1Dans le cas des événements constitutifs de la crise économique de 2008, l’écriture journalistique se situe dans un contexte de diffusion de l’information plutôt que dans un contexte de véritable vulgarisation de la science économique. Ce processus fait partie de la stratégie de l’écriture journalistique dont l’objectif est, non seulement de gérer la transmission de l’information, mais également de faire passer d’autres informations à caractère plus implicite relevant de références culturelles sous-jacentes et qui sont à l’état potentiel dans l’écriture journalistique. Ce discours sur les événements de la crise permet aux journalistes d’utiliser d’autres procédés, notamment de dramatisation et de narrativisation, qui deviennent potentiellement producteurs d’effets passionnels dans leurs écrits. L’hypothèse qui nous guide dans cette analyse est que les journalistes disposent de formes de vie, qui ne leur sont pas spécifiques, mais qu’ils peuvent s’approprier et associer d’une manière qui leur est propre. Cela pour faciliter la compréhension de l’événement dont ils rendent compte et légitimer l’orientation passionnelle qu’ils veulent lui donner. Nous montrerons que les formes de vie peuvent jouer un rôle prépondérant dans la diffusion des effets passionnels émis par les écrits journalistiques. Pour réaliser cette analyse, nous nous appuierons sur des articles parus dans la presse française écrits à la suite de la faillite de la banque Bear Stearns et de son sauvetage par la Fed en mars 2008. Cette étude démontrera ainsi que l’utilisation de la forme de vie de l’entraide par l’intermédiaire du micro-récit du sauvetage permet de véhiculer un effet passionnel d’insécurité et de danger dans le cas de Bear Stearns. Nous examinerons dans un premier temps par l’intermédiaire de quels mécanismes narratifs la forme de vie de l’entraide et le récit du sauvetage sont transposés à cet évènement par les journalistes puis, comment elle est utilisée d’un point de vue axiologique pour créer un effet passionnel à l’intérieur de leurs écrits.
2Nous avons choisi d’analyser des articles contenus dans les hebdomadaires grand public suivants : Le Nouvel Observateur, Le Point et Valeurs Actuelles ainsi qu’à l’intérieur de deux quotidiens : Le Monde et le Figaro. Nous avons choisi ces journaux, car ce sont des organes de presse importants qui présentent un intérêt pour l’analyse de par la qualité des écrits qu’ils proposent et qui jouissent également d’une forte crédibilité auprès de leur lectorat. L’orientation politique des journaux n’a pas été prise en considération, car notre analyse n’est pas une analyse du discours politique. Cependant, pour des raisons de représentativité du lectorat, nous avons sélectionné les articles dans des journaux ayant des lignes éditoriales d’orientation différentes. Pour sélectionner un article dans chacun de ces hebdomadaires, nous avons retenu deux critères : nous avons d’abord réalisé un bornage temporel d’une semaine à partir de la date de cet événement qui s’étend, dans notre cas du 15 au 21 mars 2008, ensuite, pour affiner notre sélection, nous avons examiné la fréquence de la présence des mots « Bear Stearns » à l’intérieur des articles pour n’en conserver qu’un seul par hebdomadaire.
3Cet évènement intervient lors de la phase de diffusion de la crise, de la généralisation et de l’amplification des dysfonctionnements à l’intérieur du système bancaire et financier. La faillite de Bears Stearns intervient en mars 2008, moment où la crise était pleinement identifiée comme telle. Cet événement fait partie d’un cycle de faillites de banques en chaines qui apparaissait, à l’époque, comme hors de contrôle.
4Procédons tout d’abord à un bref rappel des faits et des mécanismes ayant entrainé la faillite. Bear Stearns disposait de 17 milliards de dollars de liquidités et deux jours après elle n’avait plus rien. Dix-sept milliards de dollars ont été perdus en 48 heures. Elle a été victime du pire accident possible pour une banque : un « bank run ». C’est-à-dire qu’elle ne disposait pas, sous forme de liquidités, de la totalité de l’argent que ses clients lui avaient prêté et qu’elle n’était donc pas en mesure de les rembourser. Bear Stearns était une banque d’affaires, ce qui signifie qu’elle ne collectait pas d’argent sous forme de dépôts, mais sous forme d’émission de titres.
5Suite à la crise des subprimes qui continue à contaminer l’ensemble du secteur bancaire, certains clients s’inquiètent de sa capacité à les rembourser. Par anticipation, certains cherchent alors à retirer leur argent ou réduire leur créance envers la banque, contre liquidités. Il devient alors nécessaire pour celle-ci de trouver des acheteurs pour les titres qu’elle détient par exemple d’autres banques ou organismes financiers disposés à lui prêter temporairement de l’argent, en recevant des titres en échange. Si au départ, la raison pour laquelle les clients de la banque Bear Stearns ont retiré leur argent est une inquiétude sur la nature de ses actifs possiblement contaminés par les subprimes, cela signifie que celle-ci a des difficultés à trouver à les revendre car chacun est inquiet par rapport à ses propres actifs. Elle est donc obligée de les vendre à perte, pour satisfaire la demande de liquidités de ses clients. En les bradant, elle en fait chuter la valeur, ce qui signifie que celle-ci se dégrade encore plus. Par conséquent, l’inquiétude des déposants s’accroît encore davantage, et nombre d’entre eux viennent retirer leur argent.
6Le mécanisme s’amplifie, fait boule de neige, et très rapidement, Bear Stearns n’arrive plus à obtenir d’argent en vendant ses actifs, car ils ne trouvent plus preneur. Elle est obligée de piocher dans ses réserves de liquidités pour payer ses clients. Cependant, ses réserves de liquidités ne constituent qu’une part infime de ses engagements. Les clients se ruent pour espérer être servis avant qu’il ne soit trop tard, précipitant encore le processus de faillite. J.-P. Morgan propose d’éviter cela en rachetant Bear Stearns, au prix dérisoire de deux dollars par action. Il obtient un soutien exceptionnel de la Fed par rapport aux conditions de rachat, car c’était cela ou la mise en faillite. Cependant ce sauvetage ne calme pas les marchés et ne fait qu’augmenter la défiance générale des institutions les unes envers les autres.
7Pour essayer de prédéfinir une orientation passionnelle globale des articles concernant cet événement nous allons utiliser le logiciel d’analyse Antconc et notamment deux fonctions. La première « word list » nous donne la liste des mots utilisés ainsi que leur fréquence, la seconde « collocate » nous informera des mots qui apparaissent le plus fréquemment dans l’environnement du mot sélectionné dans les cinq mots le précédant et les cinq mots le suivant. Avant de rendre compte des résultats de ces analyses dans un tableau, nous procéderons à l’exclusion de tous les mots outils par exemple les articles, les déterminants, les prépositions, les auxiliaires, les relatifs et les conjonctions pour ne conserver que les substantifs et les adjectifs.
8Tout d’abord, observons les mots les plus fréquemment utilisés dans ce sous-corpus d’article concernant cet événement.
Rang
|
Fréquence
|
Mot
|
27
|
34
|
banque
|
28
|
33
|
banques
|
32
|
29
|
crise
|
37
|
27
|
milliards
|
40
|
24
|
dollars
|
44
|
22
|
fonds
|
49
|
20
|
taux
|
51
|
19
|
baisse
|
52
|
19
|
FED
|
63
|
16
|
actifs
|
9D’après les dix mots les plus fréquemment utilisés dans ces articles, nous pouvons déjà déduire que cet évènement se déroule dans un contexte de crise bancaire pleinement manifesté aux États-Unis et concerne des milliards de dollars.
10Si nous nous concentrons davantage sur le cœur de cet événement, c’est-à-dire la banque Bear Stearns et la crise et que nous recherchons les mots qui apparaissent le plus fréquemment dans leur environnement, nous obtenons le tableau suivant :
Rang
|
Mot proche de
« Bear Stearns »
|
9
|
sauvetage
|
15
|
banque
|
22
|
vente
|
23
|
urgence
|
27
|
taille
|
28
|
établissement
|
31
|
secours
|
32
|
sauver
|
36
|
repli
|
37
|
remboursement
|
Rang
|
Mot proche de « crise »
|
1
|
marque
|
4
|
transforme
|
6
|
seul
|
8
|
ravageur
|
10
|
majeure
|
12
|
inverse
|
13
|
instant
|
14
|
globale
|
18
|
embrase
|
20
|
disloque
|
11Nous voyons ici, que les termes proches du mot « crise » sont fortement marqués dysphoriquement et évoquent le catastrophisme : seul, ravageur, embrase, disloque, majeure, globale. Ils indiquent ainsi que celle-ci est reconnue comme telle, en phase de propagation et qu’elle marque le système dans sa globalité. Nous constatons également que nous avons ici, proche du nom de l’organisme en cause, de nombreux termes se rapportant à l’entraide, au sauvetage et au fait de porter secours en urgence. Nous étudierons ainsi au travers de divers extraits comment ce sauvetage de la banque Bear Stearns est présenté au grand public par les journalistes et quels effets passionnels sont convoqués à cette occasion.
12Nous nous sommes intéressés à cette notion de sauvetage dans les différents articles analysés ainsi qu’à son impact passionnel dans le discours journalistique, car elle revient de manière récurrente dans différents articles liés à cet événement. Voici quelques extraits contenant ce terme :
(5) « Le sauvetage de Bear Stearns par la banque centrale est en soi hérétique, choquant, mais la Fed n’avait pas le choix. » (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
(6) « L’urgence va au sauvetage du système bancaire et à l’arrêt de la spirale des ventes forcées d’actifs. » (Le Point 20/03/08)
(7) « Usant d’une procédure sans précédent depuis la crise de 1929, la banque centrale américaine a volé au secours de Bear Stearns, l’une des plus grandes banques d’affaires de Wall Street. La Maison-Blanche a été tenue informée du sauvetage mené en coordination étroite avec le département du Trésor. » (Le Figaro 15/03/08)
(8) « Ce sauvetage in extremis, loin de rassurer les marchés, a plongé le monde de la finance dans l’inquiétude. » (Valeurs Actuelles 21/03/08)
- 1 Jacques Fontanille, Formes de vie, Liège, Presses universitaires de Liège, 2015.
13Pour comprendre en quoi cette notion de sauvetage appartient à une forme de vie plus générale que se réapproprient les journalistes pour donner une coloration passionnelle à leur discours sur la crise, reprenons la définition de Fontanille concernant les formes de vie qui nous dit que « on peut parler de formes de vie quand on identifie des styles stratégiques cohérents, récurrents, relativement indépendants des situations thématiques et, suffisamment puissants pour influencer toutes les pratiques et toutes les manifestations sémiotiques d’un groupe ou d’un type social et culturel. La cohérence et la congruence sont les propriétés cardinales des formes de vie : une cohérence “horizontale”, qui soutient la persévérance, et une congruence “verticale” entre des valeurs, des styles, des rôles, des qualités sensibles, des régimes temporels et des passions »1
14Ensuite, intéressons-nous à la définition générale que donne le dictionnaire Trésors de la Langue Française informatisé pour « sauvetage » comme point de repère et de comparaison avec le traitement de ce terme dans le discours journalistique :
– Opération par laquelle on essaie de tirer quelqu’un ou quelque chose d’un grave danger, d’une situation critique ou dangereuse.
- 2 CNRTL, « Trésors de la Langue Française informatisé (TLFi) »
– Action de tirer quelqu’un ou quelque chose d’un risque, d’un danger quelconque, de sauver moralement ou socialement ; résultat de cette action.2
15D’un point de vue narratif, la pratique d’un sauvetage se présente comme un actant qui viendrait infléchir un cours d’action par rapport à un autre actant, son but étant de disjoindre cet actant d’un danger avec lequel il était conjoint : « action de tirer quelqu’un ou quelque chose ». Cette disjonction est une disjonction positive d’un point de vue existentiel, car elle projette un schème syntagmatique déterminé sur le cours de la vie, lui permettant ainsi de persister.
- 3 Anne Beyaert-Geslin, L’image préoccupée, Paris, Hermes science publications Lavoisier, coll. « Coll (...)
16Le sauvetage apparaît donc comme un régime d’identification et de construction des interactions sociales. C’est un schème syntagmatique caractérisant une action qui se présente de manière récurrente et cohérente sur un cours d’existence, car les dangers sont autant d’accidents, d’obstacles à la continuité qui devront être résolus. Il se manifeste et se déploie de manière simultanée et complémentaire sur trois types de dimensions : les acteurs, l’espace et le temps. Il subsume et influence de manière congruente toutes les pratiques et manifestations sémiotiques à l’intérieur d’un groupe. « La manifestation de l’événement apparaît dès lors redevable d’un point de vue particulier autorisant sa reconnaissance »3. Il n’est pas lié à une thématique particulière, mais à une situation accidentelle venant infléchir un cours d’action : d’un grave danger, d’une situation critique ou dangereuse, d’un risque, d’un danger quelconque.
17Le sauvetage apparaît ainsi comme constitutif d’un des éléments essentiels du « vivre ensemble » à l’intérieur d’une société : l’entraide, qui fait elle-même partie d’une forme de vie beaucoup plus globale, subsumant les différences entre les sociétés et les individus : une crise.
- 4 Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Paris, Ed. du Seuil, coll. « Points Essais », n˚ 330, 1998, (...)
18Aider l’autre à poursuivre son cours d’existence c’est le considérer comme un élément indispensable au même titre que soi. Une réciprocité s’établit à ce moment-là, car on investit l’autre, en temps qu’actant, de la même compétence à disjoindre un autre actant du danger. « On voit ainsi s’imposer, dès le plan éthique, la réciprocité, qui, sur le plan moral, à l’heure de la violence, sera requise par la Règle d’Or et l’impératif catégorique du respect. Ce “en tant que” (en tant que ce que l’autre est) prévient toute dérive égologique ultérieure : il est constitutif de la mutualité. Celle-ci, en retour, ne se laisse pas penser sans le rapport au bon, dans le soi, dans l’ami, dans l’amitié, si bien que la réflexivité du soi-même n’est pas abolie, mais comme dédoublée, par la mutualité, sous le contrôle du prédicat “bon” appliqué aussi bien aux agents qu’aux actions »4.
19C’est dans l’actant collectif que se manifeste cette pratique du sauvetage ainsi que les structures modales et actantielles qui en sont à l’origine. Ce micro-récit est porté et assumé par un ou plusieurs acteurs individuels dont le rôle est déterminé selon le même schème syntagmatique : un acteur qui se retrouve en situation de voir interrompre son cours de vie et un acteur qui lui donne du secours et, par l’intermédiaire d’une action, lui fournit le moyen de persister. Cependant, cette mise en œuvre de la compétence suivie de la performance de l’acteur- sauveteur a besoin de la collectivité pour évaluer cette action et l’identifier comme conforme au respect d’une règle sociale, éthique et morale.
20Nous considèrerons ainsi l’entraide comme une forme de vie normée socialement, constitutive du vivre ensemble dans une société et, le sauvetage, une de ses pratiques immanentes. Cependant, les motivations personnelles ou collectives à l’origine de cette action sont susceptibles d’être orientées axiologiquement aussi bien positivement que négativement. Effectivement, le ou les acteurs peuvent se positionner d’une manière altruiste et avoir comme motivation de faire le bien autour d’eux. Ils peuvent également adopter un positionnement égoïste et motivé par le souci de se protéger de la contagion du malheur. Le premier cas relève de l’axiologie positive et des motivations intrinsèques de l’intérêt pour autrui et renvoie aux actions réalisées de manière volontaire, uniquement par envie de les accomplir dans l’intérêt de « l’autre ». Le second cas renvoie, lui, aux motivations extrinsèques et à l’intérêt à faire quelque chose pour servir ses intérêts personnels. Du côté de l’intérêt pour soi, nous avons les motivations extrinsèques qui se rapportent au désir de pouvoir ou de prestige. Elles sont indifférentes au domaine d’activité et relèvent de l’intérêt à. L’intérêt pour autrui, l’intérêt pour, se rattache à trois catégories de motivations intrinsèques : ce qui est fait par obligation sociale et morale (éthique et valeurs), ce qui est fait par intérêt pour autrui (solidarité et confiance) et ce qui est fait librement (autonomie et créativité).
21Nous examinerons, dans ce cas du rachat de Bear Stearns, comment les motivations extrinsèques prennent le pas sur les motivations intrinsèques et quelles en sont les conséquences. Ce terme de sauvetage est utilisé dans ce cas précis par les journalistes à cause de la relation de présupposition qu’il existe entre l’action de sauvetage et un état de danger imminent et avéré. Pour qu’il y ait sauvetage, la présence d’un danger préexistant et réalisé est une condition nécessaire. Nous retrouvons d’ailleurs cette notion de catastrophisme de manière prééminente, appliquée au domaine économique et financier, dans tous les articles de notre corpus :
– Conduit au suicide collectif, c’est la catastrophe assurée, personne n’est à l’abri, c’est ce qui terrifie Wall Street, conduit à un désastre majeur, une paralysie de la pompe à finances (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
– Risques de faillites en chaine faillite, frôlé la rupture avec un violent décrochage du dollar, l’effondrement de la monnaie américaine, implosion de l’économie mondiale (Le Point 20/03/2008)
– Le système financier se disloque, le choc est rude, si elle fait faillite, tout le système craque, personne n’est à l’abri, la spirale de la crise est enclenchée (Le Monde 16/03/2008)
22Nous constatons que deux éléments viennent structurer cette impression de catastrophisme imminent et de danger omniprésent. Tout d’abord, nous retrouvons dans plusieurs articles l’expression « personne n’est à l’abri » qui fait penser au lecteur que le danger ne se cantonne pas aux acteurs du domaine économique, mais est susceptible de toucher l’ensemble de la population. Il se diffuse ainsi à l’ensemble des sphères individuelles et collectives constitutives de la société. Ensuite, nous remarquons que les journalistes actualisent des termes dysphoriques très intenses, relevant du catastrophisme, pour caractériser cette notion de danger existant sur le mode réalisé : suicide collectif, terrifie, désastre, rupture, effondrement, implosion, se disloque.
23Les journalistes jouent ainsi sur la convention sociale du « vivre ensemble » qui fait que lorsqu’un danger d’une telle ampleur est identifié et menace les acteurs du système aussi bien d’un point de vue individuel que collectif, une procédure de sauvetage est mise en place de manière instantanée pour la sauvegarde de celui-ci. Ainsi, le sauvetage de Bear Stearns apparaît comme évident et n’est pas sujet à une remise en cause.
24Interrogeons-nous maintenant sur la dimension axiologique de ce sauvetage. Effectivement, ce sentiment de danger et de catastrophisme est renforcé par la dimension même du sauvetage, car même si celui-ci nous est présenté comme quelque chose d’indispensable, les journalistes sont clairs sur les raisons qui l’ont motivé.
(9) Le plus difficile, dans la situation actuelle, est d’imaginer comment la planète finance peut sortir de cette spirale infernale. (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
(10) Cette crise marque le basculement de l’économie mondiale vers le Sud et la fin pour les pays développés d’une croissance à crédit financée par une bulle d’endettement : dans le Nord, pour gagner autant, il va falloir travailler plus. (Le Point 20/03/2008)
(11) Les modalités d’intervention des banques centrales pour sauver les banques au bord du gouffre posent aussi question […] Les choix seront affaire de doctrine et d’opportunité politique. (Le Monde 19/03/2008)
- 5 Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, La révolution du don : le management repensé à la lumière de l’ (...)
- 6 Marcel Mauss, Essai sur le don : forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, Paris, (...)
- 7 Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy, La révolution du don, op. cit., p 118-119
- 8 Ce cercle vertueux du don n’a de sens que par rapport à l’existence de son opposé, le « cercle vici (...)
25Caillé et Grésy5 opèrent un rapprochement entre les modalités extrinsèques et intrinsèques et le cycle du don élaboré par Mauss6. Ce qui permet d’entretenir la relation de confiance et d’imprimer la dynamique des échanges se situe dans la logique du don maussien de ce cycle du « demander, donner, recevoir et rendre ». Il réalise ainsi une modélisation systémique de ce principe au travers d’une triple exigence conceptuelle7. Caillé opère ensuite de manière dialogique par l’établissement d’une opposition entre intérêt pour soi et intérêt pour autrui. Les différentes étapes du cycle du don apparaissent, de cette manière, comme hologrammatiques c’est-à-dire que la totalité du processus est visible en chacune d’elle. Caillé nomme ceci le « cercle vertueux »8 du don qui permet aux organisations de l’entreprise de fonctionner sur des bases relationnelles saines et solides entre ses différents acteurs et de se développer au cours du temps. Il est donc essentiel que ces motivations intrinsèques et extrinsèques soient équilibrées à l’intérieur de ce cycle aussi bien à un niveau personnel que collectif dans le fonctionnement dynamique d’un système. Une prédominance des unes sur les autres qui s’établirait pourrait être à l’origine de graves dysfonctionnements.
26Ce sauvetage de Bear Stearns par la Fed revêt donc une axiologie négative car une différence de potentiel apparaît entre ces deux motivations et installe une tension entre ces deux pôles. Elle génère chez le lecteur un fort sentiment d’inquiétude concernant la suite des événements, car les motivations extrinsèques de l’intérêt à dominent complètement et de manière assumée les motivations intrinsèques de l’intérêt pour9.
(12) Qui d’autre appeler à la rescousse ? Le reste du monde ? (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
(13) Cela suffira-t-il ? Personne ne le sait. (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
(14) Mais force est de constater qu’ils tardent à être mis en œuvre, faute d’une compréhension exacte et partagée de la situation et des mesures d’urgence qu’elle appelle. Le risque ne porte pas sur une récession aux États-Unis déjà acquise , mais sur une implosion de l’économie mondiale. (Le Point 20/03/2008)
(15) Les investisseurs redoutent aussi que le ralentissement de l’économie, cumulé à l’inflation stimulée par la flambée des matières premières, ne s’étende à toute l’industrie, aux États-Unis comme en Europe. (Le Monde 19/03/2008)
(16) D’ores et déjà, la récession paraît inévitable et a probablement déjà commencé outre-Atlantique. (Valeurs Actuelles 21/03/08)
(17) Cette crise qui, pour l’instant, ne frappe que les pays les plus développés n’épargnera pas selon lui les pays émergents. (Valeurs Actuelles 21/03/08)
27Ces exemples nous confirment ainsi que ce sauvetage n’a pas été réalisé dans le but de préserver les conditions optimales du vivre ensemble de la population à l’intérieur de plusieurs sphères individuelles et sociales données, mais dans le but de limiter au maximum les conséquences négatives sur le système bancaire. Il a été organisé par le système bancaire pour le système bancaire, avec pour objectif de le maintenir en l’état quelles qu’en soient les conséquences, même négatives pour l’ensemble de la population.
28La preuve en est que, malgré ce sauvetage, les experts économiques et financiers ne savent pas si les mesures prises seront suffisantes pour garantir de nouveau une stabilité future pour le système ou si les dysfonctionnements de celui-ci vont perdurer et enfoncer encore davantage le système dans une crise encore plus importante :
- 10 Algirdas Julien Greimas et Joseph Courtès, Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du lang (...)
- 11 Jacques Fontanille, Formes de vie, op. cit., p. 102.
29La passion, mais nous préférons employer dans cet étude le terme effet passionnel, est conçue ici dans sa définition classique comme une : « […] organisation syntagmatique des états d’âme, en entendant par-là, l’habillage discursif de l’être modalisé des sujets narratifs. Les passions et les “états d’âme » qui les composent sont le fait d’un acteur et contribuent, avec ses actions, à en déterminer des rôles dont il est le support »10. Ainsi, pour les journalistes, s’approprier la notion de sauvetage en l’utilisant pour qualifier l’intervention de la Fed pour le rachat de Bear Stearns est une manière de focaliser l’attention du lecteur sur cette notion de danger présupposée dans l’action du sauvetage. « Les formes de vie étant portées par des actants collectifs, et les effets passionnels éprouvés par des actants individuels, le lien entre les deux dimensions est assuré par la dimension éthique qui leur est commune, et qui comporte les systèmes de valeurs qu’ils ont en partage »11.
30L’effet passionnel de danger, de catastrophisme d’insécurité auprès du lecteur est ainsi décuplé par cette utilisation de cette forme de vie de l’entraide et de son champ lexical du sauvetage pour décrire cet événement :
(18) Elle doit à tout prix étouffer dans l’œuf les départs de feu. (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
(19) Ne reste plus, pour enrayer l’embolie, que ce remède que Wall Street. (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
(20) Commentant la bouée de secours que lui lançait la banque centrale. (Le Nouvel Observateur 20/03/08)
(21) Tous les antidotes existent pour enrayer la spirale des pertes et des faillites bancaires. (Le Point 20/03/08)
(22) […] pour éviter qu’une crise systémique n’embrase tout le système bancaire. (Le Monde 19/03/08)
(23) La récession est contagieuse. (Valeurs Actuelles 21/03/08)
31Nous remarquons que ces quatre exemples font référence à la notion de sauvetage, mais institutionnalisée à l’intérieur et au service d’une société. Ces institutions « spécialistes » du sauvetage n’interviennent qu’en cas de danger avéré, menaçant le cours d’existence d’un ou plusieurs acteurs et selon une certaine procédure. Nous avons ici deux références clairement établies. La première en (18), (20) et (22) fait référence au corps de métier de pompiers dans les termes : étouffer dans l’œuf les départs de feu, bouée de sauvetage et n’embrase. La seconde fait référence au corps médical avec les termes antidotes, contagieuse, embolie, remède. Au travers des métaphores utilisées, nous voyons que cet événement apparaît comme une catastrophe naturalisée, c’est-à-dire qu’on le dissocie de faits sociaux et politiques pour le rattacher à une sorte de mécanisme économique naturel. Mais nous examinerons davantage cet aspect dans une de nos prochaines analyses.
32Pour le lecteur, le choix du parcours interprétatif à emprunter pour accéder au sens en contexte repose sur l’activation d’une forme de vie constituée de schèmes préconstruits et partagés par une communauté.
33Les journalistes utilisent ainsi ce qu’on appelle un argument d’analogie c’est-à-dire que pour expliquer le déroulement de cet événement, relevant d’un domaine d’expertise particulier, au grand public, ils le comparent à un autre mécanisme qui leur est familier. L’intervention de la Fed pour sauver une banque se trouve éclairée par le rapprochement avec une intervention d’urgence effectuée par des pompiers ou par la réalisation de soins médicaux. C’est une comparaison particulière qui a pour but, non pas d’établir une ressemblance entre deux situations, mais d’établir une similitude de rapports. En effet, un groupe de pompiers est, lorsqu’il intervient sur un incendie, ce qu’est la Fed lorsqu’elle intervient dans le système bancaire pour sauver Bear Stearns. Le but de cette analogie est d’utiliser les représentations mentales de situations de dangerosité liées à cette forme de vie afin que le lecteur les transpose à l’événement dont il prend connaissance. Ceci afin de renforcer l’effet passionnel de menace et de danger au travers de ce choix stratégique de diffusion de l’information. Les journalistes se servent ainsi de cette forme de vie de l’entraide et d’une de ses pratiques, le sauvetage qu’ils se réapproprient dans un but stratégique afin de générer une intensité passionnelle particulière chez le lecteur par rapport à cet événement.
34Nous constatons ainsi que la présentation des faits concernant Bear Stearns passe totalement en arrière-plan, voire occultée dans Le Nouvel Observateur, Le Point, et Le Monde. L’attention des journalistes est focalisée sur le phénomène de crise et la manière dont il se déploie et contamine l’ensemble des secteurs au niveau mondial. Cet événement n’est pas considéré pour lui-même, mais comme une de ses conséquences.
(24) Banques en perdition, fonds d’investissement en faillite… la crise immobilière des subprimes se transforme en crise bancaire et financière, « la plus grave depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale », selon Alan Greenspan. (Le Nouvel Observateur 20/03/2008)
(25) Le spectre de 1929 plane désormais sur la finance mondiale. La crise s’est en effet brutalement accélérée au cours des derniers jours. (Le Point 20/03/2008)
(26) Usant d’une procédure pratiquement sans précédent depuis la crise de 1929, la banque centrale américaine a volé au secours, hier, de Bear Stearns, l’une des plus grandes banques d’affaires de Wall Street. La Maison-Blanche a été tenue informée du sauvetage mené en coordination étroite avec le département du Trésor. Les autorités ont voulu éviter des faillites en chaîne dans un secteur bancaire fragilisé par la crise des crédits immobiliers à risque. (Le Figaro 15/03/2008)
(27) Le système financier se disloque. La crise des subprimes, du nom de ces crédits immobiliers à risque distribués aux États-Unis, contamine tous les acteurs de la finance internationale : les fonds spéculatifs (hedge funds), les banques comme les géants du capital investissement. (Le Monde 16/03/2008)
(28) Avec le sauvetage de Bear Stearns, la crise financière atteint un paroxysme. Les prêteurs fuient le dollar tandis que l’or, le pétrole et l’euro s’envolent. Les États-Unis entrent en récession et l’Europe en inflation. (Valeurs Actuelles 21/03/2008)
- 12 Jacques. Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, PULIM, 1999.
35En sémiotique, la typologie des modalités12 permet de définir quatre modes d’existence. En fonction de l’ordre des degrés de présence il y aura d’abord le vouloir et le devoir qui déterminent un mode virtualisé ; ensuite le croire (croire à quelque chose) et l’adhérer (croire en quelque chose) établissent un mode actualisé et, enfin ; le savoir et le pouvoir caractérisent le mode potentialisé. Ces trois modes se déterminent en fonction d’un quatrième mode : le mode réalisé particularisé par l’absence de distance modale de l’être et du faire qui en sont constitutifs. Ici, la crise se manifeste sur le mode d’existence réalisé et, est mentionnée comme telle dès les premiers mots de chaque article : la crise immobilière des subprimes, la crise, la crise de 1929, crise des subprimes, la crise financière.
36L’attention des journalistes est focalisée sur le phénomène de crise et la manière dont il se déploie et contamine l’ensemble des secteurs au niveau mondial. Cet événement n’est pas considéré pour lui-même, mais comme une des conséquences de la crise. Il est une partie constitutive d’un tout
37L’interprétation réalisée par le lecteur par rapport à cet événement lui est, en quelque sorte, imposée. En ayant recours à cette forme de vie de l’entraide par l’intermédiaire du micro-récit du sauvetage, le journaliste induit une validation du lecteur par rapport à l’action entreprise pour sauver les marchés. Par l’utilisation d’un schème syntagmatique déjà connu et éprouvé par le lecteur, en tant qu’acteur ou que spectateur, le journaliste le place d’entrée de jeu dans la position de l’actant collectif spectateur et empathique, garant de l’évaluation de cette action comme conforme au respect d’une règle sociale. Le résultat de cette action a donc d’emblée une connotation axiologique euphorique, fruit d’une expérience maintes fois renouvelée. En revanche, l’état postérieur qui a appelé cette action, prend par ricochet et pour les mêmes raisons, une connotation axiologique nettement dysphorique.
38Le lecteur est ainsi mis d’emblée devant une information prenant l’aspect d’un danger sur le mode réalisé Cet état passionnel de menace, de danger, se manifestant par l’utilisation de cette forme de vie de l’entraide pour caractériser cet événement, apparaît comme une passion se voulant décrivante de l’état du système. Nous savons a posteriori qu’elle était vraiment en corrélation avec l’état réel du système économique à ce moment-là. Un cycle de blocage de tous les secteurs les uns après les autres avait entrainé des pertes de plus en plus importantes pour les banques. L’injection de liquidités massive par les banques centrales s’était ainsi mise en place en quelques mois. Au fur et à mesure que les pertes se propagent la confiance dans le système disparaît et la peur de l’inconnu se propage, donnant aux écrits journalistiques une intensité passionnelle de catastrophisme de plus en plus importante. Les différences d’opinion entre les lignes éditoriales des différents journaux sont gommées face à cette incertitude du devenir du système. Pour Bear Stearns le sauvetage est d’ailleurs présenté comme la seule solution possible, non pas pour rétablir la confiance, mais simplement pour empêcher la destruction du système.