Martine Bocquet, Communication des entreprises et des institutions : un regard médiéval
Martine Bocquet, Communication des entreprises et des institutions : un regard médiéval. Paris, Éditions L’Harmattan, collection SFSIC, 2015, 312 p., 32 €
Texte intégral
1La communication des entreprises et des institutions publiques aurait des racines médiévales : on pourrait juger cette hypothèse étrange, tant notre postmodernité managériale se plaît à cultiver l’art du changement, de l’émergence et de l’innovation. Dans cet ouvrage érudit, original, rédigé dans une langue claire et précise, l’auteur consacre de très belles pages à ce qu’elle appelle la médiévalité, autrement dit à l’histoire d’une civilisation médiévale qui aura inspiré notre modernité intellectuelle et, partant, managériale et communicationnelle. Dans l’histoire des idées politiques, cette période aura fait l’objet d’interprétations diverses, souvent contradictoires, parfois imprégnées des préjugés de notre temps. C’est le cas, par exemple, de la féodalité qu’on oppose à l’idée contemporaine d’État. Dans cette archéologie très savante de la période contemporaine, l’auteur introduit et commente (p. 58), à propos de normativité, les notions de technicité et d’institutionnalité pour rendre compte de ce qui survit aujourd’hui de l’efficience politique et sociale propre à l’Église. Sont mises en perspective les mutations de la société médiévale, et notamment l’évolution du principe de subsidiarité et des missions de l’État et des institutions publiques, autant de références à l’histoire qui nous permettent de penser les formes contemporaines de la communication des organisations. En somme, si l’on suit le raisonnement de l’auteur, il faut voir dans la médiévalité un vaste mouvement de recomposition des hiérarchies étatiques et religieuses, des communautés (paysannes, paroissiales, professionnelles), du lien social, familial, spirituel… qui donne source et préfigure notre société contemporaine, ses normes et ses formes organisationnelles.
2Sa discussion des thèses d’Habermas, de Bernard Miège ou encore de Nicole d’Almeida sur la question de l’espace public nous éclaire sur la portée d’un concept et sur les critiques qui expliquent aujourd’hui sa modernité mais également sur ses relations, qu’on peut juger complexes, avec l’époque médiévale. L’auteur introduit et met en perspective, s’inspirant d’Habermas, la notion de représentation (p. 84) définie comme acte de présence, devant un public, d’une personnalité porteuse d’une légitimité symbolique. Elle discute la notion de droit de réponse comme principe actif du dialogue, constitutif de l’espace public et de ses enjeux ; elle s’interroge sur les conditions dans lesquelles le pouvoir médiéval instaure ou non la non-réponse (p. 93.), ce que n’a pas véritablement envisagé, dit-elle, Jürgen Habermas (p. 94). Elle le rejoint toutefois lorsqu’il rapproche, dans sa critique des relations publiques, publicity moderne et « publicness féodale » (p. 99). Que dire alors des entreprises, ces communautés partielles – l’expression de Dominique Wolton est reprise ici – tout à la fois acteurs économiques, sociétaux et politiques, armées d’une communication qui leur confère un réel pouvoir d’autolégitimation ?
3L’évolution sémantique de la notion d’entreprise nous éclaire sur sa fonction principale : son emprise organisée (p. 106) sur les processus productifs et marchands, mais aussi sociaux et politiques. Pour autant, en quoi s’agit-il d’une institution ? L’argumentation, très documentée, très nuancée de l’auteur, nous convainc qu’en dernière instance le caractère institutionnel de l’organisation « entreprise » tient aux règles qui, in fine, assurent la continuité, la solidité et la normativité des collectifs de travail, règles qu’elle définit comme des contraintes, des modèles d’action, des compromis ou des engagements (p. 115). Mais jusqu’où peut-on filer la métaphore du réseau féodal de la vassalité pour rechercher, dans l’histoire du Moyen-Âge, ce qui explique aujourd’hui les réseaux complexes de la sous-traitance ? Inversement, qui sont les suzerains d’aujourd’hui ? Ceci nous suggère cette hypothèse : suzerain et vassal seraient les figures symboliques de l’institution entreprise. Au-delà de la sphère organisationnelle de l’activité productive, l’institution entreprise assure sa cohérence stratégique en contrôlant toutes les ressources d’un « marché de la communication » (p. 123 et seq.) conformément aux attentes d’un patronat suzerain et aux attentes d’un vassal salarial et/ou consommateur. Pour asseoir son autorité, garantir sa légitimité, la communication suzeraine multiplie les styles communicationnels : interne, externe, institutionnel, corporate.
4Sans doute cette communication globale a-t-elle vocation aujourd’hui, au-delà des effets de dislocation imputables à la mondialisation numérique, à la multiplication des corporatismes et des communautés restreintes, à la diversification identitaire des logiques de métier, de redonner un sens générique, commun, partagé au projet de l’entreprise. La finalité d’une communication de l’entreprise, on peut en convenir, est de rendre légitimes les défis ou les actions d’« outrepassement » des barrières et de l’ordre établi (p. 163). Encore parlons-nous d’une communication qui s’élève au-dessus de la rumeur, qui en explique les causes et les sources et qui se propose de l’éclaircir, de l’interpréter, à la manière des échevins de l’époque médiévale. La réputation de l’entreprise, liée à la symbolique de la marque, est à ce prix. Pour autant, de cette réputation, il faut en constater le peu de force performative : la promesse marketing face à la sensibilité de l’opinion, peut-elle à elle seule y contribuer ?
5À moins de recourir aux effets de la transcendance et de la théâtralité (p. 188), de la mise en récit et de la mise en scène du personnage patronal et de sa biographie pour installer la réputation d’excellence de l’entreprise dans le temps long. La littérature hagiographique médiévale, la rhétorique de l’ordre prêcheur des dominicains du XIIIe siècle (David Douyère est cité, p. 193) trouveraient aujourd’hui des prolongements professionnels dans la communication entrepreneuriale. La réputation doit, à la faveur des mythes et des légendes, engendrer sa propre mémoire, toujours rappeler les valeurs fondatrices de la communauté professionnelle que forme l’entreprise, autrement dit du « nous » communautaire évoquant le « nous » du seigneur ou du chevalier entreprenant et conquérant (p. 119).
6Cette obsession de la mémoire, de la durabilité, ou encore de la légitimité et de la crédibilité se retrouve dans la métaphore contractuelle (p. 205), le Moyen Âge apparaissant (Pierre Legendre est cité, p. 206) comme l’âge du droit. À l’échelle internationale, aujourd’hui, le contrat, dans le sillage des Lumières, aurait gagné en pouvoir d’émancipation, en portée universelle. Mais la mondialisation financière, le pouvoir des trusts ou des holdings a tôt fait de ruiner cette utopie d’émancipation, une telle évolution, dit l’auteur, étant marquée par le développement de la sous-traitance démultipliée, de la « dépendance économique de l’un des co-contractants à l’égard de l’autre » (p. 218). À moins de voir dans l’emploi métaphorique généralisé de la notion de contrat une manière habilement symbolique de réguler et finalement d’uniformiser les processus communicationnels. L’appartenance collective, l’identité communautaire résulte de la circulation de connaissances, sur le partage de codes et de langages, d’une culture d’entreprise favorisant les apprentissages, la co-construction de sens (p. 233).
7Une telle culture serait alors propice pour enfin fonder en crédibilité ce qu’il est convenu d’appeler la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dont l’auteur, au terme de ses recherches, situe l’ancrage dans la pensée religieuse nord-américaine et dans les effets de la crise économiques de 1929 (p. 236). La question alors se pose de savoir jusqu’où une telle archéologie peut conférer à la RSE une légitimité éthique, une normativité d’inspiration religieuse ou sacrée. Elle convient, s’inspirant des travaux de Joan Le Goff, que l’idéologie gestionnaire puise, dans cette histoire et dans l’histoire religieuse en particulier, les raisons qui lui confèrent une puissance symbolique indiscutable susceptible d’expliquer son « ré-encastrement » institutionnel et, en définitive, socio-politique compensant la désinstitutionalisation de l’État. « L’entreprise crée son espace public, dit-elle, en sélectionnant ses parties prenantes donc en ignorant les autres, les institutions démocratiques de l’État devenant à ses yeux une partie prenante parmi d’autres » (p. 245).
8Cette recherche étiologique sur la médiévalité nous ramène, au fond, à ce questionnement central : à l’échelle d’une mondialisation dispersant, à l’infini, les formes identitaires, mémorielles, symboliques, mythiques, comment réinventer les conditions d’un imaginaire socio-politique, d’une représentation du futur, d’un imaginaire social ? Ce regard médiéval sur la communication des entreprises et des institutions ouvre, sans conteste, des perspectives majeures.
Pour citer cet article
Référence électronique
Gino Gramaccia, « Martine Bocquet, Communication des entreprises et des institutions : un regard médiéval », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 13 octobre 2015, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/1580 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.1580
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page