1La communication des organisations et des citoyens a été bouleversée par la révolution du Web 2.0 (Verville, 2012). De nombreuses activités de la sphère privée et de la sphère publique – notamment de la sphère politique – s’en sont retrouvées totalement bouleversées. Les premiers concernés par ce bouleversement sont les citoyens qui peuvent désormais communiquer entre eux, avec les médias et le politique sur la toile de manière quasi-instantanée (Merra, 2013). Le domaine de la santé est bien le domaine où le Web 2.0 a participé à de nouveaux paradigmes sociaux et techniques (Laubie, 2011). Le patient-citoyen ne se contente plus de lire, d’écrire. Il produit de l’information médicale sur Internet et la communique (Silber, 2009). Il est aujourd’hui vecteur de nouvelles pratiques médicales qui ont fait émerger un nouveau paradigme : celui de la santé 2.0. Avec ce bouleversement, de nouvelles formes de communication, de partage du savoir médical ont émergé, notamment concernant les débats de santé (Akrich, 2009).
2Dans ces grandes discussions de la santé 2.0, les malades ne sont pas les uniques acteurs. Les acteurs politiques interviennent aussi, notamment pour communiquer sur la place publique. D’autres protagonistes interviennent également : les acteurs de santé, les médecins, les experts, le citoyen et les médias – qui jouent un rôle important de catalyseur des discussions. De nouvelles formes de communication sont ainsi créées, construisant de nouvelles formes d’intelligence collective (Levy, 1994).
3Cet article a pour objectif d’analyser ces formes de communication dans le cadre d’un débat de société très controversé en France, celui de l’expérimentation des salles de drogues, structures où les usagers viennent s’injecter leurs produits dans des conditions sanitaires contrôlées. Deux expérimentations prévues pour six ans sont actuellement menées. La première a débuté le 17 octobre 2016 à l’hôpital Lariboisière à Paris. La seconde a vu le jour à l’Hôpital de Strasbourg le 7 novembre 2016. La problématique à laquelle cet article va tenter de répondre, à partir d’une analyse de contenus d’un corpus multivarié, est la suivante : Quels acteurs communiquent autour de ce débat controversé ? L’objectif est plus précisément de répondre aux questions de recherches suivantes : Quel est le positionnement de ces acteurs ? Quels sont les arguments qui opposent les protagonistes hostiles et favorables ? Et comment ces arguments se confrontent ?
4Les salles de drogues ou salles de consommation de drogues à moindre risque ou SCMR ou centres d’injection supervisés ou « salles de shoot » sont définis dans le rapport d’expertise collective sur l’usage des drogues de l’INSERM de 2010 comme « des structures où les usagers de drogues par injection peuvent venir s’injecter des drogues – qu’ils apportent – de façon plus sure et plus hygiénique, sous la supervision de personnel qualifié… » (INSERM, 2010).
5En France, c’est à la suite de ce rapport commandité par Roselyne Bachelot, alors Ministre de la santé du gouvernement Fillon que le débat sur l’expérimentation de ces structures a émergé. Ce rapport a en effet mis en évidence l’intérêt d’expérimenter de telles salles en termes de diminution des risques sanitaires et des couts de santé. À la suite de ce rapport, la même année, Roselyne Bachelot, émet un avis favorable à une expérimentation. Cependant, les voix divergent au sein même de son parti et du gouvernement. Une polémique nait à l’échelle nationale entre les partisans favorables et opposés au projet, avec des discussions juridiques, scientifiques, éthiques et citoyennes. Un rapport d’information du Sénat sur la toxicomanie et les SCMR est demandé. Ce rapport publié en 2011 donnera un avis négatif. Le chef du gouvernement demande alors de se plier aux résultats de ce rapport.
6Mais en mai 2012, un nouveau président de la république est élu : François Hollande, avec une majorité à l’assemblée nationale désormais à Gauche. C’est Marisol Touraine, Ministre de la santé qui va rouvrir la polémique la même année, en affirmant qu’elle souhaite mener des expérimentations notamment dans le Xe arrondissement de Paris (Le Monde, 2012). Elle confirme que le gouvernement présentera en 2013 un projet de loi en ce sens (Le Point, 2013a). Rebondissement, fin 2013, le Conseil d’Etat émet un avis négatif sur le dispositif de salles de drogues considérant qu’il est non conforme à la loi de 1970 sur les stupéfiants (Loi n° 70-1320, 1970 & Le Figaro, 2013a).
7Le débat législatif se poursuit, en septembre 2014, le projet de loi encadrant les salles de drogues est présenté au Conseil des Ministres pour un examen au parlement en septembre 2015 (20 minutes, 2014). Le 7 Avril 2015, l’Assemblée Nationale vote finalement l’expérimentation des salles de drogues après quatre heures de vifs débats entre la gauche et la droite (Le Monde, 2015). En septembre 2015, Marisol Touraine affirme qu’elle va présenter un texte visant à la mise en place des salles de drogues (Le Figaro, 2015).
8Après de nombreux débats en 2016 sur son lieu et sa ville d’implantation, la première « salle de shoot » ouvre à Paris le 17 octobre 2016 à l’hôpital Lariboisière (Le Monde, 2016a). La seconde a commencé son expérimentation à Strasbourg le 7 novembre 2016, les deux pour une durée de six ans (Le Monde, 2016b).
9La méthodologie a consisté en une analyse d’un corpus de données multivariées sur la problématique des SCMR en France collecté à partir de différentes ressources : Europresse, Tweeter (https://twitter.com/ ?lang =fr), les forums de discussion Doctissimo (http://www.doctissimo.fr) et Psychoactif (http://www.psychoactif.org/), Legifrance, Admistral et Medline.
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La première étape a consisté à définir les mots clefs et équations de recherche les plus appropriés à la problématique pour l’interrogation des différentes ressources. Les mots-clés sélectionnés ont été : « salle de shoot », « centre de consommation à moindre risque », « centre d’injection supervisé », « salle de drogue », « salle de consommation de drogues à moindre risque » (SCMR), car ils représentent le même concept. Ils ont été associés au mot-clé « France » dans les équations.
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La deuxième étape a consisté en la collecte des données à partir des sources de données. L’extraction s’est effectuée sur plusieurs périodes : d’avril 2013 à septembre 2013, de mars 2016 à avril 2016 et de septembre à décembre 2016. Le moteur de recherche d’Europresse a ainsi permis de collecter les publications en rapport avec les mots-clés sur plus de 80 médias français nationaux et locaux. Les principaux médias nationaux interrogés ont été : LeMonde.fr, Lefigaro.fr, Francesoir.fr, 20minutes.fr et Metronews.fr. Les principaux médias locaux interviewés ont été : LaProvence.fr, LeParisien.fr, Ledauphine.com et SudOuest.fr. La presse hebdomadaire a également fait l’objet d’une collecte, notamment nouvelobs.com, lexpress.fr, lepoint.fr, marianne.net, valeursactuelles.com. Les messages échangés sur Tweeter concernant la problématique ont été collectés à partir du #salledeshoot. Legifrance a permis de collecter plusieurs textes de lois sur la problématique et Admistral, les données administratives. Medline a permis de récolter diverses données scientifiques et connaitre les experts sur la question.
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La troisième étape a consisté en l’analyse des contenus du corpus de données collectées dans l’objectif de repérer les informations répondant à la problématique et aux questions de recherche (Negura, 2006).
10Le terme « contenu » désigne l’information transmise à travers le discours (Maingueneau, 2009). L’école de Palo Alto l’oppose au terme « relation » (Maingueneau, 2009). On distingue deux types de contenu : le contenu manifeste et le contenu latent, empruntés au domaine de la psychologie freudienne. Le contenu manifeste est ce qui est explicitement exprimé : opinions, croyances… (Freud, 2012). En ce sens, étudier le contenu d’un discours consiste à faire ressortir son contenu manifeste, donc les thèmes les plus souvent abordés, les mots clés, les prises de position et les arguments invoqués pour les justifier… (Clauzard, consulté le 24/10/2017).
11Dans ce cadre, selon Berelson, l’analyse de contenu est « une technique de recherche pour la description objective, systématique et quantitative du contenu manifeste des communications, ayant pour but de les interpréter » (Berelson, 1952). Selon Mucchielli, analyser le contenu d’un document ou d’une communication, « c’est rechercher les informations qui s’y trouvent, dégager le sens ou les sens de ce qui y est présenté, formuler, classer tout ce que contient ce document ou cette communication » (Mucchielli, 2006). Pour Mucchielli, dans « l’analyste de contenu, l’essentiel est le sens et non la forme. Son découpage sera en principe autre que celui de la linguistique classique » (Mucchielli, 1991 repris par Melis et Desmet, 2000).
12Le choix des unités analysées dans les textes collectés a été guidé par deux principes. Le principe communicationnel de l’informativité qui veut que l’acte de communication apporte au moins une information nouvelle (le propos) (Ghiglione et Trognon, 1993). En effet, selon Rodolphe Ghiglione et Alain Trognon, communiquer, c’est produire et interpréter des indices dont le langage est porteur d’informations. Le locuteur fournit par son énoncé une expression interprétative d’une de ses pensées, et l’auditeur construit sur la base de cet énoncé une hypothèse interprétative portant sur l’intention informative du locuteur (Ghiglione et Trognon, 1993).
13L’autre principe est celui de psycho-linguistique de la cohérence. En effet, selon Grice, quand plusieurs énoncés sont engendrés à la suite, le récepteur considère qu’il doit exister une façon de lier ces énoncés, produits dans une certaine continuité pour montrer qu’ils entretiennent un certain rapport de sens (Grice, 1979). Partant de ce principe, le récepteur va s’efforcer de construire toutes les inférences nécessaires pour trouver le lien sémantique entre les énoncés. Dans ce cadre, toute information nouvelle activée s’appuie sur, au moins, une information ancienne (le thème). C’est-à-dire, chaque fois qu’un locuteur s’énonce, il parle de « quelque chose » et en même temps, dit « quelque chose » à propos de ce dont il parle (Grice, 1979). Ainsi, les unités sélectionnées dans notre travail comportent deux dimensions analysées : une dimension de sens, constituant le thème, et une de positionnement par rapport à ce noyau de sens (le propos) (Clauzard, consulté le 24 10 2017).
14L’analyse des contenus a ainsi consisté, à partir de développement de grilles, en un examen systématique et méthodique des données textuelles récoltées, en tentant de minimiser les éventuels biais cognitifs et culturels et en tentant de s’assurer de l’objectivité de la recherche. Ainsi, selon Van der Maren et Mucchielli, dans cette démarche, il faut être prêter attention à deux types de biais lors du traitement des données : les biais affectifs et les biais idéologiques (Van der Maren, 1996 & Mucchielli, 1988). Les premiers sont directement liés aux émotions et à la sensibilité du chercheur. Les seconds sont en lien avec l’idéologie et la théorie a priori. Pour contrer ces biais, nous nous sommes assurés de l’objectivité de notre compréhension du sens des unités recueillies et nous avons tenté de nous assurer de l’objectivité, de la clarté et de la pertinence des catégories élaborées, notamment via l’usage de deux grilles d’analyses : une d’ordre thématique, l’autre d’opinions/positionnements.
15L’usage de la grille d’analyse thématique a ainsi permis de faire émerger les acteurs intervenant dans le champ du débat et dans sa construction. L’analyse a consisté à repérer les unités sémantiques constituant l’univers des propos collectés et à les catégoriser de manière manuelle par thématiques. La grille d’analyse des opinions/positionnements/argumentaires a porté sur les propos formulés par le ou les auteurs des textes. Son application a permis d’expliquer les activités cognitives des locuteurs (positions idéologiques, attitudes…). Elle a permis de relever les arguments favorables et les arguments hostiles à l’expérimentation chez les différents acteurs identifiés. Dans ce cadre ont été analysés les représentations et les jugements du ou des rédacteurs de texte (ou de la/des personnes qui ont tenu les propos transcris).
16Durant cette étape d’analyse, une classification, une catégorisation et un dédoublonnage des données a été effectuée de manière manuelle en fonction des thématiques des contenus et des opinions relevées.
17Les données ont également été interprétées. Cette phase a conduit à repérer ce qui se fait au-delà ce qui se dit (Lupton, 2015) et à la détection et au suivi des échanges des experts, des médias, des associations et des hommes politiques sur la question.
18Pour déterminer les influenceurs et leurs réseaux, nous nous sommes appuyés sur un outil d’aide à l’analyse, le logiciel Bluenod (http://bluenod.com) (figure 1). Ce logiciel permet de gérer directement les listes de Twitter. Il permet d’exporter des données et de cibler les communautés liées au sujet. Enfin, le logiciel construit des représentations cartographiques de l’information et classe les données. Il a permis notamment de déterminer quels étaient les protagonistes intervenant dans le champ, les citoyens qui s’expriment, les associations de familles, les médias et les hommes politiques influents.
Figure 1. Figure montrant une représentation cartographique des influenceurs sur Tweeter (données issues de BlueNod)
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La quatrième et dernière étape a consisté en une synthèse des arguments des protagonistes et leur confrontation. L’objectif visé a été de répondre à la problématique en tentant de comprendre la construction du débat, les formes de communication, les acteurs communiquant, les positionnements des acteurs dans les discussions, les arguments opposant acteurs hostiles et favorables.
19Ce travail d’analyse d’un gros corpus de données a nécessité plusieurs feedbacks. Ainsi, plus de 200 000 données de la santé 2.0 échangées sur Tweeter, les blogs, forums, les médias de presse quotidienne, régionale, nationale, listes de discussions, bases de données scientifiques, administratives et juridiques, sites web ont été collectés. Sur ces 200 000 données, 200 ont été sélectionnés et ont fait l’objet d’une analyse de contenu et d’une synthèse argumentaire, soit un total de 1 ‰ (figure 2).
Figure 2. Tableau de sources des données (d’après l’auteur)
Sources
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Nombre de données collectées (approximativement)
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Nombre de données ayant fait l’objet d’une analyse de contenus (approximativement)
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Europresse
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100 000 articles de presse
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100
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Tweeter
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30 000 tweets
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30
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Doctissimo et Psychoactif
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35 000 messages
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35
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Legifrance et Admistral
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5 000 textes juridiques
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5
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PubMed/MedLine
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20 000 articles scientifiques
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20
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Total
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200 000
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200
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20Nous constatons ainsi que notre collecte retrouve beaucoup de bruit. En effet les robots des différentes ressources font remonter un nombre considérable de résultats non pertinents, incomplets ou redondants ou qui n’ont pas ou peu de liens avec notre problématique, nos interrogations ou nos questions de recherches. Nous l’avons notamment constaté d’Europresse dont le moteur d’indexation des contenus pourrait mériter des améliorations. Les hypothèses de ce bruit documentaire peuvent être multiples. Selon certains auteurs, il peut être lié à l’absence d’analyse morpho-syntaxique des moteurs entrainant notamment des confusions entre mêmes formes graphiques de mots différents au sein de la même langue ou l’approximation des mots par chaînes de caractères (Lelu, 1999).
21Cette problématique du bruit demeure d’ailleurs une problématique majeure en recherche d’informations, quel que soit le milieu (Ravenstein, 2007 ; Tanti, 2007 ; Cottin, 2012).
22Finalement, ce qui a fondé notre sélection des 200 données ayant fait l’objet d’une analyse de contenu, c’est avant tout leurs réels apports à la réponse à notre problématique ou nos questions de recherches. Ensuite sont entrés en jeu la précision des lieux et dates de discussions, des acteurs et catégories d’acteurs en présence, mais aussi la précision, la pertinence des argumentaires, opinions, jugements et idéologies véhiculés.
23En tout cas, face à cet énorme bruit, nous pouvons que nous interroger sur la qualité des moteurs d’indexation et ne pouvons que constater que la part de l’humain demeure et demeurera toujours indispensable.
24Dans ce débat, plusieurs grandes catégories d’acteurs ont pu être identifiées comme communiquant sur la problématique : les experts, les décideurs politiques centraux, les décideurs politiques locaux, les citoyens dont les riverains, les associations et les usagers de drogues (UD), les médias.
25Avec le développement du web 2.0, les « experts » commencent peu à peu à échanger entre eux, mettre en place des actions et des réflexions collectives et former des réseaux d’expertises sur des sujets précis (Alloing, 2010). Cependant, ce mariage entre les experts et le web 2.0 a été plus que délicat. En effet, la communication dans l’expertise se fonde sur des pratiques beaucoup plus normées que pour le grand public dont la communication sur le web social relève surtout de l’immédiateté. Cette communication répond pour l’expertise scientifique à des méthodologies rigoureuses et des investigations qui sont longues et qui s’opposent donc à l’immédiateté de la « conversation généralisée » des réseaux sociaux et des blogs (Day, 1994). Les études s’accordent à dire que la forme de communication principale de l’expertise scientifique demeure la publication scientifique sous forme d’articles scientifiques, d’ouvrages, d’actes de congrès, de rapports d’expertises et dont la citation demeure l’indicateur de notoriété et d’évaluation (Pontille, 2013). C’est notamment sous cette dernière forme de communication que les experts français se sont le plus fait entendre dans ce débat, notamment en 2010, via le rapport d’expertise collective de l’INSERM (INSERM, 2010). Certains experts se sont aussi exprimés dans la presse quotidienne, régionale et nationale généraliste (Le Figaro, 2013b) et sur les réseaux sociaux, par exemple via le club des médecins blogueurs : (http://www.clubdesmedecinsblogueurs.com/category/addictions/).
26L’analyse thématique de ces différentes ressources a permis de déterminer les thèmes développés dans les contenus. L’analyse a notamment consisté à repérer les unités sémantiques constituant l’univers des propos communiqués par les experts. Pour réaliser cette analyse, les différentes unités thématiques significatives ont été déterminées de manière manuelle et ont été catégorisées.
27Une analyse du positionnement des locuteurs a notamment porté sur les jugements formulés par les experts (jugement favorable, défavorable ou neutre). L’analyse des contenus met clairement en évidence un positionnement favorable à l’expérimentation de telles structures. L’argument principal retrouvé dans quasiment tous les contenus est la réussite des expérimentations déjà menées notamment au Canada, à Vancouver. Nous n’avons pas mené d’analyses quantitatives, notamment fréquentielles.
28Cependant la classification thématique des propos en fonction de leur apparentement sémantique nous a permis de relever un certain nombre d’arguments avancés, notamment d’ordre scientifique, parmi lesquels un calcul couts/bénéfices économiques positif, la baisse des pratiques à risque de transmissions du VIH et du Virus de l’Hépatite C (VHC) et des overdoses mortelles et un relai efficace vers les structures de soins des usagers, auparavant marginalisés et en errance thérapeutique (INSERM, 2010).
29Les partis politiques français, depuis plus d’une décennie, communiquent via Internet. La manière dont ils se sont saisis de cet outil et les usages qu’ils en font ont déjà donné lieu à un certain nombre de travaux (Greffet, 2001 ; Sauger, 2002 ; Villalba, 2003). Notamment, leur communication sur la toile, se fait via les réseaux sociaux comme Tweeter, les sites web ou les blogs de partis politiques, mais aussi via des sites web ou blogs personnels, qui peuvent être ou non hébergés par le parti (Longhi, 2013). Ils utilisent aussi les médias plus conventionnels comme la presse quotidienne locale, régionale, nationale ou réagissent via les billets de blogs associés à ces médias en ligne (Gerstlé, 2016).
30Leur communication se fait également via des documents institutionnels, administratifs et législatifs (rapports parlementaires, administratifs …). Selon Poupard, c’est « une activité située à la croisée des problématiques éditoriales, techniques et socio-organisationnelles » (Poupard, 2005). Les réseaux sociaux ont également permis aux hommes politiques de trouver une force de frappe considérable qui a étendu leur zone d’influence (Maarek, 2007), notamment pour étendre et multiplier leurs moyens de joindre la population mais aussi leur électorat (Barboni & Treille, 2011). L’analyse a également été réalisée de manière thématique, sur le vocabulaire, le lexique, la sémantique et le positionnement des locuteurs. L’étude a notamment porté sur les dispositions idéologiques et le style des contenus. Nous n’avons là aussi pas mené d’analyses fréquentielles.
31Cependant la classification des thèmes des contenus en fonction de leur apparentement sémantique a permis de relever de réelles différences d’opinions entre les décideurs politiques de droite et les décideurs politiques de gauche. L’analyse met en effet clairement en évidence une communication défavorable des décideurs politiques de droite vis-à-vis de l’expérimentation. Deux arguments ont été relevés de manière majoritaire sur cette position dans les contenus : le risque de glissement progressif vers la dépénalisation des drogues et celui d’envoi d’un signal positif aux dealers.
32Concernant les décideurs politiques d‘extrême-droite, le FN a notamment abordé cette question par le prisme de son idéologie extrême en affirmant que l’interdiction de l’usage des drogues était inscrite dans la loi et qu’on devait la respecter et que la seule alternative demeure la répression. Les contenus analysés, quels qu’ils soient, sont tous nettement défavorables à une quelconque expérimentation. L’argument répété à de très nombreuses reprises dans les médias et les réseaux sociaux est celui d’un premier pas vers la légalisation des drogues, avec des discours « chocs », notamment vers des dérives possibles vers la légalisation du viol et de l’alcoolisme au volant (Le Point, 2013b).
33Concernant les décideurs politiques de gauche, le PS, sur la question, se revendique nettement de l’humanisme social, mettant l’homme au cœur de la préoccupation politique. Dans la sémantique, la linguistique, le vocabulaire, l’idéologie des contenus analysés, est rappelée la pertinence du combat contre les inégalités sociales et de santé. Le positionnement du PS sur l’expérimentation des salles de drogues est donc très nettement favorable, rapportant comme argument majeur les bénéfices sanitaires et économiques. Dans le même sens, à l’extrême Gauche, EELV et le Front de gauche ont fait entendre dans la presse et les billets de blogs des articles relayés, leur voix en faveur de l’expérimentation invoquant un retour, par ces structures, des usagers vers les traitements et les soins (Le Parisien, 2010).
34Les élus locaux sont des citoyens comme les autres dans l’utilisation de l’outil internet pour communiquer, dialoguer… Cependant à la différence des usages du grand public internaute, les élus locaux sont encore peu tournés vers le web 2.0. Selon une étude menée auprès des élus municipaux français et datant de 2011 (AMF, 2011), seuls 17 % d’entre eux ont une page Facebook (45 % pour le grand public internaute). La tenue d’un blog ou d’un site personnel (3 %) ou encore d’un compte Twitter (2 %) demeure une pratique encore quasi-confidentielle. Dans leur usage professionnel, en tant qu’élu, ces écarts sont encore plus importants aussi bien pour l’adresse électronique (40 % ont une adresse en tant qu’élu), pour les blogs ou Twitter (2 %) que pour Facebook (1 %). Cependant, cette tendance s’infléchit lorsque la taille de la commune augmente. En effet, 20 % des élus municipaux interrogés dans l’étude et issus de communes de plus de 20 000 habitants tiennent un blog en leur qualité d’élu. (AMF, 2011).
35Cependant, il arrive que les élus locaux aient aussi des responsabilités au sein de leurs partis, ou encore des fonctions au niveau central. Dans ce cas, leur communication sur la toile pourra se faire via les réseaux sociaux ou les blogs du parti. Leur communication se fait aussi via les médias traditionnels notamment la presse et la télévision. Elle se fait aussi via les rapports parlementaires, administratifs ou citoyens…
36Il ressort de notre analyse thématique et de positionnement que les décideurs politiques locaux sont majoritairement favorables, et ce, quel que soit le bord politique, à une expérimentation. Contrairement aux politiciens des partis, les élus locaux sont proches des associations, du terrain et du citoyen et donc ils sont beaucoup moins sensibles à la « sanction électorale » que les membres du gouvernement et des partis, eux plus sensibles aux enjeux électoralistes. Par exemple, en 2010, Alain Juppé, Maire LR de Bordeaux, sans être un fervent défenseur du projet, semblait plutôt favorable à une expérimentation dans sa ville. Il s’est notamment exprimé dans le journal Sud-Ouest (Sud-Ouest, 2010). Il s’est ensuite plus ou moins rangé à la ligne du parti. Un collectif d’élus locaux de droite et de gauche contre le SIDA composé de Benoît Hamon, Cécile Duflot, Patrice Bessac, Anne Hidalgo, Marie-Georges Buffet, François De Rugy… s‘est d’ailleurs clairement exprimé en faveur des salles de drogues (Elus locaux contre le SIDA, 2010)
37Le passage au Web 2.0 a été lié à une multiplication conséquente des possibilités et des formes de communications pour le citoyen. Il peut désormais facilement mettre en ligne ses opinions personnelles sur son propre site, sur tweeter, sur Facebook ou sur son blog. Il peut aussi communiquer sur la toile sous la forme d’associations (d’usagers, riverains, consommateurs…). Il existe notamment de nombreux travaux sur les usages d’internet par les associations (Dacheux, 2000 ; Proulx, 2003 ; George, 2003) qui font aujourd’hui référence. Leurs auteurs s’interrogent plus particulièrement sur leur rôle dans la construction de l’espace public politique, ce qui nous intéresse dans le cadre de cet article.
38L’expression des citoyens et des associations est très riche sur les blogs associés à la presse quotidienne, régionale et nationale. L’analyse des contenus a mis en évidence des positions divergentes sur la question de l’expérimentation des salles de drogues. Ainsi, les associations de terrain proches des usagers de drogues comme ActUP Paris, Gaia, AIDES véhiculent dans les médias de presse et les réseaux sociaux des messages très favorables à l’expérimentation, invoquant l’argument de la réduction des risques. Ces associations ont notamment été signataires d’un Communiqué de presse datant du 4 février 2013 : Tenir au plus vite la promesse des salles de consommation à moindre risque (CP Interassociatif, 2013).
39Par contre, les associations de famille, aux intérêts opposés, communiquent sur la question de manière très virulente, avec un positionnement et un jugement très défavorable à travers notamment les réseaux sociaux. Par exemple, l’Association de familles « Parents contre la drogue » a déposé deux plaintes en plus d’un recours en excès de pouvoir face au Conseil d’État, au mois de juillet 2013. L’argument retrouvé de manière récurrente est le risque de nuisances à proximité des lieux d’expérimentation (Le Figaro, 2013c). Twitter a d’ailleurs encouragé les réactions citoyennes, notamment à travers le mouvement stopsalleshoot (https://twitter.com/stopsalleshoot), qui a constitué une véritable caisse de résonance et d’amplification des émotions, en particulier à la suite de certaines annonces politiques.
40L’usager de drogues est un citoyen à part entière. Il utilise donc, comme la population générale, les médias sociaux, pour s’exprimer, notamment avec d’autres usagers, les relais associatifs, les médecins… Il participe également par ce média à la vie de la cité et ses grands débats de société. Ce sont notamment les jeunes générations d’usagers qui présentent la plus grande appétence pour les réseaux sociaux. Cette jeune génération a surtout un usage récréatif des drogues, notamment au cours de soirées en discothèques ou de fêtes. Cette catégorie d’usagers communique notamment sur des forums spécialisés ou des blogs dédiés aux usagers comme psychoactif (www.psychoactif.org) ou bien sur Tweeter. On peut noter que la parole leur est peu laissée dans les médias de presse ou bien existe-il une peur de leur part de ne pas conserver l’anonymat ou une honte vis-à-vis de leurs pratiques prohibées ? Il existe également des consommateurs marginalisés de la société, qui de par leur consommation devenue problématique, sont devenus Sans Domicile Fixe et exclus des systèmes de santé. Des études ont démontré que cette catégorie d’usagers était victime de la fracture numérique (Monet, 2015), cause et/ou conséquence de cette marginalité. Or, c’est cette population qui est particulièrement concernée par la mise en place des salles de drogues pour leur permettre un retour aux soins.
41Un forum a fait l’objet d’une analyse d’un gros corpus de données : le forum psychoactif (www.psychoactif.org/forum/index.php). Dans ce forum, l’expression des usagers a été abondante et les messages multivariés. Il a été mis en évidence une opinion favorable de quasiment tous les usagers s’exprimant sur le forum vis-à-vis de l’ouverture de telles structures. On a retrouvé de nombreux témoignages, notamment des commentaires d’anciens usagers de drogues qui ont expérimenté ces salles en Suisse, au Canada… et qui relatent leur retour aux soins par le biais de ces structures. On retrouve aussi des témoignages multiples d’usagers favorables en France à l’ouverture de telles structures. Les principaux arguments invoqués sont la diminution du risque sociale et sanitaire et l’intérêt en termes de cout/efficacité.
42Le terme média désigne tout moyen de diffusion direct de l’information (comme le langage, l’écriture) ou via un dispositif technique (comme la radio, la télévision, le cinéma, Internet, la presse, les affiches…) qui permet une communication unilatérale ou multi-latérale. Les médias de masse caractérisent un sous-ensemble important des médias (Télévision, journaux, radio…) qui permettent une diffusion massive de l’information (Balle, 2017). La révolution Internet et des TIC a permis l’avènement de nouveaux médias comme les blogs, réseaux sociaux… (Balle, 2017).
43Les sujets médicaux, notamment les débats sociétaux de santé, ont toujours constitué des sujets d’intérêts pour les medias, car touchant l’intime. Les questions de santé connaissent ainsi dans l’espace médiatique une double transformation, quantitative dans leur degré de visibilité sociale et qualitative dans leur politisation » (Gerstlé, 2016). Au moment où les enjeux de la santé pèsent lourdement sur les choix de société, la presse se retrouve ainsi sollicitée par tous ceux qui interviennent dans ce débat, dans notre étude, les acteurs politiques centraux et locaux, les experts, les associations et la société.
44Michel Mathien insiste sur la visibilité des sujets de santé dans les médias. Pour lui, « constater que la santé est devenue un secteur particulièrement privilégié dans les champs d’observation et d’investigation des grands médias, signifie qu’elle est sortie, par bien des aspects, des milieux professionnels et spécialisés » (Mathien, 1999). C’est aussi le constat de Patrick Champagne qui « observe, au cours des années 1980 et 1990, un fort développement de l’« information médicale » dans les médias d’information générale, dans la presse médicale et dans la presse spécialisée » (Champagne, 1999). Le thème de la santé présente deux types d’espaces : un espace public sociétal et un espace spécialisé et offre, de ce fait, l’opportunité d’étudier leur confrontation (Zappala, 1997). Le premier est, en grande partie, animé par les médias et la presse d’information générale, le second l’est par les médias spécialisés propres à la communauté scientifique (Zappala, 1997). Dans ce cadre, l’avènement du web 2.0 a permis de décloisonner toutes les frontières.
45Dans le cadre de notre étude, les médias sont les vecteurs d’informations du débat dans l’espace public digitale démocratisé. Ils sont aussi les vecteurs de communication entre les acteurs du débat public. Ils y interviennent aussi. Ils peuvent donner leur avis. En tout état de cause, ils font partie du débat.
46Notre analyse sur la question de l’expérimentation des SCMR a clairement révélé à l’échelle nationale une dichotomie droite/gauche. Ce clivage a longtemps été considéré comme réducteur et sans contenus par de nombreux auteurs (Schweisguth, 1994). Cependant, il s’est largement imposé dans les représentations (Schweisguth, 1994).
47Cette dichotomie n’est d’ailleurs pas récente. Elle remonte à la fin du XVIIIe siècle. En effet, historiquement, la droite désignait les forces politiques liées à l’aristocratie, dont le monarque lui-même faisait partie (Parenteau, 2008). Cette droite était favorable au maintien de l’influence de cette classe sur la société et prônait un rôle fort de celle-ci dans le système politique (Parenteau, 2008). À l’opposé, les forces de gauche contestaient cette influence et remettaient en question le pouvoir dont disposait le roi (Parenteau, 2008). Aujourd’hui, ce clivage renvoie surtout aux grandes familles d’idéologies politiques opposant courants conservatistes et courants transformistes (Schweisguth, 1994 ; Parenteau, 2008). La gauche étant considérée comme d’avantage réformiste et la droite comme contre-réformiste (Schweisguth, 1994 ; Parenteau, 2008).
48De nos jours, le clivage gauche-droite s’affiche plutôt sous la forme d’une échelle graduée, qui s’étend depuis le centre du clivage vers les deux pôles opposés (Parenteau, 2008). Les différentes forces idéologiques de la gauche et de la droite se tiennent toutes sur cette échelle, laquelle se divise en trois degrés. Sur l’aile gauche, on retrouve ainsi un centre gauche, une gauche et une extrême gauche, alors que sur l’aile droite, se démarquent un centre droit, une droite et une extrême droite. En incluant le centre considéré depuis les dernières élections comme majoritaire, le clivage politique laisse donc entrevoir sept principales coordonnées (Parenteau, 2008).
49Que ce soit sur l’aile gauche ou sur la droite, plus on va vers les extrêmes, plus les mesures engagées afin de mettre en œuvre les différents aspects d’une idéologie s’afficheront sans retenue et plus l’objectif vers lequel tendra l’application de ces mesures pourra apparaître radicale (Parenteau, 2008).
50Cependant les idéologies de gauche partagent toutes une conception du monde qui repose sur deux constats, celui du caractère inéquitable de l’ordre établi et celui de vouloir changer le monde (Parenteau, 2008). Dans ce cadre, il est inéquitable que l’usager de drogues ne puisse pas bénéficier, comme la population générale, de tous les moyens de traitement, prévention, réinsertion et réduction des risques.
51La conception de la droite se fonde sur deux autres constats, celui que l’ordre du monde est légitime et essentiel à préserver et celui « du poids de la tradition et de la morale » (Parenteau, 2008). Ainsi, la ligne conservatiste de droite prône une conception forte du pouvoir que l’on retrouve largement dans nos analyses sur les SMCR et qui peut s’articuler sous diverses formes. Notamment dans notre étude, un fort accent pour résoudre la problématique de l’usage des drogues est mis sur les forces de l’ordre et la loi. Sur le plan de l’administration de la justice, cette approche conservatrice consistera à adopter une ligne dure pour résoudre la question de l’usage des drogues, avec le recours à une répression plus forte, un durcissement des conditions de condamnations des fabricants, revendeurs et une criminalisation plus étendue des comportements des usagers. Aussi, dans cette posture, le conservatisme va en appeler à des lois interdisant les SCMR jugés contraires à la bonne morale, à l’éthique et aux bonnes pratiques de vie. Dans l’esprit du conservatisme, octroyer aux citoyens des libertés sans bornes, notamment à partir de l’ouverture de telles structures aura pour répercussion de miner l’autorité de tout pouvoir politique et fera courir le risque de plonger la société dans le désordre, l’instabilité et la décadence (Parenteau, 2008).
52Plus globalement, ce clivage droite/gauche ne concerne pas uniquement la question des salles de drogues. Elle concerne de nombreuses questions qui touchent au plus profond des affects de notre société, comme par exemple celle de l’euthanasie (Bréchon, 2006). Sur cette question, à gauche, les politiques sont généralement favorables, avec des nuances, à une évolution de la loi Léonetti vers un « droit à mourir dans la dignité », voir à l’extrême-gauche du droit au « suicide assisté » devant être inscrit dans la Constitution. A droite, le principe prôné est celui du respect de la vie avant tout. Pour les partisans de cette posture, l’euthanasie légalisée risquerait d’entraîner des débordements dangereux.
53Autre question clivante, celui de l’attachement aux valeurs familiales traditionnelles. Cet attachement apparaît comme nettement plus fréquent à droite qu’à gauche. Par exemple, même si le droit l’a aujourd’hui tranché, les attitudes vis-à-vis de l’avortement sont beaucoup plus fréquentes à gauche qu’à droite (Bréchon, 2006).
54Depuis les dernières élections présidentielles et législatives de 2017, on assiste à une forte recomposition de ce clivage droite/gauche vers le centre. Nos analyses étant réalisées avant cette recomposition, il serait intéressant de déterminer quelles lignes ont aujourd’hui bougé sur la question des salles de drogues.
55Nos analyses révèlent que les débats d’arguments entre les différents acteurs de cette controverse sont en réalité intimement liés à la conception qu’ils ont de l’usager de drogues, conception elle-même souvent liée à une posture politique (figure 3). Les acteurs, s’ils considèrent l’UD comme un délinquant, auront une vision défavorable de l’expérimentation des salles de drogues. En effet, pour ces protagonistes, la solution à la problématique de l’usage des stupéfiants ne peut venir que de la répression et de la condamnation de cette pratique interdite par la loi et jugée contraire à la morale. Si la vision est avant tout une vision de réduction des risques, leur opinion sur l’expérimentation sera favorable car les études ont démontré leur utilité en termes de diminution des risques sanitaires. Si l’usager est perçu avant tout comme un malade, deux idéologies s’opposeront. Une idéologie où le traitement et la prévention sont considérés comme plus efficaces. Dans ce cas l’acteur sera défavorable à une expérimentation. Une idéologie où la salle de drogue sera considérée comme le meilleur relai vers le traitement et la réinsertion. Dans ce cas l’acteur sera favorable à une expérimentation.
Figure 3. Conception de l’UD à la base des argumentaires (d’après l’auteur)
56Il nous semble, d’après nos analyses, que le fond du débat sur les salles de drogues est avant tout une bataille idéologique où s’affrontent principalement des arguments/opinions scientifiques et des arguments/opinions éthiques/juridiques (figure 4).
Figure 4. Confrontation des deux principaux types d’arguments (d’après l’auteur)
57L’argument juridique est avant tout mis en avant par les acteurs réfractaires au projet. C’est principalement l’interdiction de l’usage des drogues prévue par la loi. L’argument éthique de ces mêmes détracteurs est celui du glissement possible et dangereux vers la dépénalisation des drogues. Dans les arguments scientifiques, surtout mis en avant par les acteurs favorables, c’est la diminution des risques sanitaires qui est invoqué, principalement, notamment la diminution du nombre d’overdoses, de cas de VIH et d’économie de santé. Les acteurs favorables qui invoquent l’argument scientifique reprennent notamment les résultats de l’expertise collective de 2010 et la réussite des expériences menées à l’étranger, notamment celle de Vancouver.
58Pour certains acteurs défavorables, notamment les riverains et les associations de famille, d’autres arguments viennent se rajouter au débat. La mise en place de telles structures risquerait de compromettre la sécurité publique et attirer les dealers à proximité des lieux. D’autres acteurs défavorables au projet évoquent aussi l’argument que les politiques de répression, de prévention ou de traitement sont plus efficaces que celles de diminution des risques. Les acteurs qui ont une idéologie opposée évoquent en contre-argument que les expériences menées avec succès à l’étranger ont mis en évidence un relais de ces structures vers les centres de soins et de traitements.
59Dans ce débat, ce qui est invoqué à de multiples reprises par les opposants à l’expérimentation, c’est qu’il existe une loi, celle du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et la répression du trafic et de l’usage illicite de substances vénéneuses (Loi n° 70-1320, 1970). Pour ces opposants, cette loi interdit de faire usage de drogues en France et il faut la respecter. La figure 5 synthétise la confrontation des principaux arguments invoqués par les différents acteurs. Nous constatons qu’ils se répondent mutuellement, qu’ils cohabitent, qu’ils dialoguent dans ce débat. Mais, nous voyons qu’aucun ne s’impose véritablement par rapport à l’autre.
Figure 5. Confrontation des différents types d’arguments (d’après l’auteur)
60Dans ce débat, se jouent en réalité des jeux de forces et de pouvoirs entre quatre acteurs : le pouvoir politique central, le pouvoir politique local, les associations et les riverains. Ce jeu de force évolue dans le temps et dans l’espace. En effet, à l’approche d’élections à enjeu national, les riverains et les associations défavorables exercent un jeu de force sur les élus du pouvoir central pour freiner toutes tentatives d’expérimentations. Le pouvoir central, à l’approche de ces élections, est sensible aux enjeux électoralistes et au pouvoir de ces associations et reportent ainsi toutes décisions après les élections. En période non électorale ou préélectorale, le pouvoir politique local et les associations favorables exercent une influence sur le pouvoir central pour favoriser une tentative d’expérimentation. Dans le cas où le pouvoir central est à gauche, les hommes politiques du gouvernement et les lobbies de la présidence sont davantage sensibles à cette influence. Il existe également un jeu de forces, d’influences et d’argumentations entre les associations et les citoyens défavorables au projet à ceux qui sont défavorables. Il existe également un jeu de forces, d’influences et d’argumentations entre le pouvoir central de gauche et le pouvoir central de droite qui ont des visions opposées sur cette expérimentation.
61Il n’existe pas seulement des jeux d’influences et de pouvoirs dans ce débat. Il existe aussi des idéologies de partis politiques qui peuvent évoluer à l’approche d’élections, mais aussi des idéologies, des préjugés, des opinions, des perceptions personnelles du risque liée à une telle expérimentation, notamment social, un risque qui n’est souvent pas rationnel. Ces préjugés, ces perceptions, ils peuvent concerner l’homme politique central mais aussi le citoyen qui a ses propres représentations sociales et personnelles de la drogue. Notamment pour l’homme politique central, de parti, il y a cette peur prégnante du poids de l’imprévisible, cette peur du risque hautement improbable qui sera accompagné du risque beaucoup plus probable d’une surexploitation médiatique et sociétale/sociale de ce risque avec toujours présent à l’esprit, le sacrosaint principe de précaution.
62Dans ce contexte de jeux de pouvoirs, se jouent également des jeux d’influences économiques, administratives, juridiques, associatives, sociales, sociétales, culturels, éthiques, scientifiques et électorales qui sont aujourd’hui sur cette question complexe et qui voient s’affronter des idéologies et des arguments contradictoires, sans qu’aucun ne s’impose à l’autre réellement.
63Le débat public sur les salles de drogues nous semble une étape nécessaire dans le processus de décision de sa mise en œuvre. Les controverses qui émergent de son expérimentation sont ainsi alimentées par la participation des citoyens mobilisés, acteurs du débat à part entière, au même titre que les experts et le pouvoir politique. Il n’en demeure pas moins que sur une telle innovation technique et sociale de santé, le débat public permet la confrontation de ces citoyens aux experts, mais également aux lobbys et aux pouvoirs publics, entraînant des conflits. Par exemple, en Suisse, de nombreux débats citoyens ont eu lieu en amont de décisions politiques dans le champ de la prévention de la toxicomanie renvoyant au concept plus global de « démocratie sanitaire » qui désigne le processus de démocratisation du champ sanitaire et qui s’observe internationalement, comme aux États-Unis, au Québec et en Suisse mais plus timidement dans les pays du Sud (Bureau, 2010).
64Nous émettons l’hypothèse que les conflits qui naissent et s’entretiennent entre les différents acteurs qui construisent ce débat sont en fait des révélateurs de mutations et de changements qui se produisent dans le champ social de ce débat. Ce sont, à notre sens, les signaux précurseurs d’évolutions sociales, techniques, économiques, culturels et sociétales qui conduiront au déploiement de telles structures. A notre avis, c’est par l’incorporation de ces dimensions conflictuelles dans le processus de décision publique que l’on parviendra à construire ce projet partagé et à accepter sa recevabilité sociale.
65Dans ce cadre, la question de l’acceptabilité sociale renvoie à la révélation de l’accord ou de l’opposition des acteurs concernés vis-à-vis du projet (Lecourt et Faburel, 2008). Elle peut se résumer ainsi : comment élaborer un projet accepté par les acteurs ? Au niveau collectif, la réponse à cette question n’est pas aisée car elle dépend du processus d’agrégation des avis des différents acteurs construisant ce projet.
66A notre sens, les conflits qui se jouent dans ce débat font partie d’un processus plus global d’essais et d’erreurs qui caractérise la future décision publique d’institutionnaliser les salles de drogues.
67L’expérimentation des salles de drogues en France questionne, dérange et ouvre aujourd’hui un débat de société infini. Dans ce débat, une multitude d’acteurs aux enjeux opposés s’affrontent à coup d’arguments idéologiques opposant le droit à la science. Ces acteurs : experts, citoyen, associations, hommes politiques… utilisent dans l’espace public médiatisé, de nouvelles formes de communication, en s’appropriant notamment les réseaux sociaux. Notre étude demeure perfectible. En effet, il serait intéressant de la compléter par des analyses quantitatives des contenus, notamment fréquentielles, du vocabulaire, expressions employés par les protagonistes de cette affaire, notamment pour identifier leur évolution dans le temps et l’espace. Aujourd’hui, à partir des résultats obtenus, il nous est impossible, tellement les discussions opposent deux visions radicalement opposées sur la question de la prise en charge des drogues, de dégager une réelle tendance. Mais nous émettons l’hypothèse que les conflits qui construisent ce débat sont en fait révélateurs des mutations et des changements qui conduiront à une future mise en œuvre de telles structures.