Design et Transmedia : projet, expérience usager, worldbuilding au cœur des disciplines SHS
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- 1 Sous la dir. A. Pipionnier, A. Beyaert-Geslin, S. Cardoso, Design et Projet, Revue Communication et (...)
1Le dossier publié ici, à travers des articles croisant les approches, cherche à saisir la valeur de la rencontre entre deux disciplines de SHS, toutes deux au cœur de problématiques sociétales, le design et le Transmedia Storytelling, dans une perspective communicationnelle. Les deux disciplines de pratique s’interrogent l’une et l’autre dans la dimension de projet, en mettant en avant la rencontre et les points de jonction entre le design et les Sciences de l’Information et de la Communication. « Le rapprochement opéré entre les pratiques de design et de projet constitue aujourd’hui un élément de langage que l’on peut observer tant dans les discours professionnels que dans les recherches en communication. Les deux termes se sont largement convoqués, même si une préférence marquée pour le terme design semble se faire jour, notamment à l’épreuve du numérique.1 »
2Avec le développement des technologies et du numérique, la réversibilité des productions est omniprésente :
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un produit technologique peut avoir un rôle et des fonctions complémentaires d’un univers à l’autre (réel/virtuel/fiction), des affordances cachées (Norman, 2000),
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une même donnée associée à une autre prend un sens et un usage différent selon le contexte de lecture comme c’est le cas avec les multiples applications créées liées avec la libération des données (open data/big data) ou avec le tourisme augmenté,
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un service peut se poursuivre sur du multiplateforme et offrir des expériences complémentaires, notamment avec les nouvelles formes de visite muséographique (in situ ou à distance : application smartphone, site internet, visite à distance grâce à un robot, ARG, etc)
3Il semble que les deux perspectives disciplinaires, design et Transmedia Storytelling, offrent un regard croisé permettant de poursuivre ou d’augmenter la narration autour d’un projet et de favoriser ainsi de nouvelles pratiques, de nouvelles expériences, voire de nouveaux usages. Il est alors intéressant de saisir les enjeux épistémologiques et méthodologiques qui sous-tendent leur rencontre, ils seront découpés selon deux notions réunies essentiellement autour de l’expérience provoquée et partagée : la construction d’univers narratifs, la participation des publics/usagers.
De l’importance du « worldbuilding », de la construction d’univers narratifs au service du projet
4La mise en perspective des productions de design à travers le Transmedia Storytelling interroge les conditions de pratique de ses derniers et leurs possibles. Le mode projet sous l’angle de la conceptualisation et de la pratique vise alors à questionner le processus de conception : comment le design intègre-t-il le Transmedia Storytelling en amont dans le processus global de réflexion du projet ? Quelles en sont les finalités dans la réalisation ?
5Le design d’interaction pourrait alors être un point de jonction essentiel : il consiste à définir la façon dont les personnes, les produits et les services dialoguent en fonction d’un environnement (designersinteractifs.com). Ainsi, quelle expérience est-elle produite dans ce dialogue ? « Là où il y a du design, l’utilisateur en ressent immédiatement l’effet, précisément parce que son expérience s’en trouve instantanément transformée, améliorée, augmentée. » (Vial, 2010 : 62)
6Le Transmedia Storytelling est-il bousculé par les pratiques du design d’interaction, information ou service qui interrogent également le croisement de contenus et données ?
7La dimension communicationnelle du Transmedia Storytelling à des fins commerciales ou stratégiques introduit intrinsèquement la narration comme fil conducteur du projet. La création d’univers narratifs et la participation croissante des publics construisent un nouvel écosystème médiatique complexe et immersif. Henry Jenkins, dans sa définition canonique, qualifie la stratégie Transmedia Storytelling de « processus dans lequel les éléments d’une fiction sont dispersés sur plusieurs plateformes médiatiques dans le but de créer une expérience de divertissement coordonnée et unifiée » (Jenkins, 2006 : 95-96). Ce qui est important dans ce processus est la mise en place d’une narration, d’un univers narratif, qui se déploie sur plusieurs plateformes numériques, ou non numériques, et qui va favoriser la participation et la collaboration des publics.
8Dès lors, pour le design et le Transmedia, le dialogue et la collaboration pourraient bien consister à définir ce qui est éprouvé en incluant l’échelle de la participation de l’usager : active vs passive, simple absorption vs immersion totale. L’expérience peut être multiple : esthétique, divertissante, efficace/bénéfice, procurer de l’évasion, du plaisir, de l’émotion, avec une participation limitée et une immersion totale.
9Dans son ouvrage sur la démocratisation du design thinking pour les entreprises, Tim Brown (2009 : 97-98) met en lumière l’importance du prototypage dès le début du projet. « Grâce à des techniques empruntées au cinéma et à d’autres secteurs de la création, on sait maintenant réaliser des prototypes d’expériences immatérielles. Le scénario qui est une forme de storytelling décrit une situation ou un état futurs en mots et en image. On peut ainsi inventer un personnage qui résumé à lui seul différents critères démographiques (…) et développer un scénario crédible autour de son quotidien pour « observer » la manière dont elle utiliserait un chargeur de batterie pour voiture électrique ou une pharmacie en ligne. »
10Des enjeux majeurs relèvent de la cohérence de ces univers narratifs et de leur rôle dans les scénarii d’usages. Quand l’objet de l’histoire est-il l’histoire elle-même ? Quand l’histoire devient-elle le produit (Brown, 2009 : 143) ?
11Le projet de design raconte une histoire, propose un scénario d’usage avec une expérience à vivre ou un service rendu, il implique des interactions entre des usagers, des produits, des espaces. Dans la phase de réalisation, le projet s’incarne dans une dimension représentative et visuelle. Les choix graphiques, plastiques et sémantiques convoquent alors un système référentiel dans lequel il s’inscrit, un univers de signes qui implique un registre de valeurs.
12La complémentarité du design et du Transmedia Storytelling démontrerait que les schémas utilisés dans la conception de scénario fictionnel sont applicables dans la conception du projet en design (« worldbuilding », Jenkins, 2007). Ainsi les projets réalisés sont des témoins, objets médiateurs, qui mesurent et créent les mondes fictionnels comme mondes possibles. La configuration de mondes et d’espaces narratifs favorisent la communication et l’acceptation de nouvelles entités (productions ou objets) par les publics, potentiels usagers comme des fenêtres ouvertes sur des fictions possibles (Dunne & Raby, 2013). Selon Dunne & Raby : si nous spéculons plus sur nos réalités, elles deviendront plus malléables. Les idées dégagées par le design fiction augmentent les chances de les atteindre à terme.
13Comme cité préalablement, le design thinking fait appel à une culture du récit qui vise à mettre en scène et bousculer les réflexes culturels dans l’expérimentation, le prototypage rapide et le storytelling. Le « design fiction » s’apparente à une forme rhétorique, un prototype diégétique destiné à prouver aux publics la viabilité, la bienveillance et les différents usages de la technologie. Dans les films, ces technologies existent comme des objets réels qui fonctionnent correctement et que les gens utilisent réellement (Kirby, 2013).
14Le glissement entre réalité et fiction offre l’immersion des publics et récepteurs dans la narration, à travers des « mondes possibles » (Ryan, 1991). La construction d’univers permet de jongler avec les représentations du monde, réalité, virtualité, évasion fictionnelle. De la réalité à la fiction se produit un écart minimal employé par exemple dans le genre fictionnel (M-L. Ryan, 1991). Ce dernier pourrait bien s’avérer un point de jonction qui permet d’entretenir des relations d’accessibilité spécifiques avec la réalité. Les ARG (Alternate Reality Games), notamment, basent leur principe de jeu sur cet aller-retour incessant entre le monde fictif et le monde réel pour mieux encourager les publics à participer et à collaborer, pour créer une communauté. La science-fiction et la culture populaire offrent alors une fenêtre exploitable pour favoriser l’acceptabilité de produits et usages innovants (MIT Media Lab, 2015).
Des usagers au public, de la participation au co-design
15Du point de vue de la perception et de la réception, la rencontre de ces deux disciplines permet de passer des publics aux usagers ou des usagers aux publics, en provoquant des allers et retours entre les deux. Ces processus proposent des collaborations qui impliquent le public dans l’interactivité ou des formes de co-design c’est-à-dire un engagement du public dans la co-conception du récit. Le public devient alors à la fois acteur et usager dans l’expérience vécue. Les deux disciplines favorisent alors des méthodologies de conception collaborative dans la mise en place du projet et son développement narratif (ARG par exemple). En effet, la mise en place d’interfaces interactives dans le croisement entre design et Transmedia Storytelling convoque les questions d’engagement, d’expérience ressentie, interroge la valeur d’acceptabilité/d’adhésion, et la mise en perspective de nouveaux usages. Les outils et les méthodes sont à analyser et à appréhender afin de mieux comprendre les modalités et les enjeux des interfaces interactives et leur appropriation par les publics/récepteurs ou usagers. Les méthodologies de l’UX design offrent la possibilité à la fois d’impliquer l’usager mais également de mesurer son retour d’expérience dans l’objectif de satisfaire et améliorer l’expérience. La phase itérative de conception intègre également les retours d’expérience utilisateurs (Fulton, Furi, Bucheneau, experience prototyping, IDEO, 2000). Les joueurs d’ARG et les fans se constituent en « communauté de pratiques » (Baym, 199) et de partage dans laquelle ils ont des activités de création, de lien social, de médiation (Bourdaa, 2014).
16Les mécanismes de jeu (gameplay) sont également sollicités pour encourager une interactivité entre les usagers et les interfaces, proposant au public devenu joueur d’interférer sur le court de l’histoire. Dans cette même veine, les serious game favorisent de nouvelles formes d’apprentissage, une stimulation riche par le jeu qui reste encore à développer dans le champ du médical, de l’aéronautique, ou encore de l’éducation.
17Désormais certains processus de design et stratégies de Transmedia Storytelling, sollicitent une dimension participative, voire collaborative, dans les phases de conception et de créativité. Une expérience partagée, une collaboration permet aux concepteurs, aux potentiels usagers ou aux publics de fabriquer leur propre récit, leur « worldbuilding » par le transfert de connaissance tacite et de manière synchrone (Kvan, 2000). Le Transmedia Storytelling fait notamment appel au concept d’« intelligence collective » (Levy, 1994). Vers une expérience collaborative optimale, la pensée design (« design thinking », T. Brown, 2009 : 7) consiste en « un ensemble de principes applicables par un large éventail d’acteurs dans la résolution de problématiques variées ». Cette pensée en action propose d’explorer de manière interdisciplinaire et inter-sectorielle de nouvelles méthodes de travail, de nouveaux principes réflexifs afin de résoudre par la culture de l’innovation des problématiques de plus en plus complexes.
18Les articles rassemblés dans ce dossier témoignent de la richesse des croisements entre les design et Transmedia Storytelling et de la variété des objets analysés (architecture, patrimoine, fictions, opendata, expérience sensible).
19Le dossier propose deux traductions de textes empiriques qui fondent la rencontre emblématique des deux disciplines. Marie-Laure Ryan fournit une analyse pointue sur les stratégies transmedia, elle définit les cas de transfictionnalité de la culture populaire en développant les aspects de production mais également de réception des contenus médiatiques. Geoffrey Long propose un modèle de développement de stratégies Transmedia en insistant sur l’importance des affordances, du « worldbuilding », et des espaces négatifs, des béances narratives, dans lesquels les publics vont s’engouffrer pour eux aussi participer et collaborer à l’élaboration de fictions multi-plateformes.
20Le dossier se divise ensuite en deux parties, faisant écho à deux aspects fondamentaux de la rencontre entre design et Transmedia Storytelling : la construction d’univers narratifs, la création/implémentation de l’expérience usager dans ces univers, et la question des publics et usagers de ces mondes narratifs.
21La première question est abordée par les auteurs de ce dossier sous l’angle de la fiction et des mondes fictionnels mais également en prenant appui sur l’architecture et la production architecturale. En faisant le constant d’un « mash-up réussi » entre design et Transmedia, Anne-Cécile mise sur l’expérience comme anticipation dans le design fiction, une mise à épreuve de scénarii probables dans le storytelling. L’auteure envisage un partage du sensible dans des environnements et des écosystèmes de culture collaborative. Les expériences augmentées ainsi produites fonctionnent « comme autant de reformulations interactives des espaces sensibles pourtant mis à mal par la modernité ». Design et Transmedia Storytelling, dans une approche participative et collaborative, favorisent alors la production d’une expérience, engageante et sensible, pour les usagers et publics.
22Laurent di Filippo envisage le croisement du design et du Transmedia autour des franchises cinématographiques et plus particulièrement autour du personnage de Conan Le Barbare. Si l’auteur note bien l’importance d’un univers narratif cohérent, clé de voûte de toute stratégie transmedia, il développe cependant l’idée que la définition de Jenkins n’est pas applicable à tous les projets. Un personnage transmedia, ici Conan Le Barbare, qui se déplacerait de plateforme en plateforme, serait alors le point nodal d’une stratégie d’extension de la narration. Le processus de design de mondes fictionnels requiert alors une attention particulière pour assurer une cohérence narrative aux publics de la franchise.
23Fabienne Denouel et Pia Pandelakis cherchent, dans leur article, à agencer design et monde fictionnel, puisque « Les productions du design peuvent en effet être nourries par tout un réservoir fictionnel constitué par les films et séries télévisées, mais participent aussi, en retour, d’une mise en fiction du monde ». En convoquant la notion de « fictions consenties », elles dessinent les contours de modalités de production entre réalité et fiction.
24Enfin, Louis Vitalis et François Guéna proposent une analyse de l’architecte en temps de « storyteller, designer, worldbuilder », mettant ainsi en avant l’importance de la narration et la création d’univers dans la production architecturale. Ils soulignent que le processus même de création de l’architecte et ses différents modes d’expression, entendus ici comme des plateformes (dessins, maquettes, graphismes, textes…) font monde. En effet, « s’efforçant alors de comprendre le design de l’architecte dans son déploiement global, comme conception d’objets et de leurs réceptions, c’est d’une véritable capacité à « faire monde » dont il faut convenir ».
25La deuxième partie du dossier s’attache à la perception et à la réception des productions, en soulignant à la fois les capacités de ré-interprétation des usagers et publics et les processus participatifs de co-design qui fondent une réception bottom-up s’opposant à une production top-down, parfois trop monolithique et verticale.
26Le Patrimoine immatériel, à travers la mémoire populaire d’un patrimoine vivant, constitue un terrain fertile pour co-construire des expériences participatives de valorisation. Agata Nicoli et Don-Mathieu Santini ont créé une expérience autour de récits et de contes traditionnels corses invitant les publics à collaborer à l’élaboration d’une narration enchevêtrant les plateformes médiatiques, numériques et non numériques. L’objectif était de conserver un patrimoine immatériel en voie de disparition tout en suscitant l’intérêt des jeunes publics par un dispositif participatif et engageant.
27L’hypothèse de Frédéric Valentin « est que le TS et l’ouverture en design peuvent utiliser des stratégies et une esthétique similaire en vue d’engager l’utilisateur-rice dans une forme de réflexion participative ». Pour l’auteur, l’open design et le Transmedia Storytelling offriraient des opportunités de co-construction d’univers narratifs et généreraient des dialogues et des interprétations de la part des usagers et des publics entrainant la production d’informations supplémentaires.
Notes
1 Sous la dir. A. Pipionnier, A. Beyaert-Geslin, S. Cardoso, Design et Projet, Revue Communication et Organisation n° 46, 2014.
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Référence électronique
Stéphanie Cardoso et Mélanie Bourdaa, « Design et Transmedia : projet, expérience usager, worldbuilding au cœur des disciplines SHS », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 10 | 2017, mis en ligne le 01 janvier 2017, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/2558 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.2558
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