1En 2011, la compétence médiatique (ou media literacy) des individus est reconnue comme une « mission d’intérêt général » par l’Union Européenne, via la Déclaration de Bruxelles, qui fait la synthèse des textes parlementaires produits sur la question. Depuis les années 1980, elle insiste, tout comme l’Unesco, sur les enjeux démocratiques que représente la media literacy pour une société inclusive. Ces deux instances internationales prônent la mise en place d’une éducation aux médias dans l’enseignement primaire et secondaire dans chaque État membre.
- 1 Le Kultusministerkonferenz, ou KMK, est une assemblée constituée des Ministres de l’Education de ch (...)
2Or, au cours d’une recherche sur la culture numérique des jeunes, nous avons pu remarquer qu’il existait des différences entre les circulaires de l’Éducation Nationale française et de la Kultusministerkonferenz (KMK)1 portant sur la manière dont les pratiques numériques des jeunes devraient être encadrées. Ces premiers travaux nous ont amené à nous intéresser à l’origine de ces différences, au rôle du contexte historique et théorique sur celles-ci, et à nous demander si, malgré tout, il existait une forme de convergence au niveau européen.
3Pour tenter d’appréhender les singularités de l’approche allemande d’éducation aux médias, visibles dans les documents produits par la KMK, nous nous appuierons sur un corpus de six recommandations publiées entre 1979 et 2012. Nous décrirons au préalable les concepts d’éducation aux médias ainsi que le rôle de la KMK en Allemagne, avant de retracer la généalogie de l’éducation aux médias. Nous décrirons tout d’abord les trois enjeux centraux visibles dans les recommandations de la KMK entre 1979 et 1995 : la protection des individus côtoie en effet des préoccupations autour des notions de responsabilité, sens civique et créativité, et une approche « fonctionnelle » des médias éducatifs. Quelle est l’origine, historique et théorique, de ces trois dimensions ? La réception des thèses de Dieter Baacke sur l’usager actif et la Medienkompetenz par cette même institution dans ses circulaires à partir de 1997, ainsi que la convergence des éducations aux médias européennes vers des enjeux de citoyenneté, seront l’objet d’un second développement.
4En Allemagne, la pédagogie des médias (Medienpädagogik) est une discipline universitaire indépendante et pluridisciplinaire, qui forme à la fois des praticiens (Medienpädagoge) et des chercheurs. Elle s’est établie en tant que domaine de recherche et d’enseignement dans les universités allemandes au cours des années soixante, et n’est pas uniquement rattachée aux sciences de l’éducation. Elle a ainsi un caractère interdisciplinaire, puisqu’on la retrouve dans des départements de sciences de la communication, de sociologie, ou encore de sciences de la culture (Hüther & Schorb, 2005 :70). Cet élargissement implique des difficultés de positionnement et de légitimité pour la Medienpädagogik, qui est en recomposition permanente de ses buts et de son identité (Swertz et al., 2017).
5La Medienpädagogik n’est cependant pas la seule notion d’éducation aux médias en Allemagne. Il en existe d’autres, qui désignent des champs précis de l’éducation aux médias et à l’information : la didactique des médias (Mediendidaktik), les connaissances sur les médias (Medienkunde), les pratiques d’éducation aux médias (Medienerziehung), les compétences médiatiques (Medienkompetenz)… La Medienbildung, champ de l’éducation aux médias, est la dernière notion en date, apparue dans les années 2000. Elle fait fusionner les termes précédents et inclut une forte dimension réflexive. Apparue en 1999 dans le champ académique suite à un article de Stefan Aufenanger, sa portée fait depuis l’objet de débats parmi les chercheurs (Schorb, 2009) ; est-ce une notion surplombante, ou une branche de la Medienpädagogik ? Est-elle en concurrence avec la Medienkompetenz ? Vaut-il mieux être éduqué (« gebildet ») que compétent ? Ce concept est mobilisé par la Kultusministerkonferenz depuis 2012 – celle-ci utilisait jusqu’alors, de manière indifférenciée, Medienerziehung et Medienpädagogik.
6Le système éducatif allemand se distingue par ailleurs radicalement du système français ; l’éducation y est une compétence des Länder, ce qui signifie qu’elle n’est pas centralisée, comme en France, mais varie en fonction des régions. Chaque Land développe ses propres programmes. L’éducation aux médias en Allemagne est donc très hétérogène (Hasebrink et Kammerl, 2014). Cependant, si les Länder sont souverains en matière d’éducation, ils doivent également prendre en considération les recommandations édictées par la KMK, Kultusministerkonferenz, visant notamment à assurer une relative égalité entre les élèves du pays. Cette institution a été créée en 1948 ; basée sur une convention entre les Länder, elle leur permet de coopérer directement dans le domaine de l’éducation. Les Ministres et sénateurs chargés de l’éducation de chaque Länder y siègent. La KMK publie des recommandations autour de l’éducation aux médias depuis 1979.
7Les textes de la KMK ne peuvent être appliqués automatiquement, contrairement à un texte de loi ; ils sont de simples recommandations, laissant aux Länder la liberté de les appliquer comme ils le souhaitent. Le document „Medienbildung in deutschen Schulen“ (Wetterich & al, 2014), qui fait la synthèse de l’éducation aux médias dans les Länder en 2014, souligne que l’éducation aux médias est inégalement ancrée dans les curricula : alors que des Länder comme Thüringen sont à la pointe, et l’ont rendue obligatoire dans la formation des professeurs, d’autres, tels que la Sarre ou le Brandenbourg, l’ont très peu intégrée ; l’éducation aux médias y dépend des initiatives des établissements. Le Ministère de l’Éducation du Bade-Wurtemberg, qui se situait en 2014 dans une situation « intermédiaire », a fait entrer l’éducation aux médias (Medienbildung) dans les programmes en 2012, suite à la dernière recommandation de la KMK, et a fait le choix de renforcer son importance en 2016, en en faisant une « ligne directrice » transversale devant être intégrée à toutes les disciplines.
8Lors de l’analyse de notre corpus, nous avons remarqué qu’entre 1979 et 1995, les circulaires de la KMK donnaient trois objectifs à l’éducation aux médias : celle de protéger les élèves, dans la continuité de ce que Laurence Corroy appelle « approche protectionniste » (2016), mais également de les accompagner vers la Bildung, et de soutenir les apprentissages.
- 2 Pour une vision plus complète de ces courants de pensée, le lecteur pourra se référer à l’ouvrage d (...)
- 3 „den notwendigen Schutz vor negativen Wirkungen der Medien und des Medien-gebrauchs.” (notre traduc (...)
9L’approche protectionniste, dans le champ de l’éducation aux médias, est fortement corrélée à des postures théoriques dénigrant les médias de masse, surévaluant leurs effets, et considérant les jeunes comme une masse homogène et influençable (Corroy, 2016), en continuité avec les thèses académiques des effets directs des médias et de la « seringue hypodermique » d’Harold Lasswell (1927), ainsi que la critique développée par l’Ecole de Francfort sur l’aliénation causée par les médias de masse mis au service de l’ordre dominant et visant uniquement le profit.2 Les pédagogues influencés par cette approche considèrent les apprenants comme essentiellement passifs face aux messages médiatiques, et perçoivent les médias comme nocifs et aliénants. Cette approche « protectionniste » est toujours présente au sein des circulaires de la KMK, puisque l’éducation aux médias doit apporter une « protection nécessaire face aux effets négatifs des médias et de leur usage »3 (2012 :3).
- 4 Il est intéressant de noter que 1983 est l’année de création du Centre de Liaison pour les Moyens d (...)
- 5 „Schulische Maßnahmen zur aktuellen Entwicklungen am Videomarkt” (notre traduction)
- 6 „Diese Inhalte können Einstellungen und Haltungen von Kindern und Jugendlichen nachhaltig beeinflus (...)
- 7 La posture de la KMK n’est pas représentative du monde académique allemand sur la question des effe (...)
10En Allemagne, l’approche « protectionniste » perdure, voire se renforce au cours des années 80, suite aux évolutions du marché de l’audiovisuel. En 19834, le KMK publie un document au ton alarmiste sur « les mesures scolaires à prendre face au développement du marché vidéo »5, qui se présente comme un plan de crise suite au développement du magnétoscope. Il stipule que la vidéo est accessible aux jeunes partout, sans contrôle possible, et que l’école, dans ce contexte, doit sensibiliser les jeunes à choisir les « bons » contenus, ceux qui auront un « bon impact » sur leur développement social et psychique. Selon le KMK, les médias ont des effets directs sur la jeunesse : « Ces contenus peuvent durablement influencer les représentations et les attitudes des enfants et des adolescents, et avoir en conséquence des effets sur leur comportement »6 (1983 : 4). Cette posture est proche de la thèse de la « seringue hypodermique », les effets des médias étant perçus comme directs et mécaniques.7
- 8 „Verzicht auf Gewaltdarstellungen in den Medien”, notre traduction
- 9 „Die Wissenschaft ist sich weitgehend einig, dass es sich durch die Gewöhnung an Darstellungen von (...)
- 10 Cette autocensure des producteurs de contenu, la „Freiwillige Selbstkontrolle”, est toujours en vig (...)
11Dans la lignée du document précédent, la Déclaration du KMK de 1992 intitulée « Renoncement aux représentations violentes dans les médias »8 se concentre sur les contenus audiovisuels, mais en incluant cette fois-ci les jeux vidéo. La circulaire se réfère à la recherche dans le champ : « les scientifiques sont en grande partie d’accord pour affirmer que le visionnement répété de contenus violents peut mener à la dégradation psychique et influencer la volonté de manière subliminale, préparant l’individu à avoir recours à la violence. »9 Cette référence à la recherche, assez schématique par ailleurs, et non documentée par des exemples précis, sert d’argument d’autorité afin de justifier les mesures éducatives prises dans le domaine de l’éducation aux médias. Dans la lignée de la théorie des effets et du « paradigme de l’inoculation » (Masterman, 1985), les médias audiovisuels sont perçus comme une pathologie dont il faudrait protéger les enfants et les adolescents. La KMK préconise la mise en place d’une autocensure10 de la part des producteurs de contenus, qu’ils renoncent à la représentation de violence pouvant affecter les jeunes, et les enjoint à représenter des conflits qui se sont résolus sans y avoir recours. A travers cette circulaire, on peut voir le souhait de la KMK de faire advenir une société non violente par le biais de l’éducation, et de lutter contre le prosélytisme.
- 11 Lors de notre étude sur les textes institutionnels d’éducation aux médias français émanant de l’Edu (...)
- 12 Martin Keilhacker a ainsi fondé la première revue scientifique consacrée à l’éducation aux médias, (...)
- 13 En allemand : „präventiv-normative Medienpädagogik“ (notre traduction)
- 14 Ce terme a été choisi par Mark Horkheimer et Theodor Adorno à la place de « culture de masse », cel (...)
12D’où vient cette prise de position singulière11 ? Le traumatisme lié au nazisme peut constituer un élément de contexte important, dans le cas de l’Allemagne. Elle a influencé les chercheurs et les pédagogues à plusieurs titres, notamment en raison de l’imposition d’une propagande globale par ce régime totalitaire. La confrontation au pouvoir de persuasion des médias de masse, réquisitionnés par le régime nazi, a durablement marqué les esprits (Hüther & Podehl, 2005), et a renforcé les théories sur les effets des médias. La Medienpädagogik se fait par ailleurs une place à l’université dans les années 1960 en Allemagne Fédérale sous l’impulsion de Fritz Stückrath et Martin Keilhacker12, professeurs en Sciences de l’Education travaillant sur les effets néfastes des films sur les enfants et adolescents (Schorb, 2008). Ce domaine de recherche est très actif dans les années 1960, dans un contexte de guerre froide et de de fortes influences américaines, ainsi que du retour au pays d’intellectuels s’étant exilés aux États-Unis pendant la guerre. Il s’inspire alors de ce qui se fait en Amérique : les rapports entre médias et violence y sont fréquemment investigués, et le Code Hays y est en vigueur depuis 1934 afin de donner de « bons exemples » au spectateur de cinéma. D’après Jürgen Hüther et Bernd Podehl (2005), qui ont retracé l’histoire de l’éducation aux médias (Medienpädagogik) en Allemagne, cette phase, survenant directement après la guerre, est « préventive et normative »13. Elle vise à « désillusionner » et « immuniser » les jeunes, en leur enseignant à reconnaître les effets d’influence présents dans les médias, notamment cinématographiques. On peut, dans une certaine mesure, reconnaître également ici l’influence de la théorie critique de l’Ecole de Francfort, qui questionne les rapports de domination ainsi que l’uniformisation des modes de vie renforcés et légitimés par l’« industrie culturelle »14. Celle-ci empêche l’individu d’accéder à l’émancipation en le contraignant à devenir un produit plutôt qu’un sujet (Horkheimer & Adorno, 1947).
- 15 „Medienbildung befähigt zur Datensparsamkeit und zur Vermeidung von Datenspuren und fördert die dig (...)
13Enfin, nous pouvons supposer que l’accent mis sur la protection des données personnelles et de la vie privée des élèves, visible dans les circulaires de la KMK à partir de 1995, a également une origine historique ; en RDA, la surveillance généralisée, menaçant quotidiennement la vie privée des citoyens, peut être vue comme un facteur-clé pour comprendre leur importance en Allemagne aujourd’hui. Cette attitude de protection tendant à disparaître chez les jeunes générations, la KMK essaie de leur transmettre ces enjeux : « L’éducation aux médias (Medienbildung) rend capable de maîtriser ses données, d’éviter de laisser des traces, et promeut une sécurité numérique de la communication personnelle »15 (2012 :4).
- 16 Le concept de « Medienbildung » a pu être préféré au terme de « Medienerziehung » en raison de la s (...)
14Il faut néanmoins préciser que, malgré l’approche protectionniste mentionnée précédemment, l’objectif de la KMK est, et ce depuis ses premières déclarations, de développer la responsabilité, l’esprit critique et la créativité, afin d’accompagner le développement de l’élève, dans ce qu’on peut interpréter comme une forme de Bildung – ce terme n’étant pas mentionné par la KMK jusqu’en 2012, période où l’éducation aux médias prend justement l’intitulé de « Medienbildung16 ». Le terme de Bildung, intraduisible de l’allemand, et notamment issu des réflexions d’Humboldt et de l’Aufklärung allemande, désigne la formation globale de la personne vers plus d’autonomie et de réflexion critique. Il se distingue du terme de « Erziehung », signifiant aussi « éducation », par son aspect réflexif et sa dimension philosophique (Große, 2008). Il s’agit à la fois d’un développement personnel – construire une personnalité distincte, autonome et critique en se cultivant – et social, permettant d’agir de manière responsable au sein d’une société (Masschelein, 2002). D’après Thomas Nipperdey, historien allemand, l’idéal de la Bildung, de l’éducation intérieure, trouve ses sources dans la confession protestante ; il consiste à se réaliser soi-même, en lien direct avec Dieu, dans une responsabilité individuelle. Cette réalisation ne se fait pas dans l’isolement, mais dans la fraternité, la communauté. N’étant plus portés par les institutions et les évidences, les protestants auraient en effet développé une soif de convictions, une capacité accrue d’apprendre et un intérêt pour les sciences, produisant un effet de sécularisation. La faible centralisation, en Allemagne, aurait également permis le développement d’un pluralisme intellectuel propice au développement d’une forme d’autonomie et de critique (Nipperdey, 1992).
- 17 On peut éventuellement voir ici l’influence de la théorie de Hans Magnus Enzensberger, le „Medienba (...)
15La première circulaire de la KMK sur l’éducation aux médias, en 1979, porte sur la formation des professeurs, et mentionne la nécessité de développer des méthodes pour rendre les élèves critiques envers les médias. Par la suite, dans la déclaration de la KMK de 1983 – qui, nous l’avons vu, développe essentiellement une approche protectionniste – l’éducation aux médias (alors Medienerziehung) a deux autres dimensions, qui semblent viser la Bildung des élèves : la responsabilité ou dimension éthique, et la production ou la dimension créative. Ces dimensions servent à développer l’analyse des médias et à mettre l’élève en situation de production, bien que l’analyse semble surtout aider l’élève à effectuer les choix appropriés en matière de visionnage, puisqu’elle permet de discuter en classe des effets produits par différents contenus médiatiques. La dimension créative (faire produire des films aux élèves) doit les extraire de leur position passive, leur montrer des alternatives de consommation17. Les deux autres dimensions de l’éducation aux médias sont donc mises à la fois au service de la Bildung et du contrôle des jeunes, l’objectif étant de les mener à se détourner eux-mêmes des contenus problématiques (violents et/ou érotiques), afin de leur faire développer une posture morale, et d’éviter les conflits. Le contenu des cours, le débat et l’analyse dans la classe doivent mener l’élève à prendre des choix raisonnés en matière de consommation audiovisuelle.
16La circulaire de 1995 opère une forme de synthèse, et l’éducation aux médias prend trois dimensions : être responsable, critique et créatif. Les objectifs sont alors d’être capable de comprendre le monde des médias, pouvoir s’y retrouver dans le paysage médiatique, connaître l’offre, apprendre à faire des choix pertinents ; les médias sont donc perçus comme un objet de connaissance, à côté de leurs aspects dangereux. Ensuite, les élèves doivent devenir critiques vis-à-vis des contenus médiatiques, les rapporter aux fonctions sociales des médias, aux conditions de leurs production et diffusion ; cet aspect rappelle les cultural studies, qui étudient les conditions de production des messages médiatiques. Enfin, la capacité d’évoluer dans un monde imprégné de médias, de manière autonome, responsable et productive, c’est-à-dire pouvoir faire des jugements de valeur morale et esthétique, développer des capacités créatrices à côté des capacités analytiques, rendre publiques ses opinions et créations, rappelle l’idéal de la Bildung mentionné précédemment. Même à ses débuts, l’éducation aux médias de la KMK n’a donc pas pour unique but de protéger, mais également d’accompagner l’élève dans son développement, afin qu’il développe un esprit critique – l’objectif restant néanmoins qu’il puisse se protéger et réguler sa consommation lui-même.
- 18 En allemand : „bildungstechnologisch-funktionale Medienpädagogik“ (notre traduction)
17Une autre particularité de l’éducation aux médias en Allemagne de ne pas distinguer éducation par les médias, ceux-ci étant des supports d’enseignement, et éducation aux médias. Cette position est une constante, depuis les années 1960. Les recherches développées en Medienpädagogik sur les effets néfastes des médias sont peu intégrées aux politiques éducatives des Länder allemands jusque dans les années 1980 ; la « voie instrumentaliste », c’est-à-dire l’utilisation de ceux-ci à des fins pédagogiques afin d’améliorer les processus éducatifs, reste dominante (Henzler, 2015). En effet, les attentes vis-à-vis des médias éducatifs durant la période de reconstruction sont immenses (Schorb, 1995). Elles mènent, dans les années 1970, à un « Medienboom » (Hüther & Podehl, 2005 :121) ; les écoles et universités s’équipent massivement en médias. L’objectif est de faire des médias un outil de rationalisation des enseignements, et de se servir de ces médias « contrôlés » pour lutter contre les mauvais effets des médias consommés par les élèves (p. 121) ; cette phase de l’éducation aux médias est selon eux « technologique et fonctionnelle »18.
- 19 „Empfehlung zur Lehrerbildung auf dem Gebiet der Medienpädagogik“ (notre traduction)
- 20 „Medien als Träger von fachlichen und didaktischen Informationen eröffnen neue differenzierte Wege (...)
- 21 Notons par exemple qu’à la suite du « Pisa-Shock » de 2000, lorsque le système éducatif allemand a (...)
18La première déclaration du KMK sur l’éducation aux médias, en 1979 (« Recommandations pour la formation des professeurs dans le domaine de la Medienpädagogik »19), indique ainsi que « les médias, en tant que porteurs d’informations professionnelles et didactiques, ouvrent de nouvelles voies pour l’enseignement et l’apprentissage » (1979 :1)20. Cela comprend notamment, pour les professeurs, de savoir quels médias sont à leur disposition pour leurs cours ou leur discipline ; de transmettre de connaissances sur l’utilisation des appareils – donc de savoir les utiliser ; d’introduire des médias pertinents, adaptés et disponibles – donc susceptibles d’améliorer les apprentissages. A bien des égards, cette approche fonctionnelle existe encore aujourd’hui21.
19La deuxième partie de notre corpus (1997-2012) montre une diversification des influences, qui apparaissent dès les années 1980 mais sont intégrées plus tardivement aux recommandations de la KMK : le concept de Medienkompetenz de Dieter Baacke développé dans le champ académique a eu des répercussions sur les circulaires à partir de 1997, tout comme l’approche politique défendue par les instances internationales.
- 22 En allemand : „reflexiv-praktische Medienpädagogik“, notre traduction.
20Les années 1980 sont marquées par un changement de paradigme ; le récepteur des messages médiatiques en vient à n’être plus perçu comme passif, mais actif ; Jürgen Hüther et Bernd Podehl qualifient cette ultime phase de l’éducation aux médias, qui débute au milieu des années 1970, de « réflexive et pratique »22. Les consommateurs de médias en viennent à être envisagés comme des usagers compétents.
21Dieter Baacke, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Bielefeld, fait partie des premiers théoriciens allemands à considérer l’usager de médias comme un sujet actif et agissant selon ses propres finalités. Son concept de Medienkompetenz est d’une grande importance pour l’éducation aux médias à l’allemande ; elle est mentionnée dans les circulaires de la KMK comme l’objectif des efforts pédagogiques depuis 1997. Originellement apparu en 1972 dans son ouvrage sur la jeunesse (Baacke, 1972), il gagne en importance jusqu’à devenir un axe majeur de ses travaux par la suite, notamment dans son chapitre sur la « Medienkompetenz comme champ central de la pédagogie par projets », abondamment cité dans le monde universitaire germanophone (Baacke, 1999). Il est ensuite repris et transformé par d’autres chercheurs en Medienpädagogik, comme Stefan Aufenanger ou Heinz Moser, tout en demeurant la référence principale.
22Dieter Baacke est influencé par les approches marxistes et la théorie critique, tout en percevant le sujet en relation avec les médias non pas comme passif, mais actif ; il consacre de nombreux travaux à la culture populaire et aux subcultures, qu’il considère, dans la lignée des cultural studies, comme un objet de recherche à part entière. Si son absence d’aversion pour la culture de masse le distingue en partie des théories « classiques » de l’Ecole de Francfort, il en conserve néanmoins la dimension critique, dont il fait un des piliers de son concept (voir figure 1). Celui-ci émerge de la compétence communicative, qu’il expose dans son Habilitation en 1973, et qu’il développe à partir de Noam Chomsky et Jürgen Habermas, alliant ainsi des approches critiques et politiques avec une vision des médias ayant une place dans la constitution de l’espace public. Jürgen Hüther et Bernd Schorb définissent la compétence communicative dans l’œuvre de Dieter Baacke, de manière très englobante, comme « la capacité des êtres humains à comprendre et à se faire comprendre via l’échange de symboles verbaux et non-verbaux » (Hüther et Schorb, 2005 :257)
23Selon Dieter Baacke, la Medienkompetenz se distingue de la compétence communicative dans le sens où cette dernière concerne les interactions en face-à-face ; ses modalités sont différentes de la communication médiatisée, d’autant plus dans le cadre des médias de masse. Il s’agit d’un champ de qualification large, qui ne se limite pas à une série d’actes éducatifs ; par ailleurs, la Medienkompetenz n’a pas de contenu, ce qui est un choix assumé (Baacke, 1999). La Medienbildung, selon lui, est partenaire de la Medienkompetenz, puisqu’elle adapte des processus éducatifs et définit des contenus en fonction des buts à atteindre, tout en gardant une importante dimension réflexive.
Figure 1. Les dimensions et sous-dimensions de la Medienkompetenz d'après Baacke (1999)
- 23 Il cite également, parmi ses influences françaises, l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss, et (...)
- 24 Par ailleurs, le KMK considère que l’EAM est une partie de l’éducation politique (en allemand « pol (...)
24Dieter Baacke donne à sa définition de la Medienkompetenz un sens politique : ce concept est dès ses premiers travaux associée à la possibilité de changer activement les structures sociales et les systèmes. Avant même de parler de compétence, dans ses travaux antérieurs, il mentionnait les concepts de « spontanéité », de « créativité ». S’inspirant alors de Pierre Bourdieu – ce qui démontre par ailleurs l’absence d’étanchéité entre le monde académique français et allemand – il soutient que les « créativités singulières du sujet » agissent comme des forces émancipatrices permettant de se confronter de manière critique aux structures sociales, aux systèmes et aux règles. Il relie le concept de « grammaire génératrice » de Noam Chomksy à « l’habitus » de Pierre Bourdieu23, organisé par les individus en fonction de leur appartenance sociale et de leur capital éducatif et culturel. Baacke voit le capital culturel et la compétence communicative qui en découle comme répartie différemment (et inégalement) entre les groupes sociaux ; la Medienkompetenz est alors conçue comme une garantie d’égalité sociale. L’objectif, par ailleurs, est démocratique : selon Dieter Baacke, un individu « compétent médiatiquement » aura plus de chances de s’exprimer, de participer dans la société.24
- 25 „Neue Medien und Telekommunikation in Bildungswesen“, notre traduction
- 26 „Die Verbindung von Aspekten beider Bereiche sind ein entscheidender Beitrag zu umfassender Medienk (...)
25C’est en 1997, dans la déclaration intitulée « Nouveaux médias et moyens de communication dans l’éducation »25, que la notion de Medienkompetenz théorisée par Dieter Baacke est adoptée comme objectif de l’éducation aux médias. L’objet de celle-ci change : on passe des médias audiovisuels aux nouveaux médias, c’est-à-dire au multimédia et à la télécommunication. Le but est toujours de rendre les individus autonomes, conscients et responsables de leurs usages. Le lien entre la Medienpädagogik et la formation à l’usage des TIC « apporte une contribution significative à une compétence médiatique globale, c’est-à-dire la capacité à utiliser les nouveaux médias de manière responsable et créative »26 (KMK, 1997 :3). Le concept de Medienkompetenz donne un objectif global à l’éducation aux médias, qui regroupe les aspects précédemment cités.
- 27 „Die Entwicklung von umfassender Medienkompetenz durch Medienbildung ist eine gesamt-gesellschaftli (...)
- 28 On retrouve ici l’influence des théories de la « médiatisation » de tous les aspects de la vie, not (...)
26Dans la Déclaration de 2012, la dernière en date, le concept de Medienkompetenz gagne en importance : il est mentionné 11 fois. Il est mentionné comme l’objectif de l’éducation aux médias (devenue Medienbildung), ainsi qu’un enjeu sociétal de premier ordre : « le développement d’une compétence médiatique à travers l’éducation aux médias est un devoir de la société toute entière, qui ne peut se réaliser que dans la collaboration de l’école et de la maison familiale, tout comme avec les responsables politiques, économiques et culturels.27 » (p. 3). La KMK définit la Medienkompetenz comme l’ensemble des connaissances, compétences et capacités qui permettent d’agir de manière adaptée, autonome, créative et responsable dans un monde imprégné par les médias28. Etant donné que celle-ci est un enjeu démocratique et de développement personnel important, elle justifie la mise en place d’une éducation aux médias systématique dans les écoles ; en effet, elle ne peut être acquise de manière égale par tous les élèves dans leur environnement familial, et l’éducation aux médias permet ainsi de lutter contre les inégalités. Enfin, la Medienkompetenz permet à la KMK de conceptualiser le second aspect que nous avons vu précédemment, déjà présent dans ses déclarations depuis 1979, celui de « responsabilité, sens critique et créativité ».
27Les années 80 marquent un tournant dans la reconnaissance internationale de l’éducation aux médias en tant qu’enjeu éducatif et sociétal. D’après Laurence Corroy (2016), la reconnaissance de la media literacy comme enjeu de démocratie a eu lieu au niveau international, portée par l’Unesco, mais également au niveau européen. Depuis les années 1970 et 1980, les pays européens ont commencé à intégrer, localement, l’éducation aux médias à leurs programmes. Le Conseil de l’Europe, la Commission Européenne et le Parlement européen ont alors multiplié les recommandations pour la généraliser dans les systèmes éducatifs, et préciser ce qu’elle recouvre. En 2005, le Parlement européen publie ainsi un programme pluri-annuel visant à une utilisation plus sûre d’Internet ; l’usage compétent et actif du réseau deviennent synonymes de citoyenneté active et responsable en Europe. La Déclaration de Bruxelles de 2011 fait la synthèse des différents textes parlementaires, et rappelle la nécessité de développer la media literacy. Cela requiert, de la part des États membres, la mise en place de politiques éducatives et de recherches sur la question. Au niveau européen, une convergence s’esquisse donc, autour de la prise en compte de la media literacy comme « mission d’intérêt général » : « l’ensemble de ces recommandations ou de ces injonctions européennes induit un changement de paradigme, qui tend à rendre plus convergentes les recherches en éducation aux médias » (Corroy, 2016 : 47). La posture critique vis-à-vis des médias est devenue consensuelle au niveau international, la media literacy étant décrite par la Commission Européenne comme « la capacité à accéder aux médias, à comprendre et apprécier, avec un sens critique, les différents aspects des médias et de leurs contenus » (Corroy, 2016 : 46).
- 29 Laurence Corroy qualifie d’approche politique les « recherches concernant les médias d’information (...)
28Cette approche de l’éducation aux médias est partagée par les chercheurs français tels que Jacques Gonnet, membre fondateur du CLEMI : « parce que dans une société démocratique, qui met l’accent sur la pluralité des points de vue, les médias sont bien au centre des pratiques démocratiques » (Gonnet, 2001 :25). En France, l’approche « politique »29 développée par Jacques Gonnet oriente l’éducation aux médias et à l’information vers les enjeux de l’information, la question des sources, dans une perspective citoyenne ; l’objectif étant de donner à l’élève la possibilité de comprendre le monde, afin de pouvoir participer et s’engager. En Allemagne, même si l’accent n’est pas mis sur les médias d’actualité, mais davantage sur le monde médiatique dans son ensemble – y compris les œuvres de création et les moyens de communication – la compétence médiatique, telle que décrite par Dieter Baacke, doit également permettre aux citoyens de s’exprimer et de participer.
29En France, la notion d’« esprit critique » s’applique aujourd’hui majoritairement aux médias d’actualité et permet de distinguer le vrai du faux ; les propositions de loi relatives à la lutte contre la manipulation de l’information (ou loi « anti fake-news), défendues par le gouvernement et actuellement en discussion à l’Assemblée et au Sénat, en sont une illustration. On pourrait arguer que l’approche française est également protectionniste, puisqu’elle vise à protéger les enfants et les adolescents de « l’obscurantisme » généré par la « fugacité » des médias. Marlène Loicq, après avoir analysé les discours français d’éducation aux médias dans le cadre de sa thèse (2011), souligne ainsi que « toute la rhétorique autour du rapport des jeunes et des médias tient de la protection, […] et le projet éducatif lui-même développe l’idée d’un élève et citoyen « éclairé ». Comme si les médias plongeaient les jeunes dans un brouillard que seule l’éducation permet d’éclairer, rendant alors leur raison à ces individus bernés par l’émotion et la futilité des messages » (Loicq, 2011 :504). L’approche française s’inscrit dans un modèle républicain où, dans un vocabulaire issu de la philosophie des Lumières, tous les élèves doivent être « éclairés » (Loicq, 2011), et mis sur un pied d’égalité en partageant des valeurs et une vision du monde communes, tandis qu’en Allemagne, le sens critique prôné par les circulaires de la KMK concerne tout le système médiatique, et doit mener à l’émancipation d’un individu capable de se protéger lui-même. En ce sens, il se rattache à l’Aufklärung allemande et à l’exigence kantienne, qui est de sortir de l’âge de minorité pour entrer dans celui la majorité (Unmündigkeit et Mündigkeit), caractérisé par l’usage d’une raison éclairée (Kant, 2013).
- 30 „Schulische Medienbildung versteht sich als dauerhafter, pädagogisch strukturierter und begleiteter (...)
30Les termes de « critique » et d’« émancipation », ainsi que l’idéal de la Bildung, sont toujours au cœur des approches d’éducation aux médias selon la KMK : « La Medienbildung se comprend comme un processus d’accompagnement durable et pédagogiquement structuré de confrontation constructive et critique au monde médiatique. » (KMK, 2012 :3)30.
- 31 „Die Konvergenz alter und neuer Medien, ihre universelle Verfügbarkeit sowie interaktive Medienange (...)
31Dans sa dernière recommandation, le KMK souligne son importance et demande à tous les Länder de l’inclure dans leurs programmes sous forme d’enseignement transversal. L’introduction de ce texte stipule que « La convergence des anciens et nouveaux médias, leur accessibilité universelle, l’interactivité, les réseaux online et la prestation de services en ligne sont porteurs de nouvelles possibilités, de défis et de dangers. La société toute entière, tout comme l’individu, sont concernés : surtout la sphère privée, les droits personnels et les données personnelles. […]31 (2012 :3). Il est possible d’identifier ici, au sein d’une même phrase, une interprétation des médias comme « pharmakon », à la fois poison et remède ; cette position est caractéristique de l’approche allemande d’éducation aux médias, oscillant entre protection des individus face aux dangers qu’ils représentent, et ouverture à leurs potentialités, notamment éducatives.
- 32 Ces objectifs sont également visibles dans le dernier document de cadrage produit par la KMK, « Bil (...)
32L’éducation aux médias, vue par la KMK, opère ensuite une synthèse des différents éléments étudiés précédemment32 : soutenir les apprentissages via l’éducation par les médias, encourager la participation sociale et citoyenne, accompagner le développement identitaire des jeunes, mais également former leurs valeurs éthiques et morales ainsi que leurs jugements esthétiques, les protéger des dangers et des mauvais effets des médias, et leur apprendre à protéger leur vie privée et leurs données personnelles – question qui se pose avec acuité à l’heure d’Internet et des réseaux sociaux. Cette approche est donc centrée sur la protection des enfants et adolescents, mais également sur leur développement moral – l’acquisition de valeurs et de capacités de jugement – et personnel, ainsi que dans leurs relations avec autrui, le but étant de les accompagner pour devenir « critiques » et « responsables ». La dimension citoyenne de l’éducation aux médias représente ici une forme de consensus au sein de l’Union Européenne, puisque qu’il s’agit d’un nouvel élément, introduit suite aux travaux de Dieter Baacke sur la Medienkompetenz ainsi qu’aux directives européennes sur la question.
33L’éducation aux médias en Allemagne, vue au travers du prisme des recommandations de la KMK, a une triple singularité : elle met l’accent sur la protection des individus, sur leur développement suivant l’idéal de la Bildung, et considère les médias comme des supports d’amélioration des apprentissages. Ces prises de position, qui structurent toujours l’éducation aux médias, ont des origines anciennes : l’approche protectionniste, visant à protéger les jeunes des mauvais effets des médias et à leur faire prendre conscience de l’importance de leurs données personnelles, peut être imputée aux traumatismes historiques de l’Allemagne ; le développement de l’élève, dans le sens de la Bildung, est une caractéristique de la culture éducative allemande ; et enfin, l’approche fonctionnelle des médias éducatifs est une constante depuis l’après-guerre, ceux-ci ayant été perçus comme des moyens de rationaliser et d’améliorer les apprentissages dans un contexte de reconstruction. Les théories de l’usager actif, notamment la Medienkompetenz de Dieter Baacke, ont permis à la KMK de préciser et d’harmoniser les objectifs de l’éducation aux médias, et ont contribué à faire de celle-ci une partie de l’éducation politique. En ce sens, bien que la notion d’esprit critique soit interprétée différemment entre la France et l’Allemagne notamment, une convergence s’opère au niveau européen, autour de la prise en compte de l’éducation aux médias comme enjeu d’égalité et de citoyenneté ; l’objectif final de l’éducation aux médias en Allemagne, par le biais de ces trois paradigmes, étant de contribuer à former un individu autonome, critique et responsable.