait l’inadéquation par rapport aux objets d’étude en SHS (2010).

29Pour illustrer ceci, prenons le cas de l’accord de paix signé entre le gouvernement colombien et la guérilla des FARC en novembre 2016. Déjà dans les années de renforcement de la guerre qui ont précédé les pourparlers de paix, nos analyses avaient démontré, qu’en dépit des engagements des journalistes et de certaines initiatives pour exercer un journalisme responsable, les médias d’information nationale contribuaient à la communication de guerre de l’État colombien (Serrano, 2018). Plus récemment, durant les négociations de paix, les journalistes colombiens se sont interrogés sur le rôle qu’ils devaient jouer : devaient-ils prendre parti en faveur de la paix ? Un groupe de journalistes considérait que la paix était un objectif suffisamment louable pour légitimer l’exercice d’un journalisme promouvant les pourparlers de paix. D’autres, au contraire, estimaient que les journalistes devaient rester « neutres » et s’abstenir de prendre parti, même en faveur de la paix, puisque le processus était l’initiative d’un gouvernement (Morelo, Castrillón, Behar, 2014).

30Plus que la question ou les réponses en tant que telles, ce sont les implicites qu’elles portent qui nous intéressent, notamment celui de l’objectivité dans son sens positiviste. À ce jour, la mise en place de l’accord de paix en Colombie est plus proche de l’échec que de la réussite (Uribe, Serrano, 2018). L’enjeu est de taille. Nous voyons dans la communication médiatique et dans tous les discours ayant circulé au sujet du processus de paix, surtout au sujet du conflit armé et de ses acteurs, l’une des raisons qui expliquent l’échec de ce projet de construction de la paix. Il semble donc pertinent d’appliquer au champ journalistique la discussion sur l’objectivité scientifique mentionnée dans la première partie : l’objectivité journalistique gagnerait à être posée en termes d’accord intersubjectif résultant d’un exercice méthodique, responsable et éthique de la profession.

31Cet exemple nous permet de conclure avec Rizo (2014) sur une nécessaire réflexion à propos de la manière dont la communication (et donc le journalisme) est enseignée dans les facultés. La fragmentation du champ de la communication – également constatée en France (Walter, et. al., 2018) – et plus particulièrement de l’analyse des médias se fait au détriment de la fonction sociale que les chercheurs latino-américains revendiquent, à juste titre, pour le champ de la communication. Il y a urgence à récupérer le sens critique de la communication en Amérique latine pour qu’elle puisse contribuer au pluralisme politique, au renforcement de la démocratie, à la défense et au respect des droits humains ou encore à la protection de l’environnement (Valencia, 2010).

32N’oublions pas, néanmoins, que cette urgence n’est pas exclusive à l’Amérique latine. En Europe, on plaide également pour la « récupération de la dimension conflictuelle des outils analytiques de la discipline, indispensable pour appréhender une société qui a fait de la communication l’un de ses principaux instruments et enjeux ainsi que sa principale idéologie » (Sedda, 2017, p. 10). Même dans le cadre des travaux anglo-saxons, des chercheurs réclament une réorientation des études, notamment empiriques. Il ne s’agit pas de continuer à multiplier ces dernières, mais surtout d’interroger leur utilité pour les diriger vers des fins socialement pertinentes (Donsbach, 2012).

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Notes

1 C’est nous qui soulignons.

2 Pour tous les extraits cités, c’est nous qui traduisons.

3 www.conseil-national-des-universites.fr/

4 Précisons que les définitions de ces deux notions ont fait l’objet de débats. Au début elles ont pu être considérées comme synonymes (théorie mathématique de l’information), alors que dans l’actualité, l’information désigne le contenu, le message ou l’unité transmise, tandis que la communication relève du processus, de la mise en relation (Bougnoux, 1995 ; 2001) ou encore de la cohabitation (Wolton, 2009).

5 « Une posture critique peut en effet répondre à […] des degrés d’engagement différents qui peuvent renvoyer à une simple logique du dévoilement (je donne à voir les contradictions du réel), à une volonté plus affichée de dénonciation (je formule un jugement sur la réalité sociale en m’appuyant sur les catégories de la critique) ou, à une démarche plus radicale, de transformation de la société […] » (Sedda, 2017, p. 3).

6 Nous nous basons pour cette partie sur notre propre expérience de chercheur en analyse des messages médiatiques.

7 https://www.alaic.org/site/grupos-de-trabalho/, consulté le 20 novembre 2018.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Yeny Serrano, « Approches épistémologiques de la communication et de l’analyse des médias en Amérique latine : indépendance intellectuelle et transformation sociale »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 15 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/5179 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.5179

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Auteur

Yeny Serrano

Yeny Serrano est Maîtresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, Université de Strasbourg/LISEC (EA 2310). Membre de la Chaire UNESCO Pratiques journalistiques et médiatiques. Co-fondatrice et secrétaire de l’association Analyse des discours de l’Amérique latine (ADAL). Courriel : yeny.serrano@unistra.fr.

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