Beyaert-Geslin Anne, Chatenet Ludovic, Okala Françoise (dir.), Monuments, (dé)monumentalisation : approches sémiotiques
Anne Beyaert-Geslin, Ludovic Chatenet, Françoise Okala (dir.), Monuments, (dé)monumentalisation : approches sémiotiques, Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2019, 260 p., ISBN : 978-2-84287-742-2
Texte intégral
1Cet ouvrage réalisé par le laboratoire MICA de l’Université Bordeaux Montaigne réunit des contributions apportant une lumière riche et nécessaire autour de la notion de monument, objet sémiotique par excellence, convoquant une panoplie de lectures et interprétations possibles sur son identité, son institutionnalisation et son devenir dans le paysage urbain.
- 1 Alois Riegl, Le Culte moderne des monuments, (1903), trad. D. Wieczorek, Paris, Seuil, 1984.
2Anne Beyaert-Geslin, Ludovic Chatenet et Françoise Okala introduisent la question du cadre de l’énonciation du monument et ses propriétés (direction, dimension, masse et effet de présence) et les possibilités des différentes approches sémiotiques. Le monument contient le devoir de l’avertissement du latin monumentum et de l’admonestation (admonēre), ainsi que la corrélation avec la mémoire (encore plus lisible en allemand avec Mahnmal – de mahnen, exhorter – et Denkmal, de denken, penser) et l’importance du souvenir. Au temps du selfie posté sur Instagram, l’actualité du culte moderne des monuments retrouve ainsi la clarté des distinctions qu’Aloïs Riegl1 posait entre monuments intentionnels et non intentionnels.
3L’ouvrage est subdivisé en trois parties : la première interrogeant la définition du monument, sa nature et ses dimensions sémiotiques, cognitives, phénoménologiques et passionnelles ; la deuxième décryptant les stratégies inhérentes au processus de monumentalisation ; la troisième analysant le thème de la renégociation des valeurs et de la réappropriation de la mémoire collective propres de la démonumentalisation.
4Jean-François Bordron souligne l’importance du dispositif instauré dans le monument par la relation entre lieux, rhétorique et intériorité. La possibilité de comprendre la position rhétorique des monuments se fait par leur tectonique, pour « permettre de classer les monuments selon l’orientation donnée à leur action supposée » (p. 29) et leur rapport au temps. Le monument tourné vers le passé connaît la catégorisation plus aisée, correspondant au monument commémoratif et au mémorial. Le monument relevant du discours épidictique est tourné vers le présent, avec la fonction d’exalter les valeurs communes. Le monument s’adressant à un temps futur s’avère être une promesse d’urbanité, correspondant à un vœu, comme tous les « monuments construits par des municipalités qui espèrent donner par là un sens ou une fonction à un lieu qui paraît vide de tout imaginaire urbain » (p. 31).
- 2 Kevin Lynch, The image of the city, Cambridge, Technology Press, 1960.
5Göran Sonesson détaille les possibilités d’une rhétorique des lieux de mémoire, en étudiant l’ambiguïté linguistique d’une mémoire appréhendée comme structure et comme événement, de la rétention à la réminiscence et en tant qu’accumulation. La mémoire est analysée comme parcours « dans le sens greimassien de la réalisation d’un contrat qui amène le protagoniste à subir plusieurs épreuves afin de se montrer digne de son rôle de sujet proprement dit » (p. 50). L’itinéraire des pèlerins de Bordeaux à Jérusalem et le parcours de la ville sont ainsi étudiés en référence à l’analyse des éléments de l’image de la cité de Kevin Lynch2 : les voies, les limites, les quartiers, les nœuds et les points de repère, ces landmarks qui sont entre autres constitués par les monuments.
6Céline Cholet analyse le Mémorial de l’abolition de l’esclavage à Nantes, faisant appel à différents systèmes sémiotiques pour rendre compte de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. L’espace se révèle conçu comme une expérience phénoménologique, offrant « une expérience perceptive faite dans la graduation » car « son empreinte formelle dans le paysage urbain nantais vise à montrer toute la complexité de ce qu’est et représente la traite, l’esclavage et leur abolition » (p. 65).
7La contribution de Gaëlle Crenn traite de deux mémoriaux de guerre relatifs à une mémoire contestée : les monuments dédiés aux vétérans du Vietnam et aux vétérans de Corée à Washington. L’analyse parvient à « dégager une dynamique de contre-monumentalisation qui régit les relations entre les deux mémoriaux, où la notion de contre-monument est entendue dans deux sens différents » (p. 74). Le Mémorial aux vétérans du Vietnam prend le contrepied de l’architecture monumentale classique par une architecture qui institue un monument silencieux, traversé par des contradictions internes. À l’opposé, le Mémorial aux Vétérans de Corée se définit comme un contre-monument, s’inscrivant dans la culture traditionnelle de la mémoire qui définit la mort à la guerre dans les termes d’une contribution de citoyens et non de perte d’individus (p. 81). Entre abstraction et figuration, les deux mémoriaux dessinent une dynamique de contre-monumentalisation qui repose aussi sur une « inter-monumentalité » s’instaurant entre eux et le contexte social d’insertion (p. 83).
8Le champ sémantique du monument s’étend au-delà de l’univers bâti : Lyde Ibo et Marie Albertine Dagou Kanga Koffi traitent du monument en Côte d’Ivoire avant la colonisation. Ici le monument se distingue « par le rôle qu’il tient au sein des communautés » (p. 87). Il est constitué des éléments naturels, notamment de pas de danse « monumentalisés par une autorité religieuse, avec pour objectif le marquage territorial, la protection et la consultation des divinités » (p. 100).
9Le texte de Verónica Estay-Stange ouvre la partie sur la monumentalisation et détaille les stratégies symboliques de la mémoire en prenant comme point de départ une allégorie de son rapport aux lieux et aux objets dans lesquels elle trouve ancrage. Riches de leur dimension historique et mémorielle, les monuments demandent une symbolisation circonscrite à un cadre véridictoire : leur « valeur de vérité » distingue le symbole artistique du symbole monumental (p. 110) et ils émergent d’un symbolisme qui, comme la mémoire elle-même, est toujours en construction (p. 116).
10Le témoignage de l’architecte Franco Zagari se focalise sur la relation entre paysage et monuments, avec l’approche du concepteur réfléchissant à ce que l’architecture peut appréhender du monument. En invoquant Sebald et le genius loci, il relate l’expérience d’un travail architectural courageux et joyeux, conçu afin de « regarder le sujet d’un monument ou de sa représentation comme une richesse qui suit la générosité de notre façon de le concevoir ou de le visiter » (p. 130).
11L’article de Jessica de Bideran traite des médiations plurielles – documentaires, intellectuelles, éditoriales et artistiques – correspondant aux modèles numériques des monuments. Mobilisant la trichotomie peircienne des indices, des icônes et des symboles, le monument virtuel en tant que signe final se révèle iconique et symbolique dans son rapport avec le monument historique, en conservant un rapport indiciaire avec le monument dans l’esprit des experts qui connaissent les indices historiques et sont donc les seuls capables de lire cette dimension indiciaire (p. 137). Le télescopage de mémoire et événement induit par les industries culturelles ne doit pas faire oublier que communiquer n’est pas transmettre : aux interfaces institutionnalisées et collectives le devoir de créer une réserve de mémoire et de construire une filiation durable et communicable (p. 143).
12Le texte de Nicolas Navarro sur la restauration souligne que la « distinction entre patrimonialisation et restauration est particulièrement difficile à décrypter, et encore plus quand on lui associe la notion de monumentalisation » (p. 147). Son établissement du cadre de la sémiotique de la restauration démontre que le monument devient support d’écriture pour la restauration, qui constitue donc un acte d’écriture du patrimoine sur du patrimoine, du monument sur un monument. Témoin d’une intentionnalité monumentalisante ajoutée à un monument non intentionnel, elle peut être envisagée comme « sur-monumentalisation ou sur-patrimonialisation qui témoigne avant tout de la dimension dynamique des processus de monumentalisation et de patrimonialisation » (p. 159).
13Le cas d’étude constitué par le tissu urbain allemand est particulièrement intéressant, Berlin étant un lieu privilégié d’observation des dynamiques de (dé)monumentalisation. Viviane Huys choisit d’analyser les évolutions connues par l’Église du souvenir et par le Mur, dont la destruction parvient à la monumentalisation d’une forme de trauma : l’objet central qui a supporté l’événement traumatique devient l’objet de « stratégies formelles et architecturales visant à en souligner les fonctions remémoratives, autrement dit reconstructives » (p. 173). Les deux objets urbains exemplarisent la dynamique de monumentalisation, dé- et re-monumentalisation.
14La démonumentalisation se manifeste selon un gradient qui va de la renégociation des valeurs à la réappropriation de la mémoire collective. Patrizia Violi note que si le programme narratif des monuments non intentionnels ne coïncide pas avec celui de leur monumentalisation (p. 177), tous les monuments représentent dans leur ensemble une catégorie d’objets sémiotiques dont le signifié implique toujours l’inscription d’une valeur dans l’espace (p. 178). L’anti-monumentalité interroge la monumentalité classique en dépassant l’artefact et en créant un dispositif qui permette d’activer notre mémoire ou son absence, comme dans le cas des monuments à la mémoire de l’Holocauste en Allemagne s’opposant à la figurativité de la rhétorique classique et voués à disparaître. Les contre-monuments opèrent en revanche une relecture démystifiante d’un monument qui existe déjà et qui fait référence à une période historique qu’on veut condamner. S’il est difficile de créer aujourd’hui une “forme-monument” capable de stimuler le souvenir, le monument acquiert sa visibilité dès lors qu’il réussit à devenir « le théâtre de pratiques sociales, de commémorations et d’actions qui font revivre la mémoire, en la soustrayant à l’oubli et à l’indifférence » (p. 192).
15Face à la fonction compromise des monuments érigés en hommage aux victimes de la Guerre d’Espagne pendant la dictature franquiste, des attitudes se dessinent visant soit la rupture (l’effacement des monuments), soit la volonté de parvenir à une réinterprétation symbolique. Jesús Alonso Carballés insiste sur le rôle d’admonestation du monument et de questionnement sur sa recherche de pérennité qui se reflète dans la re-signification impliquée par la démonumentalisation du parc monumental imposant de son corpus d’analyse.
16Vivien Lloveria opère dans le même sens une analyse de la délicate mission de monumentalisation et dé-monumentalisation du camp d’internement de Rivesaltes, objet de l’intervention de l’architecte Rudy Ricciotti. La réflexion linguistique sur la conformation à une norme du monumental et la mise à distance de cette norme contribuent à identifier deux modes de dé-monumentalisation : une située dans l’énoncé, qui devient une re-monumentalisation, expression neuve du monumental, et une énonciative, concernant la sanction négative d’un destinataire à l’égard du monument, une « monumentalisation avortée ». Cela porte à conclure que « la dé-monumentalisation oscille entre création énoncive et dénonciation énonciative […] entre l’irréversibilité de l’innovation dans la langue du monument, et la réversibilité de l’échec de son actualisation dans le langage » (p. 226).
17Les variations de valorisation et de significations assumées par la fontaine de Trevi étudiée par Isabella Pezzini, indiquent un processus complexe d’actes sémiotiques concomitants et concurrents. Sémiophore de la ville et de son histoire, ce monument urbain qui prévoit son visiteur, s’accomplit dans la traduction cinématographique de son épaisseur signifiante de La dolce vita de Federico Fellini (1960). Après les papes, c’est dans un jeu de renvois symboliques que le nouveau mécène de la fontaine, la maison de mode Fendi parrainant le projet de restauration, parvient à coupler la mode « à l’histoire la plus prestigieuse et la plus ancienne qui revendique son rôle sur les différentes isotopies : historique, esthétique, économique » (p. 241).
18L’énormité du monument correspond à une figure hyperbolique qui prend en charge le mandat de la commémoration, de l’avertissement et de la mémoire. L’intérêt de l’objet souvenir, écrit Tiziana Migliore, réside dans la continuation du programme du monument dans la vie individuelle et collective de ses destinataires, avec une transformation processuelle et séquentielle du macroscopique au microscopique, dans une micrologie qui permet de « compréhender (appréhender et comprendre) le monument, en termes d’appropriation personnelle et d’une introspection placée sous le signe de l’intensité » (p. 251). La fonction de partage du souvenir reproduit ainsi la démarche de la mémoire, « qui ne s’arrête pas à la monumentalisation, mais vise à transformer le monument en un symbole, c’est-à-dire en un partage de croyances et de valeurs entre monument et souvenir » (p. 252).
- 3 Anne Beyaert Geslin, Sémiotique du portrait. De Dibutade au selfie, De Boeck, 2017.
19La richesse des approches sémiotiques de l’ouvrage ne cesse d’interroger le chercheur à sonder les dynamiques du devenir monumental contemporain, des monuments non intentionnels (la flamme de Diana au tunnel de l’Alma), à la reconstruction de palimpsestes stratifiés (le Château de Berlin), au travail artistique sur le monumental (Christo et l’expression de la monumentalité), jusqu’aux monuments à soi des selfies des photographies touristiques actuelles3, qui, comme le portrait-souvenir de Goethe dans la campagne romaine (1787), convertissent « les espaces de l’expérience en un lieu stratégique d’énonciation de la personne » (p. 251). Ce qui équivaut à affirmer que, même avant Instagram, « les monuments nous parlent toujours de nous-mêmes, de notre histoire et de notre culture, de nos passions et de nos mémoires, en les narrativisant sous différentes formes » (p. 179).
Notes
1 Alois Riegl, Le Culte moderne des monuments, (1903), trad. D. Wieczorek, Paris, Seuil, 1984.
2 Kevin Lynch, The image of the city, Cambridge, Technology Press, 1960.
3 Anne Beyaert Geslin, Sémiotique du portrait. De Dibutade au selfie, De Boeck, 2017.
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Référence électronique
Matteo Stagnoli, « Beyaert-Geslin Anne, Chatenet Ludovic, Okala Françoise (dir.), Monuments, (dé)monumentalisation : approches sémiotiques », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 11 juin 2024, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15913 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ubv
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