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Bardiot Clarisse, Arts de la scène et humanités numériques. Des traces aux données

Londres, ISTE Éditions, série « Traces », 2021, 242 p.
Raymond Ndtoungou Schouamé
Référence(s) :

Clarisse Bardiot, Arts de la scène et humanités numériques. Des traces aux données, Londres, ISTE Éditions, série « Traces », 2021, 242 p., préface de Bruno Bachimont, ISBN : 978-1-78405-742-8.

Texte intégral

1Durant de nombreuses années, surtout au cours des périodes les plus reculées, représentations théâtrales et autres prestations scéniques ont été assimilées à des arts éphémères, notamment du fait d’une absence « d’objet pérenne » (p. 42) pouvant permettre d’en faire une restitution complète, durable et consultable partout et par tous. En effet, une fois le spectacle achevé, seuls les témoignages des spectateurs présents dans la salle et ceux des acteurs ayant participé à la création de l’œuvre, offraient la possibilité d’en rendre compte, avec plus ou moins de fiabilité. Quand bien même un effort de conservation fut déployé de manière analogique, la détérioration du papier et celle des autres supports de stockage travaillèrent à faire disparaître la mémoire des arts de la scène.

  • 1 Beckett, S., (1978), Poèmes, suivi de mirlitonnades, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 19.

2Il se posait dès lors une sérieuse menace à la question de la patrimonialisation publique des savoirs induits par ces arts. Au point que, le risque de devenir « un pays sans trace », pour reprendre une expression chère à l’écrivain irlandais Samuel Beckett1, planait sur chaque société. Cette situation n’était pas seulement préjudiciable aux chercheurs préoccupés par les études théâtrales, et dont les recherches souffraient de sources et ressources lacunaires, mais aussi pour la postérité de toutes les catégories professionnelles impliquées dans le processus de création artistique. La défense des droits d’auteur et autres droits devenait difficile dans un tel environnement.

3L’un des premiers à avoir bien compris la nécessité de donner une âme et une grammaire aux traces numériques des arts de la scène, est sans nul doute le danseur et chorégraphe américain Merce Cunningham, qui décida en 2000 de créer une fondation, la Merce Cunningham Trust, dont la mission est de : « préserver, enrichir et maintenir l’intégrité de l’œuvre chorégraphique ainsi que des autres réalisations, et de les rendre accessibles au public » (p. 7). Les données produites par cette initiative et disponibles sur le site Internet de la fondation sus-évoquée, servent de sève nourricière et de fil d’Ariane au travail de Clarisse Bardiot, ici en discussion.

4Ce travail, qui fait office de cinquième volume de la série consacrée aux « traces », invite le lecteur à la (re)découverte d’un concept central, la trace, entendue comme ce qui reste du spectacle et qui est voué à passer à la postérité. Mieux encore, Clarisse Bardiot interroge les changements qu’opèrent les traces numériques pour la préservation, l’analyse des œuvres et l’histoire des arts de la scène, par rapport aux traces non numériques (p. 32). De manière plus spécifique, l’ambition de l’ouvrage est de « proposer des méthodologies pour écrire l’histoire du théâtre aujourd’hui, analyser les œuvres et assurer leur transmission, à partir des traces numériques » (p. 37).

5L’ouvrage comporte trois principales articulations. Le premier chapitre est intitulé « La trace numérique : des données à la métatrace » (p. 41-82) et tente de circonscrire les spécificités de la trace numérique au regard des définitions de celle-ci, du document et de la donnée afin d’en proposer une herméneutique. Avant tout autre développement, il convient de relever que « la trace est devenue une question centrale dans les sciences de l’information et de la communication, comme en témoigne la création d’une chaire Unesco Unitwin Network Complex System Digital Campus intitulée « e-laboratory on Human Trace » en 2014 » (p. 32).

  • 2 Serres, A., (2002), Quelle(s) problématique(s) de la trace ? (En ligne). Disponible à l’adresse : h (...)

6Les traces des spectacles sont diverses et variées : éléments de costumes, notes de mise en scène, textes annotés, accessoires, enregistrements vidéo et audio, photographies, programmes, affiches, coupures de presse, etc. S’il n’est pas aisé de proposer une définition consensuelle de ce qu’est la trace dans les arts de la scène, Clarisse Bardiot fait appel la typologie proposée par Alexandre Serres2. Il en ressort quatre grandes approches qui permettent de circonscrire la notion de trace (p. 45) : trace comme empreinte, comme marque psychique (Paul Ricoeur) ; trace comme indice (Carlo Ginzburg) ; trace comme mémoire (Paul Ricoeur, Paul Veyne ou Marc Bloch) ; trace comme écriture (Jacques Derrida). Les traces numériques, quant à elles, sont de deux ordres : les traces numérisées et les traces nativement numériques. Les premières sont le fruit de la numérisation par divers procédés (scan, photographie, etc.) de traces analogiques (manuscrits, dessins, etc). Celles-ci subissent une transformation afin d’être converties en données numériques qui pourront par la suite être traitées de manière informatique. Les secondes, à savoir les traces nativement numériques, sont créées directement dans un contexte informatique. Ainsi, lorsqu’une photographie est prise à partir d’un téléphone portable, la date, les paramètres d’ouverture, les données de géolocalisation, etc. sont directement associés à la photographie. C’est également le cas d’un document directement créé dans Word, pour ne citer que ce logiciel. Il est important de souligner que dans « le domaine des arts de la scène, le curseur est davantage placé par les institutions patrimoniales sur la numérisation des traces analogiques que sur l’acquisition des traces nativement numériques » (p. 51).

  • 3 Berners-Lee, T. et al., (2001), « The Semantic Web », in Scientific American, 34-43.

7En transformant la trace en données, on opère une triple opération de simplification, de diminution et de construction des informations disponibles dans la trace numérique. Cet ensemble d’opérations convertit les traces en « datatraces » et permet de porter attention à des détails (p. 62). Au contraire de la trace analogique, où contenu et support de la trace sont solidaires, ce qui permet de garantir par la suite l’authenticité du document, la trace numérique rend possible la séparation entre contenu et support. Le plus important, c’est de savoir quel usage faire des données et surtout savoir les mettre en relation. Le lien entre les données est l’enjeu au cœur du Web sémantique. Ce paradigme, que l’on doit à Tim Berners-Lee3, permet par exemple de réaliser la biographie d’un producteur ou d’un metteur en scène de manière automatique, au gré de ses créations et de ses collaborations. Grâce au web sémantique, il est désormais possible de savoir « dans quel pays Robert Wilson a-t-il donné le plus de représentations ? » ou « combien de spectacles sont-ils créés chaque année en France ? » (p. 70).

8Le deuxième chapitre aborde la question de la préservation des œuvres (p. 83-141). Il se propose de répondre à trois questions essentielles : comment transmettre l’héritage des arts de la scène à l’heure du numérique ? Comment pérenniser le fugace ? Quelles traces numériques conserver pour être en mesure de transmettre une œuvre ?

9Pour y répondre, Clarisse Bardiot propose plusieurs actions : ajout à un document ou à une donnée préexistante afin d’en éclairer le contenu sémiotique (annotation) ; enregistrement des mouvements d’objets ou de personnes afin d’en contrôler la représentation numérique (capture de mouvement) ; documentation du processus de création des œuvres (documentation diachronique) ; établissement de l’authenticité des documents numériques (diplomatique numérique) ; préservation du numérique visant à faire évoluer les fichiers sources pour qu’ils soient lisibles dans un environnement informatique contemporain (migration).

10Il convient de souligner que ces différentes opérations trouvent dans le cas particulier de ce qu’il est convenu d’appeler « la captation vidéo », un champ d’expérimentation. En effet, « les captations vidéo, souvent considérées comme l’une des traces les plus importantes des spectacles passés, sont souvent au centre des programmes de numérisation et de diffusion des archives des arts de la scène » (p. 118). L’auteur propose à ce sujet deux outils pour effectuer ces annotations et agrégations des données : MemoRekall (p. 124-127) et Rekall (p. 135-140).

11Le troisième chapitre, enfin, est consacré aux questions d’historiographie (p. 143-199). D’où son titre évocateur : « Écrire l’histoire des arts de la scène ».

12À la différence des deux autres chapitres qui ont un caractère technique et démonstratif, le troisième se veut moins prescriptif et plus discursif. Il s’inscrit dans une sorte de dialectique visant à sortir les travaux portant sur le numérique de leur dimension spectaculaire. Dans ce chapitre, le numérique est perçu comme une source de connaissance des sociétés qui produisent les arts de la scène. Il invite donc à un processus de création porteur d’une grammaire spécifique. De manière à rendre plus aisée dans les spectacles contemporains, la reproduction de représentations anciennes dans leur forme originale. De ce point de vue, le Topic Modeling est d’à-propos. Méthode algorithmique, elle permet d’identifier dans un ensemble de textes, les thèmes récurrents dans le corpus et leur proportion dans chacun des textes. Cette technique est actuellement utilisée par les historiens pour analyser l’évolution d’un sujet au cours du temps dans un journal. La visualisation des données permet ensuite d’avoir une vision d’ensemble du phénomène et de pointer par exemple le moment précis de l’apparition puis de la disparition d’un thème, éventuellement en conjonction avec d’autres phénomènes (p. 190).

13Au total, le travail de Clarisse Bardiot se lit avec un grand plaisir, comme le reconnaît Bruno Bachimont qui en signe la préface. Il est d’une finesse et d’une densité conceptuelles, appréciables à partir de la conduite progressive de la démonstration, d’une part, et de la richesse du glossaire consigné en fin d’ouvrage, d’autre part. On observe cependant que l’analyse a été dominée de manière écrasante par la dimension technologique de la trace numérique. Pourtant, l’invasion des arts de la scène par la marée numérique gagnerait à être appréhendée de manière holistique, en tenant également compte des enjeux politiques et économiques attachés à la préservation du patrimoine théâtral et artistique dans un monde globalisé.

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Notes

1 Beckett, S., (1978), Poèmes, suivi de mirlitonnades, Paris, Les Éditions de Minuit, p. 19.

2 Serres, A., (2002), Quelle(s) problématique(s) de la trace ? (En ligne). Disponible à l’adresse : https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001397.

3 Berners-Lee, T. et al., (2001), « The Semantic Web », in Scientific American, 34-43.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Raymond Ndtoungou Schouamé, « Bardiot Clarisse, Arts de la scène et humanités numériques. Des traces aux données »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 28 | 2024, mis en ligne le 31 mai 2024, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15907 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11ubu

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Auteur

Raymond Ndtoungou Schouamé

Université Grenoble Alpes – Gresec / Agence de régulation des marchés publics du Cameroun

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