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Anne BEYAERT-GESLIN, 2017. Sémiotique du portrait. De Dibutade au selfie

Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur. 256 p. ISBN : 9782807315365. 27,00 euros
Ludovic Chatenet
Référence(s) :

Anne Beyaert-Geslin, 2017. Sémiotique du portrait. De Dibutade au selfie. Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur. 256 p. ISBN : 9782807315365. 27,00 euros

Texte intégral

1Bien que l’ouvrage revendique son statut de manuel universitaire, méthodologique et critique, Anne Beyaert-Geslin y concrétise surtout le projet d’une sémiotique du portrait enraciné dans les dernières recherches en sémiotique visuelle. Dès l’introduction, l’auteure se positionne dans le sillage des nombreuses disciplines (histoire de l’art, sociologie, anthropologie, philosophie, etc.) qui ont déjà étudié le portrait, en assumant toutefois la spécificité d’une approche sémiotique s’intéressant d’abord aux mécanismes de ce genre.

2Elle établit clairement sa méthodologie et le champ épistémologique de l’ouvrage en commençant par relever une certaine résistance de l’objet à l’étude sémiotique : le portrait est un terme caractérisant trop d’images pour constituer un corpus homogène.

3En conséquence, Anne Beyaert-Geslin porte son attention sur les images qui « représentent la figure humaine occupée à être soi-même ». En articulant alors un ensemble de problématiques a priori propres au portrait, telles que la présence ou la ressemblance, Anne Beyaert-Geslin adopte une approche énonciative comme levier analytique et opératoire pour révéler le lien entre les images et les pratiques sociales qui les produisent. La place centrale de la sémiotique énonciative, consécutive à l’émergence de la sémiotique des pratiques depuis quelques années, ancre le projet d’Anne Beyaert-Geslin dans un dialogue avec les sciences de l’information et de la communication qui cherchent aujourd’hui à circonscrire les nouvelles manières de produire et d’échanger du sens, en lien avec les supports numériques.

4Partant du constat que le portrait est la « conversion d’une présence phénoménologique en une autre, imagée » p. 28, Anne Beyaert-Geslin le conçoit comme un acte d’extraction plastique (figure vs fond) mais aussi énonciative (« je » vs « tu »). La sémiotique du portrait élaborée par l’auteure repose alors sur cinq niveaux d’expérience de ces images, chacun rattaché à une instance différente et correspondant à chaque chapitre de l’ouvrage : (i) figuralité (une forme) ; (ii) figurativité (un visage) ; (iii) présence (un corps) ; (iv) énonciation (un individu) ; (v) réflexivité (le portrait). Ils sont présentés comme des niveaux d’analyse possédant chacun leurs problématiques et méthodologies tout en s’articulant entre eux.

5Les deux premiers chapitres installent une symétrie entre deux niveaux fondateurs du portrait : le figural (plastique) et le figuratif. Dans le chapitre un, l’auteure montre que la forme verticale suffit à construire l’effet de présence du portrait. Ce dernier se fonde sur une forme plastique qui sert de support à des figures, par extraction d’un fond, permettant de hiérarchiser les éléments de l’image et d’y installer un sujet face à l’observateur. La signification émerge de l’installation d’un objet dans l’image dont les dimensions et l’orientation dans l’espace déterminent le rapport entre l’image et l’observateur ainsi que des effets passionnels ou moraux. Pour clore le chapitre, l’auteure s’empare de la question du format, à laquelle les autres méthodes se sont peu intéressées, et montre par l’analyse que l’intégration du portrait dans un paysage permet de manifester le sujet dans son monde et de construire son identité.

6Dans le chapitre deux, Anne Beyaert-Geslin s’intéresse plus particulièrement à la figure qui remplit la forme plastique. Défendant le principe que le portrait est une expérience de l’autre, elle en saisit deux dimensions : la ressemblance et la présence. La première repose sur la reconnaissance du sujet par l’observateur par association des propriétés du support et du modèle, ce qui nécessite parfois de mobiliser les indices culturels. De son côté, la présence renvoie à l’effet de réalité produit par l’accentuation de certains traits du visage ou gestes, c’est-à-dire à l’expressivité ou au pathos. Dans la mesure où les déformations renseignent sur l’intentionnalité du portrait, leur observation donne accès à des stratégies de construction de l’image.

7Il s’agit d’un point important de l’ouvrage puisqu’il établit que la manière de construire un portait, de mettre en présence un sujet, possède un fond narratif institutionnalisé nécessaire à la compréhension sociale. En somme, chaque pratique médiatique calibre la mise en image du visage et du corps de la personne selon un répertoire local. Le portrait est alors défini comme un protocole et un ensemble d’accessoires (une posture, une scène stéréotypée, des symboles) qui évoquent une identité ; il appartient à une praxis de symbolisation culturelle. Pour conclure, Anne Beyaert-Geslin systématise ce lien entre image et social en suggérant que la « culturalisation » des portraits passe par des procédés d’amplification successifs conduisant (a) d’un sujet différencié (une forme saillante qui prépare à la classification) à (b) un sujet stéréotypé reconnaissable (dans une scène avec une posture, des accessoires) à (c) une stratégie éditoriale renvoyant à des représentations sociales partagées (modèle institutionnel).

8La notion de présence, centrale dans l’étude du portrait, est examinée à nouveau frais dans le troisième chapitre à partir des propositions de Barthes et de Fried. La notion de présence désigne alors une force énonciative qui montre l’apparaitre d’un individu-sujet par son positionnement, sa mise en avant, dans l’image. En conséquence de cet argument, le portrait – l’autre imagé – ne renvoie plus alors à un ailleurs ou à une absence, comme chez Barthes, mais devient un mouvement d’émergence construit par le regard. Ce regard est un acte qui construit un corps interagissant et donne à l’observateur le statut d’interlocuteur situé dans l’espace social. Anne Beyaert-Geslin montre ainsi que la présence est construite par des instances d’énonciation (le regard, le visage, le corps) structurant l’espace de la contemplation. Un tel découpage s’avère utile pour observer que chaque technique (photographie, peinture) offre différentes possibilités spatiales et temporelles, c’est-à-dire, différentes stratégies de construction de l’émotion et de la mémoire.

9La construction de la présence d’un sujet socialisé conduit logiquement, dans le chapitre quatre, à une approche des pratiques, saisies dans les objets comme des configurations typiques résultant d’une sélection dans le système des possibles. L’auteure défend ici l’énonciation, qui correspond à l’acte de production d’un énoncé, observable dans les traces figuratives et l’organisation des plans – espace, temps, personne. Elle permet à l’analyste de montrer la distribution des valeurs dans l’image et la gestion du parcours de lecture : la praxis. Ce chapitre est un passage charnière du projet de l’ouvrage puisqu’il montre que le lien entre la présence (phénoménologique) et les pratiques sociales relève du dispositif énonciatif rendant l’image communicante.

10Anne Beyaert-Geslin souligne en effet que la finalité du portrait est de communiquer une identité ; en conséquence, le portrait restitue les protocoles et le système de valeur imposés au corps pour se conformer à un rôle social. Ce point est spécifiquement illustré par une étude montrant comment les portraits manifestent le changement de statut politique. Le candidat à l’élection présidentielle apparaît dans un portrait d’interpellation visant à incarner des valeurs collectives qui, lorsqu’il devient président, se transforme en portrait de légitimation symbolisant sa fonction.

11Particulièrement tourné vers les pratiques médiatiques, le chapitre se conclut par une approche sémiotique du selfie considéré comme un sous-genre de l’autoportrait. Ce type d’image très actuel y est défini comme à la fois une image et un acte de langage opérant une médiatisation de soi. Comparé à l’autoportrait pictural, le selfie apparaît comme un objet d’enquête sociale montrant le renouvellement de soi (appropriation du monde) d’un sujet inscrit dans une communauté de signification normée (posture, accessoires). En fin de compte, le selfie est un produit de la technologie qui offre un plan de manifestation à de nouvelles manières de faire-ensemble en associant le « je » de l’image à une énonciation collective.

12L’ouvrage se conclut par l’exploration de la réflexivité du portrait, un « dédoublement de la représentation et de la présentation », qui problématise la manière dont les images affirment leur filiation avec d’autres. Or, comme aperçu dans les chapitres précédents, le portrait est un genre établi autour d’un modèle figural (plastique) renvoyant non seulement à une communauté d’images mais aussi à une manière de produire. En somme, l’auteure constate que des modèles sont à l’œuvre sous les images et que l’artiste prend place dans une culture dont il s’approprie les nouvelles formes. Dans la mesure où les pratiques redéfinissent localement les plans d’expression et les motifs, on admet aisément que les images accompagnent les transformations sociales.

13En retour, les images constituent des réserves de formes qui permettent aussi, avec la technique, de diversifier les discours sur le monde. Malgré l’emprise de cette réflexivité culturelle, correspondant à une contrainte des stéréotypes, le portrait a la particularité de redéfinir l’observateur en le mettant en relation avec un visage et un corps représentés dans l’image. Ce mécanisme dialectique et énonciatif est essentiel puisqu’il apparaît à la fois dans les séries d’autoportraits questionnant le rapport au temps, et dans la nature réflexive du regard qui, en soumettant l’observateur à son attention, l’interroge sur ses valeurs et son apparence.

14Finalement, c’est bien cette expérience de la rencontre entre l’observateur et la présence imagée qui, intégrée à une réflexion sur les pratiques sociales qui la mettent en scène, constitue l’enjeu de l’approche sémiotique d’Anne Beyaert-Geslin. L’architecture analytique proposée dans l’ouvrage, dont les niveaux sont relativement autonomes, mais aussi la place centrale de l’énonciation font émerger la manière dont les images parlent d’elles-mêmes et se replient sur leur propre signification.

15L’enjeu de l’ouvrage repose sur l’importance de l’énonciation considérée comme un dispositif d’articulation entre la présence, qui la précède, et les pratiques qu’elle structure. Dans le cadre de la sémiotique visuelle, l’énonciation permet de concevoir le portrait comme une pratique d’augmentation du visible, de l’expérience de la présence. Il offre un plan de manifestation à de nouvelles façons d’être et de faire ensemble définissant les pratiques de l’image comme des modes de socialisation. En ce sens, la sémiotique du portrait d’Anne Beyaert-Geslin permet de comprendre comment un sujet socialisé, possédant une identité propre et reconnaissable, est rendu présent dans l’image face à un observateur à partir d’une forme liminaire sur laquelle s’organisent des figures.

16Les dernières réflexions plus générales présentées en conclusion, montrent qu’en modulant la présence et l’absence, l’image construit un regard qui transcende le visible en se complétant d’un imaginaire. Ce dernier apparaît comme une énonciation invisible, qui fait appel aux compétences de l’observateur pour combler les vides de l’image (les formes inachevées ou occultées) afin de donner vie au sujet représenté. Dans ce cas, l’image ne dédouble pas seulement le visible, elle agit sur le corps de l’observateur et mobilise ses souvenirs et son imagination.

17Selon l’auteure, l’imaginaire passe par la réduction, un procédé de redimensionnement opérant la médiation, la conversion, entre le monde sensible et les plans de l’image, situé à la base de la représentation. Dans ce cas, il s’agit d’un procédé langagier mobilisant le savoir et le croire pour construire le visuel au-delà du visible et donner consistance à la présence. Anne Beyaert-Geslin en propose une typologie relative à son étude du portrait : (i) la réduction phénoménale rassemble les facettes des objets en une seule, implique la sélection d’un point de vue ; (ii) la réduction figurative projette les trois dimensions du visible sur les plans de l’image, réduit les propriétés du monde, ses saillances vers l’image pour mémorisation (visualisation scientifique, caractère du portrait) ; (iii) la réduction sensible est la conversion synesthésique d’un sens (toucher, odorat…) vers le visuel, elle constitue une équivalence entre l’illusion de l’image et l’objet du monde naturel représenté en faisant appel aux habitudes perceptives de l’observateur ; (iv) la réduction existentielle, constitue la force de l’image, en stoppant un mouvement, elle fait appel à la participation motrice de l’observateur (cas du regard).

18Au final, Anne Beyaert-Geslin propose ici une synhèse originale de ses travaux sur le portrait qui souligne que les images ne prennent vie que parce qu’une énonciation positionne un observateur sensible et socialisé capable de se projeter dans l’interaction avec le corps de papier. Au carrefour entre une phénoménologie réinvestie par une sémiotique du corps et l’énonciation visuelle qui gère la construction de l’image, le projet d’Anne Beyaert-Geslin se situe dans les recherches actuelles sur le pouvoir d’invention des images et sur la capacité métalinguistique du visuel.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ludovic Chatenet, « Anne BEYAERT-GESLIN, 2017. Sémiotique du portrait. De Dibutade au selfie »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 14 | 2018, mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/4221 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.4221

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Auteur

Ludovic Chatenet

Ludovic Chatenet est docteur en sémiotique et ATER en sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux Montaigne, laboratoire MICA (EA 4426). Courriel : ludovic.chatenet@u-bordeaux-montaigne.fr

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