1Dans les travaux en communications organisationnelles des années 90 et 2000, la problématique de la rationalisation des organisations et des procès productifs ainsi que les enjeux de la gestionnarisation des objectifs et des modèles d’action ont été largement explorés. Sous différents angles et à partir d’objets divers, ont été mis en évidence la contribution du déploiement des TIC et des systèmes d’information, la puissance des discours d’accompagnement et de légitimation, le rôle des communications managériales et institutionnelles dans l’ingénierie sociale, symbolique et organisationnelle des reconfigurations du travail.
2Parmi les grandes tendances structurantes observables dans le secteur public, la montée en puissance et la diffusion dans les différentes administrations de la pensée managériale, incarnée par la mise en œuvre du Nouveau Management Public (NMP) constitue un objet de recherche à la croisée de champs disciplinaires pluriels : sciences de gestion et management en premier lieu (puisque la visée affichée du NMP qui est celle de l’amélioration de l’efficience organisationnelle est aussi aux fondements des sciences de gestion), sciences politiques, philosophie sociale, sociologie.
3Dans cet ensemble, les SIC et le champ des communications organisationnelles ont apporté des éclairages originaux, notamment en déconstruisant-reconstruisant la notion d’organisation non plus vue comme structure (ayant un statut juridique, une délimitation spatiale, des ressources propres, etc.) mais comme une forme provisoire en permanence constituée et altérée dans et par des processus de production et de coopération ; des processus symboliques et sémiotiques qui sont centralement affaire d’information et de communication (Le Moënne, 2004, 2008).
4Il semble cependant qu’une dimension importante des communications managériales soit relativement peu représentée dans les recherches en SIC. Depuis la parution en 1997 du numéro 11 de la revue Communication & Organisation « Négociation et médiation en entreprises », le concept de médiation a été fortement construit, tandis que la négociation n’a été que rarement reprise comme un objet ou comme un concept en SIC. Dans une première partie nous explorerons comment cette perspective a été travaillée dans différents champs disciplinaires. Nous nous attacherons ensuite à l’analyse de l’entretien professionnel en tant qu’instrument du NMP, moment ritualisé d’échange où se jouent et se redéfinissent des représentations de l’activité, des rôles, des rapports de pouvoir. Dans une dernière partie nous mettrons en évidence en quoi cette situation particulière dans le cours d’action professionnel, telle que peuvent la « dire » les acteurs de ces échanges, met en jeu ou non des potentialités de la négociation.
5D’une certaine manière, la perspective constructiviste et pragmatique qui sous-tend majoritairement les travaux français en communications organisationnelles entraîne de facto une analyse des échanges (langagiers, discursifs, sémiotiques) comme relevant d’un ajustement permanent, d’une co-construction du sens et de la recherche, jamais totalement aboutie, d’une entente entre les parties prenantes qu’il s’agisse d’individus ou de collectifs.
6La négociation dans les organisations a en revanche constitué un axe important des recherches en sociologie et en management (cf. la revue Négociations entièrement dédiée aux aspects théoriques et pratiques de toutes les formes de négociations) dont Reynald Bourque et Christian Thuderoz ont dressé le panorama (2011). Cette activité « met en interaction plusieurs acteurs qui, confrontés à des divergences ou à des interdépendances, choisissent (ou trouvent opportun) de rechercher volontairement une solution mutuellement acceptable » (Dupont, cité par Bourque & Thuderoz, 2011 : 18). Pour ces auteurs, les négociations peuvent relever de deux régimes : celui de la composition, forme incomplète d’une négociation où il y a « effort d’ajustement » mais « sans intention contractuelle explicite » et le régime de négociation proprement dit où la négociation est explicite, verbalisée, ritualisée. Cette dernière forme se traduit, nous disent les auteurs, par un travail repérable à des actions de complexification ou de simplification du problème, d’universalisation ou de singularisation du problème, de dépersonnalisation du problème, de planification de l’interaction de négociation, de ritualisation du processus, de contractualisation et de légalisation de la relation, et enfin de la maîtrise du rapport de mandature (Bourque & Thuderoz, 2011 : 42-44).
7Ces auteurs opèrent une autre distinction entre négociation de marchandage, négociation de régulation et négociation valorielle (ibid. : 45-46). Les contours de ce qui est défini sous le terme de négociation restent toutefois suffisamment variables entre chercheurs s’intéressant à la négociation et à son processus pour que Catherine Kerbrat-Orecchioni (2012) fasse un bilan des usages de ce concept en étudiant le corpus constitué des articles de la revue Négociations afin d’en relever les invariants. Ainsi, il apparaît que les « parties engagées dans la négociation doivent disposer d’une certaine latitude pour agir sur la situation et modifier l’état des choses » (Kerbrat-Oreccioni, 2012 : 92). De même, la notion de divergence ou de désaccord est consubstantielle à la négociation ; ainsi que celle d’une recherche d’accord. Encore faut-il que cette recherche d’accord ne soit pas résolue immédiatement (l’un des protagonistes abandonnant dès le départ « sa place » à l’autre) : « ce n’est qu’à partir du moment où il y a "cristallisation” du désaccord […] que peut démarrer l’activité de négociation proprement dite » (kerbrat-Orecchioni : 92). Si certaines situations ne laissent aucun doute pour être qualifiées de situations de négociation au vu de la manière dont la situation est engagée (contexte explicite de marchandage ou de la diplomatie par exemple) et dont les acteurs eux-mêmes s’y engagent (en tant que protagonistes), Arnaud Stimec ouvre le concept aux situations de négociations dites ordinaires, celles qui « ne postulent pas explicitement une négociation identifiée » (Stimec 2009 : 196). C’est une piste que nous explorerons dans notre recherche.
8L’entretien professionnel (EP) nous donne en effet l’occasion de reprendre le concept de négociation dans une approche info-communicationnelle. Certes des travaux interdisciplinaires ont été réalisés dans une perspective interactionniste pour analyser la part des négociations dans les activités de travail. Certains chercheurs du GDR « Langage et travail », essentiellement des socio-linguistes, l’ont abordée sous l’angle de la négociation des tours de paroles ou encore de la négociation du sens dans l’analyse fine des interactions au travail, perspectives de recherche dont rendent compte l’ouvrage d’Anni Borzeix et Béatrice Fraenkel (2001) et celui de Michèle Grosjean et Lorenza Mondada (2004). Ces recherches reposent sur des démarches quasi ethnographiques des situations d’interactions où il est prêté attention aux échanges verbaux et non verbaux mais également aux objets qui supportent ou encadrent les interactions. Ces travaux font généralement référence à ceux d’Anselm Strauss (textes réunis par I. Baszanger, 2005) en s’appuyant en particulier sur la notion d’ordre négocié « au jour le jour » (Strauss, 2005 :107-109). Avec le même ancrage interactionniste Michèle Gabay et Maguy Sillam (1997, 1998) ont proposé un modèle d’analyse prédictive du processus de négociation qui porte sur les variables à prendre en compte dans le processus d’une négociation (rôle du discours, des gestes et expressions) à partir d’une expérimentation de négociation menée au sein de l’université entre étudiants et un enseignant. Une autre approche, s’inscrivant dans la lignée des travaux de Pierre Delcambre, a été retenue par Romain Huët (2007, 2013) : celle de « la médiation textuelle », en prenant la charte comme un « écrit de la négociation » (Huët, 2007 : 79). Dans cette perspective c’est l’analyse du corpus de documents élaborés dans le processus de production d’une charte, une socio-genèse du texte (Huët, 2013), qui met en évidence, au travers des variations (abandons, substitutions) terminologiques, les rapports sociaux en œuvre, traces d’éventuelles négociations entre les parties prenantes avant la stabilisation du texte final de la charte. Ces « tractations » sur le document avaient également été relevées dans ce que Brigitte Guyot et Marie-France Peyrelong (2006) avaient alors qualifié d’approche par le document et en particulier de processus d’éditorialisation, fruit de négociations au fur et à mesure de la stabilisation du document pour rendre compte des dynamiques organisationnelles en œuvre. Enfin Dominique Maurel et Dany Bouchard (2013), s’inscrivant dans le courant de l’école de Montréal, abordent là encore à travers l’analyse des documents d’activité les questions de gouvernance informationnelle et d’ordre négocié.
- 1 Nos interlocuteurs montraient parfois à l’écran leur dernier compte rendu d’entretien professionnel (...)
9Outre le fait que la prescription de la mise en œuvre de l’entretien professionnel ne permet pas de travailler l’observation directe des interactions, et qu’il est difficile de constituer un corpus de comptes rendus d’entretien et des documents intermédiaires1, il nous semble important à partir du cadrage théorique multidimensionnel des approches communicationnelles des organisations (Bouillon, Bourdin, Loneux, 2008) de prendre en compte les représentations (ici de service public), les normes et conventions d’interactions, les relations professionnelles, sociales et hiérarchiques, les textes réglementaires et prescriptifs qui contribuent à définir le cadre de l’entretien professionnel et circonscrivent les possibles de la négociation. Possibles ? En effet : nous verrons que cette lecture de la situation d’entretien professionnel comme situation de négociation n’a rien d’évident pour les interlocuteurs rencontrés. Pourtant, l’EP en ce qu’il est un moment où se met en visibilité l’activité de l’un vis-à-vis de l’autre voire d’un tiers qui dépasse la situation locale de l’interaction (la direction, la DRH de l’université) dans un rapport hiérarchique et de pouvoir ; en ce qu’il est un moment de présentation de soi et d’une certaine identité professionnelle qui n’est pas nécessairement en convergence avec celle que voudrait retenir l’organisation (Peyrelong, 2015, Lépine & Peyrelong, 2015, 2016) ; enfin en ce qu’il met en jeu des engagements réciproques sur les pratiques de travail ou sur des représentations des métiers et des missions, porte tous les ferments de la discussion sur la place de l’individu dans l’organisation et l’octroi ou non d’une forme de reconnaissance, et donc d’une confrontation entre deux représentations ouvrant le champ de la négociation. Nous avons engagé cette recherche dans deux bibliothèques universitaires de la région Rhône Alpes, en procédant à des interviews semi-directifs du personnel tout au long de la chaîne hiérarchique, et avec autorisation des directions des deux établissements. C’est un total de 29 interviews que nous avons mené en deux vagues : la première en 2013, la seconde en 2015. Nous avons ainsi tenté le plus possible – sur la base du volontariat – de reconstituer des dyades (N+1 et N-1).
- 2 Pour l’auteur ces prescriptions sont issues des théories « du management de la qualité, du modèle d (...)
10Le mouvement dit de « modernisation » de la fonction publique par le déploiement des règles de gestion importées du secteur marchand s’appuie, pour sa mise en œuvre opérationnelle dans les services, sur des ressources humaines dont il est attendu qu’elles puissent porter et relayer les principes du NMP. Ainsi, de nombreux cadres techniques de la fonction publique sont-ils appelés à se positionner désormais comme managers. Derrière ce terme co-existent des « prescriptions hétérogènes empruntées à différents courants théoriques »2 (Desmarais, 2008 : 661) qui vont, avec la LOLF, ouvrir la voie à des dispositifs de GRH inspirés des modèles de la gestion des compétences, de la rémunération à la performance, etc. L’EP est ainsi un des outils au service de la managérialisation de la gestion publique. L’EP est défini par des textes législatifs (NOR : MFPF 1221534C ; NOR : MENH 1305559A, article 7 et 9) où le lien entre évaluation individuelle (valeur professionnelle de l’agent) et avancement (promotion, modulation indemnitaire) est affirmé. Il s’agit d’un dispositif où sont précisées les conditions de mise en œuvre : information de l’évalué, temporalité de la procédure, conditions de l’entretien, compte rendu, retour à l’évalué. L’agent ne peut, sous risque de sanctions, refuser l’entretien professionnel.
11Comme tout autre dispositif d’évaluation il s’agit ici aussi d’un « dispositif d’information et de communication par l’injonction d’explicitation et de production de traces à laquelle sont soumis les professionnels, mais également par la soumission de l’ensemble des processus à une logique de gestion par les normes qui sont des langages de pilotage de l’action permettant de coordonner et de synchroniser des ressources extrêmement nombreuses et hétérogènes en vue de projets parfois extrêmement éphémères » (Le Moënne, Parrini-Alemanno, 2010 : 8). À une différence près : dans le cadre des bibliothèques, les ressources (humaines et financières), loin d’être extrêmement nombreuses, seraient à ramener à une réalité beaucoup plus modeste.
12L’EP est à appréhender comme un protocole normalisé fortement organisateur de la relation entre managers et subordonnés car il propose une relecture a posteriori des activités de l’année passée et oriente, pour celle à venir, le cadre transactionnel et relationnel. L’activité communicationnelle qui s’y déroule, entre un cadre et son subordonné, ou plus précisément entre un encadrant qui n’a pas forcément un statut de cadre au sens des catégories de la fonction publique (i.e. les catégories A) et un évalué, n’est pas seulement contrainte par un dispositif sociotechnique et procédural ; elle est sous-tendue par des principes axiologiques et orientée vers un agir communicationnel dont le fondement doit être caractérisé.
13Au plan procédural, différentes séquences info-communicationnelles structurent très précisément le dispositif annuel d’évaluation individuelle des agents publics. La phase préparatoire à l’entretien est un moment où le manager comme l’agent sont invités à conduire une réflexion personnelle sur ce qui sera échangé et éventuellement écrit au cours de l’entretien à venir. Dans les universités où l’enquête a été menée, une formation a été délivrée à tous les encadrants et une note de cadrage largement diffusée incite à une préparation minutieuse de l’entretien. La seconde séquence est celle de l’entretien lui-même qui doit être mené en face-à-face et à partir d’un formulaire généralement imprimé ou directement accessible sur écran au cours de l’entretien par le biais d’une application logicielle commune à l’ensemble des services. Enfin, la séquence se poursuit avec une phase dite « de communication » (pendant laquelle l’agent peut apporter des observations au compte rendu rédigé par le N+1direct), et se termine par une phase de notification intervenant après que l’autorité hiérarchique a apposé ses éventuelles observations sur la « valeur professionnelle » du fonctionnaire.
- 3 Ceci dit des objectifs sont alors parfois décrits en termes de réduction de délais ou de stock.
14La phase préparatoire implique concrètement pour le N+1 de convoquer dans les temps et dans les formes le N-1, de préparer ces entretiens en s’appuyant sur le compte rendu précédent, mais aussi sur des notes concernant l’activité du service, de l’individu évalué, sur la relecture de ses propres objectifs (c’est-à-dire ceux du service ou plus généralement ceux découlant du projet d’établissement). En effet c’est bien à une opération de traduction que l’on assiste dans le cours de l’EP : comme le souligne un professionnel des bibliothèques, Philippe Debrion, « les principes qui conduisent la gestion du personnel devraient donc être la conséquence de ces projets car c’est par eux que doit se définir l’organisation de la bibliothèque » (2000 : 71). Cette traduction en cascade le long de la chaîne hiérarchique (les échelons les plus hauts voient des objectifs professionnels qui se confondent presque avec les intitulés des objectifs de l’établissement) cadre donc fortement tous les objectifs individuels, mais en même temps deviennent parfois de plus en plus difficiles à formuler lorsque l’on en arrive à des activités concernant le fonctionnement « ordinaire » de la bibliothèque. En effet toutes les tâches ne relèvent pas nécessairement d’une inscription dans un projet ou une nouvelle activité, un nombre important de tâches permettent tout simplement à la bibliothèque d’assurer son service de base comme l’équipement des livres, la préparation d’un train de reliure, ou l’accueil du public3.
15L’évalué n’est pas en reste : le plus souvent il arrive également « outillé » pour l’entretien en ayant fait la liste de ses activités, celles qui ont été rajoutées depuis le dernier entretien, et les points qu’il souhaite absolument voir traités. Pour l’un comme pour l’autre, au-delà de l’injonction règlementaire, l’EP réclame généralement un investissement non négligeable, avec le souci de faire entendre ce qui est important aux yeux de l’un comme de l’autre.
16L’entretien proprement dit est fortement structuré dans son contenu mais parfois aussi dans son ordonnancement par la trame du formulaire ou compte rendu d’entretien (certains N+1 suivent strictement les items dans l’ordre prédéfini dans l’application logicielle). Document intermédiaire en ce qu’il est support mais aussi objet de l’échange entre les deux acteurs, « “prêt à écrire” pour inscrire l’activité » (Pène, 1994), il doit en outre objectiver la « valeur professionnelle » de l’agent. Celle-ci s’évalue selon quatre critères : les compétences professionnelles et technicité, la contribution au service, les capacités professionnelles et relationnelles, l’aptitude à l’encadrement et/ou la conduite de projet. Ces quatre critères font ensuite l’objet d’un tableau récapitulatif où ils sont chacun évalués en fonction de leur degré de maîtrise (à acquérir, à développer, maîtrise, expert). Cette évaluation du fait même de son inscription reste une opération vécue comme délicate par les évaluateurs. L’originalité de ce prêt à écrire dans cette situation est en effet que, s’il contraint à une certaine logique de mise en visibilité de l’activité, il n’est pas non plus une simple liste à cocher : il laisse à l’évaluateur (directement au cours de l’échange ou a posteriori) le soin (la responsabilité) de trouver les mots pour dire ces jugements. Nous avons examiné ce point, qui implique pour le N+1 de se positionner en manager et en juge, dans une contribution précédente (Lépine & Peyrelong, 2015, 2016).
17Le formulaire étant le même pour tous les personnels de l’université, il demande parfois des acrobaties et des ruses pour pouvoir faire entrer la spécificité du travail et des activités de bibliothèque qui n’ont pas été « paramétrées » dans l’application logicielle.
18L’entretien professionnel prescrit comme un outil de management dans les textes réglementaires, participe au pilotage de l’établissement. Selon l’expression de nos interlocuteurs, il se fonde théoriquement sur une certaine transparence et une évaluation « sincère » : à partir de ces entretiens des plans de formation sont mis en œuvre, une meilleure connaissance de l’activité des personnels se construit. De ce point de vue, l’entretien professionnel peut être positivement investi tant par les évalués que par les évaluateurs.
19En revanche, la trace écrite de cet entretien, le flou de sa destination et de ses lecteurs au-delà de la bibliothèque, pèsent sur sa rédaction. Des représentations quant aux conséquences réelles ou potentielles lui sont alors attachées et conduisent à une euphémisation des points critiques, si ce n’est à leur omission pure et simple. Dans ce contexte, la norme d’écriture aboutit clairement à un affaiblissement de la portée évaluatrice des EP. Olivier Dupont et Sabine Dutrel (2006) avait déjà pointé cet « appauvrissement du contenu lors du passage à l’écrit » dans le cadre de l’entretien d’évaluation situé cette fois dans le secteur privé.
20La situation d’échange est donc fortement cadrée par un outil qui importe du secteur privé des objectifs d’individualisation (fondée sur le « mérite ») tout en se heurtant à la réalité du fonctionnement de la gestion des ressources humaines propres à la fonction publique (avancement à l’ancienneté, possibilités de promotion réduites). On voit alors que, tout en se conformant à cette prescription de manière « formelle », les encadrants et leurs subordonnés négocient – implicitement ou explicitement – une recomposition des règles et du cadre de l’interaction. L’enjeu de la négociation devient alors le soi et sa valeur professionnelle, la reconnaissance de celle-ci ou encore de sa place dans l’organisation.
21Au plan axiologique, l’EP qui s’inscrit dans une relation d’évaluation, peut être analysé comme « épreuve modèle » (Boltanski &Thévenot, 1994). L’EP nous paraît en effet entrer dans ces « régimes d’épreuve qui prennent appui sur la catégorisation, c’est-à-dire des épreuves de grandeurs […] l’épreuve est par excellence le moment de mise en correspondance d’une action et d’une qualification, dans la visée d’une justification prétendant à une validité générale » (Boltanski & Chiapello, 2011 : 452-453). En ce sens, se jouent des présentations de soi tant du côté de l’évalué qui est en droit d’attendre la reconnaissance de son professionnalisme, que de l’évaluateur qui y trouve l’opportunité de se confronter à sa propre vision de l’encadrement et du management (Lépine & Peyrelong, 2015, 2016).
22Ces présentations de soi sont avant tout des épreuves de parole et renvoient certes à la capacité – loin d’être évidente – de l’évalué à dire son activité mais aussi à la capacité de l’évaluateur à formuler un jugement. Cette épreuve a comme toile de fond la tension entre valeurs portées par le NMP (efficience productive et de rationalisation, individualisation du mérite et des compétences) et valeurs du service public (service rendu au public, progrès collectif et intérêt général). Dans le cas des bibliothèques ce dernier aspect est renforcé par les valeurs liées au métier. Si cela paraît une évidence pour les catégories d’encadrement (A et B) on les retrouve également chez les personnels des catégories C.
23Dire son activité pour l’évalué c’est tout d’abord la confronter aux objectifs définis lors de l’EP précédent. Les objectifs ont-ils été atteints ? Si non pour quelle raison ? Dans ce dernier cas cette situation ne renvoie pas systématiquement à une « déqualification » de l’individu comme on pourrait s’y attendre mais, du moins dans la plupart des cas que nous avons rencontrés, par un ré-examen de la situation dans son contexte. Les objectifs étaient-ils mal estimés, trop ambitieux ? Quels évènements ont conduit à ce qu’ils ne soient pas atteints ? La confrontation ne conduit pas automatiquement à la dénonciation des capacités de l’individu mais le plus souvent à une remise en cause des cadres, au sens d’Erving Goffman, de la situation (qui peut aller jusqu’à remettre en cause la définition initiale des objectifs réalisée par le N+1). La scène de l’EP est donc plus complexe à lire que simplement comme un rapport mécaniste et unilatéral de domination. Dire son activité c’est aussi pour certains évalués faire prendre en compte parfois de manière exhaustive tout ce qui constitue leur travail, d’autant plus lorsque celui-ci ne relève pas de projets spécifiques mais du travail « de fond » de la bibliothèque. Or l’évaluateur souhaite, lui, se concentrer sur les éléments marquants ou les éléments en lien avec les objectifs individuels ou ceux du service. Deux visions de l’activité s’affrontent : l’une renvoie au poste de travail et aux tâches qui sont traditionnellement affectées et l’autre souligne la polyvalence, les adaptations nécessaires dans le contexte de raréfaction des ressources. On trouve ici la trace du débat ancien entre modèle du poste de travail et modèle de la compétence (Zarifian, 2004). Se creuse ici un écart entre à la reconnaissance que l’évalué s’estime en droit d’attendre et évaluation. Sur le compte rendu finalement toute l’activité « réelle » ne sera pas déployée.
24Il s’agit d’une épreuve de jugement pour l’évaluateur mais aussi de diplomatie. Les N+1 insistent sur le fait qu’il faut signaler les comportements ou pratiques qui ne vont pas, dans une épreuve de « sincérité », relevant de leur perception du rôle d’encadrant. Ce signalement relève de la stratégie (fournir des preuves pour l’avenir s’il fallait en venir à des recours par la suite), il s’agit aussi de prendre en compte le fait de ne pas « casser » les personnes, préserver les conditions d’une relation professionnelle acceptable. L’écriture se révèle alors un art du dire et du sous-entendu : la hiérarchie saura, avec l’expérience, lire entre les lignes et comprendre que la personne n’était pas la plus performante sur un aspect professionnel, tout en ayant ménagé la face. Derrière cette habileté d’écriture, cet investissement dans la forme, on voit poindre une distance critique vis-à-vis d’un dispositif dont l’évaluateur perçoit plus ou moins clairement les conséquences, surtout ramenées à la connaissance des faibles rémunérations de certains postes. L’idée de justice (adapter les exigences à la réalité salariale et aux possibilités réduites de promotion) sous-tend et corrige ou pervertit (selon le point de vue à partir duquel on se place) la logique du dispositif. Là encore deux logiques s’affrontent et pèsent sur la personne chargée de porter un jugement sur un N-1. Le dilemme n’est pas simple, tout au plus l’inscription dans une « culture » d’établissement permet-elle de le résoudre en partie. Cette référence à la culture, entendue ici comme un ensemble de quasi-normes implicites ou façons de faire « autorisées », est ressortie d’un entretien où l’interlocuteur comparait son expérience des entretiens professionnels dans deux établissements. Le premier était à ses dires dans un management « soft », l’autre plus « franc » et direct. Cependant, nous n’avons pas exploré plus avant et sur tout notre corpus cette notion très polymorphe et controversée de culture d’entreprise. L’idée de justice ne s’apprécie pas seulement à l’aune d’un ratio exigences / salaire, mais également par l’enchâssement de l’activité individuelle dans l’activité collective (une contribution plus faible reporte la charge de travail sur les autres). Cette perception peut ainsi prêter à divergences entre évaluateur et évalué.
25Au travers de ces présentations de soi, pour les deux parties prenantes de l’EP, se jouent des enjeux d’engagement. Engagement qui est attendu et qui va souvent de soi pour les N+1, même si quelques-uns de nos interlocuteurs « comprennent » qu’il puisse y avoir un engagement « tiède » de la part des N-1 à cause de l’absence de perspective d’évolution salariale ou d’avancement de carrière. Cet engagement dans le travail est d’ailleurs souvent explicitement exprimé par les différents protagonistes quelle que soit leur position hiérarchique. Il semblerait qu’une expression sur la question des EP produise aussi des effets de discours car on sent poindre le découragement ou le désengagement vis-à-vis d’un travail qui se fait toujours plus exigeant sans retour (en termes d’avancement de carrière ou financiers) pour des agents fréquemment surqualifiés.
26L’agencement du dispositif inscrit l’entretien professionnel dans un registre d’engagement au travers de l’écriture : il positionne évalué et évaluateur dans une relation de contrat. À travers l’application logicielle, l’enregistrement et la mise en circulation jusqu’au plus haut niveau de la hiérarchie administrative du compte rendu, l’EP acte des reconfigurations professionnelles qui s’opèrent à petits pas. Les souplesses et arrangements soulignés par les évaluateurs rendent possibles l’acceptabilité des nouveaux objectifs fixés, des compétences hors du périmètre du métier initial. Ces éléments d’évolution deviennent engageants pour les agents car ils sont le produit d’un accord. C’est du moins ce à quoi vise tout l’équipement de cette situation : la signature du compte rendu y participe mais aussi parfois les modalités mêmes que certains évaluateurs mettent en œuvre. Il n’est pas rare en effet que le document fasse des allers-venues entre les deux personnes avant sa stabilisation informatique. D’une certaine manière, le déplacement de la focale de la négociation vers des dimensions évaluatives et descriptives du professionnalisme en réduit la charge politique et conflictuelle. De même l’individualisation de la procédure passe sous silence les revendications collectives. Dès lors, que peut-on dire d’une négociation dont l’issue serait essentiellement symbolique, sinon qu’elle relève d’un agir communicationnel stratégique largement asymétrique ? En dépit de cet état de fait, des efforts de réappropriation de ce moment de parole et d’échanges sont mobilisés par les cadres des bibliothèques qui puisent dans d’autres valeurs le sens de leur propre engagement. Ce constat semble conforter la thèse de l’anthropologue et essayiste Paul Jorion (2016), selon laquelle le système libéral et capitaliste fructifie et se déploie grâce à des ressources communes (l’engagement des femmes et des hommes et le « cœur à l’ouvrage » sont parmi ces précieuses ressources) qui lui préexistent et qu’il épuise sans parvenir à les renouveler.