1L’émergence ou l’extension de la notion d’humanités numériques marque l’irruption du fait technique dans des disciplines qui étaient jusqu’ici centrées sur l’activité humaine. Pourtant, il nous paraît impossible de prétendre comprendre l’activité humaine sans prêter attention à l’activité technique : si la technique est humaine [Simondon, 1969], la condition humaine est tout aussi liée à l’environnement naturel qu’à l’environnement technique. Comprendre ces environnements est nécessaire pour décrire mais aussi pour transformer les relations qu’entretient l’être humain avec le monde. Ainsi, depuis quelques années, le mouvement des humanités numériques tente de combler un manque, l’oubli de la technique, dans le champ des sciences dites humaines et sociales (SHS). Il ne faudrait pas pour autant céder à la tentation de la nouveauté, ni à l’idéologie de la rupture et de la table rase, alors qu’il nous revient au contraire d’éclairer un passé qui donne du sens au présent et nous permet d’envisager l’avenir.
2Nous devons travailler à une généalogie de l’épistémè technique actuellement en pleine puissance, c’est-à-dire à une étude critique des dispositifs techniques compris comme un ensemble hétérogène fait d’institutions, de règles et de lois, de dits et de non-dits [Foucault, 1994]. Il s’agit de démêler des jeux d’acteurs aux motivations souvent complexes et contradictoires, unis dans la promotion d’une innovation, réelle ou déclarée, présentée comme inéluctable. Les sciences de l’information et de la communication (SIC) ont produit de longue date des connaissances et des études en ce sens.
3Sur le plan de la méthode, face à une approche quantitative qui peut sembler la plus appropriée pour embrasser l’immensité des données numériques, il y a lieu de réaffirmer les apports d’une approche qualitative et l’inscription de nos travaux dans les sciences dites de l’interprétation [Passeron, 2001].
4Nous plaidons pour une poursuite et un élargissement de nos efforts depuis le développement de travaux fondamentaux jusqu’à leur valorisation, afin de participer pleinement au débat public sur la place du numérique dans la société. Pour éviter toute tentative d’instrumentalisation, ces recherches ne doivent pas se limiter à la validation d’un produit ou d’un service, culturel ou éducatif, mais interroger les conditions de production dans une perspective diachronique et critique.
5Enfin, la perspective généalogique des humanités numériques est aussi centrale dans les champs de l’éducation et de la formation. En transposant la question de l’industrialisation de la culture au champ de la formation [Mœglin, 2016, 1998], les travaux du groupe « industrialisation de la formation »1 montrent que l’histoire des relations entre école et technique n’est pas celle d’un milieu fermé, plus ou moins « impacté » par des innovations techniques qui viendraient immanquablement de l’extérieur. L’histoire des systèmes de formation fait plutôt apparaître d’incessants allers-retours qui transforment en profondeur ces innovations, structurées autour de trois phénomènes : la technologisation, la standardisation et l’idéologisation.
6Parce que le temps conditionne toute activité humaine, le mouvement des humanités numériques nous rappelle qu’étudier les interactions socio-techniques, c’est interroger à la fois leurs origines et leurs directions.