1La dimension émotionnelle au travail constitue, depuis les années 1990, un champ d’étude en sciences de gestion autour de la notion controversée d’« intelligence émotionnelle » qui, comme le rappelle Jean-François Chanlat (2003), a succédé aux multiples approches de la motivation, de la satisfaction voire du bien-être au travail. Les cadres, managers, professionnels de l’encadrement et pivots hiérarchiques, sont soumis à des impératifs de performance accrue dans un contexte économique mondialisé et sous tension. Aux compétences gestionnaires et techniques attendues des managers se sont rajoutées des compétences dites sociales, relationnelles, affectives associées au leadership (Hochschild, 1983).
2Nous souhaitons prendre à rebours ces approches qui placent l’individu au centre de la réflexion pour questionner les dimensions sociopolitiques, institutionnelles, organisationnelles qui sont généralement minorées, voire ignorées dans les recherches sur les émotions (Ilouz, 2006, Dumas et Martin-Juchat, 2008, 2016). Que ces dernières soient, in fine, ressenties et/ou exprimées par des individus n’est pas contesté. Mais dès lors qu’une injonction est faite aux cadres de « savoir gérer les conflits », « maitriser leurs émotions », « d’être capables de motiver, d’impliquer les équipes », etc. il est nécessaire d’examiner les conditions dans lesquelles s’exerce ce travail d’encadrement émotionnel ainsi que les dispositifs info-communicationnels (y compris numériques) qui soutiennent ou sous-tendent ce travail et potentiellement sa reconnaissance (Lépine, Parent, 2013 ; Lépine, 2013, 2012a).
3Aborder une recherche sur les émotions, dans leur dimension politique et sociétale mais aussi concrètement étudier leur place et leur portée dans l’activité du travail de cadre, constitue un véritable défi théorique et méthodologique. Les sciences de l’information et de la communication en tant qu’interdiscipline et en tant qu’elles s’attachent à problématiser les phénomènes, dispositifs et logiques de médiations leurs dynamiques et leurs enjeux, peuvent jouer un rôle dans la mise en dialogue d’approches disciplinaires distinctes pour aborder cette question – à la fois centrale et difficilement saisissable – du rôle des émotions dans l’interprétation des situations, dans la mise en œuvre des actions et dans les interactions professionnelles et sociales.
- 1 POLISOMA est un projet de recherche conçu et dirigé scientifiquement par Fabienne Martin-Juchat, Pr (...)
- 2 Notamment deux publications sont en cours de soumission : l’une dans une approche en Santé publique (...)
- 3 Dans cette perspective interdisciplinaire un appel à articles est proposé pour le N° 14 de la RFSIC (...)
4Le programme de recherche intitulé « du somatique au politique : POLISOMA1 » repose sur l’hypothèse centrale suivante : les organisations où s’exercent les activités humaines structurées par des logiques productives et gestionnaires (ici désigné travail pour simplifier) sont des instances où les individus font l’expérience quotidienne de situations, d’interactions, de relations, d’échanges qui suscitent et/ou mobilisent des affects. Analyser cette activité affective par le biais d’une approche compréhensive des discours sur les pratiques peut permettre de rendre saillantes des dynamiques collectives et organisationnelles et non simplement individuelles et/ou interpersonnelles. En effet, selon le courant devenu classique de la sociologie compréhensive et de l’interactionnisme symbolique, il convient de s’appuyer sur les récits des acteurs, sur le sens qu’ils attribuent à leurs pratiques, afin de comprendre des dynamiques sociales. Cet article rend compte de ce programme de recherches selon les sciences de l’information et de la communication. D’autres publications suivront à partir d’autres angles disciplinaires2 et interdisciplinaires3.
5L’émotion constitue une thématique scientifique interdisciplinaire, si bien qu’il convient de délimiter son acception dans le cadre de notre approche. Notre propos est d’interroger en quoi les logiques d’instrumentalisation, de rationalisation et de normalisation des processus de communication mises en œuvre par le biais du nouveau management public influencent le vécu affectif des salariés ; et en quoi ces affects sont à l’origine de schèmes d’actions et d’interactions révélateurs de dynamiques organisationnelles et de tensions socio-politiques.
6En d’autres termes, l’orientation retenue n’est pas celle de certains courants de la psychologie et des sciences cognitives qui se donnent comme objectifs la qualification et la classification des différents types d’affects vécus, hors de leur contexte d’apparition ou d’expression (Parrott, 2001, Plutchik, 2008). Notre intention n’est pas, non plus, d’approfondir les questions qui visent à dissocier les pulsions, les passions, les émotions et les sentiments, nous emploierons dans cet article le terme générique d’affects ou celui d’émotions dans un sens large.
7Notre approche privilégie la place et le rôle que prennent les affects dans des ensembles d’interactions (au sein d’une équipe, de collectifs de travail, et avec les différentes parties prenantes d’une organisation) et de relations (de coopération, de contrôle, de pouvoir, de négociation, etc.). Cette anthropologie par la communication affective (Martin-Juchat, 2008) demande d’analyser la communication sur et par les affects, l’action par les affects et par la communication sur les affects. Plus encore, il convient d’observer la manière dont les affects sont communiqués dans une culture organisationnelle spécifique (via ou non des dispositifs de normalisation) et d’analyser en quoi les modes de communication affective (fusion, empathie, sympathie, antipathie, projection affective, etc.) sont à l’origine de cours d’action ou d’interactions spécifiques.
- 4 « The ability of affect to produce an economic effect more swiftly and surely than economics itself (...)
8Cette perspective s’inscrit dans une filiation, celle de l’interactionnisme symbolique, nourri par la sociologie compréhensive de Georg Simmel (1981) et la philosophie intersubjective d’Alfred Schütz (1987) ou plus récemment des travaux qui considèrent l’émotion comme un objet essentiel pour comprendre une société4 (Doyle McCarthy, 1994, Masumi, 1995). Comprendre en quoi les comportements affectifs construisent un monde social qui fait sens pour les acteurs, telle est la question. Dans cette perspective, la signification que les acteurs attribuent à leurs pratiques est une source de connaissance précieuse. Enfin, nos travaux se positionnent en SIC dans la filiation pragmatique, héritière de la philosophie du langage notamment inspirée des travaux de John Langshaw Austin (1955). Notre intention est de rendre saillant ce que les affects « font faire », voire de considérer que les affects sont des actes de langage (le langage étant entendu ici comme non réductible au verbal) dont il nous importe de révéler la dimension illocutoire.
9En résumé, nous nous focalisons sur ce que les acteurs attribuent comme dimension performatrice aux actes de langage que sont les affects. Ce type d’approche met en lumière les dynamiques interactionnelles et actionnelles liées aux affects à partir d’une prise en compte du vécu et du ressenti tels qu’ils sont exprimés par les acteurs.
10Notre perspective accorde une attention particulière aux dimensions sociohistoriques, culturelles ainsi qu’aux aspects idéologiques et politiques associés aux dires des acteurs sur les affects et les émotions dans un contexte socio-politique techno-déterminé et déterminant. En effet, l’agir au sein des organisations est structuré par des techniques et des technologies, en particulier au sein des structures hospitalières – un CHU constitue le terrain empirique de la présente recherche – où les enjeux de traçabilité et de qualité sont centraux. Se pose donc la question de ce que ces dispositifs font des et aux affects humains, ou inversement ce que les expressions affectives individuelles révèlent des contraintes et des spécificités des organisations marquées par de nouvelles formes de management. Ce sont donc les médiations et les différentes formes de régulations info-communicationnelles engageant des affects et engagées par ces derniers qui sont au cœur de cette recherche. Il importe aussi d’analyser en quoi cette gestion de l’activité des affects et par les affects est pour l’instant non reconnue par les organisations.
11Les imaginaires, les idéologies dominantes saisissables à travers les discours, les représentations, les normes sur ce que doivent être les affects dans les organisations sont aussi étudiés. Entre projets de politique managériale (par exemple autour du care, de la bientraitance ou encore du « bonheur au travail ») et dispositifs de gestion, en quoi ces discours fabriquent-ils le regard sur les affects au sein des organisations et de quelles manières façonnent-ils le dire sur le vécu individuel et collectif des affects ?
12Enfin, contraints par les rythmes productifs et les cadres d’action imposés par des logiciels de gestion, que peut-on dire des conséquences de l’accélération et de l’intensification du travail et des échanges info-communicationnels sur le vécu affectif des managers et, en particulier, à l’hôpital, des Cadres de santé (CdS) dans un contexte de gestionnarisation des échanges et des activités professionnelles (Martin-Juchat, 2016) ?
13Aussi, notre propos par l’analyse des récits professionnels et des dires sur le travail des CdS est de révéler : l’expression d’un vécu émotionnel (individuel et collectif) en rapport avec des situations professionnelles ainsi que l’expression d’une mise en action (ou d’une impuissance) initiée et/ou influencée par les affects.
14Sur un plan empirique, cette recherche a pris place dans une organisation de santé, le CHU de Grenoble, et s’est intéressée aux cadres de proximité exerçant en unités de soins. Nous avons fait le choix de ce type d’organisation pour plusieurs raisons. Les CHU connaissent depuis plus de dix ans l’essor du nouveau management public, avatar gestionnaire du nouvel esprit du capitalisme dont on peut mesurer les effets sur l’activité professionnelle et sur le vécu des cadres appelés à en assumer les principes et les conséquences (Lépine, 2012a, 2012b). En raison de leur mission de santé et de soin au service de l’humain nous avons fait l’hypothèse que les salariés de ce secteur seraient non seulement intéressés par la question des émotions mais aussi – plus que d’autres travailleurs – familiers de l’expression du vécu affectif.
- 5 Le consortium POLISOMA est composé de Fabienne Martin-Juchat, Pr. SIC, GRESEC, UGA, Thierry Ménissi (...)
15Le CHU de Grenoble Alpes, et plus particulièrement l’Institut de Formation des Cadres de Santé, a accepté d’être partie prenante de cette recherche qui appelle une approche interdisciplinaire et des méthodologies innovantes. Nous avons constitué un consortium associant des enseignants-chercheurs et des acteurs professionnels5 afin d’apporter des cadres d’analyse théoriques et conceptuels complémentaires. Ce consortium a eu vocation non seulement de rapprocher des travaux habituellement disciplinairement disjoints (la psychologie, les sciences de l’information-communication, l’informatique, la philosophie politique, la santé publique), mais aussi de produire et d’expérimenter des méthodologies de recherche permettant d’articuler les apports des différentes disciplines.
16Le groupe interdisciplinaire constitué s’est réuni à intervalles réguliers avec des objectifs d’étape tout au long de la première phase exploratoire programme de recherche présentée dans cette contribution. Pour autant, l’ensemble de la démarche ne constitue nullement un processus linéaire, mais davantage une « improvisation orientée » autour d’itérations d’une réunion à l’autre et au sein d’une même réunion concernant le cadre notionnel et définitoire (qu’entend-on par émotions, affects, sentiments, etc. selon nos champs disciplinaires respectifs ?) ; les enjeux théoriques qui en découlent et résultats attendus (que cherche-t-on à comprendre et à éclairer au prisme des émotions ?) ; les méthodes (quoi observer, quels matériaux et données de recherche recueillir ou construire et de quelle manière ?).
17Une dizaine de sessions de travail a été nécessaire sur une période dix-huit mois afin de :
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partager des reformulations de la problématique générale et élaborer ou discuter les hypothèses de recherche ;
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dégager une méthode de collecte et d’élaboration de données empiriques et pré-tester la pertinence de certains outils ;
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effectuer un recadrage notionnel, partage de modèles théoriques et choix des angles d’analyse après recueil des données ;
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organiser des sous-groupes de travail pour définir des unités d’analyse et construire une stratégie de croisement disciplinaire pour chaque unité d’analyse ;
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enrichir l’analyse de confrontations croisées des analyses produites en sous-groupes.
18Ces réunions de travail collectif ont été complétées par des temps de rencontres des sous-groupes de travail, des phases d’écriture et des relectures croisées. Rétrospectivement on ne peut que constater l’ampleur de l’engagement requis, la nécessité de persévérer dans la durée et le temps consacré à construire à la fois une dynamique de groupe et une production réellement commune, en dépit des rythmes et des contraintes extérieures au projet, différentes pour chacun des membres du collectif. Il faut concéder que la coordination d’une méthodologie interdisciplinaire s’est avérée aussi passionnante que « coûteuse » en temps et en énergie. Il s’agit maintenant de préciser les choix de méthodes et le protocole de collecte empirique des données.
19Dans la phase exploratoire du programme, le choix s’est porté sur une méthode qualitative reposant sur la technique de l’entretien collectif aussi nommé entretien focalisé ou focus group – le terme anglais est plus souvent retenu, car cette méthode largement mobilisée dans les travaux anglo-saxons est moins répandue dans les recherches en SHS françaises (Duchesne, Haegel ; 2008/2013). Ces auteurs proposent les caractéristiques suivantes concernant les focus group : « il s’agit d’abord d’entretiens de recherche, autrement dit de données discursives destinées à l’analyse et qui peuvent (nous serions d’accord pour dire ‘doivent’) bien évidemment aussi concerner les enquêtés » ; ils recouvrent possiblement des « pratiques mixtes dans lesquelles des tâches spécifiques peuvent être confiées aux participants -…) l’explicitation de ces actes est recueillie sous forme discursive » ; ce sont des « entretiens collectifs » qui peuvent rassembler des personnes constituant un « groupe ‘naturel’ d’interconnaissance » ou bien des « personnes n’ayant pas de relations sociales préalables » (Duchesne, Haegel ; 2013 : 42-43).
20Dans le cas de la présente recherche, deux focus group ont réuni 19 Cadres de Santé (CdS), un groupe de 9 CdS et un groupe de 10 CdS, lors de deux sessions d’une durée de 3 heures chacune. Le recrutement a été réalisé au sein des différents services du CHUGA par la sollicitation de tous les cadres de santé via un mail émanant du cadre formateur à l’IFCS et co-organisateur du programme. Il s’agissait clairement ici d’une population en partie homogène, car partageant à la fois une même fonction et un même établissement de santé – certains se côtoyant régulièrement. La diversité en âge, ancienneté dans le poste, sexe, service de soin a été assurée par le hasard des déclarations d’intérêt à participer, car aucun filtrage n’était opéré. Il est toutefois d’emblée intéressant de noter que l’échantillon des 19 Cds participants s’est avéré assez représentatif de la population globale des CdS du CHUGA.
21Les groupes se sont déroulés en janvier 2016 dans une salle spécialement aménagée pour cette méthode (équipement Domus, Living Lab du LIG) incluant un local technique d’observation et d’enregistrement derrière une vitre sans tain, un dispositif discret et placé au plafond de captation de son et d’image afin de gêner le moins possible l’expression des participants. Conformément à l’éthique de la recherche en SHS, les personnes étaient informées des objectifs de la recherche, de la captation de sons, d’images et d’écrits ; toutes données étant recueillies aux fins exclusives de la recherche et anonymisées pour leur utilisation. Les chercheurs se sont aussi engagés à leur présenter les résultats de la recherche afin de valider avec eux les interprétations issues de leurs témoignages.
22L’animation des groupes a été assurée par Valérie Lépine (groupe A) et Fabienne Martin-Juchat (groupe B), toutes deux formées aux techniques d’animation de groupe, selon un guide de discussion précédemment élaboré et validé par le collectif interdisciplinaire. La trame de la discussion de groupe était organisée en quatre grands temps :
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Partage du vocabulaire, du lexique, des significations et des représentations associées aux émotions au travail.
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Identifications des situations génératrices d’émotions
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En premier lieu il était demandé à chacun de remplir individuellement une fiche permettant de décrire 3 ou 4 situations concrètes où les émotions étaient présentes (contexte, personnes impliquées, émotions exprimées, résolution de la situation). En second lieu, un tour de table suivi d’échanges collectifs permettait d’expliciter, de partager et approfondir une des situations.
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Exploration de la manière, dont les émotions sont prises en compte(ou non) et de quelle manière tant au plan personnel, qu’aux différents niveaux de l’organisation, voire de l’institution hospitalière (comment les cadres font-ils face à leurs propres émotions et à celles des autres ; y a-t-il des formes de prise en charge, de gestion collective ou organisationnelle des émotions ; les CdS ont-ils ou non des attentes à l’égard du « travail émotionnel » qui leur est demandé ?).
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Représentations projectives des émotions à l’hôpital aujourd’hui et demain. Il était proposé aux participants de former des sous-groupes et de réaliser des posters (avec une sélection d’images dans des magazines) illustrant les émotions dans l’hôpital d’aujourd’hui ou dans celui imaginé demain ; les participants étaient ensuite collectivement invités à associer des mots-clefs, des évocations libres ou des interprétations des collages.
23La discussion était conclue sur l’évocation du dispositif de bientraitance mis en œuvre au CHUGA. Cependant le temps a manqué pour que le matériau sur ce point puisse être exploité de façon probante.
24Ont été distingués différents types de matériaux de recherche issus de ce protocole méthodologique :
25Premièrement, les fiches écrites puis présentées individuellement avant d’être commentées en groupe informaient sur la manière dont les cadres mettent en récit leurs émotions – par conséquent, n’étaient recueillies que des descriptions d’émotions conscientisées exprimées et réinscrites dans des formes de narrativité qui pouvaient faire l’objet d’une analyse des discours, des récits et des significations partageables. Cela signifie que le parti-pris théorique était de s’appuyer sur la capacité d’expression et sur la réflexivité des acteurs en prenant pour objet non pas une réalité observable du dehors (par exemple les émotions qui seraient intimement ressenties, mais non exprimées ou verbalisées dans le cours de la discussion), mais une réalité sensible telle qu’elle fait sens pour les participants.
26Deuxièmement, les retranscriptions de l’intégralité des échanges constituaient un matériau empirique riche et qualitatif qui renseignait sur ce qui faisait consensus et faisait écho aux expériences et observations partagées et majoritaires des participants, en vertu des effets d’amplification et de conformisme propre à la dynamique de groupe. Cependant ce qui était tellement évident pour les participants – les allants de soi – étaient probablement minorés, par exemple les difficultés quotidiennes relatives à l’usage des TIC. Il restait aux chercheurs la charge de reconstituer des interstices peu explicités et d’opérer des pondérations. Ce travail n’était, selon nous, possible qu’à la seule condition d’intégrer parmi les chercheurs des praticiens réflexifs qui, grâce à leur connaissance intime du contexte et des cultures de métiers, de service, étaient à même de repérer des éléments d’interprétation quasiment inaccessibles à des personnes extérieures. Inversement, les chercheurs apportaient par la confrontation avec leurs outils théoriques des possibilités de re-catégoriser des observables qui sans cela resteraient invisibles ou ininterprétables.
27Troisièmement, avec la technique des collages, c’est un matériau autre que celui du registre discursif qui était recueilli. Les collages constitués d’images choisies rapidement en feuilletant des magazines, sans réflexion ni argumentation, produisaient une forme sémiotique originale. Pour aborder les émotions, il était pertinent d’introduire une méthode non verbale, de façon à favoriser par l’image et l’intuition collective une représentation « créative » des émotions ou du moins une représentation non systématiquement mentalisée et rationalisée. Il convient d’observer que représentation « non rationalisée » ne signifie pas nécessairement « non stéréotypée ». En effet, la technique des collages choisie pour illustrer les émotions dans l’hôpital d’aujourd’hui et identifier les projections des CdS sur les émotions dans l’hôpital de demain s’appuyait sur la mise à la disposition de magazines divers (de mode, d’information et d’actualité, de voyage…) qui comportaient tous une importante proportion d’images stéréotypées. Cette technique reposait dans notre recherche sur l’hypothèse que les émotions en tant que construits sociaux sont aussi illustrées par la trivialité des images de grande consommation, dans les clichés et publicités de la postmodernité.
28Pour l’analyse des données, le collectif de chercheurs a décidé de procéder à une répartition du travail en répartissant ces trois grands types de données à des sous-groupes pouvant apporter des regards disciplinaires différenciés sur le même matériau. Ont donc été constituées des équipes avec un « noyau dur » impliqué de bout en bout et cependant flexibles c’est-à-dire se recombinant à différents moments pour assurer la pluralité disciplinaire et une forme de triangulation interprétative entre praticiens et chercheurs de disciplines différentes. Une des limites ou des contraintes de ce fonctionnement était de trouver un commun dénominateur entre des perspectives et des méthodes d’analyse très éloignées. D’où il a résulté le choix d’un modèle d’analyse, en partie simplifié, issu de la psychologie). Cet effort de condensation et de réduction était une des étapes nécessaires pour permettre le travail coopératif entre disciplines et produire un mode opératoire partageable.
29Le travail d’exploitation des données et d’analyse interdisciplinaire détaillant les étapes de traitement des différents types de matériaux de recherche recueillis et les résultats de recherche qui en découlent fera l’objet de publications dans les prochains mois selon les enjeux propres à chaque discipline. Les résultats synthétiques et partiels présentés dans cet article relèvent d’une analyse centrée sur la place et le rôle des affects d’un point de vue compréhensif et pragmatique en lien avec le questionnement de départ rappelé succinctement ci-dessous.
30Selon les acteurs, les CdS, les affects sont-ils pris en compte et de quelles manières dans les dispositifs institutionnels, managériaux, communicationnels et numériques ? De quelles ressources les cadres disposent-ils pour gérer des situations où la dimension émotionnelle surgit ? Quels rôles les émotions jouent-elles dans les médiations engagées dans les pratiques professionnelles de management, de prise de décision et de résolution de problèmes. En quoi ces formes de régulation par les affects révèlent des tensions socio-politiques propres aux organisations soumis au nouveau management public ?
31Nos premiers résultats ont mis tout d’abord en évidence le caractère insaisissable et complexe des affects en raison du flou sémantique et de la polysémie des notions associées spontanément autour des mots qui les traduisent : « émotion », « affect », « sentiment », « ressenti », « humeur », sont des termes utilisés indifféremment sans délimitation significative et dans une acception de sens commun. Le mot « émotion » a appelé un vaste registre d’expressions émotionnelles et presque automatiquement un classement qui répartissait les émotions en fonction d’un vécu positif (la joie, la satisfaction, le plaisir) ou négatif (la colère, le stress, la frustration, l’injustice, l’énervement…). Les CdS n’étaient pas démunis pour mettre des mots ou des images sur les émotions rencontrées dans l’hôpital d’aujourd’hui ou projeté demain. Ils étaient en mesure de produire des récits détaillés sur les situations et les contextes d’apparition et de propagation des expressions émotionnelles ou encore sur les différentes régulations des affects, engagées au sein des actions concrètes menées pour résoudre des tensions au sein des équipes ou des difficultés de tous ordres.
32Ce sont ces résultats qui ont été analysés méthodiquement et ne peuvent être présentés que partiellement dans cet article ; ils feront l’objet de publications ultérieures.
33Nous soulignerons ici (plutôt à titre d’illustration que d’analyse systématique) des éléments de discours qui ont révélé la place ou le statut accordé aux affects par une organisation telle qu’un CHU. Il apparaissait clairement dans les propos des CdS que les affects des acteurs étaient très peu voire non pris en compte par l’organisation. Nous avons pu observer qu’ils faisaient aussi l’objet d’un « lissage » et d’une minoration de la part des acteurs eux-mêmes. L’étude des formes de résolutions de situations critiques évoquées par les CdS a montré qu’ils s’appuyaient principalement sur les techniques et les procédures pour régler des situations à forte teneur émotionnelle, en mettant de côté le plus possible leur propre ressenti.
34L’idée dominante était que la question des émotions ou des affects était jugée « subjective » – dans le sens commun le subjectif renvoie à l’appréciation variable et personnelle et donc relevant de l’intime d’une situation, par opposition à ce qui serait une réalité objective. Le rôle du cadre (et la posture professionnelle associée) était d’abord présenté dans bon nombre de cas comme un rôle d’arbitrage rationnel, neutralisant les partis-pris, les interprétations au profit d’une clarification des faits et des objets en jeu dans une dispute ou un conflit.
35Cependant, il est intéressant de remarquer que l’expression des émotions dans un dialogue ouvert entre acteurs est apparue rapidement comme la deuxième forme de résolution privilégiée par les CdS. Dans de nombreuses situations quotidiennes, mais problématiques à divers degrés, l’émotion mettait l’acteur en mouvement et son expression permettait d’engager un processus de médiation par l’interaction et l’instauration d’un dialogue entre différents parties prenantes. Aussi, si les affects étaient invisibles (en tant qu’opérateur constitutif du travail) pour l’organisation, ils jouaient en fait un rôle important dans les pratiques professionnelles de management, de prise de décision et de résolution de problèmes. Grâce au matériau des verbatims issus des focus group, de nombreux exemples ont permis de valider nos hypothèses de travail.
36L’analyse des discours a notamment mis en évidence un paradoxe : il existait à la fois un déficit collectif de prise en compte des émotions au sein de l’organisation (particulièrement au plus haut niveau hiérarchique) et à la fois une omniprésence des affects vécus avec une grande intensité émotionnelle :
« I1 : C’est marrant comme c’est paradoxal, moi j’entends beaucoup depuis deux-trois ans, je l’ai vu aussi beaucoup, et je l’entends encore : c’est que au sein des éléments de direction, côté référent direction de pôle etc., j’entends qu’il y a une maltraitance très très forte. Et moi j’ai vu de jeunes directeurs de pôle qui étaient super-brillants, se faire massacrer et partir du CHU. Et là, re-cette année, j’entends parler de notre directeur, que les gens qui arrivent d’ailleurs, d’autres CHU, n’ont jamais vu autant de violence dans les rapports. Alors après c’est au-dessus du cadre sup… Et du coup ça m’inquiète. Et à côté de ça on met en place des dispositifs de bientraitance etc.
I3 : Moi je pense que ça dégringole en fait. […]
V : Donc il y a une sorte de paradoxe, d’un côté de la violence au niveau de la direction et de l’autre des dispositifs [de bientraitance] comme cités. Et comment vous les interprétez alors ces dispositifs ?
I5 : Pour moi c’est pour répondre au truc ARS tout ça quoi.
I1 : Oui, en fait on a des axes, des objectifs à atteindre nous au niveau de l’ARS. Tous les ans on a un plan etc., des projets d’établissement.
I3 : Et dans le projet d’établissement on a bientraitance et bienveillance.
I1 : Voilà ; ces objectifs généraux sont, après, déclinés sur nos projets d’établissement. La bienveillance par exemple, c’est un objectif à atteindre, à mettre en place parce que sinon on ne sera pas bien notés.
V : Ce sont des indicateurs ?
I1 : Voilà, donc il faut mettre en place, le CHU va mettre en place tout un tas de choses mais est-ce que derrière il y a quelque chose… ? Pour moi c’est une coquille vide derrière. »
37Cet exemple a mis en relief une incohérence entre l’adoption par le CHUGA d’un projet d’établissement qui promeut la « bientraitance » comme vecteur de la qualité des soins et la « violence » émotionnelle vécue dans les rapports hiérarchiques, qui cascade jusqu’aux cadres de proximité enjoints d’assurer l’opérationnalité des dispositifs de régulation de bientraitance et de bien-être au travail.
38Les CdS se sont également exprimés sur la faible place dévolue à l’expression des émotions des encadrants dans les situations de travail où ils se trouvaient en difficulté face à des injonctions qui traduisent la pression liée aux enjeux accrus de gestion et de reporting :
« I2 : Donc, dans mon service il y a beaucoup d’injonctions, on a un chef de service qui donne des injonctions à tous les membres de l’équipe. Donc là je reçois une injonction de produire des indicateurs dans la journée, je n’ai pas le choix, si je ne le fais pas ça a des conséquences et un rapport envoyé à l’ARS, enfin peu importe. Et je ne sais pas comment m’y prendre et je suis paniquée, mais vraiment un grand moment de panique parce que je sais qu’il va falloir les produire, je ne sais pas comment m’y prendre. […] Et en fin de compte j’étais vraiment déboulonnée. Et puis finalement heureusement tout d’un coup je me suis dit je vais voir des personnes ressources dans l’équipe. Mais j’ai eu de la chance qu’elles comprennent, elles vivent aussi des injonctions de la part de la hiérarchie et donc elles se sont rendues disponibles. […] Ce sont des situations qui se reproduisent souvent et donc c’est excessivement insécurisant. J’ai pu produire les indicateurs dans les temps mais je n’ai pas de satisfaction. […]
V : Vous n’aviez pas tous les outils, n’empêche que c’était attendu de vous de le faire.
I2 : Aaaah, bien sûr, bien sûr. […] Même si vous dîtes à l’individu qui vous donne cet ordre "Je ne sais pas m’y prendre" – "Débrouillez-vous, ce n’est pas mon problème". Il n’y a pas d’écoute de votre difficulté, parce que moi je suis quand même en capacité à mon âge de dire "j’ai des limites, je n’y arriverai pas" – "Ce n’est pas mon problème". »
39Le déni par la ligne hiérarchique de l’existence d’une véritable souffrance des cadres de proximité reposait sur le refus de prendre en considération l’expression des affects comme signes d’une réalité problématique, d’où résultaient des problèmes importants en termes de construction de sens au travail et de reconnaissance du travail comme des personnels à tous niveaux de l’activité :
« V : Vous avez le sentiment que ces valeurs-là [l’altruisme, la solidarité, l’humain, le soin etc.] qui étaient partagées dans l’hôpital, elles sont attaquées ? Elles n’existent plus ?
Tous : *approbation générale*
I5 : Bah plus beaucoup… On part beaucoup sur le fonctionnement privatif.
I1 : Oui on privilégie l’économie, parce que le soin c’est de l’argent maintenant. C’est, plus du tout, autre chose que ça. […]
I6 : Effectivement, on nous dit par exemple il faut faire au scanner de plus en plus de patients en nous disant "votre activité a baissé", c’est le cas cette année, de 1.7 c’est pas grand-chose, mais au regard de ce que font les manipulateurs ils ont pas l’impression, même les secrétaires, que l’activité a baissé. Et c’est normal parce qu’on a fait de l’interventionnel, ça veut dire qu’au lieu d’être pour un scanner 15 minutes, on est à un scanner 30 minutes ou 2 heures selon ce que l’on fait comme intervention dessus. Mais à côté les manipulateurs ont donc été plus longtemps sur la machine, sauf qu’on a fait des activités qui étaient plus chronophages.
V : Vous êtes en train de justifier sans arrêt votre activité.
I6 : On est sans arrêt en train de justifier pourquoi est-ce qu’on baisse, pourquoi on a toujours besoin des moyens "mais oui mais vous baissez" - "oui on baisse en activité mais on ne baisse pas dans certaines prestations" au contraire on est en train de monter mais pas suffisamment pour nous dire "demain vous allez avoir un scanner interventionnel au bloc". Donc en fait ils sont en train de stresser énormément sur les médecins radiologues qui font de l’interventionnel en leur disant "prouvez nous que vous en avez besoin". "Prouvez nous" ça veut dire qu’on a des places hyper pleines de vacation et que les manipulateurs font jusqu’à 60 scanners dans l’après-midi entre midi et 20 heures et pour répondre à la demande du PU qui nous demande "qu’est-ce qu’on fait de nos patients" etc.
V : Et en termes d’émotions qu’est-ce-que ça engendre ?
I6 : Bah, c’est énormément de perte de sens au travail. Les manipulateurs ne savent plus. On dit qu’on a des patients, bah non, on fait du transfert de patients à longueur de journée etc. Y a des manipulateurs qui s’en vont, qui me disent clairement, qui l’annoncent pour ce genre de raison. Ça fait partie d’un tout mais c’est bien qu’ils le fassent remonter. »
40Aussi, peut-on en déduire que toute la chaîne de travail était profondément touchée par ce paradoxe que constitue la non prise en compte des affects au niveau organisationnel alors que l’activité des professionnels de santé apparaissait, dans le discours des cadres, comme fondamentalement ancrée dans le « prendre soin » y compris dans sa dimension affective.
41Les CdS placés en situation de médiateurs entre direction et équipe de soins ont exprimé par des discours métaphoriques, et avec la distanciation protectrice de l’humour, un sentiment d’écrasement et de désarroi :
« F : C’est marrant ça apparaît déjà plusieurs fois cette sorte de conflit. Vous l’avez dit dès le départ. C’est quelque chose que vous partagez tous que le problème où la négociation est forte, c’est quand on se retrouve en sandwich ?
Tous : oui, souvent
I4 : C’est notre place principale !
F : Le sandwich c’est votre place principale ? Alors vous êtes quoi : le jambon, le beurre… ?
I4 : Ah non le beurre c’est au-dessus !
F : Ca veut dire quoi le beurre c’est au-dessus ? Ça veut dire que les cadres sup ont pour mission de faire passer la mayonnaise ?
I4 : Euh… ouais ! Ils n’ont pas toujours la mayonnaise, c’est un peu sec parfois ! […] On est vraiment au milieu entre la direction, les médecins, la partie financière, les équipes… C’est vrai que tout le monde nous tombe dessus.
F : Est-ce que c’est pour ça d’ailleurs que vous aussi vous êtes au cœur de la tempête ?
Tous : oui oui c’est ça. »
42La métaphore du sandwich nous semble intéressante, notamment dans la façon dont les CdS s’en sont immédiatement saisis. Il apparaît ici que la trivialité de l’image permet de dédramatiser une posture vraisemblablement difficile à tenir. D’autant plus qu’il y avait, somme toute, peu voire pas de place pour l’expression d’émotions et de difficultés individuelles. À ce titre nous faisions l’hypothèse que les dispositifs gestionnaires techniques et managériaux issus du Nouveau Management Public prescrivaient des normes dans les manières d’exprimer et d’analyser les affects :
« I3 : De toute façon les affects sont là, il faut faire avec.
I2 : Après faut pas non plus que ça prenne le pas sur tes décisions et sur ton management. Quelque part moi c’est ce qui me plaît. Et c’est justement quand il n’y en a plus, puisqu’aujourd’hui on est dans des organisations où on essaye de gommer tous ces affects, moi je m’ennuie. ».
43Nous pouvons lire dans cet extrait le tiraillement entre les émotions comme nécessairement présentes dans toute forme d’action et de décision et l’injonction à les réguler, car jugées non pertinentes pour l’activité professionnelle ou la prise de décision et rejetées dans le registre de l’individualité voire de l’humeur de chacun. Tout ce passe comme si les émotions étaient identifiées comme des « perturbateurs encombrants » dans les schèmes d’actions – par l’organisation mais aussi par les CdS qui ont intériorisé sinon consciemment adopté les normes d’une contention affective instituée. Pourtant l’intervenant n° 2 mettait en évidence qu’un environnement professionnel dénué d’expression émotionnelle confinerait à l’ennui et à la perte du sens donné au travail d’animation d’équipe par les cadres.
44De plus, l’accent mis sur les dispositifs de gestion et les systèmes informatiques assurant la régulation des affects par la création de « gages » symboliques et la mise en place de systèmes dits experts sont apparus, selon nous, en contradiction ou en incohérence avec l’objectif affiché de bientraitance :
« I3 : On a l’impression que sous prétexte qu’ils ont envoyé un mail, tout le monde le lit quoi. Moi ça me fait penser on a changé de logiciel d’information. Avant on avait VEDOC, gestion électronique des documents, logiciel de protocole etc, aujourd’hui on a CALNET. Ils ont fait ce changement là le 4/12 et les équipes ont du mal à aller chercher etc. Et moi dans le cadre de l’accréditation je suis allée voir si mon impression que les filles n’arrivaient pas à chercher était véritable, donc j’ai profité de la venue de deux étudiantes pour faire un audit. Bah sur 20 personnes il y en a deux qui ont réussi à trouver les trois documents que je demandais. Et là on m’a répondu : "Mais attendez, on a pourtant fait passer des mails avec un mode d’emploi".
V : Ah c’est : on vous pousse l’information et débrouille-toi en fait ?
I3 : Oui, sauf que lui il a fait click avec le mode d’emploi et bah nous les cadres on a bien vu que le click avec le mode d’emploi on l’a affiché, on l’a mis dans le classeur naninana, on l’a mis dans le classeur protocole papier parce que quand même on en a deux ou trois, heureusement. Et en fait on travaille avec des professionnels qui ne sont pas… voilà. Et pourtant j’ai des jeunes dans mon équipe.
I6 : Et les formations arrivent au mois de mars !
I2 : 4 décembre - 3 mars, 4 décembre - 3 mars
I3 : Alors du coup vous avez le temps de vous en faire des cheveux blancs… »
45Comme on peut le lire ci-dessus, alors que l’argument principal des politiques de modernisation du service public reposait sur la mise en place de techniques et technologies de l’information-communication pour faciliter et contrôler l’activité professionnelle, on remarque que l’absence d’accompagnement et de formation dans ces processus de changement représentait un frein net pour l’activité et une gêne au quotidien pour les acteurs sur lesquels on faisait, de surcroit, porter un soupçon d’incompétence.
46Pour finir, les CdS étaient interrogés sur la place des émotions à l’hôpital et sur leurs attentes à l’égard d’une prise en considération au niveau institutionnel du travail émotionnel dont nous avons fait le constat qu’il était invisible mais permanent :
« I3 : Moi je trouve qu’ils sont dans une belle ambiguïté parce que j’entends que suivant les pôles etc., mais je trouve que dans mon pôle il n’y a pas forcément la place à dire ta difficulté. En gros, faut être performant puis, "tu sors de l’école donc bon hein tu vas gérer ton petit problème là ?". Et je ne suis pas du tout sûre que l’institution reconnaît ces difficultés qu’on a, en fait, parce que en gros "t’as fait l’école t’as plus de problème". Bah si en fait, j’ai encore plein de problèmes. Du coup ce n’est pas forcément évident de dire à son, enfin le cadre sup peut aussi renvoyer "bah écoute organise toi mieux, c’est quoi ce « bins » là, tu perds quoi ? Une journée avec la plateforme, mais attendez là… faîtes quelque chose !" Ça peut revenir en boomerang.
I4 : Ca dépend des cadres sup
I3 : Oui oui ! Mais l’institution n’est pas forcément homogène et parfois c’est un peu ingrat parce que, en gros, tu dis ta difficulté et ça te revient en boomerang.
V : Ca veut dire quoi ? Qu’on vous renvoie une image d’incompétence ?
I3 : Bah ça peut ouais, ça peut aller jusque-là.
V : Que vous n’êtes pas organisées, que vous ne savez pas gérer…
Tous : *approbation générale*
I3 : Parce que la gestion des émotions c’est un job qu’on a appris à l’école. »
47Conformément à notre dernière hypothèse, il apparaît que l’institution hospitalière s’est déresponsabilisée – au moins partiellement – du vécu sensible de celles et ceux qui sont censés être formés en tant que managers précisément pour être capables de faire « disparaître » les manifestations émotionnelles par leurs régulations (gestion des conflits, etc). L’ambiguïté que soulignait cette cadre tient, selon nous, l’exigence ambivalente de l’articulation de compétences gestionnaires et techniques attendues dans les professions managériales et de compétences dites sociales, relationnelles, affectives associées au leadership (Hochschild, 1983) tout reléguant les affects dans la sphère individuelle et privée.
48Plutôt que de dégager des conclusions portant sur des éléments de résultats d’un programme encore en cours nous souhaitons revenir sur les difficultés et les limites d’une recherche interdisciplinaire.
49Sans prétendre viser la mise en œuvre d’un cadre intégrateur ou surplombant, nous avons cherché à faire dialoguer dans le programme POLISOMA des regards disciplinaires et des chercheurs intéressés par les affects au travail. La démarche était à la fois ambitieuse – saisir dans sa complexité et de façon élargie la question des émotions dans le travail de cadres de santé et dans l’organisation hospitalière – et modeste, en acceptant le risque que les regards, les méthodes, les interprétations butent sur les difficultés propres à une recherche interdisciplinaire et collective.
50Tout d’abord, le projet porté par deux chercheures en SIC et un philosophe, a pu se concrétiser grâce à l’intérêt et à l’ouverture d’un cadre supérieur de santé et formateur à l’IFCS du CHUGA envers la thématique des émotions d’une part et à son propre engagement dans la recherche d’autre part – lui-même préparant une thèse en santé publique.
51L’accès à un terrain empirique dans une grande institution publique de santé aux prises avec des enjeux complexes : déploiement continu de réorganisations, de procès et de TIC dans le contexte du NMP, expression récurrente d’un malaise voire d’une souffrance au travail, valeurs de soin et implication d’une gestion constante des émotions des patients et des familles, a sans conteste été un déclencheur pour concevoir d’emblée une approche décloisonnée en SHS et au-delà. Les collègues sollicités ont « embarqué » dans le projet avec une implication et un engagement qui ont pu varier tout au long du projet.
- 6 Nous sommes redevables à Sylvie Pesty, de la mise à disposition d’un équipement complet et adapté à (...)
52En effet, si les politiques de recherche et les instances de pilotage de la recherche incitent fortement à la pluridisciplinarité et aux consortiums de recherche, il est de facto difficile de valoriser des programmes « hybrides » dans des champs académiques disjoints ou d’obtenir des soutiens institutionnels et financiers. Ainsi, un cadre infirmier formateur en IFSI, un médecin attaché à la politique de santé de la ville, une professeure en informatique spécialiste de la robotique affective6 ont manifesté leur intérêt, apporté des points de vue et ont variablement participé à la réflexion théorique et méthodologique à différentes étapes, mais n’ont pas poursuivi l’aventure jusqu’à son terme.
53Par ailleurs, un tel projet se heurte à des difficultés qui ne se révèlent complètement qu’au moment de l’étape cruciale des choix et des justifications de cadrage théorique et disciplinaire. Lorsque vient le temps – indispensable, incontournable – de l’écriture d’un article à portée scientifique et de son évaluation à l’aune des critères de validité et de recevabilité, apparaissent avec acuité les écarts de pratiques et d’attendus des disciplines et de leurs revues de référence. Ceci met en lumière les efforts à consentir et les moyens à mettre en œuvre pour faire progresser des programmes de recherche interdisciplinaires qui, au-delà des emprunts conceptuels ou des voisinages théoriques, mettent à l’épreuve d’une confrontation constructive des épistémologies et des méthodes qui bien que différentes ont aussi en partage des questionnements communs. Il nous semble que les enjeux complexes portés par les affects ou émotions au travail exigent cet effort d’ouverture.