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Jullier Laurent et Soulez Guillaume (dir.), Théorème, n° 36, Usages de l’interprétation, interprétations de l’usage. Cinéma, télévision, bande dessinée

Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2023, 256 p.
Julien Péquignot
Référence(s) :

Laurent Jullier, Guillaume Soulez (dir.), Théorème, n° 36, Usages de l’interprétation, interprétations de l’usage. Cinéma, télévision, bande dessinée, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2023, 256 p.

Texte intégral

  • 1 Sauf mention contraire, toutes les italiques sont des auteur·trice·s.

1Cette trente-sixième livraison de Théorème est importante à plus d’un titre. D’abord et avant tout, cette revue, fondée par Roger Odin, disparu à la fin de l’été 2023, lui rend hommage en exergue, tout en publiant un ultime entretien avec le fondateur de la sémio-pragmatique (et de tant d’autres choses, à la fois dans le champ des études cinématographiques et dans celui des sciences de l’information et de la communication). Ensuite, et les coïncidences sont belles, cette livraison est dédiée à la question de l’interprétation en lien avec les usages alors que, justement, en paraphrasant une déclaration célèbre, Roger Odin aurait pu dire : « Ne vous demandez pas ce que le texte peut faire pour vous, mais demandez ce que vous pouvez faire pour le texte ». Enfin, ce numéro de la revue de l’IRCAV réuni une superbe collection de textes signés par des chercheureuses reconnu·e·s en 18e et 71e section, réuni·e·s par un objet commun, le cinéma et l’audiovisuel, au prisme de l’usage et de l’interprétation. Ainsi Laurent Jullier et Guillaume Soulez, qui signent à la fois l’introduction (mais l’appellation est faible pour un tel parcours synthétique sur la question de l’interprétation), « L’usage du sens » (p. 9-42) et chacun un article (« Manières de faire sens : usage, délibération, interprétation » de Soulez, p. 97-118 ; « Construire une interprétation : les quatorze premières secondes » de Sunset Boulevard de Jullier, p. 119-136), Jacques Aumont (« Pour l’interprétation », p. 43-68), Martin Lefèbvre (« Interpréter : une conception esthésique », p. 69-96), Dominique Château (« L’interprétation abductive : comme un retour vers le futur. À propos de Chiens errants de Tsai Ming1-Liang », p. 137-148), Valérie Vignaux (« « Cinéma expression sociale ». Critiques et ciné-clubs ou interprétation et usages sociaux du film en France (1920-1950) », p. 149-170), Laurent Le Forestier (« Comprendre l’interprétation d’un corpus : Hitchcock, Welles, Wyler et l’invention de la notion de plan-séquence par André Bazin », p. 171-190), Janet Staiger (« Interpretive Pleasures in Experiencing Serial Fiction », p. 191-202), Jean-Marc Leveratto (« Usages sociologiques et usages ordinaires de la BD. L’approche anthropologique d’une technique de plaisir commune », p. 203-222), Perrine Boutin, Barbara Laborde, Roger Odin, Camille Noüs (« Utiliser un film : l’exemple de l’éducation aux images. Dialectique et didactique de l’interprétation des films », p. 223-240).

2Il serait vain, ici, de résumer et discuter rigoureusement chacun de ces textes, ils sont trop riches et de trop haute tenue pour être réduits à quelques lignes maladroitement synthétiques. Je vais plutôt proposer des pistes de réflexion sur un mode impressionniste, étant entendu que, pour tout personne travaillant sur ces questions/objets, la lecture extensive de ce volume est impérative. Il me semble que plusieurs éléments saillent, à la fois préoccupations théoriques et les clivages qui vont avec, émergence de lieux de rencontre notionnels et doutes existentiels.

  • 2 Il est entendu que je le fais répondre, mais je suis de ceux qui pensent que l’interprétation est u (...)

3Concernant les préoccupations théoriques, est flagrant que les approches pragmatiques prennent de plus en plus de poids au sein des études cinématographiques et des approches communicationnelles du cinéma et de l’audiovisuel. Si Odin est présent dans ce volume, on ne peut qu’être surpris de la sur-représentation (par rapport à l’habitude) des références à Peirce et à la pragmatique en général (Lefèbvre, Chateau, Soulez), surtout si l’on y ajoute des démarches pragmatico-compatibles car d’abord contextualisantes, voire, au sens de Weber, compréhensives (Vignaux, Le Forestier, Steiger, Leveratto). Ainsi, un véritable débat, une disputatio est à l’œuvre de manière sourde à la lecture du volume. Quand Laurent Jullier et Guillaume Soulez affirment « […] nous voyons tous le même monde au sens perceptif du verbe voir mais pas au sens cognitif ». (p. 18), Martin Lefèbvre rappelle, avec Peirce, que les jugements perceptifs sont du domaine de l’inférence, quand bien même acritique (p. 75). Ce à quoi Laurent Jullier répond2 qu’« Il se trouvera toujours des mauvais coucheurs pour dire qu’une image plane en noir et blanc est déjà un codage de la réalité, nécessitant des connaissances culturellement apprises pour reconnaître les référents de ce qui s’y trouve représenté » (note 6, p. 121). Et de persister avec une revendication immanentiste au fondement de l’interprétation savante : « Les quatre secondes de musique à la fois grandiose et dissonante sur le titre du film […] constituent une franche désapprobation du comportement des deux principaux protagonistes de l’histoire raconté [sic], la demi-folle et le gigolo » (p. 123). Pourtant, comme le rappelle Guillaume Soulez, « […] l’interprétation est toujours une activité associée, emmêlée à d’autres activités (se rendre au cinéma, en parler), tout en étant en elle-même une activité qui nous met en relation avec les autres êtres humains. L’interprétation – une certaine tradition herméneutique y insiste à juste titre – est toujours une relation à autrui » (p. 102). Alors, à quel saint se vouer ? Laurent Julllier propose un moyen terme – mais quand même à partir du texte – entre intentionnalisme et anti-intentionnalisme : « […] une position intermédiaire, appelée l’intentionnalisme hypothétique, qui consiste à construire un auteur implicite » (p. 127), parce que « […] imputer une intention quand on ne peut pas prouver ni son existence effective ni sa non-existence, est-ce bien scientifique ? Pour Jon Elster, c’est là une « lecture fonctionnaliste », procédé « à peine plus sérieux que la numérologie ou l’astrologie ». […] Quant à l’anti-intentionnalisme, […] il tend parfois, dans ses versions extrêmes, à transférer tout le pouvoir au lecteur-spectateur » (p. 127). Pour autant, que cela soit Janet Steiger ou Jean-Marc Leveratto, ils sont plusieurs à prendre, non seulement le lecteur pour aune, mais même un caractère hautement subjectif (à première vue), à savoir la question du plaisir spectatoriel, que cela soit, respectivement, à propos de la série Lost ou de la lecture de bandes dessinées. Dans ce dernier cas, Jean-Marc Leveratto, en exhumant un article de 1970 de Luc Boltanski sur la BD, éclairé par le travail de Bourdieu sur les arts moyens, démontre que « L’article de Boltanski participe de ce fait à l’ « entreprise de légitimation » de la BD qu’il observe et illustre une forme d’investissement savant de cet objet qui va stimuler sa légitimation » (p. 209), pour asseoir le fait qu’aimer la BD, quand on est intellectuel, est grandement aidé par le travail légitimant d’un scholiaste aussi reconnu, aujourd’hui, que Boltanski. D’un certain point de vue, Valérie Vignaux, avec toute la rigueur et la précision historienne qui l’accompagnent, lorsqu’elle annonce que « Cette étude se propose donc de restituer ce que fut ce courant théorique en distinguant pour la clarté- de l’exposé, ce qui relève de l’énonciation discursive c’est-à-dire de l’interprétions avec la critique, des actions pragmatiques ou des usages, avec les ciné-clubs, de l’entre-deux-guerres à l’aube des années 1950 » (p. 150), ne fait pas autre chose. En montrant combien l’oscillation entre « Compréhension esthétique vs sociale du cinéma dans l’entre-deux-guerres » (p. 151), amène à une reconfiguration sociale du cinéma, en particulier du côté des « sachants » : « Cependant, sous couvert d’un affermissement théorique et d’une explicitation de l’exercice critique, Bazin affirme aussi la prévalence du film au sein du dispositif cinématographique. Le critique ne saurait se contenter d’être un médiateur entre les films et le public, son expertise le rendant apte à distinguer parmi les œuvres celles qui « consciemment ou inconsciemment » relèvent de l’art. En valorisant de la sorte le discours critique, il dévalue en retour les intentions des cinéastes et les goûts du public puisque l’essentiel se joue entre le film et son exégète » (p. 164). Et d’ajouter « Autant de concepts et d’usages qui auront contribué à la légitimation sociale et académique du cinéma […] » (p. 169). De même, Laurent Le Forestier montre que le travail d’interprétation, légitime de Bazin, sur le cinéma américain débarquant en Europe après la seconde guerre mondiale, notamment celui d’Orson Welles, lui permet d’imposer le concept de plan-séquence – une interprétation devenant ainsi, historiquement, un outil standard et renseigné d’interprétation futures.

4Est-ce que les films (les textes de manière générale) disent, et auquel cas il nous faut développer une connaissance érudite suffisante pour les comprendre, comme quand « […] les films, les séries, etc. nous proposent (comme les romans, les pièces avant eux) des « leçons de vie », dont les lecteurs et spectateurs se servent pour appréhender leurs plaisirs et dilemmes, ordinaires ou non » (Jullier et Soulez, p. 27) – et l’on peut voir ici une reformulation de la discursivisation masquée par l’énonciateur fictif dans le cadre de la lecture fictionnalisante chez Odin ; ou est-ce que les lecteurs, mus par un principe de plaisir par exemple, non seulement font dire aux films, mais même, les font ? C’est la question, le débat, qui traverse ce volume. Chacun considérera, selon son inclination, que certaines contributions répondent juste et d’autres non.

5Autrement dit, pour le dire avec Jacques Aumont, « Nous retombons, j’en suis conscient, sur deux questions jamais résolues, qui hantent les études cinématographiques depuis leur création : leur possible scientificité, et leur utilité sociale » (p. 66). Il est tentant, alors, de poser la question avec Roger Odin « RO : Tout le problème est de savoir ce que l’on met dans « correctement »… (p. 224). Autrement dit de quoi parle-t-on quand nous parlons d’interprétation, étant donné que, on l’a vu, celles qui valent, en termes d’efficience sociale normative, sont celles qui sont légitimes ? Il me semble, mais je suis de parti-pris étant un fervent peircien, que Martin Lefèbvre, au terme d’un parcours logique avec le philosophe américain, arrive à la conclusion répondante que « Et si la finalité, si ma raison pour interpréter la clé dans Notorious était précisément de produire ce sentiment en moi – et, accessoirement, ensuite, de le partager ? […] C’est-à-dire que le sentiment d’apaisement qui interprète la qualité est en même temps une évaluation de cette qualité : le jugement affectif que je produis perçoit dans ce signe quelque chose d’admirable. Et quelle est cette chose admirable ? Tout simplement la forme même de la rationalité sémiotique. Le plaisir sémiotique dont il s’agit est donc un plaisir savant, un plaisir épistémique » (p. 94-95).

6En d’autres termes, ultimement, l’interprétation, parce qu’elle est en soit le résultat et le but d’une position sociale (dominante), renseigne avant tout son auteur – aux yeux ébahis des autres, la foule – et infiniment moins le texte (l’œuvre pour certains) puisque même les plus reconnus des exégètes – et je pense à Jacques Aumont (cf. plus haut) – errent dans le doute de la pertinence, non seulement de l’interprétation, mais de sa raison sociale (dans le régime actuel de ses conditions d’existence). En ce sens elle agit, c’est certain (Leveratto sur Boltansky, Vignaux sur Bazin, etc.), mais elle ment en même temps (et pour cette raison elle peut agir), puisqu’elle impose une vérité/réalité de sens, non pas par des éléments démontrés donc réfutables, mais par sa propre et simple position d’autorité. Elle est un fait social qui prétend être un fait, indépendamment que ce que « l’on » (d’autres que l’interprète, autorisé) peut en penser. La conséquence logique devrait être qu’il n’y a d’autre interprétation valable que l’interprétation (scientifiquement construite, par réfutabilité pat les pairs) des interprétations (socialement construites, par autorité conférée via les systèmes de dominations – ici avant tout symbolique – on notera la sous-représentation d’autrices dans le volume). Il est donc grand temps d’effectivement délibérer (Soulez, p. 97-118), sur des choses communément trop prises pour acquises, une forme de res publicisisée mais si peu publica, après un examen attentif. Et au risque de choquer, mais c’est l’abondante heuristicité de ce volume qui m’y conduit, je m’abrite derrière le fondateur de l’IRCAV, auquel le dernier mot revient pour poser la question de la légitimité scientifique de la légitimité interprétative et donc de la légitimité de la question de l’interprétation telle que posée par les « légitimes interprètes » : « RO : En effet, même les scientifiques, quand ils s’occupent de données qui semblent à nos yeux de profanes “interrogeables”, se posent des questions interprétatives ». « Tout ce qui nous apparaît réel est fait de choses qui ne peuvent pas être considérées comme étant réelles », disait Niels Bohr et il ajoutait : « Si une idée ne semble pas bizarre, il n’y a rien à espérer d’elle » (p. 235).

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Notes

1 Sauf mention contraire, toutes les italiques sont des auteur·trice·s.

2 Il est entendu que je le fais répondre, mais je suis de ceux qui pensent que l’interprétation est un usage et que l’usage de l’objet n’est pas déterminé par ce dernier, mais par l’usager, selon une multitude de modalités et de déterminations qui dépassent largement la seule cognition/volition de l’usager.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julien Péquignot, « Jullier Laurent et Soulez Guillaume (dir.), Théorème, n° 36, Usages de l’interprétation, interprétations de l’usage. Cinéma, télévision, bande dessinée »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15958 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11uc1

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Auteur

Julien Péquignot

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