Paul Rasse, Le musée réinventé : culture, patrimoine, médiation
Paul Rasse, Le musée réinventé : culture, patrimoine, médiation, Paris, CNRS Éditions, 2017, 295 p.
Texte intégral
1Dans son dernier ouvrage, paru aux éditions du CNRS, Paul Rasse s’attèle à un monument de la recherche en sciences de l’information et de la communication (et plus largement, des sciences humaines et sociales) : le musée. À travers son titre ambitieux d’abord, l’ouvrage fait la promesse d’étudier la « réinvention » du musée au XXe siècle, que l’on doit principalement à l’influence de la communication sur les missions de sélection, de conservation et d’interprétation qui caractérisent l’institution muséale. Cette problématique, traitée à de nombreuses reprises ces dernières années (citons notamment le numéro 61 de la revue Hermès : « Les musées aux prismes de la communication, regards sur les arts, les sciences et les cultures en mouvement, à travers les débats qui agitent l’institution muséale », paru en 2011, dirigé par Paul Rasse et Yves Girault) est abordée dans le cas présent à travers une approche anthropologique. Ainsi, l’ouvrage propose une fresque historique, organisée de façon diachronique (entre le tournant du XIXe et du XXe siècle et les années 1980) dans le but de saisir les évolutions de l’institution muséale révolutionnée par la communication.
2L’un des aspects les plus intéressants de l’ouvrage se situe dans le positionnement théorique adopté par son auteur, qui vise à appréhender les musées comme « une matrice sociale de la culture contemporaine » (p. 16). Ainsi, Paul Rasse s’intéresse particulièrement au rôle des musées dans le processus de légitimation de la culture en contexte de mondialisation, le singulier de « la » culture renvoyant à sa dimension élitiste.
3La première partie de l’ouvrage, qui englobe les trois premiers chapitres, propose une synthèse des grandes théories sociologiques développées entre la fin du XIXe et la fin du XXe siècle : les textes de Thorstein Veblen, Richard Hoggart, Max Weber et Pierre Bourdieu constituent la base théorique à partir de laquelle Paul Rasse construit son argument, à savoir l’appréhension de la culture comme outil de construction de la légitimité des élites, depuis la séparation au XIXe siècle des arts et sciences et des techniques. Paul Rasse achève cette partie avec un troisième chapitre, intitulé « la culture à l’aube de la postmodernité » dans lequel il montre comment la « révolution connectique » (p. 67) a bouleversé les rapports sociaux, et notamment les pratiques culturelles des Français. Dans la dernière section du chapitre, l’auteur synthétise avec efficacité les divergences fondamentales entre une approche sociologique héritée de Hoggart et de Bourdieu (c’est-à-dire à travers l’étude des élites et des processus de domination culturelle) et celle développée par les cultural studies, dont les sujets de recherche sont davantage tournés vers les formes d’expressions culturelles populaires. Au sein de ces débats, Paul Rasse revendique un positionnement hybride. Pour lui, la thèse sociologique selon laquelle les formes de domination et de légitimation culturelle existent toujours est la plus valable, ce qui ne veut pas dire qu’il faille négliger la façon dont « les gens font avec, consomment, résistent, luttent et/ou sont manipulés » (p. 90).
4La deuxième partie de l’ouvrage, qui regroupe six chapitres (du chapitre IV au chapitre IX) est consacrée à l’évolution du musée, depuis le Museîon d’Alexandrie jusqu’à sa crise – puis sa réinvention par la communication dans les années 1980. À ses origines, le musée était un élément d’un dispositif d’érudition plus large, composé notamment des bibliothèques. Pour l’auteur, revenir aux origines antiques du musée, conçu à l’époque comme « panoptique des savoirs du monde » (p. 95) permet d’en souligner la portée épistémique et sociale, bien avant que celui-ci revête dès la Révolution, une fonction mémorielle et patrimoniale. Ce processus de patrimonialisation est abordé du point de vue des dynamiques sociales qui la sous-tendent (p. 104) : Paul Rasse montre comment la sélection des œuvres, l’attribution d’un sens et la transmission aux publics sont autant de missions qui participent à la construction d’une mémoire collective. Le chapitre V poursuit certaines des réflexions menées par Paul Rasse dans le champ de l’art contemporain, et notamment sur le processus de légitimation et de « sanctuarisation » de l’œuvre à travers le dispositif muséal. Reprenant le concept de « collège invisible », qu’il avait notamment développé au sein de la revue Hermès en 2011, l’auteur s’interroge sur l’opacité des procédés d’acquisition des œuvres d’art contemporain dans les musées. La conclusion du chapitre porte sur un point aveugle de la recherche en sociologie de l’art : en raison de cette opacité et de la variété des facteurs, il est très difficile de comprendre comment et sur quels critères s’opèrent la sélection des artistes contemporains qui intégreront les collections muséales.
5À travers la généalogie de trois grands modèles muséographiques (Beaux-Arts, Sciences et Techniques), l’auteur s’intéresse particulièrement à l’élaboration des missions de sélection, de conservation et d’interprétation par les musées et qui témoignent d’une volonté d’homogénéisation des savoirs, à l’origine de « l’émergence d’une science moderne » (p. 145). L’auteur énonce les limites de chaque modèle : les « impossibles mutations » (p. 147) qui résulteront en l’inexorable « crise de l’institution muséale » (p. 214). Parmi ces modèles, qui mettent en avant la culture de l’élite aristocratique, émergent progressivement des institutions tournées vers les arts populaires (p. 187), et qui, en contexte de mondialisation et de disparition des sociétés traditionnelles permettent d’en patrimonialiser les derniers témoignages. L’histoire des grands modèles muséaux faite par Paul Rasse offre une place importante à l’impact de la communication sur chacune des missions du musée (et non seulement la transmission). Les deux derniers chapitres montrent comment le musée, en enrichissant ses missions de recherche et de conservation par la communication, a pu se renouveler. Ce que l’on appelle au sens large « l’action culturelle » correspond ainsi à la prise en compte des publics dans les trois principales missions du musée (conserver, interpréter, transmettre). Paul Rasse revient ainsi sur la façon dont l’introduction de la communication dans les problématiques muséales a non seulement permis l’évolution de la muséographie (avec l’invention de la scénographie par exemple), mais également de la muséologie, avec la définition du musée comme média.
6Le dernier chapitre propose une généalogie de la médiation, qui dans le cadre de la culture et des institutions muséales est pour l’auteur « révélatrice de leur transformation en espace de communication […] » (p. 247). Retracer l’histoire de la médiation permet d’en souligner les origines politiques : héritière de l’éducation populaire, celle-ci incarne les désirs de démocratisation, d’égalité et de lien social portés par les institutions culturelles depuis la Troisième République. Paul Rasse en souligne les apports mais également les limites : malgré l’engagement de ses acteurs, l’éducation populaire n’est jamais parvenue à rendre la culture démocratique, pour la simple et bonne raison que « le monopole de la création contemporaine la plus légitime » est détenue par les élites (p. 254). Les années 1970 marquent un tournant dans l’histoire de l’animation, avec l’émergence de la fonction d’animateur socioculturel : on passe alors de la mission de valorisation de « la culture artistique officielle » à une conception de la culture plus « prosaïque, inscrite dans la cité et dans la vie des hommes qui l’habitent » (p. 256). L’ouvrage s’achève avec les formes actuelles de la médiation, dans lesquelles Paul Rasse distingue trois niveaux : le premier est la fonction de vulgarisation qui caractérise le « médiateur-passeur » (p. 261) qui s’incarne le plus souvent dans le statut de guide-conférencier ; le deuxième niveau concerne la nécessité pour la médiation de s’adapter aux caractéristiques du public accueilli, de créer des liens avec l’ensemble des acteurs de l’institution et de s’intégrer à « la politique globale de communication de l’institution culturelle » (p. 266) ; Enfin, le troisième niveau concerne « l’idéal paradigmatique d’espace public » (p. 267), que Paul Rasse perçoit comme l’aboutissement de la fonction de médiation. Concept d’abord développé par Habermas, le paradigme de l’espace public constitue pour l’auteur une voie privilégiée pour parvenir à un véritable processus de démocratisation de la culture, car elle confère aux publics un pouvoir d’expression critique et lui garantit une offre culturelle diversifiée. L’auteur conclut sur la nécessité de développer le paradigme du « réseau » au sein de la culture et de ses institutions, seul garant de la richesse et de la diversité des processus de patrimonialisation.
7Synthétique et bien construit, le dernier ouvrage de Paul Rasse se révèle être un excellent outil pour mieux comprendre de façon élargie l’histoire des musées et l’importance de la communication dans leur(s) développement(s). La structure de l’ouvrage permet aussi bien au lecteur d’adopter une approche progressive, qu’une lecture par entrée des concepts développés. La démarche rigoureuse de contextualisation et l’approche socio-anthropologique offrent une lecture décentrée des grandes notions rattachées au cadre muséal et à ses valeurs, tout en restaurant l’évolution subtile des concepts et des paradigmes qui le sous-tendent.
Pour citer cet article
Référence électronique
Rime Fetnan, « Paul Rasse, Le musée réinventé : culture, patrimoine, médiation », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 11 | 2017, mis en ligne le 01 juillet 2017, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/3175 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.3175
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