Ytreberg Espen, Media and Events in History
Espen Ytreberg, Media and Events in History, Cambridge (Angleterre) : Polity Press, 2022, 199 p.
Texte intégral
- 1 Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité. Paris, Armand Colin, « Indi (...)
1Ce livre méconnu du professeur Espen Ytreberg prolonge – sans le mentionner directement – les travaux pionniers des sociologues Peter Berger et Thomas Luckmann contenus dans leur ouvrage, devenu un classique des sciences sociales : La Construction sociale de la réalité1. Mais à plus d’un demi-siècle d’intervalle, Media and Events in History est solidement ancré dans les théories sociales du XXIe siècle ; et son auteur, Espen Ytreberg, est professeur d’études médiatiques à l’Université d’Oslo. C’est son premier livre en anglais. Le titre (que je traduirais par « Médias et événements dans l’Histoire »), judicieusement choisi, contient déjà la prémisse et l’interrogation principale, à savoir comment un événement avéré devient sélectionné, diffusé, médiatisé, connu, après avoir été construit, puis reconstruit par le processus même de la médiatisation, c’est-à-dire par l’intermédiaire du travail de filtrage et d’interprétation opéré par des journalistes et des éditeurs (p. 4). Cette question, peu souvent posée en des termes purement théoriques, reste centrale dans les études médiatiques et dans les sciences de l’information et de la communication. Mais pour Espen Ytreberg, les événements ne sont pas uniquement liés au présent, à l’actualité : leur médiatisation implique souvent une relecture du passé ; et par ailleurs, les événements présentés dans l’actualité sont ensuite reconstruits à partir de la manière dont ceux-ci ont d’abord été exposés dans les médias (p. 4). Les dimensions à la fois historique, politique et mémorielle participent à cette construction sociale. En fait, tout ce que nous savons de l’actualité, et des événements qui « font l’actualité », nous en prenons connaissance, nous les acquérons par le truchement des médias (p. 4). Et les médias sociaux font partie de cette équation.
- 2 Daniel Dayan et Elihu Katz, Media Events: The Live Broadcasting of History. Cambridge, Harvard Univ (...)
2Plus théorique, la première partie du livre tente de définir ce qu’est un événement, d’abord compris comme étant simplement un changement ou « ce qui survient » (« change or happening », p. 6). Autrement dit, un événement peut constituer une forme de devenir, une surprise, un traumatisme (p. 6). C’est le point de départ, ou en quelque sorte le degré zéro de l’événement. Le cadre théorique est ici en continuité avec les travaux de Daniel Dayan et Elihu Katz sur la construction des événements par les médias2. Dans cette continuité conceptuelle, Espen Ytreberg note que de nos jours, les événements et les changements sont de plus en plus planifiés, organisés, balisés, parfois longtemps à l’avance : par exemple sur le plan de la communication politique (voir chapitre IV). D’autres événements reviennent périodiquement, comme les festivals et les fêtes identitaires comme un carnaval ou la fameuse Oktoberfest ; ceux-ci seront alors prévisibles. Distinguer le prévisible de l’imprévisible devient ici fondamental pour en comprendre le traitement médiatique. En outre, il existe également des méga-événements, mesurables par leur retentissement, et c’est précisément sur la construction sociale de ceux-ci que le présent ouvrage portera (p. 8). S’inspirant au passage de Jean Baudrillard, d’autres sous-catégories seront décrites dans cette délimitation, comme les « pseudo-événements » (« pseudo events ») et les « non-événements » (« non events ») (p. 55).
- 3 Voir mon article sur un thème similaire : Yves Laberge, « Les conférences de presse télévisées et l (...)
3La deuxième section consacrée aux concepts-clefs permettant de bien saisir les méga-événements est particulièrement appréciable, et cet effort de conceptualisation permet de bien clarifier des concepts comme la narration d’un événement, pouvant être comprise comme « une performance médiatisée » (p. 39). Beaucoup des exemples choisis par Espen Ytreberg sembleront célèbres (les guerres, les épidémies, etc.) et font référence à des moments historiques situés aux XIXe et XXe siècles, comme l’alunissage d’Apollo 11 en 1969 (p. 95). Contrairement à ce que l’on aurait pu anticiper, relativement peu de passages se réfèrent à la Norvège, sauf dans la dernière moitié (pp. 133, 135, 140, 145). Les dernières pages portent sur des événements non-anticipés, avec les exemples du naufrage – alors inimaginable – du Titanic et la pandémie de la COVID-19 (p. 133). Les observations d’Espen Ytreberg sont judicieuses et nuancées ; celles-ci (re) confirment souvent, en d’autres contextes, certaines intuitions théoriques que j’avais exprimées ailleurs et bien avant, par exemple à propos de la médiatisation des pandémies et sur la place toujours grandissante du « journalisme d’opinion », surtout depuis les années 19703. Ce phénomène qui fait en sorte qu’un autre type de joueurs s’ajoute désormais aux experts et aux politiciens : les faiseurs d’opinion dans les médias et les journalistes « avec une opinion » (p. 144) (3). La neutralité journalistique semble avoir été relativisée en l’espace de quelques décennies.
4Comme toujours avec les Éditions Polity, Media and Events in History est un livre engagé, bien documenté, clair et vivant, et sans équivalent en langue française. Ce livre nous incite à réfléchir sur les conséquences des choix opérés en amont, lorsque les programmateurs et les chefs de bureau se demandent quelle importance accorder à tel ou tel événement. C’est précisément la puissance de l’analyse proposée par Espen Ytreberg sur des reportages, des cérémonies télédiffusées, sur la dramaturgie des événements médiatisés, sur le renforcement opéré par la plupart des événements prévisibles (p. 153) qui constitue l’intérêt principal de ce livre méconnu, approprié pour les historiens confirmés et pour les chercheurs de niveau doctoral en études médiatiques. On ne peut qu’espérer une traduction de ce livre en français.
Notes
1 Peter Berger et Thomas Luckmann, La Construction sociale de la réalité. Paris, Armand Colin, « Individu et société », 2012 [1966 pour la première édition américaine; 1986 pour la première édition française].
2 Daniel Dayan et Elihu Katz, Media Events: The Live Broadcasting of History. Cambridge, Harvard University Press, 1992. Ce livre, devenu rare, avait été traduit en français : La télévision cérémonielle : Anthropologie et histoire en direct, Paris, Presses Universitaires de France, 1996.
3 Voir mon article sur un thème similaire : Yves Laberge, « Les conférences de presse télévisées et la construction sociale de la réalité », magazine Affaires Universitaires/University Affairs, Ottawa, Mai 2020. https://www.affairesuniversitaires.ca/opinion/a-mon-avis/les-conferences-de-presse-televisees-et-la-construction-sociale-de-la-realite/ (site consulté le 26 avril 2024).
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Référence électronique
Yves Laberge, « Ytreberg Espen, Media and Events in History », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 11 juin 2024, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15947 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ubz
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