- 1 Aurélia Dumas, « Approche communicationnelle des dispositifs de prévention de la santé et de la séc (...)
- 2 Dans le cadre de cet article centré sur les aspects théoriques et méthodologiques, nous ne pourrons (...)
1Notre contribution s’appuie sur les résultats d’une recherche doctorale1 au sein de laquelle il s’est agi d’appréhender comme communication affective les dispositifs de prévention de la santé et de la sécurité au travail mis en place dans une grande entreprise française et dont nous ne présentons ici que le volet méthodologique2. La communication dite affective s’apparente à un processus de sollicitation, de codification et de normalisation des affects tel qu’il peut être à l’œuvre au sein de dynamiques info-communicationnelles modernes médiées et médiatisées. Elle se fait à la fois expérience de communication d’affects mais aussi de communication par les affects via des techniques de médiations et de médiatisation (Martin-Juchat, 2008, 2014).
2L’étude des émotions, au cœur de notre sujet, s’inscrit dans une histoire des sciences qui tend à une réhabilitation de ces dernières en tant qu’objet de recherche scientifique dont peuvent se saisir les sciences sociales. Des travaux menés dans le domaine (Laflamme, 1995 ; Illouz, 2006 ; Fernandez, Lézé et Marche, 2008 ; Marcus, 2008) ont permis de dépasser une approche dualiste qui cloisonnerait voire opposerait émotion et cognition ou encore rangerait l’affectivité du côté de l’intime, de l’idiosyncrasie voire de l’irrationnel. Cependant, ces auteurs minorent le rôle des dispositifs de communication dans la compréhension de la fonction sociale des émotions, en particulier au sein des organisations.
3Suivant cette perspective, étudier l’affectivité soulève des questionnements d’ordre méthodologique forts, liés notamment aux obstacles et limites rencontrés par le chercheur dans l’accessibilité des émotions, ces dernières se faisant complexes, erratiques, parfois insaisissables et souvent indicibles. Face à ces difficultés, nous tentons d’apporter, dans cet article, quelques éclairages quant aux dispositifs à mobiliser pour favoriser l’appréhension des émotions au sein du terrain de recherche ainsi que leur analyse. Pour ce faire, les apports des SIC, touchant à la fois à la notion d’affectivité (Martin-Juchat, 2008, 2014) et à l’approche communicationnelle des organisations (ACO) (Bouillon, Bourdin et Loneux, 2007), offrent un cadre d’étude privilégié, qui nous permet de penser les émotions comme construits communicationnels, révélateurs de dynamiques et de logiques organisationnelles. Notre proposition théorique, dont nous présentons ici les grandes lignes en lien avec notre questionnement méthodologique, cherche à construire une approche communicationnelle des émotions au travail. Une telle démarche nous invite alors à interroger les dispositifs méthodologiques à mettre en œuvre pour tenter de révéler les signes de l’affectivité au sein du terrain de recherche.
4Nous exposerons, dans un premier temps, le cadre théorique mobilisé, qui se situe au cœur de la réflexion méthodologique engagée, avant de détailler les techniques d’enquêtes et d’analyse choisies. Puis, nous interrogerons les dispositifs méthodologiques en question au regard des résultats obtenus d’un point de vue de l’appréhension des émotions qu’ils permettent. L’expérience méthodologique proposée nous amènera ainsi à questionner la place du chercheur entre immersion et mise à distance.
5L’analyse des dispositifs de prévention de la santé et de la sécurité au travail comme communication affective au sein de la communication organisationnelle nous a conduit à développer une approche communicationnelle des émotions en organisation, qui se fonde sur les apports conceptuels des SIC, alliant les travaux menés sur l’ACO à ceux touchant à la question de l’affectivité, elle-même conçue dans des dimensions communicationnelles.
6L’étude de la communication organisationnelle, dont font partie les dispositifs de prévention de la santé et de la sécurité au travail, au prisme de la communication dite affective pose la difficulté de « l’observabilité » des émotions (Micheli, 2013). Comment avoir accès à l’affectivité des acteurs du terrain de recherche et comment rendre compte de ces affects ? Existe-t-il une ou des techniques d’enquête privilégiées permettant de saisir les émotions qui circulent et s’échangent dans l’entreprise ? De telles problématiques méthodologiques ne peuvent venir s’éclairer sans penser préalablement la question du statut épistémique qui peut être attribué aux émotions. En effet, la construction théorique de la notion d’affectivité tend à asseoir mais également à délimiter les possibilités méthodologiques offertes à son appréhension.
- 3 « Toutes ces expressions collectives, simultanées, à valeur morale et à force obligatoire des senti (...)
7À cet égard, nous proposons d’appréhender les émotions selon une approche communicationnelle. Ce type d’approche permet de les considérer comme des objets communicationnels dont il est possible d’observer la performativité sociale. Dans la lignée des travaux menés en sociologie et en anthropologie (Durkheim, 1912 ; Mauss, 1921 ; Elias, 1939), nous concevons l’affectivité non pas dans des dimensions individuelles et intrapsychiques mais bien comme produit du social, forgé au cœur des interactions et de l’environnement socio-culturel, et comme produit qui construit le social. Une approche communicationnelle en SIC nous permet donc de saisir les émotions en tant que processus communicationnels de l’ordre de la performance sociale et culturelle à la fois incarnée, contextualisée et intrinsèquement dynamique (Martin-Juchat, 2008, 2014). À travers cette approche, les émotions sont perçues comme pratiques et discours du social qui participent de la configuration de dynamiques complexes, à la croisée de l’individuel et du collectif. C’est à la lumière de cette mise en sens collective et commune opérée au sein des groupes sociaux que nous appréhendons les émotions comme objets communicationnels, autrement dit en tant qu’objets et dispositifs à la fois de médiation au sein des collectifs et de médiatisation de stratégies de communication organisationnelle. L’adoption de certaines normes affectives déterminant les attendus, permissions et interdictions en la matière (Durkheim, 1912 ; Mauss, 1921 ; Halbwachs, 1947) constitue des codifications d’ordre émotionnel, issues de l’environnement social et se faisant langage3. Objets communicationnels par voie de normalisation voire d’institutionnalisation, sans pour autant se dissoudre dans une vision déterministe et statique, les émotions se situent donc au cœur des systèmes d’échanges et de négociations, où se joue la production symbolique du sens. Cette « sémiotisation » des émotions (Micheli, 2013) participe des conditions de l’appréhension de l’affectivité. À ce titre, il a été question, au travers de notre recherche, de percevoir les « signes des émotions » bien plus que les émotions elles-mêmes, terme qui nous permet de rendre compte de l’expressivité des affects, tout en se distinguant de l’émotion ressentie, et invite à concevoir l’affectivité comme un langage social.
8Dès lors, en tant qu’objets de recherche communicationnels, les émotions se trouvent au cœur des dynamiques organisationnelles, se faisant ainsi « objet d’étude organisationnel » (Bouillon, 2003) et s’inscrivant au sein d’un processus social de radicalisation de la modernité (Martin-Juchat et Staii, 2016).
9En tant que construction symbolique dont témoignent les activités communicationnelles au sens large du terme (Le Moënne, 2008 ; Bryon-Portet, 2011), l’organisation peut être appréhendée comme « niveau intermédiaire de structuration sociale », au croisement des dimensions interindividuelle et sociétale, « catégorie conceptuelle » (Bouillon, Bourdin et Loneux, 2007) qui permet de penser l’articulation entre le micro- et le macrosocial. Ainsi une approche communicationnelle des organisations tend à révéler, à travers l’étude des phénomènes info-communicationnels qui la traversent, les dimensions symboliques produites au sein de l’entreprise et, ce faisant, à mettre au jour le fonctionnement organisationnel et les dynamiques sociales instaurées. Selon cette perspective, nous formulons l’hypothèse que les processus de codification des émotions au sein des dispositifs de prévention de santé et de sécurité au travail se situent au cœur des logiques d’acteurs et d’action poursuivies par les différents acteurs de la prévention au sein de l’entreprise. Il nous importe donc de nous intéresser aux implications communicationnelles desdites logiques.
10La lecture communicationnelle multidimensionnelle des organisations que permet l’ACO (Bouillon, 2003) tend à constituer un cadre d’analyse synoptique pertinent pour appréhender les dispositifs de prévention de la santé et de la sécurité au travail : l’ACO s’intéresse à la fois aux situations de communication, au cœur de l’activité de travail des acteurs, aux processus de communication, tels qu’au travers de l’étude des dispositifs info-communicationnels mis en place au sein des organisations, mais aussi aux politiques de communication qui correspondent à la production d’une ingénierie du symbolique et participent de la formation des systèmes de significations, de représentations et d’actions parmi les membres de l’entreprise au titre de la communication dite managériale (Floris, 1996 ; Olivesi, 2006, 2013). Notre hypothèse centrale nous conduit à appréhender d’un point de vue communicationnel les logiques d’acteurs et logiques d’action (Sainsaulieu, 1987 ; Bernoux, 1995) qui traversent la production des dispositifs de prévention de la santé et de la sécurité au travail et participent de la construction des signes des émotions au sein de ces dispositifs. Une telle démarche nécessite de positionner son regard à différentes échelles d’analyse, tant au niveau des situations de communication que des politiques de communication à l’œuvre dans l’entreprise.
11La posture théorique adoptée nous a alors permis de construire une méthodologie de recherche en vue d’une appréhension des signes de l’affectivité, à la fois statiques au travers du figement des supports de communication analysés mais aussi dynamiques via l’étude de la culture affective de l’entreprise ainsi que nous allons le voir. Il a donc été privilégié une approche multiscalaire ainsi qu’un croisement des dispositifs d’enquête tel que le montre la présentation du protocole de recherche comme suit.
12Différentes techniques d’enquête et d’analyse ont été combinées afin de recueillir et de donner à voir la communication affective à l’œuvre au sein des dispositifs de prévention de la santé et de la sécurité au travail et, plus largement, de la communication organisationnelle. Selon cette perspective, nous avons opté pour les dispositifs de recueil que sont : - l’observation de terrain, selon une approche ethnographique, - la constitution d’un corpus regroupant un ensemble de communications produites dans l’entreprise en matière de prévention - et des entretiens semi-directifs à la fois auprès des salariés du groupe (personnel d’encadrement et personnel œuvrant) et auprès des acteurs professionnels de la prévention, eux-mêmes salariés de l’entreprise (médecins, intervenants en prévention des risques professionnels, infirmiers).
- 4 La dénomination de « codes affectifs » insiste sur le caractère dynamique des normes émotionnelles (...)
13Le cadre de la recherche-action nous a permis de développer une approche ethno-méthodologique qui positionne le chercheur au cœur du quotidien professionnel et de ses interactions courantes (Garfinkel, 1967 ; Gramaccia, 2001). Notre objectif consistait à appréhender à la fois l’activité de travail des acteurs en charge de la prévention mais également la culture affective développée au sein de l’entreprise. Cette dernière fait référence aux « codes affectifs »4 (Frevert, 2014) adoptés au sein d’un environnement social particulier, qui participent d’une normalisation des affects. Le parti-pris méthodologique de notre recherche était celui d’une démarche immersive vis-à-vis de l’entreprise qui constituait notre terrain, en vue de se situer au plus près des expériences affectives de ses membres dans différents contextes. Dans un second temps, l’élaboration d’un corpus a permis de collecter les « traces » communicationnelles de la construction des signes des émotions. Ce dernier, qui regroupait plusieurs types de support dans le domaine de la prévention de la santé et de la sécurité au travail, produits et diffusés au sein de l’entreprise (affiches de prévention, politique santé, politique sécurité, etc.), a fait l’objet, selon les contenus, d’une analyse de discours ou d’une analyse sémio-herméneutique. L’étude du corpus a permis de confronter la communication produite par les acteurs professionnels de la prévention au sein de l’entreprise à la communication dite institutionnelle portée par le haut management en la matière. La recherche-action s’est avérée primordiale à la collecte des documents du corpus, glanés notamment au détour d’une visite de site, d’une rencontre avec un salarié ou encore d’une intervention des acteurs de la prévention. Enfin, des entretiens semi-directifs (47 entretiens) sont venus compléter notre dispositif méthodologique avec pour objectif principal d’accéder au « langage émotionnel » des acteurs de l’entreprise, soit leurs perceptions et leurs représentations des émotions au travail. Il a été mené une analyse thématique des entretiens suite à leur retranscription intégrale. Une grille d’analyse thématique a été constituée consécutivement à une phase liminaire de lecture analytique de l’ensemble des entretiens, permettant de relever pour chacun d’entre eux des verbatim en qualité de phrases témoins. Nous avons ensuite procédé à une confrontation des perceptions des différents acteurs interrogés.
14La chronologie à suivre dans la mise en place des différentes étapes du dispositif méthodologique a constitué un point de réflexion qui s’est révélé important en vue de penser le recueil de données à des moments opportuns pour leur analyse dans le cours de l’enquête. Il est apparu pertinent de ne pas constituer de corpus ni de conduire des entretiens avant de procéder à un premier temps long d’observation de terrain et d’éviter, dans une certaine mesure, les postulats, aprioris ou raccourcis quant aux codes affectifs dominants circulant au sein du terrain de recherche. De même, suite à cette phase immersive, des allers retours réguliers entre les différents résultats obtenus au fil de la recherche, suivant les techniques d’enquête mobilisées, ont permis d’affiner au fur à mesure les grilles d’observation et d’entretien et, ce faisant, de positionner notre regard et de distribuer notre attention autrement. La démarche méthodologique poursuivie a donc consisté en une quête d’eumétrie difficile à trouver quant à la place du chercheur vis-à-vis du terrain d’enquête et ce, a fortiori lorsque le travail de recherche porte sur les émotions.
15De la mise en place successive des techniques d’enquête à leur combinaison progressive, le croisement des données recueillies et de leur analyse a favorisé l’appréhension à la fois des logiques d’acteurs et d’actions en présence en matière de prévention de la santé et de la sécurité au travail (les acteurs professionnels de la santé et de la sécurité au travail, le haut management, les salariés) mais également des signes émotionnels produits et échangés dans l’entreprise. Leur mise en perspective au titre de notre analyse nous a permis de percevoir les implications de leur articulation d’un point de vue communicationnel et, partant, d’éclairer la production de la communication dite affective au sein des dispositifs de prévention. Dans cette optique, nous présentons certaines caractéristiques révélant pour chacune des techniques d’enquête mobilisée leur aptitude à mettre au jour les signes des émotions circulant dans l’entreprise qui constituait notre terrain et questionnons les limites rencontrées.
16La recherche-action ayant été conduite sur plus d’une année (2014-2015), de nombreuses observations ont pu être réalisées auprès de différents acteurs, dans divers contextes (interventions des acteurs de la santé au travail, réunions, fêtes de fin d’année, etc.). Nous avons mis en évidence et confronté les normes émotionnelles perçues en fonction des différents contextes d’interaction mais aussi des acteurs en présence et des rapports de force et de pouvoir se jouant entre eux inhérentes aux logiques d’action poursuivies. Certaines observations, telles que des pratiques interactionnelles rituelles, ont pu faire l’objet d’une analyse sémio-herméneutique, au même titre que certains documents du corpus constitué sur support de communications préventives produites dans l’entreprise. L’approche sémio-herméneutique, qui combine étude sémiotique et interprétative (Bryon-Portet, 2011), invite le regard du chercheur à observer et à décrypter les objets communicationnels comme porteurs de symboles au travers, notamment, d’une prise en compte du contexte de production et ce, selon différentes échelles d’appréhension et de signification (d’une situation locale à un contexte organisationnel). Une telle démarche nous a alors permis de percevoir la présence et/ou l’absence des signes des émotions ainsi que les prescriptions et interdictions d’ordre émotionnel qui ont cours au sein des dispositifs communicationnels dans l’optique de mettre en évidence certaines stratégies et logiques d’acteurs chez les différents acteurs de la prévention qui les produisent et les diffusent. À cet égard, le recours à l’analyse sémio-herméneutique s’est révélée pertinent dans la mise au jour de l’ingénierie du symbolique issue de la communication managériale et se faisant dispositif de communication affective. La sollicitation émotionnelle, notamment, que cette dernière tend à générer, prend la forme d’un symbolique de l’enchantement fonctionnant comme récit (d’Almeida, 2001). Or, la mise en perspective des communications qui émanent des acteurs professionnels de la prévention tend à montrer un alignement avec les codes de la communication institutionnelle de l’entreprise portée par le haut management mais également dans les signes des émotions produits. Nous présentons à titre d’illustration cet extrait issu d’un support de présentation utilisé dans le cadre d’une action de formation contre les risques psychosociaux (RPS) menée auprès de salariés par les acteurs professionnels de la prévention de la santé et de la sécurité au travail de l’entreprise :
Figure 1 - Extrait du powerpoint de présentation de la prévention des risques psychosociaux auprès des managers et des RH
17La figuration proposée montre, de manière simplifiée et accessible, les attendus tant comportementaux qu’émotionnels de la part du collectif de travail mais aussi du salarié confronté à cette problématique de sorte que la situation de RPS tend même à disparaître dans l’illustration sous forme de mise en scène positive, explicitée par l’interjection "yes !" et donnant à voir des hommes et des femmes au travail réunis et souriants.
18Pour autant, il est intéressant de noter que les entretiens conduits auprès de ces mêmes professionnels de la prévention ou encore les observations de terrain menées à leurs côtés indiquaient des résultats contraires. En effet, ces acteurs présentent un positionnement très critique vis-à-vis de la communication d’entreprise à laquelle ils ne veulent pas être assimilés et qu’ils appréhendent comme une communication promotionnelle, gestionnaire voire mensongère dans la mesure où, selon eux, cette dernière n’est pas suivie d’actes et se contente de rester au stade du discours, ainsi que le montrent les extraits d’entretiens suivants :
« Quand on parle de communication, c’est beaucoup la communication papier glacée et qui ne dit rien. », (médecin salariée de l’entreprise)
« La communication c’est tellement le serpent de mer. C’est tellement jamais idéal cette affaire-là. », (IPRP 1 salariée de l’entreprise)
« Mais, ce que je ne veux surtout pas être, c’est ce que j’entends des salariés, c’est on n’a jamais autant dit, on n’a jamais si peu fait. » (IPRP 2 salariée de l’entreprise)
« Je trouve que l’on est abreuvé de communication, dont la plupart ne sert à rien pour ma part. Les communications importantes n’existent plus. » (infirmière salariée de l’entreprise)
19Un tel positionnement se retrouve chez la plupart des acteurs de la prévention mais ne se confirme pas à la lumière de l’analyse de corpus qui montre a contrario une similitude marquée dans les contenus communicationnels proposés. Ce résultat, en apparence contradictoire, a permis de nourrir notre approche communicationnelle des dispositifs de prévention au travers d’une étude des ressources et problématiques communicationnelles rencontrées par les acteurs en question. Selon cette perspective, il apparaît que la stratégie de légitimation des professionnels de la prévention au sein de l’entreprise passe pour partie par l’adoption des codes communicationnels dominants et, partant, des signes émotionnels, quand bien même ces derniers se trouvent récusés par lesdits acteurs. Les entretiens semi-directifs ainsi que les discussions informelles tenues lors des temps d’observation ont été nécessaires pour compléter notre analyse de corpus et s’efforcer ainsi d’appréhender l’alignement communicationnel constaté mais également de percevoir les réappropriations ou détournements, parfois subtils, mis en œuvre par les acteurs. Les échanges ont donc permis de laisser une grande place à l’expression de la subjectivité des salariés et de mettre en relation la matière recueillie au travers des précédents dispositifs méthodologiques avec les représentations des membres de l’entreprise.
20Un des apports majeurs de la technique d’entretien semi-directif est de ne pas catégoriser a priori les émotions ainsi que l’obligent les observations de terrain et l’analyse de corpus. À travers cette technique d’enquête, est privilégiée la vision des acteurs eux-mêmes sans proposer préalablement une définition de ce que recouvre ou représente une émotion. Une telle approche s’inscrit dans la lignée théorique d’une appréhension des émotions comme objets et dispositifs communicationnels soit comme productions sociales dynamiques et non pas forcément comme révélateurs de l’intime. Elle permet, par ailleurs, de contourner les difficultés d’une recherche aporétique de définition consensuelle sur le sujet ou encore de délimitations stabilisées entre affects, émotions et sentiments dont les frontières se révèlent pour le moins ténues. Il s’agit ici d’avoir accès au « langage émotionnel » des acteurs à la faveur d’une sémiotisation de l’affectivité, médiée et médiatisée par les mots mais aussi par les corps des personnes interrogées, qui se donnent à voir comme « corps affectifs » (Martin-Juchat, 2008), et sont à appréhender dans leur rapport au chercheur au sein du contexte particulier que constitue l’entretien. Le travail d’analyse consiste alors à parvenir à objectiver les discours obtenus selon différents niveaux d’appréhension prenant en considération à la fois l’interviewé et le chercheur. À ce titre, il a été question d’étudier le discours tenu par la personne interrogée sur ses émotions mais aussi sur celles d’autrui (analyse en deuxième personne et en troisième personne, Bernard, 2007), nous permettant, notamment, de mettre en évidence certains mécanismes de régulation émotionnelle chez les salariés vis-à-vis de la culture affective de l’entreprise. L’étude du discours sur les émotions peut ainsi rendre compte d’un travail émotionnel (Hochschild, 1983, 2003) chez le salarié comme dynamique de conformation aux attendus émotionnels du contexte professionnel. À cet égard, les réactions aux questions posées sur les émotions au travail lors de nos entretiens, qui furent menés sur le lieu de travail, peuvent apparaître comme des traces du contrôle émotionnel à l’œuvre dans le contexte de l’entreprise qui, pour ce qui est de notre terrain de recherche, accordait peu de place aux émotions. Ainsi à la question « Y a-t-il une place pour les émotions au sein de votre entreprise ? », nombreuses furent les réponses teintées de certaines formes de réticences chez les salariés :
« Quelle question embarrassante. » (manager 1)
« C’est dur comme question. » (infirmière salariée de l’entreprise)
« Sur ce sujet, je ne suis pas à l’aise. Je ne saurais rien dire sur le sujet. » (manager 2)
« Ça, c’est le genre de truc auquel je ne sais pas forcément répondre. » (chargée de communication)
« Est-ce que je peux répondre à ça ? (Hésitations) Je ne sais pas si je peux répondre à ça, moi. C’est compliqué. Je ne sais pas. » (Intervenante en prévention des risques professionnels (IPRP) salariée de l’entreprise)
21Le cadre de l’entretien permet également, au-delà d’un laisser dire sur les émotions, de confronter les salariés aux codes émotionnels perçus au travers de l’enquête de terrain en vue, non pas de les leur imposer, mais de les mettre en interrogation et en discussion, favorisant ainsi une réflexivité sur la question (Olivesi, 2004 : 16). Une telle démarche ne peut être mise en place aux prémices de la recherche dans la mesure où elle requiert de développer une connaissance suffisante du terrain d’enquête, tout en parvenant à maintenir un recul nécessaire au travail de recherche. Il s’agit, malgré le nombre d’entretiens menés, de rester capable d’entendre une donnée autre qu’elle soit complémentaire, différente voire dissonante par rapport à l’ensemble des discours tenus ou des résultats obtenus jusqu’ici.
22Dès lors, par delà le discours de la personne interrogée, s’attacher à prendre en compte les états et perceptions émotionnels du chercheur (analyse en première personne, Bernard, 2007), dans l’optique de favoriser une mise à distance, permet de ne pas oublier que l’entretien lui-même s’apparente à une expérience d’ordre affectif partagée.
23Le cadre de la recherche-action comme approche immersive constitue un point d’entrée privilégié pour le chercheur qui s’efforce d’accéder aux signes des émotions qui traverse son terrain de recherche. Cette configuration nécessite d’adopter une posture empathique vis-à-vis de son terrain d’étude et de ses acteurs. Nombre d’ouvrages ou d’articles qui s’intéressent aux questions méthodologiques insistent sur la nécessité pour l’enquêteur de faire montre d’empathie, notamment dans le contexte des entretiens (Kaufmann, 1996 ; Gallenga, 2008). Cette précaution méthodologique tend à s’appliquer d’autant plus lorsqu’il est question d’interroger des personnes sur les émotions. Une telle posture apparaît comme une condition nécessaire pour faciliter l’expression des individus confrontés aux difficultés de dire les émotions, comme nous avons pu le voir, ou encore face au caractère jugé intime de ces questions selon une logique de séparation de la sphère professionnelle et privée. Pour autant, il faut rappeler que l’empathie correspond à la faculté de percevoir et de comprendre les émotions de son interlocuteur sans se confondre avec celles-ci et tout en parvenant à rester à distance de ses propres émotions (Brunel et Cosnier, 2012). Cette logique affective se distingue de la fusion émotionnelle qui, a contrario, procède par contagion des affects et consiste en une identification aux émotions ressenties par autrui. Dès lors, faire preuve d’empathie reste éminemment complexe, difficile à mettre en place et à maintenir (Martin-Juchat, 2014). La durée de l’entrevue, l’intensité de l’échange ou encore l’indisponibilité affective de l’interviewé et/ou du chercheur peuvent constituer des freins à l’instauration d’un tel cadre d’entretien. La répétition elle-même due au nombre d’entretien à mener au sein du protocole d’enquête peut également se faire obstacle à l’implication du chercheur, de lassitude en fatigue émotionnelle dans la réception des récits d’ordre affectuel des personnes interrogées. De même, lors des observations menées, le caractère immersif de la recherche-action et de l’expérience affective de terrain peut nuire au maintien de la posture empathique et fonctionner comme limite à l’engagement affectif du chercheur.
24La communication organisationnelle, média de sa culture d’entreprise (Parrini-Alemanno, 2003), se fait également média et médiation de sa culture affective au travers de la représentation et de la diffusion de codes émotionnels qui peuvent fonctionner auprès des salariés comme des prescriptions mais aussi des interdictions. Une approche communicationnelle des émotions dans les organisations permet d’appréhender les affects comme objets et dispositifs communicationnels qui participent de la construction symbolique de l’organisation et donnent à voir les dynamiques sociales situées au cœur de logiques d’acteurs et d’action. L’analyse de la communication affective dans le cadre des dispositifs de prévention de la santé et de la sécurité au travail se fait alors révélatrice des positionnements des différents acteurs de la prévention vis-à-vis des codes émotionnels dominants au sein de l’entreprise entre distanciation, détournement, réappropriation ou encore alignement. Une approche communicationnelle des émotions permet ainsi d’éclairer les processus de production des signes des émotions dans l’organisation au travers de la mise au jour des dispositifs communicationnels qui les diffusent. Le cadre de la recherche-action favorise alors la collecte de telles données et, partant, la mise en place d’un protocole méthodologique fondé sur le croisement des techniques d’enquête et d’analyse. Il permet ainsi au chercheur de se situer en proximité vis-à-vis de son terrain de recherche, de prendre du temps dans la rencontre de l’entreprise et de ses acteurs ainsi que de s’imprégner de ses logiques et de ses pratiques, dans une posture parfois difficile à tenir lorsqu’il est question d’observer le domaine des émotions : entre immersion et mise à distance, engagement dans la culture affective de l’entreprise et objectivation par l’analyse des signes des émotions, les implications méthodologiques d’une recherche qui porte sur les émotions viennent ainsi questionner (voire bousculer parfois) le chercheur dans son rapport émotionnel à l’objet de recherche, partie prenante de l’enquête et dont il ne peut faire l’économie à la faveur de la quête d’objectivité qu’est la sienne.