Denizart Jean-Michel et Péquignot Julien (dir.), La sémio-pragmatique : théories et pratiques. Cinéma, télévision, audiovisuel, numérique
Jean-Michel Denizart et Julien Péquignot (dir.), La sémio-pragmatique : théories et pratiques. Cinéma, télévision, audiovisuel, numérique, Aix-en-Provence, Presses universitaires de Provence, coll. « Arts », 2022, 218 p., postface de Roger Odin, ISBN : 979-1-03200-412-8
Texte intégral
1L’ouvrage est original à plusieurs titres : il s’agit de l’édition des actes d’un colloque annulé en raison de la crise sanitaire de 2020, l’ensemble des contributions réinterroge les théories développées par Roger Odin en s’appuyant sur différents objets d’études, de la télé-réalité aux films de cinéma en passant par le journal télévisé, représentatifs des différents modes conceptualisés par Odin, et ce à travers des exemples choisis dans le monde entier.
2Enfin, l’ouvrage a été postfacé par Odin lui-même quelques mois avant sa disparition en août 2023.
3Jean-Michel Denizart et Julien Péquignot consacrent leur introduction à la définition épistémologique de la sémio-pragmatique en mettant en exergue une lacune comblée par le développement du modèle odinien : le développement d’un outil d’analyse qui dépasse les clivages entre culture savante et culture populaire, permettant d’étudier la construction et la réception de nombreux dispositifs culturels différents. Elle constitue un modèle en construction permanente, enrichi par son concepteur lui-même, de l’analyse des espaces de communication au concept d’espaces mentaux.
4Rémi Adjiman constate que Roger Odin utilise le vocable de modèle pour définir la sémio-pragmatique mais que, s’il utilise le qualificatif de travail de théorisation, il réfute avoir construit une théorie. Une théorie est une abstraction dont l’objectif est de découvrir, de comprendre et de prédire des événements. Elle peut être générale ou contextuelle et les concepts qu’elle énonce doivent être précis, monosémiques et univoques. Un modèle, de son côté, est une représentation schématique d’un objet ou d’un phénomène dont il ne retient que certaines caractéristiques. Adjiman conclut que la sémio-pragmatique peut bel et bien prétendre à la qualification de théorie du fait de sa structuration progressive et de son enrichissement en termes de définitions, de lois et d’articulation des concepts. Cette articulation des concepts reliés par des processus d’implication et de déduction a conduit à la construction d’un système complet et cohérent constituant une architecture susceptible d’intégrer des théories tierces.
5Pierre Barrette met la télé-réalité à l’épreuve de la sémio-pragmatique en s’appuyant sur l’exemple de l’émission québécoise Occupation double. Il démontre la complexité de la construction de ce type de dispositif considéré comme culturellement peu légitime. L’intérêt épistémologique de l’étude d’une émission de télé-réalité est de valider la pertinence de la sémio-pragmatique dans l’analyse des objets communicationnels mixtes. La télé-réalité se caractérise par une absence de scénarisation qui rapproche de la vie réelle mais également par des artifices techniques et artistiques aux codes propres à la fiction tels que le style de montage permettant de forcer les modalités de réception par le public. Cette ambivalence place le spectateur dans un espace intermédiaire entre fiction et information qui l’interroge sur le statut de ce qu’il voit et se traduit par une réception à géométrie variable entre se laisser prendre au jeu de la diégèse résultante de ce qu’il reçoit comme une fiction et analyser les choix de mise en scène. La sémio-pragmatique permet de déconstruire le dispositif constitué par une émission de télé-réalité pour déterminer ce qui relève des modes fictionnalisant ou documentarisant.
6Thi Thanh Phuonh Nguyan-Pochan analyse un rituel médiatique, la retransmission télévisée de la cérémonie funéraire du général Võ Nguyên Giáp, héros national à Vietnam et vainqueur de la bataille de Diên Biên Phu. Nguyan-Pochan soulève une lacune du modèle sémio-pragmatique : la non-exploration de l’expérience transcendantale. Elle affirme que le symbolique, et en l’occurrence l’univers des croyances spirituelles et de la construction de mythes héroïques, compose le réel autant que le « réalisme psychosocial empiriquement observable et discernable ». Elle met l’accent sur le concept de rituel médiatique, en tant que dispositif de production de sens symbolisant un espace de rituel social permettant à des individus de partager un sentiment d’appartenance et installant un espace de convergence d’attention, condition première de la création d’une relation de communication. Le journal télévisé est emblématique de ce phénomène de ritualisation par sa capacité à incarner une unité nationale et à fournir les informations dont le téléspectateur a besoin pour être acteur de la citoyenneté. Contrairement aux théories de l’anthropologie de la communication, la sémio-pragmatique est définie comme un espace de non-communication au sein duquel les partenaires ont le sentiment de communiquer alors qu’ils ne sont que les acteurs d’une convergence entre deux process de production de sens.
7Nicola Dusi explore les relations entre cinéma et publicité spécifiquement dans l’œuvre de Fellini. Auteur de plusieurs spots publicitaires, celui-ci intègre des éléments de publicité dans ses films pour les utiliser à des fins satiriques ou accentuer le poids discursif des situations. Le rapport entre publicité et cinéma touche à son sommet dans La tentazione del dottor Antonio où l’image d’Anita Ekberg quitte l’affiche pour s’animer. Les modes fictionnalisant, documentarisant et énergétique sont convoqués pour analyser les relations entre discours, textes publicitaires et cinéma. Dusi propose comme perspective d’analyses la relecture des œuvres cinématographiques en s’appuyant sur des « lignes isotopiques » comme il l’a fait à partir de la publicité.
8Sylvie Périneau-Lorenzo s’appuie sur des ré-exploitations d’extraits de Shutter Island pour étudier le ré-emploi d’images de fictions au filtre du modèle d’Odin. Comment le fait de sélectionner des images d’un long-métrage et de les soumettre à un montage alternatif permet de modifier les modalités de transmission. Odin invite à considérer le spectateur comme acteur dans le processus de transmission et de réception discursif au lieu de le considérer comme un simple récepteur. Le ré-emploi d’images dans le vidding transforme les spectateurs en acteurs d’une transformation des images qui permettent à celle-ci de se retrouver au cœur d’un nouvel espace de transmission auprès d’un public différent de celui de l’œuvre originale.
9Mado Spyropoulou étudie les limites de la fiction dans les œuvres à contenu politique en prenant comme objet d’étude trois films de Costa-Gavras. Les films politiques sont des exemples types de modes mixtes où le spectateur est confronté à la frontière entre réalité historique et fiction et à la présence simultanée des modes fictionnalisant, documentarisant, moralisant et spectacularisant. Ces modes oscillent entre transmission neutre d’information et transmission des valeurs à travers des processus discursifs adaptés. Spyropoulou constate que les modes de construction et l’esthétique peuvent faire qu’un film considéré comme politique par son auteur peut ne pas se voir attribuer cette qualité par les revues de cinéma parce qu’il intègre trop de codes propres au cinéma de fiction. De la même manière, le parti communiste a considéré que l’Aveu était plus un film anti-communiste que le contraire. C’est donc le spectateur qui détermine si un film peut être considéré comme politique et si les valeurs que son auteur diffuse sont reçues comme telles. L’espace de communication au sein duquel le film est visionné détermine en grande partie les modalités de sa réception par le spectateur. Celui-ci peut interpréter un film selon un mode différent de celui dans lequel le réalisateur souhaitait l’inscrire et une visée documentarisante peut être ainsi remplacée par une analyse politique ou une réception selon le mode fictionnalisant.
10Juan-Alberto Conde interroge la sémio-pragmatique dans sa capacité à fournir un outil d’analyse pertinent pour le dessin animé abstrait, par définition non-narratif. Pour ce faire il propose d’en référer au mode énergétique. Pour Odin, la narrativisation relève d’un processus interprétatif individuel et il n’y a narrativisation que parce que le spectateur a le désir de voir une succession d’images animées se transformer en narration et ne le lit pas comme totalement abstrait. Conde s’appuie sur les courts métrages d’animation Timbre (2011) de Mirai Mizue pour développer une proposition de « synchrèse figurale ». Mizue lui-même indique qu’il n’entend pas raconter une histoire à travers ses films d’animations mais procurer au spectateur une certaine expérience à travers le mouvement et les métamorphismes. La synchrèse figurale renvoie à la combinaison entre des événements sonores et des phénomènes plastiques. Le concept de « mise en phase » lié au mode énergétique ramène selon la définition de Odin au processus qui conduit le spectateur à vibrer au rythme de ce que le film donne à voir et à entendre. Dans le mode énergétique, le niveau affectif s’appuie sur une relation fondée sur des effets plus que sur des affects et qui signe le déplacement du sens vers l’énergie et qui relève de la stimulation du rapport au corps plus que de la réception de la production de sens.
11Stéphane Pichelin pose la question de la diégèse dans la lecture documentarisante. La sémio-pragmatique permet de déterminer quelle production relève du fictionnel mais ne permet de déterminer qu’en creux ce qui relève du champ documentaire. Pour Odin, le mode de l’expérience de la fiction et celui du réel sont deux modes qui se font face et qui se distinguent par la possibilité pour le lecteur de construire dans le premier cas un énonciateur fictionnalisant dont il veut pouvoir jouir de la qualité du récit et de l’autre un énonciateur réel dont il peut exiger une fiabilité de la véracité. Le documentaire exige une attention plus forte de la part du spectateur qui est amené à s’interroger non seulement d’un film à l’autre mais également, à l’intérieur d’un même film, sur le mode auquel il est confronté, d’autant plus que certaines productions passent du mode documentariste au mode fictionnalisant par les effets du montage ou des causalités narratives.
12Instagram, au même titre que d’autres réseaux sociaux de partage d’images animées, occupe une place de plus en plus importante dans le volume global de consommation d’images animées. Il paraît légitime, à la fois pour les projets créatifs d’investir ce média et d’interroger cet espace à la lumière de la sémio-pragmatique. Le projet Eva Stories est construit à partir du journal d’une jeune fille juive Hongroise, Eva Heymann en imaginant comment elle aurait alimenté son compte Instagram au quotidien si cette technologie avait été disponible en 1944. Laura Katharina Mücke interroge la capacité d’un tel projet et subséquemment le support lui-même dans sa capacité à générer un univers immersif. Elle invite à une réflexion sémantique en attirant l’attention sur la différence entre immersivité et immersion, l’un renvoyant à un processus de production et donc à la capacité à générer un état et le second renvoyant à la réception et donc au sujet qui se retrouve dans une expérience immersive. On peut ainsi définir l’immersivité comme un processus dans lequel un sujet se sent investi dans un environnement qui lui est proposé au point de se trouver détaché de la réalité dans laquelle il évolue physiquement et l’immersion comme la manière dont il perçoit cette expérience.
13La contribution de Laurent Collet s’inscrit dans une optique résolument différente. En examinant les formes de production multimédias interactives, il propose une démarche sémio-pragmatique personnelle appuyée sur la notion de « figure d’expérience » au lieu d’en proposer une lecture à la lumière de la sémio-pragmatique d’Odin. L’analyse des composantes de différents sites internets, zones de navigation, de repérage, de consultation avec leurs contenus contextuels et audiovisuels et enfin les zones de production qui permettent à l’utilisateur d’interagir avec le site, permettent d’appréhender l’expérience des utilisateurs au moment de la réception et à comprendre comment les formes d’expression choisies vont cadrer cette expérience.
14La confrontation à ces différents objets audiovisuels démontre l’adaptabilité du modèle sémio-pragmatique de Roger Odin grâce notamment au nombre de modes qu’il propose. Odin lui-même s’étonne de l’étendue des champs disciplinaires utilisant ses théories comme modèles d’analyse explicative et considère que la variété des modalités d’appropriation conforte son intention de voir la sémio-pragmatique comme un espace de communication mental partagé. Les différentes contributions actualisent son modèle par la convocation de nouveaux espaces que sont la télé-réalité ou les réseaux sociaux. Ceux-ci permettent de construire de nouveaux modes qui viennent enrichir le modèle et qui confortent l’idée que celui-ci est évolutif. L’une des richesses de la sémio-pragmatique est la variété des modes et leur non-exhaustivité qui permet aux contributeurs de proposer des modes alternatifs, pertinents à leur objet d’étude. Odin dans sa postface relève le mode de synchrèse figural proposé comme variante de son mode énergétique pour analyser les dessins animés abstraits, le mode d’analyse politique mobilisé comme variante du mode documentarisant dans l’analyse des fictions politiques, les modes de faire interprétatifs qui s’appliquent au vidding mais susceptible de trouver de nombreuses applications non seulement dans l’univers digital et dans le domaine des réseaux sociaux mais aussi dans l’univers des installations d’art contemporain. Les contributions montrent la perméabilité de la sémio-pragmatique à une hybridation avec d’autres modèles théoriques. Odin se réjouit de ces prolongements dans la mesure où son intention était, à travers son travail de définition, d’inscrire son modèle au cœur d’un espace mental partagé.
Pour citer cet article
Référence électronique
Christian De Moor, « Denizart Jean-Michel et Péquignot Julien (dir.), La sémio-pragmatique : théories et pratiques. Cinéma, télévision, audiovisuel, numérique », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 11 juin 2024, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15935 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11uby
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page