Le plaisir artistique à l’époque d’Internet
Résumés
En tant qu’instrument de catégorisation savante de la conduite des individus pendant leurs loisirs, le terme d’industrie culturelle instaure d’emblée une vision asymétrique des personnes et des choses observées. Il entraîne, en effet, la différenciation et la mise en tension de deux formes de qualifications culturelles concurrentes de la conduite esthétique, selon qu’on l’étudie à l’intérieur ou à l’extérieur de l’industrie culturelle. Son caractère standardisé et répétitif disqualifie la distraction produite industriellement mais valorise les individus capables de la domestiquer à des fins personnelles. La singularité de l’objet artistique rencontré à l’extérieur de l’industrie culturelle qualifie intellectuellement les individus qu’il touche, mais les assujettit aux institutions culturelles dominantes. Adopter un point de vue anthropologique, en revenir à l’expérience de l’industrie culturelle, et à la manière dont les individus éprouvent personnellement et réfléchissent au cas par cas l’action des objets qu’ils consomment permet de remettre en cause cette vision asymétrique, dans laquelle art et industrie, amateur et consommateur, s’excluent réciproquement et constituent des univers sociaux différents. L’objectif de cet article est de proposer une définition du terme d’industrie culturelle différente, en compréhension et en extension, de son usage courant en France dans les études sur la consommation culturelle comme dans le discours des artistes et dans les conversations entre amateurs. Il s’agit d’élaborer un outil de description, capable de rendre compte de la dynamique du processus d’industrialisation de la culture qui affecte aujourd’hui toutes les techniques artistiques, et des différentes formes d’investissement individuel et collectif dont il est le produit.
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- 1 C’est-à-dire les chercheurs qui déclarent explicitement faire partie des consommateurs “fanatiques” (...)
1L’industrie culturelle est souvent « mal vue », dans tous les sens du terme. Qu’il s’agisse d’en faire un usage personnel ou d’en vanter les mérites civilisateurs, les personnes qui disposent des moyens de s’exprimer dans l’espace académique – mais aussi, souvent, dans l’espace médiatique – préfèrent en général le monde de l’art, plus riche selon elles en singularités. Ces singularités leur offrent une liberté interprétative qu’interdit à leurs yeux la standardisation du monde industriel ; elles semblent tendre un miroir à leur propre ipséité, tandis que les œuvres de l’industrie conviennent à des personnalités « communes ». Quand ce n’est pas le cas, les intellectuels prenant fait et cause pour l’industrie culturelle parlent souvent au nom de consommateurs qu’ils regardent depuis l’observatoire académique mais qu’ils ne sont pas vraiment. Ils se « mettent à la place » des fans de telenovelas et de romans à l’eau de rose, mais continuent souvent pour leur part à préférer les œuvres d’art labellisées comme telles, ne s’intéressant aux productions de l’industrie qu’à titre professionnel. S’il est bien un objet, au sein des sciences humaines et sociales, qui engendre des discours obligés, c’est donc bien celui de l’industrie culturelle. Ces discours, on le sait, s’opposent. D’un côté la posture critique fait de l’industrie culturelle un fléau décérébrant, dont les récits fictionnels et les « belles histoires » imprimeraient subrepticement, dans le cœur et dans le corps de chaque citoyen, la structure des hiérarchies sociales les plus inégalitaires en informant ses désirs les plus intimes sous couvert de le « distraire ». De l’autre, la « critique de la critique », souvent sous la plume de chercheurs – les “academic fans” notamment1 – ou de militants issus du champ des Cultural Studies, célèbre la résistance des usagers de cette industrie, qui braconnent les récits fictionnels dont ils sont bombardés au lieu d’en absorber le sens, consentants comme des éponges.
2Or le développement sans précédent des équipements culturels domestiques, en favorisant la familiarisation avec une multitude de produits culturels, leur appropriation et leur manipulation, fait ressentir le caractère contestable de cette mise en tension et de la vision de l’économie de la culture qu’elle propose. Cette vision figée apparaît de plus en plus impuissante à rendre compte de la réalité vécue de la consommation culturelle. La question de la qualité artistique ne trouve, en effet, aucune place dans la vision asymétrique qu’elle impose :
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soit le “camp” des industriels est supposé pouvoir gagner à tous les coups et, sans se préoccuper un seul instant de la qualité artistique de ses produits, réussir à lier profits et propagande face à l’autre “camp”, celui des consommateurs, condamné d’avance à être la victime des entrepreneurs car piloté uniquement par la recherche du plaisir ;
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soit le consommateur est supposé ne s’intéresser qu’au détournement des produits qui lui sont proposés par les entrepreneurs culturels, sa superbe indifférence à la question de la qualité artistique garantissant à la fois sa résistance aux entreprises de décervelage et son soutien aux véritables artistes, porte-paroles des valeurs de respect des minorités culturelles dont ils font partie.
3Le présent article n’entend pas suivre ces pistes. Il vise à préciser le contenu et à interroger la pertinence scientifique de la notion d’industrie culturelle, devenue d’usage courant, dans les études sur la consommation culturelle comme dans le discours des artistes et dans les conversations entre amateurs. Il se propose, à ce titre, d’en revenir à la chose même et d’observer, sans préjugés, l’industrie culturelle, constitue une manière de dépasser cette vision asymétrique. Une méthode de description et d’analyse nouvelle, accessible et rationnelle, y sera donc mise en place, à destination de tout lecteur désireux d’aller plus loin que les constats habituels.
La co-construction de la compétence
- 2 Cf. l’ouvrage pionnier de Donald Sassoon, The Culture of the Europeans. From 1880 to the Present, L (...)
4Il faut d’abord refuser d’accepter une définition de l’industrie culturelle qui l’assimile spontanément à une entreprise moderne (au sens historique) et à une forme de production standardisée (au sens économique courant) d’un certain type de produits et l’oppose injustement, du même coup, à des industries publiques comme celle du Théâtre Public et de l’Art Contemporain. L’observation spécialisée d’une série de secteurs de production — le disque, le film, le livre — considérés comme a priori indifférents à l’exigence de qualité artistique se substitue alors à l’observation globale du marché des loisirs et à son évolution. Seule, pourtant, une observation de tous les modes d’accès et les usages que des consommateurs localisés font des produits offerts à leur jouissance esthétique, peut rendre compte, comme nous le rappelle aujourd’hui Internet, des avancées et des limites de l’industrialisation non seulement de la production mais aussi de la diffusion de la culture artistique2. Elle nous permet, de plus, de mieux comprendre la manière dont s’est progressivement construite la qualité artistique du loisir dans la société moderne, par le biais de l’action des consommateurs désireux de s’assurer de la qualité des biens culturels circulant sur le marché. S’efforcer d’observer l’industrialisation de la culture artistique, au sens de l’action de cultiver le plaisir artistique, révèle continuité historique existant, au plan de l’expérience du spectateur, entre l’industrie théâtrale du xixe siècle, l’industrie cinématographique du XXe siècle et l’industrie des spectacles numérisés du xxie siècle, et, au plan du marché, de l’interpénétration des loisirs et des différents genres de consommation culturelle.
5Nous nous proposons donc de reprendre la question de l’industrie culturelle en adoptant un point de vue pragmatique, celui de la co-construction de la compétence. Et d’observer, au lieu d’opposer capitalistes compétents et consommateurs incompétents, la manière dont la qualité artistique peut se développer au sein de l’industrie culturelle, et des chefs-d’œuvre se dégager, au bout d’un certain temps, de la quantité faramineuse des produits mis en circulation. Nul besoin pour ce faire de changer de monde ou de l’idéaliser. C’est au contraire en resituant les deux parties dans le contexte de la société de classes et de la mondialisation des échanges, qu’on pourra comprendre comment les contraintes de justification et les stratégies des acteurs culturels peuvent contribuer à ce résultat. Nul besoin non plus de se « mettre à la place » d’un fan de telenovelas ou de mangas, puisque notre démarche implique une symétrie des consommations : avant tout, par-delà les différences de légitimité et de pratiques culturelles, l’Autre qui n’a pas mes goûts, mes dégoûts, ni mes engouements, est comme moi. Son besoin d’art est le même que le mien, même si les apparences et la vision académique habituelle disent le contraire.
6Mais comment traiter d’une manière artistique les produits culturels destinés au grand public ? Comment, en d’autres termes, communiquer une intériorité spirituelle, une âme, une personnalité individuelle à des produits dont la fabrication est soumise à de fortes contraintes techniques et sociales ? L’enjeu pratique, la personnalisation, porte aussi bien sur l’alignement du geste de production qui résulte de la rationalisation technique que sur celui qui résulte de la tradition artisanale ou académique. Les deux formes d’alignement se conjuguent, en effet, pour réduire la reconnaissance de la présence personnelle de l’objet. Le processus de développement de l’industrie culturelle associe ainsi un processus de personnalisation technique du produit à la formation de consommateurs sensibles à cette personnalisation. Le cinéma en offre un exemple privilégié, la notion de réalisateur et de style national se dégageant, dans un premier temps, de l’expérience de la masse des cinéphiles ordinaires, et servant dans un deuxième temps, à travers la « politique des auteurs », d’instrument de mise en tension d’un certain genre de cinéma et de la production cinématographique courante. De même, ce qui était au départ un film de dix minutes (one reel) deviendra un « grand film » se différenciant en un ensemble de genres, dont le genre du « film d’auteur » très apprécié en France.
7Entendons-nous d’abord sur les mots – et notamment sur le double usage du terme d’industrie culturelle, normatif et descriptif. L’usage normatif de ce terme suppose de dénoncer une forme d’organisation du travail artistique ( l’« assembly line » du studio hollywoodien par exemple), ou un type d’entreprise de production artistique (musicale, littéraire, théâtrale, etc) exploitant commercialement une technique artistique lui confère le plus souvent la valeur d’un oxymore. L’usage normatif du terme assimile en effet ce qu’il désigne à un agent détournant, par l’usage commercial qu’il en fait, la culture de sa fin naturelle (le développement personnel), voire à un agent destructeur de toute culture, car réduisant le désir de se cultiver et, avec lui, la possibilité même de la création artistique. Son énonciation vise alors surtout à disqualifier ce qu’il désigne, tant d’un point de vue technique et esthétique (il s’agit d’un ennemi de la création artistique) que d’un point de vue éthique (cet objet est indigne d’une attention intellectuelle).
8Cette situation explique les problèmes que pose l’usage descriptif du terme, dès lors que cet usage conduit, le plus souvent, les chercheurs à confirmer, aux yeux de l’opinion publique, son sens péjoratif. Cette confirmation s’effectue par son usage pour désigner exclusivement les entreprises artistiques exploitant des procédés de reproduction visuelle et sonore inventés à partir du xixe siècle, et tirant profit de la fabrication et de la vente des objets techniques réalisés grâce à ces procédés. Cette pratique de désignation revient à la reconnaissance d’une coupure historique entre les arts nés sous le régime de la modernité technique et esthétique et ceux hérités de la tradition historique de l’art, et d’une différence ontologique entre l’œuvre d’art traditionnelle et le produit culturel. De ce fait, par exemple, à l’inverse du cinéma, le théâtre ne sera pas en France rangé sous la rubrique « industrie culturelle », ni ne sera étudié en tant qu’industrie culturelle. Soulignons que cette coupure technique et esthétique entre les arts opérée par l’usage descriptif du terme industrie culturelle, coupure relevée par tous les commentateurs, ne s’effectue pas nécessairement aux dépens de ceux relevant de l’industrie culturelle. La célébration par les cinéphiles des premiers temps du caractère moderne du cinéma et de sa capacité technique à reproduire le réel, par opposition au caractère trop humain – artifice du décor, pauvreté des moyens et caprice des interprètes – du théâtre gêne encore aujourd’hui notre juste compréhension des transferts de savoir qui se sont opérés à partir de la fin du xixe siècle de l’industrie du théâtre à celle du cinéma.
9Maîtriser la notion d’industrie culturelle, mieux comprendre les problèmes que pose son utilisation, oblige de ce fait à interroger tant la vision historique de culture que présuppose son utilisateur que les qualités qu’il prête aux objets qu’il range sous cette appellation. Elle oblige à faire une généalogie (Nietzsche) ou une archéologie (Foucault) de l’industrie culturelle, c’est-à-dire d’étudier la genèse de la notion et de la variation de ses usages en fonction des dispositifs techniques, des enjeux économiques, des stratégies de réception, et des théories savantes qui permettent de l’ancrer dans la réalité.
10L’industrialisation de la culture a été portée, à partir du xixe siècle, par des entreprises capitalistes de duplication centralisée des productions culturelles et des moyens d’en prendre connaissance. L’industrie culturelle rassemble des sociétés capitalistes de duplication centralisée des productions culturelles et des moyens d’en prendre connaissance. Elles proposent au public, pour le dire autrement, des objets techniques particuliers, en l’occurrence des objets culturels duplicables dont il prendra connaissance à l’aide de dispositifs capables d’actualiser, de produire et éventuellement capables de dupliquer ces objets avec plus ou moins de perte. La mention « centralisée » permet de limiter la portée du terme de duplication, puisque les usagers eux-mêmes dupliquent les œuvres à l’occasion, ceci de manière non industrielle, quoiqu’ils se servent à cet effet de machines produites industriellement. Pour une définition un peu plus large, il suffit de remplacer « et » par « ou », de manière à englober des sociétés qui ne sont pas d’énormes multinationales produisant du contenu et du matériel technique, mais seulement l’un ou l’autre. Quant à la mention « duplicable », il ne faut pas la confondre avec « copiable ». Duplicable signifie ici copiable sans perte : on peut photographier un tableau ou filmer un spectacle de danse, mais il y aura des pertes, que suivant les techniques, les croyances ou les habitudes on jugera plus ou moins dommageables, de la petite gêne jusqu’à la perte complète d’identité. La Joconde et Le Lac des cygnes ne sont pas faits pour être dupliqués (ce qui ne les empêche pas d’être déclinés) ; Citizen Kane et Super Mario, eux, le sont.
- 3 Hans-Johann Glock, Dictionnaire Wittgenstein [1996], trad. fr. Hélène Roudier de Lara, Paris, Galli (...)
11Cette définition de l’entreprise culturelle reste encore vague, à l’image du terme d’objet ou de produit culturel. Il faut dire d’emblée que l’industrie culturelle constitue une entité hybride, née de la rencontre du principe de fabrication mécanisée des biens de consommation, un principe amené par la révolution industrielle, avec quelques-uns des comportements les plus fondamentaux des êtres humains – rien de moins que la transmission d’informations, la pratique artistique, le jeu et les rituels. Malgré ces grandes orientations, il est parfaitement vain d’essayer de donner de cette industrie une définition d’essence qui ne soit pas bornée de façon arbitraire. Le maître-mot de l’univers toujours en mouvement qu’elles dessinent, traversées qu’elles sont par les soubresauts de l’économie, l’évolution des mœurs et la marche du progrès technique, est en effet l’hybridation. Ce qui semblait autonome ne l’est plus le lendemain, ce qui semblait induplicable cesse de l’être, tout se mélange sans répit. Regarder un film sur son téléphone ou téléphoner depuis sa télévision connectée est devenu banal ; aller dans un stade pour voir des images s’afficher sur des media walls, écouter un disque d’orgue durant la messe du dimanche dans une église catholique, poster sur YouTube™ un film de famille narrativisé, tout autant. Où classer ces pratiques ? Sans parler des anciennes frontières, toujours aussi peu claires, entre l’art et l’artisanat – les tirages sérigraphiques ou photographiques, les éditions de statues ou d’installations, etc. Ni du flou du terme de culture : un logiciel de traitement de texte est-il un objet culturel ? Et le mode d’emploi d’un appareil photo, en est-il un lui aussi ? Et l’extrait de chanson qui ne sert qu’à prévenir que le téléphone sonne, à quelle pratique appartient-il ? On n’en finirait plus de s’arracher les cheveux à vouloir faire la liste définitive des traits pertinents que tel objet ou tel pratique devrait posséder pour appartenir de plein droit au champ couvert par l’industrie culturelle. Une fois de plus, on a affaire au modèle des ressemblances de famille défendu par Wittgenstein. Les objets techniques que sont les couples formés par l’objet culturel lui-même et la machine nécessaire à le consommer (ou à en produire un autre) se trouvent « unis non par un trait commun qui les définit, mais par un réseau complexe de similarités qui se chevauchent et s’entrecroisent » comme les membres d’une même famille se ressemblent. « Ce qui fait tenir le concept et lui donne son unité n’est pas le ‘fil unique’ reliant tous les cas, mais des fibres différentes qui se chevauchent comme s’il s’agissait d’une corde » 3.
Les ontologies de l’industrie culturelle
- 4 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
12Ce n’est pas une raison pour abandonner tout espoir de classification, geste qui serait sans doute fatal à une compréhension en profondeur du phénomène étudié. Le point de vue pragmatique qui sera le nôtre ici permet d’explorer toutes les dimensions de l’expérience de cet objet complexe. Quelles sont ces dimensions ? Dans un souci de rationalité, il nous a semblé judicieux d’appliquer là l’outil des « ontologies » mis au point par l’anthropologue Philippe Descola4. Cet outil, décrit les diverses manières – elles sont au nombre de quatre – d’organiser l’expérience du monde, et notamment de « doter les choses, ou non, de certaines aptitudes les rendant capables de tel ou tel type d’action ». Ce sont quatre façon de considérer les « fibres de la corde », pour filer la métaphore wittgensteinienne, c’est-à-dire quatre façons d’observer ce qui fait la spécificité de l’industrie culturelle dans le monde qui nous entoure. Elles informent parfaitement bien, à la fois, la relation intime que nous pouvons avoir au quotidien avec les produits de l’industrie culturelle, mais aussi le regard universitaire qu’il est possible de poser sur ces industries dans le but de les décrire et de les analyser. Les quatre formes principales d’interaction artistique, autrement dit, sont aussi les quatre formes de compréhension de la consommation culturelle.
13À chaque régime ontologique correspond un instrument de mesure choisi parmi les disciplines et les outils heuristiques disponibles sur le marché académique et une définition de l’objet « industrie culturelle » par l’une de ses quatre dimensions. La combinaison de ces quatre ensembles permet de faire le tour de la question dans une perspective qui ne sacrifie pas la prise en compte de l’expérience quotidienne au profit de la construction théorique :
Axe |
Technologique |
Économique |
Esthétique |
Anthropologique |
Ontologie des objets culturels : |
Animiste |
Naturaliste |
Totémiste |
Analogiste |
Instrument de mesure : |
Histoire de l’art et des techniques |
Économie |
Philosophie de l’esthétique |
Expérience personnelle |
Définition par les… |
…objets |
…pratiques |
…professions |
…lieux de sociabilité |
Ainsi l’industrie culturelle est-elle… |
…l’ensemble des organisations culturelles hors école, sport, tourisme et médias d’information (mais chaînes musicales, etc., incluses) |
…l’ensemble des métiers artistiques et des nouvelles professions culturelles (incluant l’industrie des arts décoratifs, du luxe et de la haute couture) |
…la « culture de masse », soit ensemble des institutions de consommation culturelle (incluant les pratiques amateur, le patrimoine immatériel, etc.) |
…l’ensemble des dispositifs matériels d’interaction (incluant la sociabilité internet) |
- 5 Philippe Descola, Anthropologie de la nature [2001], Paris, Collège de France, coll. « Leçons inaug (...)
14Quel est l’avantage de cette approche ? La science, on le sait, a pour tâche de décrire le monde, or lorsque les sciences humaines se mêlent de décrire la consommation que fait le « grand public » d’objets culturels produits en masse, leurs descriptions ne coïncident pas très bien avec l’expérience pratique qu’a, à cette occasion, le « grand public » en question – constatation que font aussi bien ceux des lecteurs et spectateurs ordinaires qui ont accès à ces descriptions parce que le jargon universitaire ne les rebute pas, que les universitaires dont les pratiques culturelles quotidiennes n’ont pas grand chose à voir avec celles des « intellectuels » patentés. On retrouve ici, entre la consommation frénétique d’œuvres réputées faciles et le commerce transsubstantialisant avec des œuvres réputées exigeantes, l’opposition entre nature et culture. Cette opposition, dit Descola, « apparaît pourtant tardivement dans l’épistémè occidentale [mais], une fois érigée en ontologie universelle par une sorte de prétérition nonchalante, condamne les peuples qui en ont fait l’économie à ne présenter que des préfigurations maladroites ou des tableaux fallacieux de la véritable organisation du réel tel que les modernes en auraient établi les canons »5. Ainsi en va-t-il du rapport désintéressé, au sens de Kant, avec les objets culturels, qui n’apparaît qu’au xviiie siècle, mais qui va servir d’étalon pour mesurer toutes les autres formes de consommation artistique, lesquelles, de l’écoute fébrile de chansons au suivi passionné de séries télé, vont effectivement apparaître comme des « préfigurations maladroites » de la contemplatio esthétique, ou des « tableaux fallacieux » de la façon dont il faut, quand on n’est pas n’importe qui, interagir avec les œuvres.
- 6 Descola, Anthropologie de la nature, op. cit., p. 19.
- 7 Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches, Paris, Les Empêcheurs de p (...)
15Cette attitude scientifique ressemble à du cannibalisme inversé, pour continuer de transposer Descola au domaine qui est le nôtre, au sens où ce ne s’instaurerait pas, « comme jadis en Amérique du Sud, l’incorporation physique de l’identité d’autrui comme condition d’un point de vue sur soi, mais la dissolution du point de vue d’autrui sur lui-même dans le point de vue de soi sur soi »6. Dans cet article, nous mettons sur un pied d’égalité épistémologique les entités, les objets et les pratiques, sans les hiérarchiser – c’est-à-dire pratiquer une forme d’anthropologie symétrique, comme dit Bruno Latour7. Et certainement pas entre des paires comme « art et commerce » ou « esthétique et divertissement », mais entre les quatre axes de notre petit tableau. Le but n’est pas de classer les pratiques en montrant que l’une serait plus « naturelle » ou « sensée » que l’autre, mais de montrer que toutes ont des dimensions particulières et des points communs – à ne s’intéresser qu’aux différences qui séparent La Joconde de Desperate Housewives ou à certifier que les thuriféraires de Marcel Duchamp n’ont rien de commun avec les fans de Mylène Farmer, on risquerait à nouveau de produire une description biaisée de ce qui se passe autour de nous tous les jours.
- 8 Hubert Damisch, L’Origine de la perspective, édition revue et corrigée, Paris, Flammarion « Champs (...)
16Pas question, dans ces conditions, de travailler en gants blancs. Vapeur et électricité ont rendu possibles la production culturelle de masse, c’est-à-dire la production régulière d’objets culturels de consommation courante, c’est-à-dire commune et cyclique (hebdomadaire ou quotidienne), du fait de leur reproductibilité, de leur diffusabilité à grande échelle (leur spreadability), et de la modicité de leur prix. Si l’histoire, en tant que discipline scientifique, est un instrument indispensable de cette démarche d’éclaircissement épistémologique et méthodologique de la notion d’histoire culturelle, sa contribution intellectuelle à la genèse et à l’usage de cette notion doit être intégrée à l’analyse. L’histoire de l’histoire de l’art, la prise en compte des outils d’analyse des qualités des objets qu’a fournis, en Occident, à partir de la Renaissance, le progrès des sciences de l’homme et de la société, est une dimension fondamentale de notre approche. Comme le rappelle Hubert Damisch dans son étude sur l’interprétation de l’invention de la perspective8, considérer l’art comme un « objet historique » interdit de l’appréhender uniquement sous l’angle de la fabrication technique, mais oblige à étudier la manière dont il sert aux êtres humains à penser. De ce point de vue, il faut prendre en compte la diversité des préoccupations autres que technologiques, du souci d’élaboration et mise en œuvre d’une technique artistique, qui ont contribué au développement la consommation culturelle depuis le xixe siècle.
- 9 Il relève l’ambivalence inhérente à la réception de l’œuvre d’art dans le monde moderne « qui se fa (...)
- 10 Cf. Jean-Marc Leveratto, « Anthropologie du spectacle et savoirs de la qualité », in André Helbo, C (...)
17En d’autres termes, le passage, caractéristique de la modernité selon Benjamin, d’un rapport cultuel à un rapport culturel à l’œuvre d’art9, ne peut pas être pensé uniquement du point de vue de l’histoire de l’art et de l’effet des procédés techniques de reproduction sur la production et la consommation artistique. On doit prendre en compte l’émergence d’un statut économique de l’artiste, le développement de l’intérêt pour la signification esthétique des œuvres d’art et la prise de conscience de la valeur anthropologique de l’échange artistique, trois préoccupations qui communiquent aussi bien dans l’acceptation que dans le rejet de la notion d’industrie culturelle. Les notions de profession artistique ou de travail artistique, par exemple, sont devenues d’usage courant dans la société française, y compris chez ceux qui opposent l’art à l’industrie culturelle. De même, la signification esthétique des produits de l’industrie cinématographique est aujourd’hui défendue par tous les cinéphiles, y compris et surtout par ceux qui dénoncent, au nom de cette signification esthétique, la dénaturation commerciale du cinéma. C’est au nom des « techniques du corps », autre exemple, que certains artistes novateurs défendent depuis les années 1970, contre l’industrie commerciale du théâtre, la pratique de l’« anthropologie théâtrale »10.
18Faire la genèse de l’industrie culturelle, c’est donc faire à la fois l’histoire du processus de rationalisation de l’activité artistique, et des critiques qu’il a suscitées et continue à susciter. Ce n’est que si nous resituons l’activité artistique au cœur de l’industrie culturelle au lieu de les opposer a priori comme deux réalités exclusives l’une de l’autre que nous prendrons donc une juste compréhension de l’industrie culturelle. Alors, seulement, nous pourrons prendre la juste mesure des conséquences de son ancrage pour une technique artistique, ses professionnels, ses usagers et, plus généralement, pour l’espace public. Cette démarche exige donc d’articuler quatre types d’approches : technologique, économique, esthétique, et anthropologique. Et de prendre le point de vue de ceux que leur désignation sous le terme de « public » ou de « consommateurs » conduit, en France, à disqualifier : les individus ordinaires qui s’attachent à une technique artistique, non seulement par admiration du savoir-faire qu’elle constitue, mais à cause de la qualité esthétique et éthique de l’expérience que le bon usage de ce savoir-faire leur permet de partager avec d’autres. Il faut en effet reconnaître la volonté et la capacité des citoyens éduqués scolairement d’interroger les incidences de la consommation culturelle de masse à laquelle ils participent. Donc, prendre au sérieux la capacité du spectateur ordinaire, des gens-comme-vous-et-moi, à évaluer au cas par cas la qualité des productions de l’industrie culturelle, et à réinterroger la légitimité d’un gouvernement de la culture au seul bénéfice des « créateurs », et d’une politique du chef d’œuvre qui assimile le consommateur à un « idiot culturel », à un citoyen qui n’a pas droit à la parole.
Ce que nous faisons avec les objets culturels
- 11 Par-delà nature et culture, op. cit., p. 322.
19Les quatre modes d’identification mis au point par Philippe Descola « ne sont pas des modèles culturels ou des habitus localement dominants, mais des schèmes d’intégration de l’expérience qui permettent de structurer de façon sélective le flux de la perception et le rapport à autrui en établissant des ressemblances et des différences entre les choses à partir des ressources identiques que chacun porte en soi : un corps et une intentionnalité » – ce qui ne signifie pas qu’à l’occasion, il nous soit interdit d’emprunter un des trois modes qu’en temps ordinaire nous rejetons, conformément à nos habitudes et à nos institutions11. L’hypothèse développée dans le présent article consiste, simplement, à poser que nos interactions avec les objets techniques produits par l’industrie culturelle nous amènent à pratiquer les quatre modes à la fois, selon ce que nous faisons avec ces objets.
- 12 Jean-Marc Leveratto, « Les techniques du corps et le cinéma. », Le Portique [En ligne], 17 | 2006, (...)
20(1) À la technologie, pour commencer, correspond l’animisme, ce mode de gouvernement des personnes-choses qui résultent de la suspension de l’incroyance exigible du spectateur pour qu’elles fonctionnent. La physicalité est différente, bien sûr, puisque nous avons affaire à des machines et des produits manufacturés. Mais l’intériorité est semblable. Car ces objets techniques possèdent une intériorité humaine, en l’occurrence une intentionalité que l’histoire de l’art nous permet de reconnaître. Ils sont en outre l’émanation d’une personne ou d’un groupe de personnes qui nous parlent par leur intermédiaire. Ils font effet, enfin, en s’appuyant sur la technique du corps du spectateur au sens de Marcel Mauss12, c’est-à-dire sur le savoir qu’il a acquis au contact d’eux ou à celui d’autres objets qui s’apprécient d’une façon comparable.
- 13 Par-delà nature et culture, op. cit., p. 187-8.
21Quand « les Wari’ prétendent que le jaguar ramène sa proie à la maison afin que son épouse la cuisine, [ils] savent bien que le jaguar dévore sa proie toute crue », mais ils veulent dire que le jaguar « se perçoit lui-même comme accomplissant des gestes identiques à ceux des humains » 13. Le parallèle est facile à faire avec les personnages de fiction. Non seulement les écrans du monde entier sont remplis de dessins animés où les animaux, doublés par des comédiens célèbres, se comportent comme des humains ; mais les exemples de transfert d’intériorité pullulent. Il est courant de pleurer sur les malheurs qui arrivent à un être de papier tout en sachant bien qu’il vient de l’imagination de son créateur, et quand une spectatrice de telenovela envoie à la télévision la brassière qu’elle a tricotée pour le bébé que vient d’avoir l’héroïne, elle sait bien que ce bébé n’existe pas. De même, à Nice, au cœur de la vieille ville, le promeneur peut voir sur la façade d’une des maisons de la place Rossetti une plaque de marbre lui rappelant qu’à cet endroit Antonia la marchande de journaux et Jallez le normalien ont commencé leurs amours – ces deux héros de La Douceur de la vie sont pourtant sortis de la plume de Jules Romain en 1939. Mais il nous est profitable de leur prêter une existence semblable à la nôtre, de penser à eux comme à des amis, des voisins, ou de se demander ce qu’ils feraient à notre place. Du moins est-ce une attitude courante, et même valorisée, dans beaucoup de milieux sociaux. Et quand elle est fustigée comme une façon triviale de s’investir, elle se relocalise dans la figure de l’auteur : le « Hitchcock » auquel le cinéphile distingué prête certaines intentionnalités sur la base de ce qu’il voit à l’écran et de ce qu’il lit dans la presse est à peine moins fictionnel que « Roger Thornhill », le héros de La Mort aux trousses.
- 14 Richard Dawkins, Le Gène égoïste [1976], trad. fr., Paris, Odile Jacob, 1990, p. 192.
22Mais l’animisme ne s’arrête pas aux personnages. On le trouve aussi dans le commerce direct avec les objets techniques – tel lecteur de DVD « refuse » de fonctionner, « s’obstine » à se mettre en pause « toujours au même endroit », ou « m’oblige » à regarder les bandes-annonces alors que je voudrais aller directement au film. Et il ne faudrait surtout pas croire qu’il est circonscrit au « public populaire », car il pullule dans le champ académique. On ne compte plus le nombre de textes, en effet, où les « œuvres pensent », échappant même parfois à leurs auteurs et s’autonomisant en sphinx que l’on vient consulter comme des oracles non-humains. Dans le champ académique toujours, la notion de mème lancée par Richard Dawkins14 relève elle aussi de l’animisme : de la même manière qu’un organisme vivant, dans l’optique de Dawkins, est le support que trouve le gène pour se reproduire (en mutant éventuellement au passage quand le milieu change), les objets culutrels duplicables sont les supports que trouve l’œuvre-mème pour se reproduire (en mutant aussi au passage quand le milieu change). Il est très facile de voir Star Wars dans cette optique quelque peu virale : ayant complètement échappé à son créateur – qui a d’ailleurs fini par avaliser cette perte en la vendant à Disney – l’œuvre se reproduit en se divisant et en mutant pour s’adapter (par exemple, sous forme de fan fictions au contenu sexuel explicite, dans des milieux qui affectionnent ce genre de littérature). Elle devient un univers étendu qui tend presque vers le multivers – l’ensemble des mondes possibles qui naissent d’une situation de départ.
23(2) À l’économie correspond le naturalisme, ce gouvernement des choses physiques, considérées du point de vue froid de la rationalité scientifique. La physicalité est semblable : il y a des machines et des objets, des producteurs et des consommateurs qui sont soumis aux mêmes déterminismes naturels et sociaux. Mais l’intériorité est différente. Les objets culturels sont des non-humains. Ce qui existe, et qu’il faut récompenser, ce sont les êtres humains, leur talent et leur savoir-faire, leur capacité à maîtriser les secrets de la technique. Attribuer une âme, une intériorité spirituelle, aux objets culturels, c’est se tromper sur leur véritable nature, et ne pas prendre la véritable mesure scientifique et juridique de la chose, le résultat matériel d’un travail dépensé par un artiste qu’il convient de rémunérer à son juste prix. La magie fait ici obstacle à la reconnaissance du travail artistique et aux caractéristiques de la fabrication effective de l’objet, à une rémunération réelle (donc financière) du véritable créateur et de la dépense bien réelle d’énergie que son œuvre lui a coûtée.
- 15 Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallima (...)
24Le nivellement de la matière, alors, est total : mon corps est comme le lecteur de DVD posé devant moi, un assemblage provisoire de molécules qui finiront un beau jour par se dissocier. Quand je l’utilise, je suis un homme-machine. Mais lui n’a pas de conscience, moi si. Au nivellement de la matière correspondent un feuilletage et une hiérarchisation radicales des intériorités. C’est ici que s’épanouissent les dichotomies eux/nous : fans/amateurs, esthètes/consommateurs, grand public vibrant aux péripéties/ contemplateurs sensibles à la forme, etc. Ici, donc, que l’idée d’« élite artiste »15 trouve son terreau le plus accueillant, puisque les artistes s’y conçoivent comme des êtres supérieurs, touchés par la grâce, laquelle n’a rien à voir avec la physicalité car elle tombe parfois sur l’élu à son corps défendant (c’est la thèse développée dans Amadeus, le génie tombant au grand désespoir du raffiné Salieri sur le vulgaire Mozart).
25En sens inverse, le nivellement de la matière fournit le prétexte de « mettre tout dans le même sac » aux contempteurs de l’art de masse, en les laissant décrire le fonctionnement de l’industrie culturelle sous le seul angle de la circulation des marchandises sur le marché. Or la discussion des menaces que représente le développement de l’industrie culturelle est compliquée par les sens différents que prend le terme de marché selon qu’on l’appréhende en tant qu’espace national ou en tant que commerce mondial. C’est ce qui autorise les détracteurs de l’industrie culturelle à se présenter souvent comme des combattants du marché mondial, dès lors qu’ils s’opposent à l’action sur le territoire national de l’industrie culturelle étrangère. Ce jeu de langage, en même temps qu’il fait disparaître l’ancrage intellectuel de la critique de l’industrie culturelle dans la philosophie politique libérale, entraîne une espèce de tour de passe-passe intellectuel, les défenseurs du marché local se présentant comme des adversaires du marché, et donc pour la restriction du libre choix de consommateurs au nom des intérêts supérieurs de la culture nationale ou de l’emploi local. Il conduit ainsi à assimiler l’industrie culturelle étrangère et le « marché », et à considérer tous les produits de qualité de l’industrie culturelle nationale comme des produits de « l’art » qui résiste au marché.
26Pourtant, les débats politiques que suscite l’industrie culturelle témoignent tout à la fois de l’importance prise par le loisir et de l’élévation du niveau scolaire des citoyens, qui entraînent une élévation de leur degré de conscientisation au problème de la qualité des objets qu’ils consomment pendant leur loisir. La mise en tension systématique, dans ces débats, des notions d’« artistique » et d’« industriel » est un bon indicateur de ce souci ordinaire du consommateur : l’attention de chacun d’entre nous à la qualité de sa consommation culturelle. Dans la mesure où elle est contredite par l’organisation industrielle de la production artistique – du cinéma, de la danse, de la musique, du roman, etc –, cette opposition exprime avant tout une préoccupation pratique. Le terme d’art est, en effet, comme beaucoup de commentateurs virtuoses de la pensée oublient trop souvent de le remarquer, une manière commode de désigner la qualité supérieure recherchée par ce consommateur, en même temps que son désir de pouvoir exercer sa préférence sur une gamme de produits offerts à sa consommation.
- 16 Voir Laurent Jullier & Jean-Marc Leveratto, La Leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Paris, Vri (...)
- 17 Georges Simmel, Secrets et sociétés secrètes, Paris, Circé, 1991. Pour une analyse des usages du « (...)
- 18 Descola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 204-211.
- 19 Formule utilisée par les « spectateurs ordinaires » pour désigner leur film de chevet : Laurent Kas (...)
27(3) À l’esthétique correspond le totémisme. Cette fois tout a le même statut, à la fois la physicalité (on s’approprie les œuvres et on les transmet) et l’intériorité (on les incorpore, elles structurent notre moi)16. L’œuvre devient un masque que l’on porte, la pratique devient un secret (au sens de Simmel17, qui grandit celui qui le possède), et la consommation une compétition. Internet permet de surcroît d’entrer en contact permanent avec des objets autrefois difficile à déplacer et dont on peut désormais éprouver et savourer les correspondances. Mon clan est « comme l’aigle » et le sorcier a un alter-ego « serpent »18 ; de même « ça, c’est mon film »19, celui qui se confond avec ma propre identité parce qu’il fonctionne comme moi – pas seulement ses personnages mais son organisation et la vision du monde qu’il reflète.
- 20 Descola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 280-1.
- 21 Gilles Deleuze, Cinéma 1 et 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983 et 1985.
28(4) A l’anthropologie correspond l’analogisme, quatrième et dernière ontologie qui se caractérise par la double discontinuité, morale et physique, des humains et des non-humains. Elle « fractionne l’ensemble des existants en une multiplicité d’essences, de formes et de substances séparées par de faibles écarts, parfois ordonnées dans une échelle graduée » dont il reste à « lire les correspondances ». On y observe une « obsession de l’analogie », ou du « pouvoir de déceler des similitudes entre les choses », de manière à satisfaire un « rêve herméneutique de complétude » où la ressemblance devient « le moyen espéré de rendre le monde intelligible et supportable »20. La mondialisation, la mise en flux des objets culturels et le développement des réseaux, par un double mouvement d’atomisation et de recomposition des corps et des objets, favorise l’analogisme. « Je suis unique, comme tout le monde », certes, mais le réseau me permet de détecter des analogies entre mes pratiques culturelles et celles d’autres personnes éloignées de moi. L’époque est à la prolifération des singularités, mais la numérisation, et Internet au premier chef, permet de s’attacher localement à des objets et d’en changer rapidement. Pratique analogiste par excellence, l’astrologie, par exemple, établit des ressemblances entre les astres et les destins, amenant ses adeptes à modifier leur comportement ; ces autres astres que sont les stars du rock et du cinéma inspirent eux aussi l’établissement de quantité de systèmes de ressemblances, tout comme les « mondes alternatifs » où vivent des personnages de fiction adulés. Les universitaires eux-mêmes sont de grands pourvoyeurs de systèmes analogistes, quand ils « traduisent » des œuvres sur le modèle herméneutique des exégètes en y trouvant des ressemblances avec d’autres œuvres (notion d’intermimétique), avec le monde qui les a vu naître (« théorie du reflet ») ou avec des systèmes conceptuels (toute l’entreprise de description du cinéma par Gilles Deleuze21 fonctionne sur le mode « le cinéma, ou tel courant à l’intérieur de son histoire ou telle œuvre de réalisateur, est comme X ou comme Y »).
- 22 Marcel Proust (1988), À la recherche du temps perdu, tome II, Paris, Gallimard (Pléiade) p. 623.
- 23 Ibid. : les femmes croisées dans la rue « sont des Renoir ».
- 24 Viktor Shklovsky, « Art as technique », Russian Formalist Criticism : Four Essays, Lee T. Lemon & M (...)
- 25 Sur le lien entre cinéma, Natyashastra et Traité des Passions, voir L. Jullier (2008) Interdit aux (...)
- 26 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), trad. fr. Frédér (...)
29La ressemblance, dans le contact avec l’œuvre, est ici moins forte que l’incorporation rencontrée avec le totémisme. L’attachement affectif à certains artistes favorise simplement la singularisation de l’expérience artistique à travers le sentiment de révélation procuré par certaines œuvres qui « ressemblent » au monde tel que nous le voyons, ou qui mettent des mots et des images sur ce que nous ressentions sans pouvoir encore l’exprimer clairement. L’aura de certains films peut ainsi se justifier par le fait que, dans une logique aristotélicienne, l’artiste nous aide à voir le vrai par-delà les apparences, ou bien remédie aux défauts de notre œil « à la manière d’un oculiste » (Proust)22, ou nous incite (dans une lignée qui irait de Marcel Duchamp au pop art) à poser sur les objets du quotidien le regard que nous réservions aux œuvres d’art estampillées comme telles23. Comme dit Chklovski au moment même où Proust écrit sa théorie de l’artiste-oculiste et où Duchamp fait accepter ses ready-made aux galeristes, l’art nous aide à voir en nous-mêmes24 et nous amène à mieux nous connaître (dans une lignée qui irait cette fois du Natyashastra à la culture de soi chère à Michel Foucault en passant par le Descartes du Traité des Passions25). Inutile de réserver cela au grand art : la distinction objective qu’établissait Walter Benjamin entre la distraction cinématographique et l’œuvre d’art « auratique »26 laisse ainsi la place à l’idée d’une continuité subjective entre la distraction commerciale et la création artistique.
Conclusion. La coalescence culturelle
- 27 Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La (...)
30On aura remarqué que cet article emploie au singulier, dès son titre, la notion d’industrie culturelle. C’est que la problématique qu’il met en œuvre mène logiquement à cet emploi, tandis que les approches traditionnelles « substantialisent » les échanges culturels en les appréhendant du point de vue des produits et des producteurs, ce qui les entraîne à faire un découpage par secteurs imperméables les uns aux autres (cinéma, livre, télévision, etc.), découpage auquel on se sera refusé ici. Le bénéfice qu’apporte une approche de l’industrie culturelle « au singulier » est celui d’un meilleur cadrage de l’observation. On voit mieux, ainsi équipé conceptuellement, la circulation des objets et des personnes, ainsi que les interactions entre les entreprises. L’intermédialité et la transmédialité, notamment, s’observent avec netteté (la première caractérisant la déclinaison des textes selon différents médias et la seconde la production d’univers fictionnels habitables et arrangeables). La consommation culturelle apparaît alors comme une mise en communication des secteurs de production, assortie de toutes sortes de coopérations et de tensions entre les groupes professionnels, et des secteurs de la consommation, assortie là aussi de toutes sortes de relectures, réappropriations et autres braconnages textuels. Au lieu de dire, selon la vulgate traditionnelle là encore, que le film n’a rien à voir avec le roman, qui lui-même appelle d’autres pratiques de consommation que la pièce de théâtre, etc., reconnaissons que la production (surtout lorsqu’elle est d’emblée transmédiale) aussi bien que la consommation, font communiquer des univers que la technique et l’économie séparent. Ce que Bernard Lahire appelle la dissonance culturelle27, comme dans le cas de l’amateur à la fois féru de films de kung-fu et d’opéra baroque, on l’appellera donc ici coalescence culturelle.
31S’il n’est pas possible d’ignorer les interrogations que soulève le développement de l’industrie culturelle, il n’est pas possible non plus d’accepter une vision élitiste de la démocratie culturelle, qui oppose « deux esthétiques », l’une « populaire » entretenue par l’industrie culturelle, l’autre « authentique » entretenue par les artistes. Deux présupposés doivent être impérativement revisités, concernant l’expérience artistique. En premier lieu, s’il peut être légitime que l’État soutienne la transmission de certains savoirs artistiques au motif de la préservation de l’identité nationale, il n’est pas légitime de naturaliser l’expérience artistique. Celle-ci, contre le montre de manière éclatante l’histoire, s’est constituée dans la société moderne en tant que forme d’expérience cosmopolite, de la circulation des artistes entre les cours d’Europe à la circulation des films et des musiques dans le monde entier qui fait, aujourd’hui, le délice des adolescents. En second lieu, si l’éducation artistique est incontestablement une obligation de l’État républicain – à laquelle, en dépit de ses déclarations, il est loin de satisfaire –, il ne s’ensuit pas que l’art désigne uniquement une matière d’éducation. Il est dommageable de confondre, en l’occurrence, loisir artistique et discipline d’enseignement. C’est là oublier la liberté de l’expérience artistique et son caractère nécessairement éclectique, même pour ceux qui sont passionnés par un art. Les arts communiquent entre eux – le roman avec le film, le film avec les arts plastiques, la musique avec le film, etc. – tout comme les spectateurs qui les consomment.
- 28 Erwin Panofsky, « Style et matière du septième art », Questions de style, Paris, Gallimard, 1996.
- 29 Antonio Gramsci, Quaderni del Carcere [Cahiers de prison]. Édition de Valentino Gerratana, Milan, G (...)
32Pour David Novitz, la différence entre art populaire (popular art) et élevé (high art) n’a d’explication que sociale : à partir de la fin du xixe siècle des mouvements artistiques commencent à perdre le contact avec le public, et créent une crise de compréhensibilité des œuvres. Décu par ce high art qui ne le concerne pas directement, le public se tourne majoritairement vers ce qui reste, et qui forme par soustraction le popular art. La différence a été accentuée ensuite par un traitement critique conventionnellement séparé de ces deux tendances : on analyse plus volontiers un produit populaire en fonction de ce qui passe à travers lui (through), tandis qu’un œuvre d’art élévée sera appréciée en fonction de ce qu’il y a en elle (in) – par exemple, on trouvera très souvent dans une critique professionnelle de Star Wars des considérations sur la révolution numérique ou l’industrie du cinéma. Pourtant, tous les arts naissent du commerce qu’ils provoquent, qu’il s’agisse du commerce de la Cour, comme dans l’Ancien Régime, ou de la consommation du grand public. Comme le soulignait de manière provocante le grand historien de l’art Erwin Panofsky, l’art peut ainsi naître tout autant du développement de la consommation cinématographique (selon une logique culturelle dite bottom-up) que de la demande d’une élite cultivée (selon une logique, à l’inverse, top-down), le grand film étant de ce point de vue l’équivalent parfait de la cathédrale gothique28. Il n’est donc plus possible, au prétexte de l’art ou de l’industrie culturelle, de diviser les spectateurs en deux types d’humanité différents qu’il s’agirait de concilier. Le simple fait de s’inclure dans l’observation, et de se considérer soi-même comme un spectateur peut nous aider, en ce sens, à ne pas confondre la communication artistique avec l’éducation artistique, et nous rappeler que « tous les hommes sont des philosophes » (Gramsci)29.
Notes
1 C’est-à-dire les chercheurs qui déclarent explicitement faire partie des consommateurs “fanatiques” d’un certain genre de produits culturels, tels les séries télévisées ou les bandes dessinées. Cf. Matt Hills, Fan Cultures, Londres, Routledge, 2002.
2 Cf. l’ouvrage pionnier de Donald Sassoon, The Culture of the Europeans. From 1880 to the Present, London, Harper Press, 2006
3 Hans-Johann Glock, Dictionnaire Wittgenstein [1996], trad. fr. Hélène Roudier de Lara, Paris, Gallimard, 2003, p. 60.
4 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
5 Philippe Descola, Anthropologie de la nature [2001], Paris, Collège de France, coll. « Leçons inaugurales du Collège de France », n° 159, juin 2013, p. 18.
6 Descola, Anthropologie de la nature, op. cit., p. 19.
7 Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiches, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.
8 Hubert Damisch, L’Origine de la perspective, édition revue et corrigée, Paris, Flammarion « Champs », 2012.
9 Il relève l’ambivalence inhérente à la réception de l’œuvre d’art dans le monde moderne « qui se fait avec divers accents », dont « l’un porte sur la valeur cultuelle, l’autre sur sa valeur d’exposition », in Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », traduction de Maurice de Gandillac, in L’homme, le langage et la culture, Paris, Denoël/Gonthier, p. 149.
10 Cf. Jean-Marc Leveratto, « Anthropologie du spectacle et savoirs de la qualité », in André Helbo, Catherine Bouko & Elodie Verlinden (dir.), Interdiscipline et arts du spectacle vivant, Paris, Honoré Champion, 2013, p. 27-44
11 Par-delà nature et culture, op. cit., p. 322.
12 Jean-Marc Leveratto, « Les techniques du corps et le cinéma. », Le Portique [En ligne], 17 | 2006, mis en ligne le 15 décembre 2008, consulté le 22 août 2018. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/leportique/793.
13 Par-delà nature et culture, op. cit., p. 187-8.
14 Richard Dawkins, Le Gène égoïste [1976], trad. fr., Paris, Odile Jacob, 1990, p. 192.
15 Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, 2005.
16 Voir Laurent Jullier & Jean-Marc Leveratto, La Leçon de vie dans le cinéma hollywoodien, Paris, Vrin, 2008.
17 Georges Simmel, Secrets et sociétés secrètes, Paris, Circé, 1991. Pour une analyse des usages du « masque – au sens anthropologique du costume et des attributs identitaires qu’adoptent les personnes dans les cérémonies publiques – qu’offre l’œuvre d’art au spectateur » et qu’illustre le Comic-Con. cf. Jean-Marc Leveratto, Anthropologie du spectacle, Paris, La dispute, 2006.
18 Descola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 204-211.
19 Formule utilisée par les « spectateurs ordinaires » pour désigner leur film de chevet : Laurent Kasprowicz, Contribution à une sociologie de la consommation cinématographique : la réception des films à Longwy (France) au début des années 2000, Thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Jean-Marc Leveratto, Metz, 2008, p. 198.
20 Descola, Par-delà nature et culture, op. cit., p. 280-1.
21 Gilles Deleuze, Cinéma 1 et 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1983 et 1985.
22 Marcel Proust (1988), À la recherche du temps perdu, tome II, Paris, Gallimard (Pléiade) p. 623.
23 Ibid. : les femmes croisées dans la rue « sont des Renoir ».
24 Viktor Shklovsky, « Art as technique », Russian Formalist Criticism : Four Essays, Lee T. Lemon & Marion J. Reis eds, University of Nebraska Press, Lincoln 1965.
25 Sur le lien entre cinéma, Natyashastra et Traité des Passions, voir L. Jullier (2008) Interdit aux moins de 18 ans. Morale, sexe et violence au cinéma, Paris, Armand-Colin, p. 136 sqq.
26 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939), trad. fr. Frédéric Joly, Paris, Payot, 2013. Pour une discussion sur cette notion de distraction cinématographique, voir Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, « La compétence du spectateur distrait : cinéma et “distraction” chez Walter Benjamin », Théorème n° 21 : « Persistances benjaminiennes », O. Aïm, P. Boutin, J. Chervin & G. Gomez-Mejia (dir.), Paris, PSN, p. 97-107.
27 Bernard Lahire, La Culture des individus. Dissonances culturelles et distinction de soi, Paris, La Découverte, 2004.
28 Erwin Panofsky, « Style et matière du septième art », Questions de style, Paris, Gallimard, 1996.
29 Antonio Gramsci, Quaderni del Carcere [Cahiers de prison]. Édition de Valentino Gerratana, Milan, Giulio Einaudi editore, 1975, second volume, p. 1063.
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Référence électronique
Laurent Jullier et Jean-Marc Leveratto, « Le plaisir artistique à l’époque d’Internet », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 15 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/5082 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.5082
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