1Dans cet article, nous proposons de reconceptualiser ce qu’il est convenu d’appeler le « tournant matériel » en communication organisationnelle. Alors que ce material turn est trop souvent compris et conceptualisé comme une invitation à considérer le rôle des technologies, artéfacts et autres éléments architecturaux dans le fonctionnement ou dysfonctionnement des organisations (Leonardi, 2012), nous montrons qu’il devrait, en fait, nous inviter à prendre en compte la dimension matérielle de tout être, quel qu’il soit, qu’il s’agisse d’un être humain, d’un texte, d’une conversation, d’une technologie, d’une organisation ou même de quelque chose d’a priori aussi abstrait qu’une idée.
2S’il y a un impensé de la matérialité qu’il faudrait corriger, ce n’est donc pas en rappelant l’existence d’un monde dit matériel dont il s’agirait d’étudier les effets d’imbrication ou d’enchevêtrement avec un autre monde dit social. Il s’agit, au contraire, de prendre en compte la dimension matérielle de tout ce qui permet à différents êtres d’exister (Cooren et Douyère, 2013). Comme nous le démontrons empiriquement à travers l’étude de la naissance, de l’évolution et de la concrétisation d’une idée tout au long d’un événement annuel, intitulé Museomix, l’existence de tout être passe par des médiateurs, des intermédiaires, des médias, des matérialiseurs, qui s’entre-expriment, s’entre-matérialisent, s’entre-articulent les uns les autres.
3L’approche constitutive que nous défendons, loin de nous éloigner de la question de la matérialité, nous invite donc, au contraire, à repérer tous ces effets de matérialisation par lesquels des êtres aux ontologies variables se mettent à exister plus ou moins dans et par la communication.
4Depuis une dizaine d’années s’est dessiné le tournant matériel (material turn) dans les études organisationnelles (D’Adderio, 2011 ; Leonardi et Barley, 2008 ; Leonardi, Nardi et Kallinikos, 2012 ; Orlikowski, 2007 ; Orlikowski et Scott, 2008), un tournant qui s’était déjà amorcé plus tôt dans d’autres sphères des sciences humaines et sociales, que l’on pense aux études de genre (Butler, 1993), à la sociologie des sciences et des techniques (Callon et Latour, 1981 ; Law, 1991) ou même à la philosophie deleuzienne (Deleuze et Guattari, 1980) et foucaldienne (Foucault, 1975).
5Repenser la matérialité, comme ce nouveau tournant nous invite à le faire, ce serait reconnaître aux objets, aux corps, aux technologies, aux artéfacts, aux éléments architecturaux et aux dispositifs de tout genre un rôle à part entière dans le devenir et la reproduction des formes et identités sociales. Dans le domaine organisationnel, ce mouvement reviendrait donc à reconnaître qu’on ne peut réduire le phénomène organisé à des processus de production de sens (sensemaking) dont les êtres humains constitueraient les origines et destinataires absolus, comme nous l’avaient, par exemple, amené à le faire, en leur temps, Karl Weick (1979, 1995) ou Linda Putnam et Michael Pacanowski (1983). Au contraire, il s’agirait de penser ce que Orlikowski (2007) désigne du terme « socio-matérialité », autrement dit, l’indissociabilité de l’enchevêtrement (entanglement) qui existerait, selon elle, entre le monde social et le monde matériel, ce que Leonardi (2012), pour sa part, préfère nommer « imbrication », empruntant d’ailleurs une terminologie de Taylor et Van Every (2000).
6Dans le champ de la communication organisationnelle, Ashcraft, Kuhn et Cooren (2009) nous invitent ainsi à matérialiser notre champ, une matérialisation qu’ils déclinent en encourageant, en particulier, l’étude de trois types d’objet de recherche (Le Moënne et Gallot, 2015) : les artefacts, les lieux et les corps. S’intéresser à ces sujets d’étude quelque peu négligés dans nos recherches, ce serait montrer, selon cette perspective, comment ils participent activement de la définition et du déroulement d’une situation et jouent donc un rôle non négligeable dans les processus organisationnels. Autrement dit, ce serait montrer qu’il n’y a pas de coupure, de césure, de bifurcation entre le monde dit matériel et le monde dit social. Un objet, un lieu ou un site agit et communique tout autant que les paroles ou les écrits que nous produisons.
7Il nous semble cependant que tirer les conclusions de cette absence de césure, de coupure ou de bifurcation nous invite, paradoxalement, à nous éloigner des thèses de la sociomatérialité (Orlikowski, 2007) ou de l’imbrication (Leonardi, 2012). En effet, il n’y aurait pas, d’un côté, le monde matériel – le monde des tables, des rocs, des technologies, des bâtiments, etc. – et de l’autre, le monde du verbe, du sens, des émotions et des idéologies, aussi enchevêtrés ou imbriqués puissent-ils être présentés. Comme nous invitent à le penser, chacun à leur façon, des auteurs aussi variés que Karen Barad (2007), Niels Bohr (1963), Bruno Latour (2012) ou Alfred North Whitehead (1920), il s’agit, au contraire, de résister à la tentation de séparer le monde de la sorte et de reconnaître à la fois des effets de continuité et de discontinuité chaque fois qu’on étudie des phénomènes, qu’ils soient organisationnels ou non.
8Comme nous le rappelle Charles Sanders Peirce (1995), le monde qui nous entoure n’est pas un monde passif et muet, mais bien un monde qui, à travers ses multiples incarnations (Hémont et Mayère, 2014), non seulement agit, mais aussi (nous) parle et communique, à sa manière (Kohn, 2013). Analyser le monde organisationnel selon ce tournant matériel, ce serait donc accepter l’idée selon laquelle nous faisons évidemment partie du monde dans lequel nous évoluons (Barad, 2007 ; Bohr, 1963) et que ce dernier constitue, façonne, prolonge, déborde, trahit, et permet les efforts que nous faisons pour l’organiser.
9Pour faire écho à Horace (148/1964) dans son Art Poétique, il s’agit donc aussi de reconnaître que nous sommes toujours in medias res, autrement dit au milieu des choses (Cooren, 2015a) et qu’il n’y a donc pas d’origine absolu au monde de l’action et de la communication. Cela ne veut évidemment pas dire qu’à toute fin pratique, il nous est impossible de définir des sources, des origines ou des points de départ (ne serait-ce que pour des questions éthiques, stratégiques, voire même analytiques). Cela veut dire, par contre, que ces sources, origines ou points de départ sont toujours, par définition, relatifs et relationnels. Autrement dit, ils marquent une sélection dans une chaine d’agentivités, c’est-à-dire une discontinuité, une singularité qui nous invite à penser ce qui la rend, dans une certaine mesure, possible et donc, du même coup et dans une autre mesure, impossible (Derrida, 1990 ; Barad, 2007).
10Comment interpréter les conséquences de ce tournant matériel pour les approches communicationnelles de l’organisation (Bouillon, 2010 ; Cooren, 2000, 2015b ; Fauré et Arnaud, 2014 ; Mayère, 2014 ; Sarrouy, 2012 ; Taylor et Van Every, 2000), c’est-à-dire pour les perspectives que l’on associe aujourd’hui à l’approche CCO (Communication as Constitutive of Organization) dans ses multiples déclinaisons (Schoeneborn et al., 2014) ? A priori, on pourrait penser que ce tournant viendrait disqualifier ces approches constitutives dans la mesure où ces dernières, dans leur volonté de mettre la communication au cœur des processus organisationnels, seraient a priori mal équipées pour nous parler de la performativité, entre autres, des choses, des lieux et des corps.
11Nous voudrions cependant montrer que ces approches constitutives – en particulier celle associées aujourd’hui à l’École dite de Montréal (Brummans et al., 2014 ; Cooren, 2010, 2012, 2015 ; Robichaud et Cooren, 2013 ; Taylor and Van Every, 2000, 2011, 2014) – sont non seulement compatibles avec ce tournant dit matériel, mais qu’elles permettent aussi d’aborder la question de la matérialité d’une manière à la fois pratique, incarnée et dynamique (Martine et al., 2015). Pour ce faire, il faut partir, il nous semble, de l’étymologie du mot « matérialité », en montrant qu’évoquer la matérialité de quelque chose (ou de quelqu’un), c’est toujours rappeler que cette chose ou cette personne est faite, constituée ou composée d’éléments dont on doit pouvoir faire l’expérience.
12S’intéresser à la dimension communicationnelle de l’organisation, c’est donc précisément montrer que l’organisation s’incarne, se matérialise, s’incorpore dans une multitude d’êtres dont nous pouvons analyser les effets (Cooren et Douyère, 2013). C’est aussi surtout montrer que la réflexion et l’analyse ne doivent pas se résumer à ce que font ces êtres, mais aussi à ce qu’ils expriment, traduisent ou révèlent (c’est-à-dire à ce qui – littéralement et figurativement – passe à travers eux). Autrement dit, il faut non seulement les concevoir comme des acteurs, mais bien aussi comme des passeurs, précisément parce qu’ils sont bien toujours in medias res, au milieu des choses. Étudier les processus de communication, c’est précisément, selon nous, analyser ces effets de passage par lesquels un être donné (un être humain, une technologie, un élément architectural, un document, etc.) en vient à exprimer, traduire, révéler d’autres êtres dont il se fait le porte-parole, le représentant, le traducteur, mais aussi le matérialiseur.
13Si l’on s’en tient à l’étude des interactions dites organisationnelles, on s’aperçoit alors que les paroles, les gestes, les regards, les intonations sont toujours l’expression d’une véritable polyphonie dont, certes, Bakhtine (1981, 1986) avait déjà tracé les contours (Cooren et Sandler, 2014), mais qu’il s’agit d’étendre, entre autres, aux choses, aux émotions et aux idéologies. Analyser des conversations ne revient donc pas à mettre entre parenthèses le monde dit matériel puisqu’il s’agit précisément de résister à la tentation de singulariser ce monde, autrement dit à la tentation de le distinguer, par exemple, du monde du discours. La matérialité doit être, au contraire, pensée comme un aspect irréductible de tout ce qui existe, y compris donc du discours et de tout acte de communication en général.
14Il n’y a donc pas, d’un côté, un monde matériel (le monde des chaises, des ordinateurs, des murs, etc.) et, de l’autre côté, un monde immatériel (le monde des pensées, des émotions, des spectres, des discours, etc.). Au contraire, si quelque chose ou quelqu’un existe, c’est bien toujours qu’il se matérialise ou se concrétise, d’une manière ou d’une autre, que ce soit sous la forme d’un site web (Cooren, 2012), d’un porte-parole (Cooren, 2010a, 2010b), d’un chiffre (Fauré et al., 2010), d’un regard (Cooren, 2013), etc. La matérialité et l’immatérialité doivent donc être pensées, là aussi, relationnellement, autrement dit, en termes de degrés. Des choses, des êtres vont toujours plus ou moins se matérialiser devant nous (observateur et participants), que ce soit par le biais, entre autres, d’une discussion, d’une expérience ou d’un ressenti.
15Défendre une approche constitutive de la communication, c’est donc revenir à la définition même de ce qu’est un acte de communication, à savoir l’acte par lequel un être A entre en relation avec un être B par le biais d’un être C, une triadicité qu’avait bien repéré Charles Sanders Peirce (1991) et qui s’applique, il nous semble, à tout phénomène communicationnel, que l’on se mette à parler de deux pièces qui communiquent (par le biais d’une embrasure), de machines qui interagissent (par le biais de canaux et de données) ou de personnes qui conversent (par le biais d’intonations, de gestes, de regards ou de paroles). C’est aussi et surtout reconnaître que les êtres A et B, identifiés comme sources et récipiendaires de ces actes de communication sont toujours aussi déjà eux-mêmes des intermédiaires, autrement dit des êtres C’ en puissance, par lesquels d’autres êtres A’ entrent en relation avec d’autres êtres B’.
16Étudier la dimension organisante de la communication, c’est donc précisément montrer comment ces multiples êtres s’articulent (dans les deux sens du terme : s’énoncent et s’assemblent) de telle manière à ce qu’ils se fassent et deviennent les intermédiaires, les matérialiseurs, les médias des uns et des autres et que l’action collective qui en découle exprime aussi celle d’un corps, collectif lui aussi. Ce faisant, on retrouve d’ailleurs l’étymologie même du mot organiser, qui vient du grec organon (ὄργανον), lequel veut dire « instrument » et donc intermédiaire. S’organiser, c’est se faire l’instrument, l’intermédiaire, le passeur, le média d’une action (plus ou moins collective) qui se matérialisera et s’exprimera à travers nos contributions, des contributions qui elles-mêmes se matérialiseront/s’exprimeront au travers d’autres êtres (des procédures, des programmes, des protocoles, des titres, des statuts, des règles, des espaces, des temporalités, etc.).
17Suivre l’organisation (au sens d’organizing), comme nous invitent à le faire, chacun à leur manière, Bruno Latour (2012) et Karl Weick (1995), c’est donc rendre compte de ces performances par lesquelles des êtres s’instrumentalisent, s’intermédiarisent pour produire et exprimer, pour une autre prochaine première fois, un corps qui parvient ou non à s’articuler. C’est à cette problématique de recherche que nous invite, il nous semble, le tournant matériel qu’on peut observer aujourd’hui. Au niveau de nos analyses, cela signifie que nous ne devons plus nous en tenir à identifier les actes (de parole ou autres) que les personnes produisent en situation d’interaction, mais qu’il nous faut élargir cette agentivité – cette capacité d’agir – à tous les êtres dont ces mêmes personnes se font les porte-parole, les intermédiaires, les médias, les matérialiseurs.
18Analyser les propriétés organisantes de la communication, c’est donc suivre, par exemple, la trajectoire de quelque chose d’a priori aussi abstrait et immatériel qu’une idée ou un projet. Armés de caméras vidéo, nous avons ainsi tenté de suivre la naissance, l’évolution et la concrétisation d’une idée tout au long d’un événement annuel, intitulé Museomix, organisé durant trois jours en novembre 2014 au Musée des Beaux-Arts de Montréal. Cet événement rassemble chaque année des idéateurs, historiens de l’art, hackers, créateurs et autres bricoleurs autour de projets visant à redéfinir la manière dont les visiteurs font l’expérience du musée qu’ils visitent. Il s’agissait donc pour 12 équipes de six membres de travailler, durant trois jours, à la construction d’un prototype censé remplir ce cahier des charges.
19Suivre une idée depuis sa naissance jusqu’à sa réalisation dans un prototype a ainsi consisté à sélectionner puis suivre une de ces douze équipes durant ces trois jours et a ainsi répertorié les différents moments-clés de la trajectoire de ce processus d’idéation. Cela nous a aussi amené à prendre en compte l’organisation même de cet événement, lequel avait été pensé précisément pour faciliter ce processus de création et de prototypification. Même si nous avons donc tenté de saisir l’instant où une idée pouvait se mettre à germer dans un des cerveaux des participants, il a fallu vite se rendre compte que nous étions bien, nous aussi, in medias res, autrement dit, au beau milieu des choses et que ce processus avait lui-même déjà commencé bien avant l’événement lui-même, lorsque ses organisateurs s’étaient mis à en définir les différentes phases.
20Lors de la première journée, et après une présentation de l’organisation des trois jours par une animatrice, tous les participants avaient ainsi été invités à prendre part à un marché aux idées durant lequel chacun était prié d’en générer sous la forme de post it, post it qu’ils fallait afficher sur des tableaux. Armés de nos caméras vidéo, il nous était alors impossible de savoir qui il nous fallait suivre ou dans quel post it l’idée dont nous allions pouvoir suivre la trajectoire allait se matérialiser. Nous déambulions donc au milieu de ce marché, tentant ici et là de saisir des conversations ou de filmer les participants coller leurs idées sur les tableaux ou lire celles d’autres personnes. Ce n’est que plus tard que nous avons pu reconstruire l’émergence de l’idée qui allait nous préoccuper durant ces trois jours, une idée que Pierre, l’un des participants, décrit dans un courriel qu’il nous adressa plus tard :
« En y réfléchissant, tout est allé assez vite : l’idée est née sur un de mes post-its pendant la phase de brainstorm/marché aux idées du vendredi. C’est un peu venu comme un flash, initialement en pensant à nos usages des réseaux sociaux et en me disant que ce serait drôle de confronter ça aux œuvres du musée. On s’est retrouvés avec Eva autour du paperboard sur lequel je l’avais collé, et en en discutant rapidement on s’est dit qu’il y avait du potentiel. Sans savoir encore précisément quelle forme ça pouvait prendre. Comme on a l’habitude de travailler ensemble, l’idée de collaborer est venue assez naturellement. L’évènement étant surtout francophone, la question de la langue y a aussi pas mal contribué. En faisant la queue pour pitcher l’idée on a croisé Bruno, que je connaissais déjà de vue car c’est un ami d’amis. Il cherchait une équipe, on lui a expliqué rapidement l’idée et il a embarqué. La suite tu la connais : on pitch l’idée, Mai-Anh, France et Julia nous rejoignent et c’est parti :) »
21Comme on le constate dans cette reconstruction a posteriori de son acte de naissance, l’idée – que nous dévoilerons plus loin – est donc d’abord apparu comme un flash qui a traversé l’esprit de Pierre, puis s’est matérialisé sous la forme d’un post it qu’il a collé sur l’un des tableaux (ce qu’il appelle ici un paperboard). Suivre cette idée, c’est donc rétrospectivement commencer à suivre les différentes formes qu’elle s’est mise à prendre : tout d’abord un flash, suivi d’un post it, puis d’une discussion avec Eva, une collègue anglophone de Pierre, durant laquelle cette idée est, en quelque sorte, testée. L’idée, dans la mesure où elle se met à intéresser Eva, se met donc à exister un peu plus : si elle a commencé à exister dans la tête de Pierre, puis sous la forme d’un post it, elle existe maintenant aussi pour Eva et sous la forme d’une discussion où les deux collègues testent son potentiel. Autrement dit, l’idée commence à devenir aussi un projet.
22Exister plus ou moins pour une idée, on le réalise ici, c’est acquérir, au fil de la trajectoire, plus ou moins de propriétés à travers les actions que cette idée est capable d’accomplir : (1) germer dans le cerveau de Pierre, (2) se matérialiser sur le paperboard, (3) intéresser Eva, (5) dévoiler son potentiel, puis (6) mobiliser Bruno, un ami d’amis, qu’ils rencontrent plus tard par hasard alors qu’ils sont sur le point de la présenter (la pitcher, comme Pierre le précise, sous la forme d’un anglicisme). L’idée passe ainsi d’un matérialiseur à un autre (Pierre, le paperboard, Eva, Bruno, leurs discussions, puis le picth qu’il présenteront ensemble).
23On retrouve ainsi l’idée sous la forme de ce pitch qui suit le marché aux idées et dont voici la transcription (traduite, pour la partie où Eva parle, de l’anglais au français) :
24Comme nous l’observons à travers cet extrait, l’idée prend non seulement la forme d’une présentation de la part d’Eva, Pierre et Bruno, mais on remarque aussi qu’elle parvient à susciter un engouement assez évident chez l’auditoire, marqué par les rires et les marques d’appréciation qu’on peut assez clairement repérer aux lignes 7, 13, 17 et 21. Autrement dit, l’idée continue d’acquérir des propriétés à travers les effets qu’elle génère et donc les actions qu’elle réalise. Cette idée passe, dans tous les sens du terme, autrement dit, elle poursuit sa trajectoire, mais elle passe aussi comme on passe un examen, en recevant ici l’approbation du public (alors que la plupart des autres idées présentées n’avaient suscité que des réactions de politesse de la part de l’auditoire).
25En effet, Eva semble très inspirée dans cette présentation, une présentation où elle parvient à susciter une certaine curiosité chez son auditoire, faisant d’abord référence à une sculpture de singes que tout le monde avait plus ou moins remarquée lors de la visite initiale du musée, puis évoquant ce portrait de femme, une femme dont elle matérialise la posture en l’imitant, la rendant ainsi présente à l’auditoire. Ces deux œuvres d’art qu’elle met en scène de la ligne 4 à 11 lui permettent alors de présenter son interprétation sauvage de la situation, interprétation selon laquelle la femme du portrait serait fatiguée d’avoir à regarder ces singes toute la journée, ce qui a pour effet immédiat de générer des rires (lignes 11 et 12).
26Ce n’est qu’après avoir présenté son interprétation de cette situation qu’Éva formule l’idée de son équipe : « Donc nous voulons, genre, donner à ces portraits et aux œuvres une voix. Genre comme (.) révéler, dévoiler des types de relation qu’ils ont établis juste en passant du temps ensemble à longueur de journée » (lignes 14-16). La relation entre le portrait et les singes prend alors une matérialité et un sens différents. Elle devient l’illustration non seulement « des types de relation » que « ces portraits et les œuvres » (c’est-à-dire, ceux de tous les musées) « établissent en passant du temps ensemble », mais également de ce que l’équipe souhaite faire, à savoir « révéler, dévoiler ces relations »
27La force de la présentation d’Eva, c’est donc de présenter l’idée non pas en la formulant directement, comme l’on fait la plupart des présentateurs jusqu’à présent, mais bien en l’incarnant, en la matérialisant sous diverses formes : une sculpture de singes, un tableau dont l’attitude suggère de la lassitude, une illustration de projet pouvant s’appliquer à tous les musées, les rires et les encouragements de l’auditoire, etc.
28L’idée passe, ce qui veut dire ici qu’elle acquiert d’autres propriétés : elle semble, par exemple, suffisamment intéressante pour mobiliser trois autres personnes – Mai-Anh, France et Julia – qui s’y joindront juste après et la feront aussi évoluer à leur manière.
29On le voit à travers cette (trop courte) illustration, nous sommes bien in medias res, autrement dit, l’articulation de cette idée, de cette équipe, de ce projet passe littéralement par une séries de médiateurs, d’intermédiaires, de matérialiseurs, de médias qui s’entre-expriment, s’entre-matérialisent, s’entre-articulent les uns les autres : L’idée qui germe dans l’esprit de Pierre s’incarne, se matérialise, s’articule dans le discours d’Eva, mais aussi dans la situation qu’elle met en scène et dans l’effet qu’elle produit chez l’auditoire.
30Plutôt que de nous éloigner de la question de la matérialité, l’approche constitutive dont nous nous faisons ici les porte-parole nous incite donc à identifier tous ces effets de matérialisation par lesquels des êtres aussi divers qu’une idée, un groupe ou une organisation se mettent à exister plus ou moins dans et par la communication. Il n’y a donc pas, d’un côté, un monde dit social (le monde des idées, des conversations, des cultures, des textes, des organisations, etc.) et de l’autre, un monde dit matériel (le monde des rocs, des chaises, des machines, des murs, des immeubles, etc.). Il n’y a bien qu’un seul monde, mais pluriel celui-là, une pluralité dont il s’agit de repérer les multiples incarnations et trajectoires.