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Du réseau social traditionnel au réseau social numérique : pistes de réflexion pour une éducation aux médias sociaux numériques en Côte d’Ivoire

Gnéré Blama Dagnogo

Résumés

Les réseaux sociaux numériques sont devenus en quelques années l’un des usages principaux du web sur le continent africain. En Côte d’Ivoire en particulier, plusieurs associations traditionnelles fonctionnant en réseaux ont transposé leurs activités dans le numérique. Ainsi, d’un système traditionnel dans lequel les réseaux sociaux sont de type hiérarchique et rassemblent physiquement des individus partageant des valeurs et des objectifs communs, l’on est passé à un système numérique, une organisation égalitaire, non hiérarchisée, qui réunit plutôt des individualités et établit essentiellement des liens faibles. Aussi cette étude repose-t-elle sur une analyse de contenu de cinq (5) pages « Facebook » de communautés traditionnelles ivoiriennes. Elle s’est attelée à montrer en quoi les réseaux sociaux numériques sont le reflet des réseaux sociaux traditionnels. Ce faisant, l’article a pour visée de promouvoir une éducation aux réseaux socio numériques tout en préservant l’essence même des réseaux sociaux traditionnels.

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Texte intégral

Introduction

1Depuis environ cinq ans, la fièvre des médias sociaux s’est emparée de l’Afrique. L’engouement des africains pour les réseaux sociaux numériques a non seulement eu des répercussions significatives sur leur façon de vivre en communauté mais a également modifié leur manière d’accéder et de consommer l’information. En Côte d’Ivoire singulièrement, les réseaux sociaux numériques ont joué un grand rôle d’interactivité dans la mobilisation citoyenne notamment lors des scrutins présidentiels de 2010 et 2015. Derniers avatars en date de l’Internet, les services de réseaux sociaux numériques sont selon Alexandre Coutant et Tomas Stenger (2010, 221) « des services web qui permettent aux individus : de construire un profil public ou semi public au sein d’un système, de gérer une liste des utilisateurs avec lesquels ils partagent un lien, de voir et naviguer sur leur liste de liens et sur ceux établis par les autres au sein du système ». Ces interactions sociales entre les éléments d’un même système constituent le réseau social que Mercklé (2011) défini comme « à la fois l’ensemble des unités sociales et des relations que ces unités sociales entretiennent les unes avec les autres, directement ou indirectement, à travers des chaînes de longueurs variables. » Cette définition englobe aussi bien le réseau numérique que traditionnel. En effet, le réseau social traditionnel, dans une conception africaine est une organisation sociale qui rassemble des individus ayant des objectifs communs, des valeurs communes et généralement basée sur le respect de ces valeurs avec une possibilité de contact physique. Tout à fait le contraire du numérique qui rassemble des individualités, établit essentiellement des liens faibles, dans une organisation souvent égalitaire et non hiérarchique. Pourtant, le numérique semble s’imposer aux réseaux sociaux traditionnels qui de plus en plus utilisent ses nouveaux vecteurs de communication. Il est courant de voir des profils Facebook réservés à des communautés traditionnelles ou des associations dont la notoriété s’est construite en dehors du numérique. Les réseaux numériques se présentent ainsi comme le nouvel espace de gestion des activités sociales et communautaires ; une sorte de transposition des interactions traditionnellement dynamisées dans un univers où l’individualisme s’articule au communautarisme dans une dynamique d’échanges. En quoi les réseaux sociaux numériques sont-ils le reflet des réseaux sociaux traditionnels ? En effet, notre hypothèse est que le plébiscite accordé à ces réseaux numériques viendrait du fait qu’ils favorisent la capacité des individus de répondre à des besoins socioculturels anthropologiquement attestés. Alors, comment penser l’éducation aux médias sociaux afin que les réseaux traditionnels ne se trouvent pas vidés de leur substance ?

2Notre étude, mobilise la théorie de l’espace public de Habermas et celle de l’action développée par Bourdieu. Selon Habermas (1962), l’espace public est le lieu où se forme une norme légitime car fondée sur une raison intersubjective. Il est caractérisé par « la présence de personnes privées faisant un usage public de leur raison ». La présence de ces personnes est caractérisée par la discussion et l’échange communicationnel qu’Habermas pose comme étant les éléments déterminants dans le mode d’organisation politique d’une société. Pour lui, le principe de l’initiative politique réside dans l’univers social, par le biais des échanges entre les différents acteurs sociaux. C’est-à-dire dans ce qu’il a appelé « l’agir communicationnel ». Cette action communicationnelle corrobore la théorie de l’action de Bourdieu pour qui « l’action est structurée par l’habitus, par la stratégie et par l’horizon objectif des possibles qu’offrent les situations et les positions sociostructurelles, c’est-à-dire par le capital et le pouvoir » (Müller, 2006 : 48). Cet habitus détermine la situation sociale et le statut des agents au sein de la société qui n’est autre que « la pratique et le sens pratique de l’agir humain » (Idem : 49). Ces deux théories fondent la constitution et le fonctionnement des groupes sociaux dans le système traditionnel. Ya-t-il un changement lorsque ces groupes transfèrent leurs activités dans le numérique ? Si oui, lequel ?

3La méthodologie adoptée repose sur une analyse de contenu de cinq pages « facebook » de communautés traditionnelles ivoiriennes. Une analyse dite de contenu, mais non pas dans une démarche heuristique comme on le retrouve chez Bardin (2003) par exemple. Par contenu, nous entendons ici le sens, tel qu’il peut ressortir à travers une analyse conversationnelle ou interactionnelle. Cette analyse des conversations a été complétée par des entretiens semi-directifs avec une dizaine de membres actifs de ces réseaux et cinq chefs de réseaux traditionnels. La particularité des groupes sélectionnés est la suivante : ce sont des groupes d’individus appartenant à une même région (la région des savanes située au nord de la Côte d’Ivoire) et à un même groupe linguistique (le Senoufo). Aussi, partagent-ils des valeurs communes, une culture spéciale basée en général sur la hiérarchisation inter et intra familiale. Ce sont des communautés également fondées sur l’esprit de solidarité et une identité construite autour du village, d’un chef ou de l’ethnie.

4Cependant, pour diverses raisons et à l’instar des autres groupes linguistiques ivoiriens, plusieurs citoyens de la région ont émigré vers de nouveaux horizons à l’intérieur du pays, dans la sous-région et sur le plan international. Ce serait donc le désir de se retrouver, d’échanger efficacement autour des enjeux de développement de leur région ainsi que l’accroissement de la notoriété du peuple Senoufo qui emmènent à privilégier de plus en plus les canaux de la technologie du web 2.0. Mais avant d’en arriver à confirmer ces allégations, une présentation singulière et synoptique du peuple Senoufo s’impose.

L’imaginaire social des Senoufos

  • 1 C’est selon l’origine mandingue.

5Etymologiquement, Senoufo signifie « ceux qui parlent le « séné1. » ou « siena » (Coulibaly, 1978 : 34). D’après une légende, lorsque « neugué », considéré comme un être divin et surnaturel, disparut, les guerres entre les groupes Senoufo commencèrent et les dispersèrent dans plusieurs régions en Afrique. Ainsi, on retrouve les Senoufos au nord de la Côte d’Ivoire ; au sud-est du Mali et au Sud-Est du Burkina Faso. Malgré les frontières artificielles qui séparent ces trois groupes, ils présentent une certaine unité culturelle. (Dagnogo, 2012 : 4). Aussi dans la civilisation Senoufo peut-on, dans les grandes lignes, rencontrer la superposition de deux cultures : l’une qu’on pourrait qualifier d’archaïque, héritage des vieilles traditions Mandé, fermée et réfractaire à toute innovation ou mondialisation, et l’autre, plus moderne, influencée par l’Islam et l’Occident. L’économie du peuple Senoufo repose à 90 % sur l’agriculture. C’est un paysan au caractère conservateur qui sait parfaitement tirer le maximum de son sol pauvre. Aussi le peuple Senoufo est-il le grenier d’une grande partie du Mali et de la Côte d’Ivoire.

6Pour être efficace dans le travail et améliorer les rendements lors des récoltes, le Senoufo s’organise en intégrant plusieurs réseaux de travaux champêtres. Ces réseaux fonctionnent dans un système de rotation où chaque jour (en dehors des jours de repos), le travail est accompli dans le champ d’un membre du groupe. Les jours de repos sont principalement les jours de marché hebdomadaires qui ont lieu, en général, à jour fixe dans les zones urbaines. Ces journées sont animées en grande partie par les populations rurales qui viennent y vendre les produits de leurs récoltes et faires des emplettes pour le village.

7La vie sociale Senoufo est foncièrement traditionnaliste. L’élément charnière de toute cette vie sociale est « le Poro ». « Le Poro » est une société secrète, hiérarchisée en classe d’âge, qui gère les connaissances traditionnelles sous la conduite des anciens initiés » (Ouattara, 1988, 10). C’est la figure emblématique du peuple Senoufo ». Cependant, il demeure un mystère pour le commun des mortels, son culte étant exclusivement réservé aux initiés.

8En ce qui concerne la vie religieuse, en dépit de l’influence des Dioulas qui depuis des siècles essaient de convertir les Senoufos à l’Islam, plus de 70 % de la population est restée attachée aux pratiques religieuses traditionnelles. Ces pratiques sont basées sur l’animisme. Les Senoufos croient en l’existence d’un Dieu unique qui s’appelle « Koulotiolo », « Gninin » ou « Klê » selon les différentes ethnies du Senoufo qui existent en Côte d’Ivoire. Mais ce Dieu n’a aucun pouvoir sur le présent ou sur l’avenir. Les esprits invisibles et les forces de la nature sont ceux qui ont besoin de culte, car il faut s’en protéger. La pratique des cultes religieux se fait en général au cours de la nuit dans l’enceinte du bois sacré.

9La vie culturelle quant à elle est meublée par des fêtes qui se déroulent au cours des cérémonies initiatiques qui ont lieu à des dates variables. Le culte des morts est la base de la religion Senoufo ; les funérailles des vieillards ainsi que ceux des chefs donnent lieu à des festivités publiques. Cependant, la vie culturelle Senoufo ne se résume pas seulement aux activités traditionnelles. L’anthropologue E.B. Tylor (2006 ; 121) disait à juste titre que la culture est « un ensemble complexe qui comprend les connaissances, les croyances, l’art, le droit, la morale, les coutumes et toutes les autres aptitudes et habitudes qu’acquiert l’homme en tant que membre d’une communauté. » Ainsi, les Senoufos ne restent pas en marge du progrès technologique et numérique que constituent les réseaux sociaux numériques. Bien au contraire…

Les Senoufos et les réseaux sociaux numériques

  • 2 Le nombre des membres pour tous les groupes retenus a été déterminé à la date du 05 mai 2017.

10Malgré la pluralité des réseaux numériques en vogue, la plateforme de « facebook » est celle qui est privilégiée par les groupes sélectionnés dans le cadre de cette étude. Crée en 2004, « le site facebook est le réseau social numérique ayant connu une croissance phénoménale ces dernières années » (Proulx 2011 ; 105). Selon Bouteiller (2008, 139), « facebook, comme l’ensemble des réseaux sociaux doit sa réussite à cette maxime simple : nos amis sont notre identité ». Ces groupes appréhendent donc « facebook » comme un amplificateur de leur statut social et un moteur de la construction de leur identité. Ainsi, pour une meilleure analyse des interactions au sein des cinq (05) groupes sélectionnés, il nous a fallu adresser une demande d’ajout aux administrateurs des différents groupes, compte tenu des restrictions d’adhésion adopté par la plupart d’entre eux. Ce sont « l’Union des Jeunes de Ferké Résidents à Abidjan (UJFRA) », qui compte à ce jour 1 642 membres pour un (01) administrateur ;2 « Tengrela grandira » avec 4 424 membres pour six (06) administrateurs, « les anciens du lycée de Tengrela (ALT) » avec 483 membres pour cinq (05) administrateurs ; « Boundiali-info » avec 7 060 membres pour quatre (04) administrateurs et « Investir en pays Senoufo » avec 216 619 membres pour dix (10) administrateurs.

11L’UJFRA, comme l’indique la signification des initiales qui composent le nom est une association née à Abidjan dans les années 1996, d’une idée émise par un groupe de jeunes ressortissants du département de Ferkessédougou au nord de la Côte d’Ivoire. Désormais résidents dans des quartiers distincts de la capitale, après les études secondaires effectuées dans leur région d’origine, ces jeunes ont trouvé le moyen de maintenir le contact en organisant des rencontres mensuelles dans un lieu fixé de commun accord. L’association s’est par la suite étendue à tous les jeunes dont les parents sont installés à Abidjan mais originaires de Ferké. Déterminés à s’unir pour réussir ensemble, l’UJFRA s’adapte également à l’innovation technologique mondialisée. C’est pourquoi, à l’ère des réseaux sociaux numériques, le groupe a décidé de créer son profil sur la plateforme de facebook pour une meilleure visibilité de ses activités et un ratissage plus large des membres, comme l’attestent les propos de l’administrateur du groupe : « nous avons décidé de mettre l’UJFRA en ligne pour mieux faire connaître l’association, mieux communiquer, faire passer les messages rapidement et inviter les autres à adhérer au groupe ». Mais il a tenu à préciser que « les réunions se font toujours hors réseau, Facebook est juste un moyen de communication. ». Ainsi, sur la page Facebook de l’UJFRA, les publications sont relatives aux informations sur l’histoire de la région, les activités (politiques, sociales, économiques…) en cours dans la région. C’est également le lieu de diffusion des offres d’emplois à l’attention des membres, ainsi que le canal par excellence de convocation des réunions physiques hebdomadaires.

12Tout comme l’UJFRA, le groupe « les Anciens du Lycée de Tengrela (ALT) » est une amicale crée par un groupe d’amis qui ont effectué leurs cursus du secondaire au sein dudit lycée et duquel ils gardent de beaux souvenirs. Le lycée de Tengrela est un établissement d’enseignement secondaire public situé à environ 860 km de la capitale économique (Abidjan) au nord de la Côte d’Ivoire. La vie active et les diverses fonctions obligeant les uns et les autres à emprunter des chemins divergents au sortir du lycée, ce groupe d’amis n’a pas voulu donner raison à cet adage commun selon lequel « la distance tue les relations ». Au contraire, ils ont intensifié leurs rapports par la formalisation d’une amicale. Au-delà, ils ont souhaité rassembler toutes les personnes qui, à un moment donné de leur cursus scolaire sont passées par ce lycée, quelles que soient leur lieu d’habitation ou leurs fonctions du moment. Ce fut en effet le principal objectif de la mise en réseau numérique de ce groupe comme l’indique l’un des administrateurs : « l’objectif de la page les anciens du lycée de Tengrela est de faire en sorte que tout ancien élève puisse se reconnaître et retrouver des amis perdus de vue depuis longtemps ». Par ailleurs, il convient de préciser que tous les anciens du lycée de Tengrela ne sont pas originaires de la région. Par conséquent, ils ne sont pas tous des Senoufos. Néanmoins, ils affichent un attachement aux valeurs propres au peuple Senoufo et une réelle volonté de participer aux activités de redynamisation du lycée qui a subi les affres de la crise politico-militaire en Côte d’Ivoire, en signe de reconnaissance. Ainsi, les publications sur la plateforme du groupe ALT sont en général des avis de recherches de promotionnaires et amis, des annonces d’évènements heureux ou malheureux qui concernent les différents membres, sans oublier les convocations à assister aux éventuelles réunions hors réseau comme l’indique le commentaire suivant : « Chers ALT, ns ns informons que notre prochaine rencontre aura lieu le samedi 13 juin à partir de 11 heures à marcory Moudy, gd carrefour derrière l’ancien cinéma magic… » (ALT, 8 mai 2015)

13À la différence des deux groupes ci-dessus présentés qui se sont constitués en dehors du numérique, les trois autres sont nés du désir des uns et des autres de penser le développement de leur région à l’aune des nouvelles technologies de communication que constituent les réseaux sociaux numériques. Ainsi, le groupe « Tengrela grandira » se positionne comme le leitmotiv virtuel de tous les ressortissants de ce département qui, comme nous disions plus haut, ploie sous le poids de nombreuses difficultés accentuées par la décennie de crise qu’a connu le pays. Les administrateurs du groupe, résidents permanents à Tengrela l’envisage comme un miroir qui permet à tous ceux qui le désire de s’informer au quotidien sur les avancées (sociales, économiques, politiques…) tout en mettant l’accent sur les potentialités et les opportunités de développement du département. Des photos de sites touristiques, d’activités socio politiques tenues dans la commune font régulièrement l’objet de commentaires sur la page du groupe.

  • 3 La région de la Bagoué fait partie du District des savanes qui comprend trois régions (Bagoué-Poro- (...)

14Quant au groupe « Boundiali info », il cible tous les ressortissants de la région de la « Bagoué », constituée par les départements de Boundiali, Kouto et Tengrela. Sa création sur le réseau Facebook vise à diffuser les informations relatives à l’actualité locale, à promouvoir les actions de développement de la région et à valoriser la culture Senoufo dans sa triptyque dimension idéologique, sociale et documentaire. En témoigne le message inscrit sur la page d’accueil du groupe, libellé comme suit : « « Toutes les informations vraies et en temps réel de la région de la Bagoué3 ! ! ! Le développement de la Bagoué, c’est l’affaire de tous ».

15Enfin, le groupe « Investir en pays Senoufo » qui rassemble plusieurs membres (216 619) est majoritairement constitué de Senoufo. Cependant, il s’étend à plusieurs autres communautés linguistiques, en particulier celles qui entretiennent des relations d’alliances inter-ethniques avec les Senoufos. Ce sont entre autres les « koyaka », les « yacouba », les « gouro » ; les « lobi » etc. c’est pourquoi, la plupart des publications sur le profil Facebook de ce groupe sont des commentaires de plaisanterie à l’endroit de l’ethnie alliée. Ce commentaire : « le senoufo est une création de Dieu, Mahouka, Koyaka, Gouro, Yacouba, Lobi, Odienneka sont une invention du Senoufo. Mdrrrrr » publié le 30 avril 2016 sur la page du groupe est un exemple de plaisanterie entre les différentes ethnies alliées. Evidemment, l’auteur de cette plaisanterie est un Senoufo. En dehors des commentaires de plaisanterie, les publications informent sur l’actualité nationale et internationale, des vidéos aux contenus hilarants sont régulièrement postées et l’innovation majeure de ce groupe c’est la publication récurrente d’exercices d’apprentissage du Senoufo comme l’indique la publication du 19 août 2015 ci-après : « Sénoufo – Français : fotamana – bienvenue ; Chôlô - Le mil ; Chôlômimin – poudre de mil ; Tarri - La terre ; Tarrifôl - Chef de terre ; Gol - poulet ; zaha - la pluie ; Shin - homme Sadjèn – oiseau… ».

16Les groupes ainsi présentés, quelle analyse peut-on faire des interactions entre les membres ?

Analyse des interactions au sein des groupes

17L’analyse des conversations sur les différentes pages Facebook des groupes sélectionnés nous fait remarquer d’emblée avec Proulx & Jane (2011 : 110) que « l’espace conversationnel Facebook peut être construit comme un espace alternatif par des acteurs sociaux inventifs, un espace offrant alors la possibilité aux minorités et aux sans voix de prendre davantage la parole. » En effet, contrairement aux règles en vigueur dans un groupe traditionnel où le système est de type plus informationnel que communicationnel, où les jeunes sont des récepteurs passifs en présence des adultes et où les hommes et les femmes ne forment parfois pas un même groupe, dans un espace numérique, les choses ne sont pas pareilles. Les relations sont de types égalitaires avec la présence aussi bien des hommes que des femmes, parfois même plus de femmes dans un groupe. Les administrateurs coordonnateurs des activités des groupes ne sont pas forcément les aînés. Internet s’illustre comme un espace où « les aînés sont dépossédés de leurs pouvoirs et parfois même déconsidérés », et où les aînés sont « souvent traités d’acculturés » (Kiyindou, 2011 : 120). Cependant, l’usage de certains marqueurs dans le discours des moins jeunes à l’endroit des aînés permet de prétendre à une formalisation virtuelle du principe des échanges dans le système traditionnel. À titre illustratif, il est récurrent de trouver des expressions du genre « excusez-moi hein… » ou encore « grand frère untel… » qui précèdent les commentaires de certains membres. Cela atteste de la considération pour les principes d’usages dans la prise de parole des jeunes en public. Egalement, les commentaires du genre « merci grand frère… », « merci les frères… », en signe de politesse ou de gratitude face à une publication appréciée, de « yako ! mon frère… », « du courage ma sœur… » en signe de compassion dans le cas de l’annonce d’une mauvaise nouvelle, dénotent tout aussi de l’observation des principes de bienséances au sein de ces groupes. En dehors du respect dévolu aux aînés dans les interactions, l’union, la solidarité et l’entraide sont les principales valeurs promues par ces groupes. La publication d’événements heureux « le mariage de notre sœur Séka Sylvie le samedi 11/04/15 à la mairie du plateau à partir de 09 heures, suivi de la bénédiction nuptiale à la paroisse st André de yopougon à 12 heures » (ALT, avril 2015) ou malheureux « En la date du 02/01/15, notre ami Ouattara Diponahan (Dipo) a été rappelé au Seigneur à la suite d’une courte maladie (palu). Il repose désormais dans son village natal depuis fin janvier. Paix à son âme… » (ALT, Idem) qui touchent les membres, suscitent la sensibilité des uns et des autres à l’application de ces valeurs. Il en va de même pour les opportunités d’emplois à l’attention des plus jeunes « La Commission Électorale Indépendante Régionale du Tchologo, porte à la connaissance de l’ensemble de la population, du recrutement des chefs de centres et agents de formulaire… » (UJFRA : 3 mai 2015). En tant que média de masse par excellence, Internet en général et Facebook en particulier permet la vulgarisation des messages de sensibilisation à participation massive aux activités de progrès socioéconomiques initiées par le gouvernement, dans la région. C’est notamment le but de l’information ci-dessous publiée le 21 avril 2015 sur la page du groupe « Tengrela grandira » : « le président de la MUDDETIN (mutuelle de développement du département de tengrela) informe tous les cadre, la population du département de tengrela que le 1er Ministre S.E. Kablan Duncan donnera le 1er coup de pioche du bitumage de l’axe Bolona-Nigouni et posera la 1re pierre de l’usine aurifère de sissengue le dimanche 26 avril 2015. La présence de chacun sera hautement appréciée. ».

18En outre, les femmes, qui, dans la réalité font parfois preuve de timidité ou d’humilité dans la prise de parole en public deviennent plus réactives par rapport aux hommes, lorsqu’une situation est présentée dans le virtuel. Certaines se sentent d’ailleurs plus à l’aise avec le groupe en ligne. C’est le cas de K. S du groupe UJFRA qui, pour donner son avis sur la transposition de son association dans le numérique dit ceci : « depuis que je me suis mariée, je ne vais plus aux réunions de l’UJFRA ; mais la page en ligne me permet de me mettre à jour des informations et de participer à certains débats ». D’autres s’érigent en censeur face au faible taux de participation des membres aux réunions physiques, qui demeurent le cadre de réflexion et de mise en place des projets du groupe à court, moyen, et long terme. C’est en substance l’objet du post de O.E.F. du groupe ALT qui dit ceci : « Bjr chers tous, la réunion d’hier a bel et bien eu lieu et je vous avoue que je déplore l’absence de la majorité des membres pourtant nous avons bcp communiquer sur cette rencontre… »

Par ailleurs, en dépit de la virtualité du réseau qui se prête à des interventions inconvenantes et anonymes, les administrateurs des groupes, principalement ceux qui ont subi une transposition dans le numérique (ALT et UJFRA) surveillent les publications et commentaires de leurs membres. Ainsi, ils n’hésitent pas à bloquer l’accès à la page à toute personne dont les propos ou activités au sein du groupe se révèlent discourtois ou susceptible de violer les principes des bonnes mœurs dont ils se prévalent malgré leur présence dans un espace où « tout est permis ». Alors, du système traditionnel au numérique, qu’est-ce qui change ?

Du réseau social traditionnel au réseau social numérique

19Les réseaux sociaux numériques sont devenus en quelques années, l’un des usages principaux du web. Plusieurs auteurs s’accordent sur le fait que l’histoire des réseaux sociaux numériques a débuté aux Etats Unis dans les années 1997. Cependant, loin de se limiter aux Etats Unis et à l’Europe, les réseaux sociaux numériques ont conquis progressivement des centaines de millions d’internautes à l’échelle mondiale, annihilant au passage les réseaux sociaux traditionnels. En effet, la définition des réseaux sociaux selon Danah Boyd et Nicole Ellison (2007), fait systématiquement référence aux réseaux sociaux numériques. Pour eux, « est considéré comme réseau social, tout service internet qui permet à ses utilisateurs de créer des profils publics ou semi-publics en son sein ; d’articuler ces profils avec des listes d’utilisateurs avec lesquels ils sont connectés et de naviguer à travers ces listes de contacts, les leurs et celles des autres. » Dans une telle définition, les réseaux sociaux traditionnels, ceux qui existent au sein des communautés traditionnelles depuis belle lurette et qui fonctionnent en dehors d’Internet ont tendance à être oubliés.

20Alors, il convient de se souvenir de Mercklé (2011) qui affirme que « l’autonomie et le fonctionnement en réseau ne sont pas des inventions d’Internet » mais que, « ce serait plutôt Internet qui serait le produit de l’autonomie et du fonctionnement en réseau ». Effectivement plusieurs associations classiques traditionnelles, des Organisations non Gouvernementales (ONG) qui sont également des réseaux sociaux continuent d’exister en dehors d’Internet et du numérique. Tout se passe comme si « les réseaux sociaux numériques ne sont qu’un type différent, une autre forme d’espace public » (Boyd, 2007, 3), un espace appréhendé par Tassin (1991 : 6) comme « un espace de communication où des acteurs institutionnels, des acteurs économiques et des acteurs issus de la société civile traitent des questions d’intérêt général… un espace de médiation qui relie tout en maintenant à distance. »

21Ainsi, les réseaux sociaux, qu’ils soient traditionnels ou numériques combinent au moins trois fonctions fondamentales. Ils constituent un support de l’identité, ce sont des moyens de sociabilité sur la base de critère d’affinité et enfin les réseaux sociaux sont les médias réticulaires de communication interpersonnelle ou intergroupe. En fait, le passage du traditionnel au numérique se comprend mieux avec Michel Serres cité par Lespinas, qui affirme que : « d’un espace métrique avec un niveau de distance mesurable physique, nous sommes entrés dans un nouvel espace de vie digital qui entraine la suppression de barrières spatio-temporelles, la mutation de l’identification de l’individu et de nouveaux processus d’interactions. » (Lespinas et al. 2013).

22Alors comment concilier la présence des deux types de réseaux, afin que les réseaux sociaux traditionnels ne se trouvent pas vidés de leur essence ?

Pour une éducation aux réseaux socio numériques

23La réponse à la question ci-dessus posée est à chercher dans une éducation aux médias sociaux numériques. L’éducation aux médias peut se définir comme « la capacité à accéder aux médias, à comprendre et apprécier, avec un sens critique, les différents aspects des médias et de leur contenus, qui comprend une dimension créative et communicationnelle. » (Corroy, 2013 : 1). Il s’agit de développer des habiletés et des compétences visant à identifier, décrire, comprendre et évaluer les messages quotidiens de notre univers médiatique qui cherche à nous informer, nous distraire, nous émouvoir ou nous vendre quelque chose. Ainsi, l’éducation aux médias permet d’exercer l’esprit critique à mieux discerner l’influence des médias sur la société, mais surtout sur notre propre consommation des médias. C’est un devoir d’éducation et d’auto éducation vis-à-vis des médias. Dans le cas des réseaux sociaux, une éducation dans ce sens privilégierait la préservation des valeurs culturellement et traditionnellement admise par les groupes transposés dans le numérique. Il faut surtout avoir à l’esprit que les informations diffusées sur Internet sont irréversibles et susceptibles de produire des effets indélébiles. C’est pourquoi, les membres doivent se garder de donner certaines informations ou de traiter de certains sujets sur la plateforme numérique. Les réunions physiques peuvent demeurer les cadres de discussions approfondies sur les projets et de règlement des éventuels écueils dans les relations. S’éduquer aux réseaux socio numériques reviendrait à cultiver ce que Corroy (2013, 5) a appelé l’empowerment. Un terme qui traduit l’idée de développer une autonomie et exercer un contrôle sur les médias en général et les réseaux socio numériques en particulier. Des précautions utiles car l’usage des réseaux sociaux numériques laisse des traces numériques volontaires ou non. Dès lors, il faut apprendre à gérer sa e-réputation, en fonction du type de message que nous voulons véhiculer ou voir circuler sur nous.

Conclusion

24Le passage du réseau social traditionnel au réseau social numérique est de plus en plus incontournable avec la montée en puissance de la technologie web 2.0. Les réseaux socio numériques présentent des facilités interactionnelles ainsi que des opportunités de sensibilisations et de mobilisations de masse. Ainsi, les réseaux socio numériques abritent plusieurs groupes qui se forment par affinités idéologique, identitaire, linguistique, religieuse… La présente étude a porté sur l’analyse des profils de cinq (5) groupes présents sur le réseau social « Facebook ». Deux (2) parmi ces groupes sont nés dans le système traditionnel mais communiquent principalement via le numérique. Ce sont l’UJFRA (Union des Jeunes de Ferké Résidants à Abidjan) et l’ALT (Amicale des Anciens du Lycée de Tengrela). Les trois (3) autres (Tengrela grandira, Boundiali Info et Investir en pays Sénoufo), sont des purs produits du numérique, dont la finalité vise la visibilité et le développement de la collectivité locale dont ils se réclament. L’analyse a révélé qu’un réseau social, qu’il soit traditionnel ou numérique combine la triple fonction de support identitaire, de moyen de sociabilité et de média de communication interpersonnelle ou intergroupe. Cependant, aussi bien l’un que l’autre présente des avantages et des inconvénients. Ainsi, les valeurs essentiellement observées dans le système traditionnel viendront enrichir les relations dans le numérique et pour juguler les effets pervers du numérique, une éducation aux médias s’impose. En somme et pour rester positif, il faut envisager les réseaux sociaux non pas sous l’angle des risques potentiels qu’ils représentent, mais en fonction des formidables opportunités qu’ils proposent.

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WOLTON Dominique (2011), Ces réseaux sociaux numériques, Revue Hermès, CNRS Editions.

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Notes

1 C’est selon l’origine mandingue.

2 Le nombre des membres pour tous les groupes retenus a été déterminé à la date du 05 mai 2017.

3 La région de la Bagoué fait partie du District des savanes qui comprend trois régions (Bagoué-Poro-Tchologo) selon le Décret ivoirien n° 2011-263 du 28 septembre 2011 portant organisation du territoire national en Districts et en Régions.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gnéré Blama Dagnogo, « Du réseau social traditionnel au réseau social numérique : pistes de réflexion pour une éducation aux médias sociaux numériques en Côte d’Ivoire »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 12 | 2018, mis en ligne le 05 février 2018, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/3495 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.3495

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Auteur

Gnéré Blama Dagnogo

Docteure en Sciences de l’Information et de la Communication, Enseignante-chercheure, Maître-assistante au Département des Sciences du Langage et de la Communication à l’Université Alassane Ouattara de Bouaké / Côte d’Ivoire. Spécialisée en Communication pour le Développement et titulaire d’un Master en Éthique et Bioéthique. Domaines de recherches : la Communication pour le Changement de Comportement, l’Education aux Médias, l’Éthique de la Communication et désormais, la Qualité dans la Communication. Courriel : d_joticia@yahoo.fr

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