1Dans une perspective info-communicationnelle, cet article étudie la constitution symbolique d’un événement politique dans son déploiement numérique sur Twitter au travers des pratiques et des discours de ses différents usagers. Nous cherchons plus précisément à analyser la capacité de Twitter à mettre en tension une dimension singulière de l’événement et sa dimension collective.
2Depuis sa création en 2006, Twitter s’est imposé comme une plateforme d’information en temps réel, associant la culture du direct télévisuel à celle des propagations instantanées et virales de contenus sur Internet. Situé à l’intersection de l’espace public et de l’espace privé, Twitter est un outil d’« infomédiation sociale de l’actualité » (Smyrnaios, Rebillard, 2011) où la diffusion de l’information « s’accompagne d’importants efforts d’interprétation, de mise en perspective, de commentaire et de critique » (Rieder, Smyrnaios, 2012, p. 138). La négociation collective du sens des évènements sur Twitter réunit des centaines, voire des milliers d’usagers, parmi lesquels on retrouve les acteurs de l’événement, les journalistes, les personnalités publiques et les citoyens lambda.
3La production des contenus sur Twitter se caractérise par plusieurs particularités éditoriales dont une contrainte de taille (140 caractères), une écriture multimédia marquée par l’usage de plusieurs « opérateurs » et les hashtags. « Ici, ce que les personnes rendent visibles à leurs amis est un micro-récit enfermant des indexations spatiales et temporelles fréquentes, souvent adressé par le truchement du téléphone mobile… Ces services étendent et généralisent le principe de la « petite phrase » de statut comme un signal identitaire envoyé fréquemment et en toutes circonstances à sa communauté pour marquer un lieu, une information, un état d’esprit ou un événement » (Cardon, 2008, p. 118). En effet, Twitter construit une narration fragmentée de l’événement, faite d’ajouts successifs de faits, de messages, de commentaires, des liens hypertextuels présentés dans l’ordre de leur publication. Chaque timeline est personnelle car Twitter y affiche des contenus des auteurs suivis par l’usager.
4L’usager peut réagir à un tweet publié par une réponse, par un clic « J’aime » ou par un retweet qui sont eux aussi par défaut publics. Les « opérateurs » de Twitter (Compagno, 2015) comme les messages directs et les réponses, les retweets, les hashtags, les hyperliens, les mentions (hashtag #, @, http://, RT) représentent un moyen individuel par lequel les usagers de Twitter construisent l’évènement.
5Marqueur de métadonnées assurant la fonction d’indexation des contenus, un hashtag est un « puissant organisateur des discours en ligne » (Paveau, 2013) qui rend compte d’une discussion publique médiatisée portant sur un sujet (Smyrnaios, Ratinaud, 2014). « Du simple statut de descripteur de contenu (index) », un hashtag peut avoir un rôle argumentatif (Cervulle, Pailler, 2014) et devenir « marqueur définissant une communauté » et une « position dans un débat » (Bottini, Julliard, 2017).
6Nous formulons ainsi l’hypothèse principale pour notre recherche, à savoir Twitter, en tant qu’à la fois un dispositif sociotechnique lié à l’individu et une plateforme de diffusion publique des informations, contribue à la construction symbolique de l’événement en assurant la médiation entre notre expérience singulière et une logique collective de représentation de l’événement.
7Après avoir présenté, notre cadre théorique, questions de recherche, terrain et méthodologie, nous exposerons nos résultats principaux en trois temps. Premièrement, nous analyserons Twitter comme dispositif de l’éditorialisation de l’événement. Deuxièmement, nous confronterons les temporalités du déploiement de l’événement sur Twitter et les temporalités sociales. Enfin, nous étudierons les modes et les registres sémio-discursifs principaux propres à la constitution symbolique de l’événement sur Twitter.
8Cette recherche s’ancre d’abord dans un champ des travaux en communication qui reconnaissent l’importance des dispositifs sociotechniques et de leurs formats discursifs dans la configuration des événements (Veron, 1980 ; Dayan, Katz, 1992 ; Arquembourg, 2003, 2011 ; Arquembourg, Lochard et Mercier, 2006 ; Lamizet, 2006 ; Lafon, 2012). Les médias sont considérés comme à la fois des témoins et des acteurs des événements car ils détiennent le pouvoir de sélectionner un fait dans la masse des informations recueillies, de le nommer, le raconter, l’expliquer et commenter. En termes sémiotiques, l’événement est ainsi articulé autour de trois pôles : « un référent, qui constitue la réalité de sa survenue dans l’histoire, une forme signifiante, qui nous permet de le dire, de le raconter, de nous en souvenir et de le représenter, un signifié, qui le rend interprétable et le renvoie à un système de représentations et de culture » (Lamizet, 2006, p. 19). Un fait devient ainsi un événement à partir du moment où une signification lui est attribuée dans les discours. Les discours et la communication assurent une médiation symbolique et politique de l’événement, en articulant le temps singulier de l’énonciation, exprimé par rapport à la subjectivité au temps social de l’événement dans sa temporalité culturelle et politique, exprimé par rapport à la société.
9Ensuite, nous nous appuyons sur les travaux en sciences sociales qui étudient le temps comme à la fois un vécu subjectif et une construction sociale (Sorokin, Merton, 1937 ; Dubar, 2004) et qui s’intéressent aux influences réciproques entre les temporalités médiatiques et technologiques et les temporalités politiques et sociales (Neveu, Quéré, 1996 ; Sfez, 2000 ; Vitalis, 2000 ; Rosa, 2013). Ces travaux invitent à analyser comment la temporalité de la mise en récit de l’événement sur Twitter s’articule au temps individuel des usagers de cette plateforme.
10Enfin, il nous semble important d’intégrer à notre réflexion les travaux de Raymond Williams (2009) sur la dimension matérielle de la culture dont la production est industrialisée par les médias ainsi que les recherches consacrées à l’espace public contemporain territorialisé et matérialisé (Miège, 2004 ; Dahlgren, 2012) et, plus spécifiquement, sur les formes historiques de l’espace public en Russie (Mattelart, 1995 ; Kiriya, 2012). Pour nous, l’espace public comme lieu de formation des opinions se prolonge et se matérialise aujourd’hui par des réseaux socio-numériques. Cela interroge le concept de « double espace public », opposant un espace public officiel « dominant », constitué en grande partie des médias audio-visuels, de la presse écrite nationale et des partis politiques institutionnalisés et l’espace public « parallèle » fondé sur les « nouveaux » médias numériques (Kiriya, 2012). Les réseaux socio-numériques sont ici envisagés comme lieux de croisement et d’interpénétration de l’espace officiel et de l’espace parallèle, reproduisant dans une certaine mesure les rapports de force déjà existants dans l’espace public.
11L’articulation de ces approches permet de formuler trois questions suivantes :
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Quels sont les rapports entre la temporalité de la construction collective de l’événement sur Twitter et la répartition du temps social des individus ?
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Comment le déploiement de l’événement sur Twitter (fréquence des tweets, leur distribution dans le temps) et la mise en discours de l’événement s’imbriquent-ils aux cadres collectifs de la construction de l’événement par l’agenda politique et les médias traditionnels ?
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Dans quelle mesure les agencements sociotechniques et sémiotiques propres à Twitter et la manière dont les usagers s’en saisissent contribuent-ils à la constitution symbolique de l’événement ?
- 1 En mai 2017, l’audience mensuelle de Twitter en Russie a été évaluée à 8,3 de millions dont 1,2 mil (...)
12Le segment slave de Twitter1 a déjà fait l’objet de deux recherches importantes. D’abord, Berkman Center for Internet and Society de l’université de Harvard a réalisé en 2012 les études graphiques du segment russe de la plateforme Twitter. Les chercheurs ont identifié, outre le noyau des comptes de l’opposition, une forte présence des activistes pro-pouvoir utilisant les techniques de la communication marketing, notamment le contenu payant (Kelly et al., 2012). Ensuite, le Centre de recherche sur l’Internet et la société de New Economic School à Moscou a établi une cartographie des acteurs des mouvements massifs de contestation en Russie en 2011-2012 sur Twitter (Green, 2012). Basées sur la visualisation des données, les deux recherches ont souligné une forte concentration des lieux de débats et de la circulation des discours oppositionnels sur Twitter.
13Dans notre recherche, la méthode de la visualisation ne représente pas un simple outil d’extraction des données facilitant une représentation synthétique des résultats. La modélisation des hyperliens avec les outils de graphes permet de comprendre les relations entre les acteurs de l’espace public numérique. Une analyse située d’un corpus menée avec la méthode sémio-discursive affine et approfondit les résultats obtenus.
14Notre recherche concerne la célébration du rattachement de la péninsule de Crimée à la Fédération de Russie. En effet, le 1er mars 2014, la Fédération de la Russie a décidé de recourir aux forces armées sur le territoire ukrainien. Au moment où, le 6 mars 2014, un sommet exceptionnel européen tentait de trouver une réponse à cette agression, le Parlement de Crimée, sous la pression d’hommes armés soutenus par des troupes régulières de l’armée russe, a voté une demande de rattachement à la Russie et l’organisation d’un référendum sur ce sujet. Illégal au regard du droit international, le scrutin s’est tenu le 16 mars 2014 avec le soutien diplomatique et armé de Moscou. Selon les résultats, 96,7 % des votants se sont dits favorables au rattachement, avec un taux de participation de 86 %. Le 18 mars 2014, V. Poutine a reconnu le rattachement de la Crimée à la Russie. Les actions de la Fédération de Russie ont été condamnées comme violation de la souveraineté de l’Ukraine et acte d’agression par l’Assemblée générale de l’ONU le 27 mars 2014. Elles ont provoqué la mise en place de sanctions diplomatiques et économiques contre la Russie.
15Depuis 2014, le 18 mars est officiellement célébré en Russie comme « le Jour de la réunification de la Crimée avec la Russie ». Bien inscrite dans l’agenda politique russe, la fête affirme l’appartenance de la péninsule, jadis ukrainienne, à la Russie. La célébration très médiatisée se déroule à l’échelle de toute la fédération à travers des prises de parole, des meetings, des défilés, des concerts, des foires, des expositions et des compétitions sportives.
- 2 Selon le sondage du Centre sociologique Levada mené en novembre 2015, « La Crimée est à nous » symb (...)
16Face à un événement hautement polémique, qui donne lieu à des interprétations radicalement opposées (« rattachement » pour les uns, « annexion » pour d’autres), nous avons exploré les différents hashtags en lien avec la célébration. Nous avons finalement retenu le hashtag КрымНаш (en français « La Crimée est à nous »). Apparu en mars 2014, au moment du rattachement, le hashtag « La Crimée est à nous » constitue un véritable événement discursif dans la narration publique de l’annexion. Il désigne les contenus témoignant d’une prise de position en faveur des actions de la Russie. L’expression a été largement reprise dans le discours politique et les médias avant d’être désignée meilleure expression de l’année 2014 par l’université de Saint Pétersbourg et de faire l’objet de sondages d’opinion2. Le caractère formulaire du hashtag, défini par son fonctionnement discursif, sa circulation, son figement, la polémique dont il fait l’objet (Krieg-Planque, 2009) et sa longévité rendent particulièrement intéressante l’exploration de son utilisation dans la construction symbolique de l’événement sur Twitter.
- 3 Ce service fait partie des applications Twitter’s v1.1 REST API. Il permet d’effectuer les recherch (...)
17En utilisant le service Twitter Search API3 en mars 2016, nous avons extrait les tweets marqués par le hashtag #КрымНаш, publiés durant la période du 10 mars au 26 mars 2016. Nous avons ainsi collecté 17 600 tweets format txt, présentés dans l’ordre de leur publication. Ces données ont été exploitées selon deux méthodes distinctes mais complémentaires : la visualisation graphiques des données avec un logiciel libre Gephy et l’analyse sémio-discursive située d’un corpus de tweets.
18La première méthodologie a permis d’examiner l’espace numérique de la construction de l’événement par l’étude de ses caractéristiques formelles et mesurables. Elle a surtout aidé à saisir la structuration des réseaux d’acteurs, montrer comment ces acteurs interagissent par le jeu des liens et expliquer comment ces acteurs se structurent.
19Inscrite dans les traditions de la sémiotique communicationnelle (Berthelot-Guiet et Boutaud, 2013) et de l’analyse du discours (Charaudeau, Maingueneau, 2002), l’analyse sémio-discursive a permis d’identifier les procédés et les registres sémio-discursifs propres à la construction de l’événement politique sur Twitter. Contrairement à la visualisation des données, l’analyse sémio-discursive située ne permet pas d’analyser les grandes masses des données et « se fonde sur des éléments en partie intuitifs », le critère principal étant le repérage « des moments privilégiés, des passages spécifiques… des lignes de fracture où s’exprime au mieux le lien entre énoncé et énonciation, le rapport entre émission, production et réception » (Coullomb-Gully, 2002, p. 110-112). Cette analyse a été menée en plusieurs étapes. D’abord, à partir des données collectées, nous avons constitué un corpus exploitable par ce type d’analyse. Nous avons retenu les tweets publiés le 18 mars 2016, la date de célébration officielle qui présentait un pic de production des messages avec le hashtag sélectionné (Fig. 1). Ensuite, nous avons manuellement nettoyé ce corpus en éliminant les doublons et les publications hors sujet. Enfin, nous avons enrichi nos données en reconstituant le contexte socio-sémiotique des tweets. Pour cela, nous avons enregistré chaque tweet sous forme de captures d’écran. Ensuite, nous avons décrit les tweets collectés en fonction de leur nature communicationnelle (tweets, tweets-réponses, retweets) et de type de contenus (tweets-photos, tweets textuels, tweets avec URL). Enfin, nous avons procédé à l’analyse de l’énonciation en repérant les déictiques personnels et temporels mobilisés et en dégageant les caractéristiques intertextuelles et les éléments interdiscursifs et intericoniques propres à notre corpus.
20L’éditorialisation de l’événement sur Twitter s’effectue dans un entrelacement des temporalités. Chaque tweet est une séquence deux fois temporelle, pour reprendre les travaux sur le récit de C. Metz (1968) : il y a le temps de la chose-racontée et le temps du récit, c’est-à-dire le temps du signifié et le temps du signifiant. Nous pouvons distinguer alors une temporalité sociotechnique (« temps du récit ») qui repose sur l’espace-temps de la narration et de la consultation-lecture et une temporalité diégétique (« temps de la chose-racontée ») qui repose sur l’espace-temps des événements racontés, individuels et collectifs.
21La temporalité sociotechnique concerne d’abord le flux des tweets collectés qui se définit par rapport aux agencements sociotechniques de Twitter, à savoir l’agrégation et l’affichage des contenus dans une logique de linéarité, de consécution et de filtrage permanents. Ce flux comprend les traces de la diffusion, de la réception et de commentaires de contenus d’actualité plus ou moins liées à l’événement étudié. Ensuite, la temporalité sociotechnique est aussi celle de chaque utilisateur, elle renvoie au temps que les usagers passent dans l’environnement numérique. Ce sont les « opérateurs » de Twitter (les retweets, les messages directs et les réponses, les hashtags, les hyperliens, les mentions (hashtag #, @, http://, RT) qui caractérisent cette temporalité en termes de qualité, de contenu ou de régularité.
22La temporalité diégétique des tweets repose sur l’espace-temps des événements racontés. Elle se manifeste notamment dans les façons dont les tweets s’ancrent dans le vécu et la mémoire des individus mais aussi dans l’actualité et l’Histoire collectives. Une distinction entre le temps long et le temps court opérée par F. Braudel (1958) dans son analyse de l’histoire peut ici être utile : le temps court étant celui des événements et de leur perception par des sujets tandis que le temps long est le temps intelligible à la distance de l’histoire et non pas à l’échelle de la vie humaine. Les tweets et les discussions qui les accompagnent donnent du sens à l’actualité par rapport au temps court de l’événement et au temps long de l’histoire.
23Nous avons d’abord essayé de comprendre comment Twitter est imprégné par la temporalité médiatique et politique et dans quelle mesure cette plateforme propose une temporalité différée. Pour cela, avec l’outil de traitement quantitatif G, nous avons étudié le nombre de tweets marqués par le hashtag « La Crimée est à nous », diffusés entre le 10 et le 26 mars 2016. Le pic de la production des messages avec 2 052 tweets correspond au 18 mars 2016. Il s’agit du jour des manifestations et des mobilisations pro-pouvoirs qui célèbrent l’annexion de la Crimée. Ces mobilisations ont eu lieu à Moscou et dans les grandes villes russes. Le même jour, le sujet des manifestations occupait la première place dans l’agenda médiatique. Le début de la vague commence deux jours avant les célébrations, le 16 mars 2016 avec 869 tweets, le jour où le sujet apparaît pour la première fois dans les médias dominants. L’espace de Twitter paraît ainsi fortement lié à l’espace médiatique et politique postsoviétique. En dehors des jours de mobilisations, ce hashtag est mentionné entre 20 et 82 fois. Après le 16 mars 2016, le sujet de la commémoration de l’annexion disparaît complétement de l’agenda des médias dominants tandis que sur Twitter, la fréquence des tweets en question reste relativement élevée, 263 tweets le 19 mars et 248 tweets le 20 mars. Twitter apparaît ainsi en tant que chambre d’écho dans la construction de l’évènement.
Figure 1. Fréquence d’usage du hashtag du 10 au 26 mars
24Ensuite, nous avons identifié deux temporalités sociales dans la production de l’événement sur Twitter : « un temps plein » et « un temps creux ». Le premier temps, la période pleine, correspond à la période entre le 16 et le 21 mars, le deuxième temps, la période creuse, est lié aux 10-15 mars et aux 22-26 mars. Ce diagramme nous montre que, pendant la période « creuse », le nombre le plus important des tweets avec le hashtag étudié sont diffusés principalement le matin, entre 9 heures et 10 heures. Ces horaires correspondent au début de la journée de travail et aux horaires des actualités sur les chaînes principales télévisées russes. À 9 heures du matin, les chaînes les plus importantes du pays Pervij Kanal (« Première chaine ») et la chaine Rossiia (« La Russie ») diffusent les actualités principales. À 10 heures, la troisième chaîne nationale NTV les rejoint.
25Lors de la période « pleine », le 16 mars 2016, nous observons un changement brusque de la temporalité. Outre le pic traditionnel entre 9 et 10 heures, nous observons un autre pic d’activité qui commence à 12 heures et se termine vers 16 heures, soit 33 % de tweets de la journée. Ce temps correspond au début des manifestations de la célébration de l’annexion de la Crimée à Moscou avec 110 000 manifestants et dans les grandes villes de la Russie avec 800 000 de manifestants. Le pic, avec 9,06 % de tous les tweets de la journée, correspond à la période entre 14 heures et 15 heures. Ces horaires coïncident avec le déroulement d’un grand concert à Moscou sur la place Rouge qui a débuté à 16 heures et s’est terminé à 18 h 30.
Figure 2. Temporalité des périodes « peines » et « creuses » : distribution des tweets selon les plages horaires
26Enfin, nous avons construit une visualisation graphique des liens entre les différents acteurs de Twitter grâce à la modélisation des hyperliens avec les outils de graphes. La matérialité des espaces numériques où l’évènement médiatique et politique se construit est perceptible via la cartographie (Fig. 3). Celle-ci confirme que l’espace numérique de Twitter est étroitement lié, voire dépend des espaces médiatiques et politiques. Nous avons classé les liens sortant des comptes d’acteurs de Twitter en cinq types selon les objets sur lesquels ces liens pointent. Il s’agit de sites des médias dominants traditionnels, de faux sites d’information, de sites régionaux d’information, d’autres espaces et plateformes numériques d’échange et de partage. La temporalité de l’événement sur Twitter se construit en synchronie avec la sphère médiatique postsoviétique.
27En effet, le premier type de liens, 27 %, connectent Twitter avec les sites web des médias dominants historiques et des médias en ligne. Il s’agit surtout des liens vers le site des chaines télévisées nationales russes NTV, Pervyj kanal. Par le biais de ces liens, le contenu des médias dominants arrive dans l’espace numérique de Twitter. Cette forte connexion prouve la prégnance des médias traditionnels sur les réseaux socio-numériques.
Figure 3. Cartographie des liens sortants des acteurs de Twitter
28Le deuxième type de liens connecte l’espace de Twitter avec des acteurs que nous pouvons appeler de « faux sites d’information ». Ce sont des sites qui reproduisent la ligne éditoriale des sites d’information en ligne (mise en page similaire) mais se distinguent par l’absence des mentions légales et des signatures des journalistes. Le contenu de tels sites mélange le contenu des médias officiels postsoviétiques avec de fausses actualités. Plusieurs d’entre eux reproduisent la même mise en page, les mêmes photos et les mêmes textes. Ces sites sont créés dans le cadre d’activité des agences de communication politique qui travaillent pour les autorités russes. L’objectif étant de renforcer le point de vue officiel et d’occuper le terrain symbolique.
29Le troisième type d’espaces liés avec Twitter par le biais de hashtag, sont des sites des médias régionaux russes, par exemple, media73.ru (Oulan-Oude) et la compagnie télévisée « Takt » (Kursk). Ces liens sont assurés par les activistes politiques pro-pouvoir qui publient des liens vers la couverture des célébrations de l’annexion par des médias régionaux. Leur rôle est de compléter le discours des médias nationaux, de proposer d’autres arguments et de montrer l’ampleur de l’évènement.
30Finalement, le quatrième espace connecté avec Twitter, ce sont des infomédiaires et des plateformes de partage de contenu, comme Instagram, Youtube, Google Actualités ainsi que la plateforme de blog Livejournal. Les liens avec cet espace s’expliquent par les tactiques des webactivistes qui agissent dans la logique de multiplication de supports afin de diffuser le même contenu. Leurs stratégies consistent à inonder les espaces numériques différents par les discours dominants, diffuser des arguments des autorités et saturer les discours non-conventionnels.
31Les usagers de Twitter ne contribuent que faiblement à la production de l’information. Ils s’amalgament avec les acteurs traditionnels de la production de l’information (médias dominants, acteurs politiques) et deviennent les relais de la diffusion de l’information médiatique au niveau horizontal. De ce fait, les acteurs de Twitter s’inscrivent dans les rapports de forces des acteurs de la chaîne de la production d’information (Koltsova, 2001).
32La construction de l’événement sur Twitter au prisme de l’analyse sémio-discursive de notre corpus s’effectue essentiellement autour de trois modes : la narration de soi contextuelle, en lien avec l’événement ; la reprise ou la référence aux discours et aux médias officiels et la circulation des images propagandistes anonymes interprétant l’événement.
- 4 Nous proposons dans l’annexe les exemples illustrant notre propos.
33La narration contextuelle de soi en lien avec l’événement (Figure 4) correspond dans notre corpus aux tweets qui sont les photographies des individus prises lors des célébrations, souvent avec des éléments vestimentaires ou ceux des décors qui renvoient à l’événement. Cet affichage sous forme de « post-it » (Cardon, 2008) assure un cadrage identitaire qui participe à l’appropriation subjective de l’événement4.
Figure 4. Illustration de la narration de soi contextuelle, en lien avec l’événement
Source : Tweet de @Abrikationvaya (18/03/2016)
34La référence aux discours et aux médias officiels concernent la reprise des slogans qui proposent une interprétation officielle de l’annexion. Par exemple, « Nous sommes ensemble ! », « La Crimée est dans mon cœur » et « Deux ans à la maison », slogans officiels de la réunification du mars 2014, mars 2015 et 2016 (Fig. 5). Les tweets reprennent aussi des dénominations officielles de l’événement : « Printemps de Crimée » ; « Printemps russe » ou « 18 mars, le jour de la réunification de la Crimée et de la Russie ». Plusieurs extraits des discours politiques circulent avec le hashtag analysé. Par exemple, on retrouve à plusieurs reprises des liens hypertextuels, des photos et des vidéos qui renvoient à la signature du traité d’inclusion de la Crimée et de Sébastopol à la Fédération de la Russie le 18 mars 2014 et au discours « La Crimée est retournée à son port d’attache », prononcé par Vladimir Poutine à l’époque. Enfin, le caractère argumentatif du hashtag se manifeste par la présence élevée des références aux sondages d’opinion qui légitiment l’annexion de la Crimée : « Selon le sondage, 95 % des Russes soutiennent la réunification de la Crimée à la Russie ».
Figure 5. Illustration de la reprise des discours officiels
Source : Tweet de @Ailena13 (18/03/2016)
Figure 6. Illustration des images propagandistes anonymes interprétant l’événement
Source : Tweet de @InstaGrozny (18/03/2016)
35Les images propagandistes anonymes qui interprètent l’événement occupent aussi une place importante dans notre corpus. Ce sont d’abord des matériaux propagandistes, par exemple des affiches annonçant les célébrations dans l’espace public de la rue. Ensuite, ce sont des collages, des images retouchées et des iconographies de type « carte postale ». Elles célèbrent ou légitiment l’annexion de la Crimée avec une référence au récit de sauvetage de la Crimée (par exemple, figure 6) ou au récit de retour aux sources. En effet, l’argument officiel qui justifie l’annexion consiste dans la défense des populations russophones de la péninsule des soi-disant nationalistes ukrainiens arrivés au pouvoir à Kiev suite à la Révolution de la dignité. Un autre argument de légitimation renvoie au passé : dans l’histoire, la péninsule avait fait partie de l’Empire russe et de la République soviétique de la Russie.
- 5 En annexe I, nous proposons une grille synthétique des indicateurs sémio-discursifs qui ont permis (...)
36Les modes de construction de l’événement identifiés s’appuient dans les discours de Twitter sur trois ressorts sémio-discursifs : la présence ou l’absence des déictiques temporels, la présence ou l’absence de déictiques personnels et la mobilisation de différents marqueurs d’intertextualité et d’intericonicité. L’analyse du corpus menée en fonction de ces ressorts a permis de proposer une typologie des régimes de la construction de l’événement sur Twitter que nous représentons dans la figure 75. Les tweets analysés peuvent ainsi être situés en fonction de deux axes, celui « temps court – temps long » qui correspond aux types de déictiques temporels mobilisés et celui « personnel – impersonnel » qui renvoie à la présence ou l’absence de déictiques personnels. Les marqueurs d’intertextualité et d’intericonicité ont permis de mieux qualifier chaque régime. Nous avons ainsi distingué cinq régimes de la construction de l’événement sur Twitter : régime personnel, régime gouvernemental, régime culturel, régime historique et régime mythique.
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Figure 7. Typologie des régimes de construction de l’événement sur Twitter
38Le temps personnel renvoie ici à une médiation entre l’expérience réelle et le souvenir proprement symbolique des individus (Fig. 8). Ses indices sémio-discursifs comprennent les indicateurs temporels du temps court (aujourd’hui, demain, à 16 heures, l’année dernière, il y a deux ans…) et/ou du temps long (trois ans avant la chute de l’URSS ; 15 avril 2014…) ; l’emploi des pronoms personnels (je, nous), le fait de se nommer dans le tweet ou de poster des photographies personnelles représentant le locuteur ou ses objets personnels. Par exemple, un tweet qui publie une photographie de la médaille « Pour le retour de la Crimée », obtenue par son auteur lors de l’opération militaire de l’annexion de la Crimée. Si le texte du tweet ne comporte pas de déictiques personnels, la photo représente un objet personnel et comporte le nom de l’individu et la date de la remise de la médaille. Le tweet exprime le souvenir de l’individu et inscrit la célébration officielle dans la temporalité personnelle de l’individu.
Figure 8. Exemple d’un tweet relevant du régime personnel
Source : Tweet de @A_Starovoytov (18/03/2016).
39Le temps gouvernemental renvoie aux cadres collectifs de la construction de l’événement par les discours politique et institutionnel et les médias traditionnels dominants. Ses indices sémio-discursifs comprennent l’absence de marques de deixis temporels ou les références au temps court (aujourd’hui, demain, à 16 heures…) ; l’emploi des constructions impersonnelles et les reprises des discours officiels, principalement sous forme des liens hypertextuels et des images. À titre d’exemple, nous pouvons prendre la reprise des discours officiels cités plus haut.
40Le temps historique consiste dans notre typologie dans la référence aux événements, aux personnages historiques, aux textes, aux traités et d’autres documents qui sont convoqués par des internautes pour légitimer l’annexion de la Crimée. Au niveau sémio-discursif, ces tweets se distinguent par la présence des déictiques temporels du temps long (dates ; siècles…) et par l’emploi des constructions impersonnelles. Par exemple, plusieurs tweets légitiment l’annexion de la Crimée par le droit des peuples à l’autodétermination, la Déclaration des Nations Unies est convoquée sous forme de texte et d’image.
Figure 9. Exemple d’un tweet relevant du régime historique
Source : Tweet de @Lanin_Maxim (18/03/2016)
41Le temps culturel correspond à l’interprétation de l’événement sous le prisme des références aux faits culturels (peinture, sculpture, littérature, cinéma, industries culturelles…) et au travail créatif des internautes se consacrant à la retouche des images. Ce temps culturel se distingue par l’absence des déictiques temporels et l’emploi des constructions impersonnelles. Par exemple, l’auteur d’un tweet a proposé une interprétation décalée de l’annexion de la Crimée, au prisme des sanctions économiques réciproques entre la Russie et l’Union européenne. Le célèbre tableau de Rembrandt « Le Retour du fils prodigue » (1668) a été transformé dans une image retouchée, intitulée « Le retour du fromage prodigue ». Le fils étant remplacé textuellement et iconiquement par le fromage en provenance d’Europe, objet des sanctions depuis 2014 (Fig. 10).
Figure 10. Exemple d’un tweet relevant du régime culturel
Source : Tweet de @oldLentach (17/03/2016)
42Enfin, le temps mythique renvoie le plus souvent dans le corpus analysé aux images et aux récits de légitimation de l’annexion dont les principaux sont : le récit de l’attachement à la Crimée, le récit de sauvetage de la Crimée et le récit du retour de la Crimée. Il se distingue par l’absence des déictiques temporels et d’embrayeurs de personne. De tels tweets établissent une rupture avec la situation d’énonciation et présentent les événements comme des faits établis, indépendants de tout processus d’énonciation. L’effacement de tout embrayage produit un effet intemporel (Sarfati, 2014) ce qui renvoie à une logique de mythe dont le propre est de transformer un sens en une forme (Barthes, 1957). Ces tweets expriment une appartenance idéologique ou une identité politique.
43Ces différents régimes sémio-discursifs articulent les différents cadres collectifs de la construction de l’événement et permettent de lui reconnaître des significations particulières.
44La constitution symbolique de l’événement sur Twitter est faite de réseaux et d’interactions qui se reconstituent et évoluent constamment. Elle articule à la fois des modalités d’énonciation et de diffusion de l’information propre au dispositif techno-sémiotique de la plateforme et des formats informationnels et expressifs permis par la démocratisation des NTIC. En même temps, comme nous le montrons, cette construction de l’événement se définit en fonction des logiques concurrentielles d’agendas des autorités, des partis politiques et des médias augmentées par les réseaux socionumériques.
45Twitter permet de suivre les traces du processus d’appropriation subjective de l’événement qui passe par la confrontation de la temporalité de l’événement à la temporalité de l’expérience du sujet. La constitution symbolique de l’événement sur Twitter met ainsi en place une médiation entre une dimension singulière de l’événement (mon expérience de l’événement) et sa dimension collective (logiques collectives de représentation de l’événement) qui l’inscrit dans la culture et l’histoire d’une communauté.
46La construction symbolique particulière de l’événement sur Twitter compresse la perception de l’espace-temps et renvoie à une épaisseur temporelle propre à l’hypermodernité, structurée par un « présent paradoxal, un présent qui ne cesse d’exhumer et de “redécouvrir” le passé » (Lipovetsky, Charles, 2004, p. 84).