Des vies privées… de Sherlock Holmes ? Comment le numérique a fait de nos films préférés des œuvres si peu « recommandables »
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« Plus un détail apparaît outré plus il mérite de retenir l’attention ! Le détail qui semble compliquer un cas devient, pour peu qu’il soit considéré et manié scientifiquement, celui qui permet au contraire de l’élucider le plus complètement. » (Sir Arthur Conan Doyle, Le Chien des Baskerville)
« Bien sûr il faut de la subtilité, mais veillez à ce qu’elle soit évidente » (Billy Wilder, Conversations avec Billy Wilder)
- 1 Barthes R., Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975.
1Existe-t-il une question – « la » bonne question – qui nous permette d’interroger ce que nous aimons vraiment, ce qui compte pour nous et que nous aimerions partager, voire transmettre à ceux que l’on aime ? En répondant à cette question, on devrait, en tout état de cause, avoir le sentiment de livrer une part de nous-mêmes, à la fois intime et sociale, façonnée depuis l’enfance et sans cesse réactivée à l’aune de chaque nouvelle expérience culturelle marquante. Si elle est « bien » posée, il est rare que cette question induise une réponse immédiate, légère et spontanée. En général, l’individu qui y répond prend le temps, au mieux d’une courte hésitation, au pire d’une plongée plus longue dans les tréfonds de ce qui semble être sa mémoire, un peu comme si le choix de la réponse était susceptible de l’engager, voire de le stigmatiser, au-delà de la réponse elle-même. Les enquêtes menées en sociologie de la culture ou les sondages qui tentent d’appréhender nos goûts, nos préférences, nos addictions ou nos inclinations culturelles et artistiques ne rendent jamais compte de ces temps de flottement, de ces moments durant lesquels, en silence, nous menons une introspection de notre imaginaire, cet imaginaire dont Barthes affirme qu’il est, à ce moment précis, « pris en charge par plusieurs masques échelonnés selon la profondeur de la scène »1. Un peu démunis devant les temps morts, les silences ou les abstentions, nos questionnaires à visée quantitative ont appris à contourner la non-réponse, en ne prenant en considération que des réponses « pleines », tout comme nos entretiens dits « qualitatifs » se sont, dans le même mouvement, défiés de nombre de nos mutismes ininterprétables, considérant la part, en apparence, la plus « rentable » de nos paroles. Pourtant, si l’on s’aventure à demander à quelqu’un pourquoi il hésite, qu’on l’encourage en conséquence à prendre le temps nécessaire avant de répondre et qu’on lui demande au bout du compte ce qu’il a fait durant ce temps-là, on est susceptible de mettre au jour un récit qui singularise autant sa personnalité culturelle que sa faculté à se raconter au travers de goûts et d’appétences dont on mesure seulement alors l’aplomb et l’équilibre. De fait, pour le véritable sociologue, « la » bonne question n’existe que dans les conditions que l’on crée pour la poser et dans le temps que l’on prend pour que se façonne la réponse dès lors qu’elle interpelle bel et bien l’imaginaire de l’individu à qui on la pose, c’est-à-dire qu’elle place celui-ci en situation de médiateur. Ainsi en demandant de but en blanc à un individu « Quels sont vos films préférés ? », on le confronte à une sorte de quiz dont la sécheresse des réponses les conduira à une plus grande instabilité dans la durée que si on lui demande « Quels sont les films que vous auriez envie de recommander aux personnes qui comptent pour vous ? ». La prescription engage de manière plus intense la responsabilité et la personnalité de celui qui est en situation de recommandation et quand bien même il arrive qu’ici la réponse aux deux questions soit la même qu’elle ne recouvre pas tout à fait la même réalité. Les relations que l’on entretient avec les œuvres d’art et les objets culturels qui comptent pour nous n’ont constitué pour les sciences sociales d’intérêts que pour décrire des comportements et des attitudes relégués à leur part congrue de « pratiques » ou de « fréquentations ». Nos choix culturels apparaissent toujours en creux comme constitutifs de ce que l’on aime et tissent des similitudes de profils avec celles et ceux qui font les mêmes choix que nous, qui se comportent comme nous, c’est-à-dire ceux qui ont pris les mêmes décisions que nous. Ils nous offrent la sensation sociale d’appartenir à une même communauté de spectateurs parfois instituée en « public » dès l’instant où ces spectateurs partagent un horizon d’attentes et de cultures. Que serait un individu qui assisterait à un spectacle de magie en ignorant qu’il existe en occident des hommes et des femmes – les magiciens – dont le métier est de créer l’illusion à finalité de divertissement ? Il ne saurait ni interpréter ce qu’il voit ni comprendre les réactions du public averti qui l’entoure. On imagine combien l’expérience serait déroutante. C’est donc bien l’horizon d’attentes et de cultures qui fait « institution » dans la constitution d’un public. À l’ère des plateformes numériques qui proposent films, séries et spectacles à la demande, les horizons d’attentes et de cultures des publics ont trouvé une traduction en rendant perceptibles avec plus ou moins de justesse le fonctionnement présupposé des communautés de spectateurs. En effet, en 2014, il n’est pas une plateforme qui n’ait pas développé un système de prescriptions qui vise à recommander à tout spectateur un film, une série ou un spectacle en fonction des choix qu’il a déjà faits. Quelle est cette nouvelle relation qu’on nous propose d’entretenir avec des œuvres « recommandées » par un collectif dont on nous dit qu’il nous ressemble et que nous ne connaissons pas ? Quelle représentation nous faisons-nous de notre relation aux œuvres dans la dynamique mécanique des industries culturelles du XXIe siècle ? Comment les notions mêmes de « spectateur » et de « public » se redéfinissent-elles sur la base de nos choix partagés ? Même prise en charge par un logiciel de prescription, toute recommandation demeure une construction sociale. Nous croyons à cette construction sans interroger la réalité qu’elle recouvre parce que nous sommes nombreux à y croire. « Peut-on croire seul à quelque chose ou à quelqu’un ? » demandait Michel de Certeau. La réponse reste indéfectiblement : « non ». C’est d’ailleurs parce qu’il est un « répondant » social que le subterfuge informatique vient aussi facilement se substituer à l’espace conversationnel du partage des œuvres que l’on aime, et ce même si, à l’instar de ce que nous rapporte dans son Journal d’une obsession le romancier Jonathan Coe, il demeure des œuvres que nous rendons irréductibles à toute prescription mécanique, des œuvres qui deviennent obsessionnelles et à l’aune desquelles, tout bien considéré, nous construisons la quasi-totalité de notre carrière de spectateur.
Pour lui, ce sera toujours « le » film
- 2 Coe J., Désaccords imparfaits, Paris, Gallimard, 2012.
2« 1972. Un garçon de onze ans, en vacances avec sa famille sur la côte des Cornouailles, s’arrête devant une boutique du front de mer pour regarder les livres de poche. Un titre accroche son regard : La vie privée de Sherlock Holmes. La jaquette est racoleuse, on y voit la découpe du Deerstalker, célèbre couvre-chef du détective, encadrer une femme à moitié nue. Le petit garçon est horrifié. Moraliste en herbe, puritain avant l’âge, il voue un culte aux aventures de Sherlock Holmes et il est atterré par ce qu’il considère comme un sacrilège. Il semblerait en effet qu’un vil marchand de soupe se soit emparé du génial détective pour en faire le héros d’épisodes érotiques louches. Le jeune garçon secoue une tête réprobatrice, affecté par la marche du monde ». C’est ainsi que débute le Journal d’une obsession de Jonathan Coe, publié une première fois dans les Cahiers du cinéma, et qui figure aujourd’hui dans un recueil de nouvelles intitulé Désaccords imparfaits2. Le texte y occupe un statut singulier. Il ne s’agit pas d’une nouvelle, mais d’un article dans lequel l’auteur exprime son admiration à l’égard du réalisateur Billy Wilder et d’un de ses films les plus méconnus La vie privée de Sherlock Holmes. En quelques pages, Jonathan Coe va mettre son talent d’écrivain au service d’une description nourrie de sa relation à cette œuvre unique et structurante pour l’ensemble de sa carrière de spectateur, de lecteur et de mélomane. Tout l’intérêt de cette description édifiée en récit tient à ce qu’elle ne livre rien de l’œuvre elle-même, mais se borne à rapporter comment la vie sociale de l’auteur a été jalonnée d’un retour permanent, sous de multiples formes, au film de Billy Wilder. En creux, Jonathan Coe commence par évoquer son grand-père et l’importance que ce dernier a eu durant son enfance en lui transmettant son appétence pour les aventures littéraires de Sherlock Holmes et par là même pour le style de leur auteur, Conan Doyle, un style qui va constituer une référence pour l’enfant Coe, c’est-à-dire un étalon de l’authenticité romanesque. On comprend, dès lors, la réprobation du très jeune homme vis-à-vis d’une image – celle d’une jaquette racoleuse découverte à onze ans, en vitrine – qui vient contrecarrer les représentations façonnées par son imaginaire au gré de ses lectures. Comble de l’extravagance, trahison du dogme holmésien, la jaquette dont il est question vient recouvrir un ouvrage qui, s’il porte bien le nom de son héros favori, n’est pas signé par Conan Doyle lui-même. La méfiance, pour ne pas dire la défiance, s’installe dans l’esprit de Coe qui, après l’avoir délibérément repoussé, acquerra le livre quelques années plus tard pour y découvrir « un pastiche brillamment conçu dans le style de Conan Doyle, par deux auteurs connus, Michael et Mollie Hardwick. Le livre m’enchante à l’égal des vraies aventures de Holmes, je le lis et le relis au lieu de me plonger dans les pièces de Shakespeare, les romans de Jane Austen et autres monstres sacrés du système éducatif britannique ». En réalité, la motivation de Coe pour lire cet ouvrage est née de sa volonté d’en apprendre plus après avoir vu le film éponyme de Billy Wilder dont il est la transposition. Cette curiosité était toutefois loin d’être acquise. En effet, après le premier visionnage du film, le jeune Coe va ironiser sur tous ces décalages « tellement évidents » d’avec les livres du « maître » Conan Doyle, des improbabilités qu’il s’empresse de partager avec son grand-père non sans délectation. Et pourtant – dit-il – « pourtant, déjà, quelque chose me hante, dans ce film. L’atmosphère douillette de l’appartement de célibataire de Holmes (décors d’Alexandre Trauner), la mélancolie de la campagne écossaise (photographiée par Christopher Challis) me trottent dans la tête. Ça tient peut-être à la musique, dont l’un des leitmotive est emprunté au Lac des cygnes ; je me surprends à la siffloter sur le chemin du lycée, le lendemain ».
- 3 Cf. Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
3La vie privée de Sherlock Holmes semble s’imposer à Jonathan Coe presque malgré lui. Il se découvre tel qu’en lui-même au travers de réactions d’adhésion auxquelles il ne s’attendait pas. Aussi tente-t-il de comprendre ce qui lui échappe en commençant à découper une sorte de découpage du film de Billy Wilder pour en extraire ce que les sémiologues et les esthéticiens désigneraient comme des éléments de structure formels : les décors, l’image, la musique. De la sorte, il se contraint à décrire nombre des actes porteurs de sens que nous sommes tous susceptibles de déclencher lorsque l’on désire explorer consciemment le sens d’une œuvre qui nous irradie. Ce sont ces actes qui nous confèrent un statut d’interprétant, dans les faits, un statut qui nous connecte à nous-mêmes par l’entremise d’une œuvre. « Le film repasse à la télévision et je me rends compte que, oui, la musique est bien la clé de sa magie. Mais l’essentiel de la bande-son n’est pas de Tchaïkovski. Elle est d’un compositeur dont je n’ai jamais entendu parler, Miklós Rózsa. […] Il y a une tristesse et une nostalgie poignantes, désespérées, dans le thème de l’amour, qui semblent, en théorie du moins, contredire la légèreté et l’humour étincelant qui caractérisent la première heure. La combinaison ne devrait pas fonctionner, et pourtant elle fonctionne ». Parce qu’elle suscite des réactions non attendues par lui, inconnues de lui, La vie privée de Sherlock Holmes va ainsi permettre à Jonathan Coe de se saisir lui-même en tant qu’« autre » et de prendre conscience que cet « autre » est constitutif de sa propre identité. On pourrait dire que c’est là le propre des œuvres d’art que de nous laisser entrevoir cet autre qui est en nous, ou pour le dire autrement notre potentiel à nous ouvrir à l’altérité qui demeure – c’est presque un paradoxe – toujours une altérité réflexive. Car, comme le souligne Paul Ricœur, on ne peut parler de façon significative de ses pensées que si on peut les attribuer potentiellement à d’autres que soi. Mais, ce qui affleure dans le récit de Coe nous emmène au-delà de ce que Ricœur postule dans la conscience du « soi comme un autre »3. « Pourtant, malgré ces curieuses dislocations, ce film m’émeut de plus en plus profondément, et me parle plus directement que tous les films que j’ai vus jusque-là. D’où cette frénésie dynamique de recherche, cette soif d’informations ». La démarche d’appropriation de l’œuvre de Wilder par le spectateur Coe se transforme peu à peu autant en quête intérieure qu’en une véritable entreprise sociale visant à enrichir sa connaissance sur le film et sur tout ce qui s’y rapporte, une connaissance jamais rassasiée.
4Lorsqu’après avoir écumé nombre de rayons de disquaires en Grande-Bretagne et aux États-Unis, il trouve le disque sur lequel figure la musique de Miklós Rózsa, ce qui aurait pu être un aboutissement dans sa collecte va, une nouvelle fois, relancer la dynamique obsessionnelle qui l’anime : « enfin, je peux écouter à ma guise le thème de l’amour ! Mais ça ne me suffit pas ; fétichiste, je veux l’œuvre complète. Il me faut entendre le concerto d’où elle est tirée. […] À Londres, je trouve une boutique qui vend des affiches de film. J’achète celle de La vie privée et la mets au mur, elle va me suivre dans toutes les chambres que j’occuperai pendant mes études à Cambridge et à Warwick. Elle veille sur moi comme une muse amie ». Au-delà du fait qu’il n’est pas facile de « posséder » un film à une époque où n’existent pas encore les cassettes vidéo, les DVD, les Blu-Ray ou la VOD, un film est une œuvre qui se déploie dans le temps de sa diffusion ; c’est pourquoi les supports qui s’y rapportent peuvent parfois occuper une place hors projection très grande dans le quotidien de « ses » spectateurs : affiches, photos, revues, musiques, bibelots issus du merchandising… Derrière cette entreprise cumulative d’informations, d’anecdotes ou d’objets apparaît la volonté de domestiquer une œuvre qui, en réalité, vous possède. « Le film aurait dû être le plus long, le plus complexe et le plus personnel de Wilder. Il n’en reste aujourd’hui que des vestiges. Tant que je n’aurai pas vu la version originale, pas de répit pour moi, je le sais ». La vie privée se révèle tel un bâton de Barbapapa sur lequel viennent s’enrouler en s’y conglutinant les expériences culturelles les plus signifiantes de la vie culturelle de Jonathan Coe. Celles-ci s’y aimantent et font sens, non pas par elles-mêmes, mais en référence à l’œuvre de Wilder en lui donnant une densité inédite, personnalisée et recomposée à chaque nouvel épisode de l’aventure passionnelle d’un spectateur singulier qui n’a de cesse de réinventer ses liens avec le film qui le définit. « Au fond, depuis toutes ces années, ce n’est pas tant la version intégrale du film que j’ai cherchée. Ce que j’ai traqué est peut-être plus inaccessible encore : j’ai tenté de saisir cette impression de mystère, de sécurité, de bonheur que j’avais éprouvée à la première vision du film en ce dimanche soir où il m’avait fait oublier pendant deux heures l’angoisse de retourner à l’école le lendemain. C’est mon jeune moi que j’ai tenté de faire revivre ». En couchant sur papier les péripéties qui jalonnent son expérience, sa confrontation à La vie privée de Sherlock Holmes, Jonathan Coe met tout son talent d’écrivain au service de cette œuvre cardinale conçue comme « le film qu’il a envie de recommander aux personnes qui comptent pour lui », en l’occurrence « ses » lecteurs. Pour ces derniers comme pour le sociologue qui l’interroge, il se dévoile, comme tout spectateur obnubilé, comme tout fan, sous les traits du seul, du premier, de l’authentique re-découvreur du chef-d’œuvre forcément, nécessairement, trop peu reconnu de Billy Wilder. Il ira jusqu’à chercher la consécration ultime du réalisateur en personne qui lui adressera à la fin de sa vie depuis son lit de malade un courrier lapidaire dans lequel il se limite à lui confier, non sans ironie, qu’il « est extraordinaire de découvrir qu’à défaut de connaître le succès Holmes est devenu une obsession singulière ».
Recommandations numériques, des illusions bien entretenues
- 4 Vodicka F., Die Rezeptiongeschichte literarischer Werke, in Rezeptionsästhetik, édité Par Rainer Wa (...)
- 5 Jauss H.-R, Rezeptionsästhetik und litrarische Kommunikation, in Auf den Weg gebracht, Festschrift (...)
5Cette obsession singulière qui se vit lorsque nous nous débattons avec une œuvre qui nous apparaît comme plus forte que nous ne trouve en général de résolution sociale que dans le niveau d’expertise acquis à propos de l’œuvre et de ce qui en constitue le contexte de fabrication, de production voire de diffusion. Ce que nous montre le texte de Jonathan Coe, c’est que s’il ignore ce qui précisément a déclenché cette obsession, il parvient en revanche à rendre compte du cheminement conscient qui le lie via une fidélité durable marbrée de perpétuelles curiosités à la Vie privée de Sherlock Holmes. Il tient, au demeurant, au détour de son texte, à rendre justice aux exploitants de salles et aux programmateurs de télévision qui sont – selon son expression – « les vrais dieux du cinéma : le film est un objet qu’on ne saurait voir que quand une tierce personne nous le montre ». En réalité, il identifie là sous les traits d’un « tiers expert » le rôle d’un médiateur qui, à ses yeux, s’improvise comme le véritable responsable de sa rencontre avec l’œuvre. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien qu’il lui attribue le nom de « dieu », car ce médiateur-là est invisible, absent bien qu’agissant. Il n’a contribué qu’à créer ce hasard des circonstances qui a rendu plausible un rendez-vous qu’au reste, le spectateur Coe n’avait même pas souhaité. Il a eu lieu. C’est tout. Et ce rendez-vous lui a offert des attributs de spectateur actif en proie à rassasier cette curiosité inattendue et mal identifiable qu’il portait en lui, apparemment à son insu. Il est amusant de souligner que le spectateur Coe va tenter de se débattre avec l’œuvre et avec l’auteur de l’œuvre et qu’il se contente de donner un coup de chapeau au programmateur et à l’exploitant qui lui ont permis d’y accéder. Il aurait pu emprunter un tout autre chemin en partant à la recherche dudit exploitant ou programmateur qu’il l’avait révélé à lui-même et qui, sans doute, lui aurait recommandé d’autres films tout aussi jubilatoires. Ce n’est pas le cas et pour cause, l’exploitant ou le programmateur sont ici remerciés par Coe parce qu’en réalité ils ont su créer les conditions de la rencontre entre le spectateur et l’œuvre, les conditions de la concrétisation de l’œuvre dans la perception de son spectateur. Dans le récit de Jonathan Coe, on retrouve là, en actes, le sens de ce que tour à tour Félix Vodicka et Hans Robert Jauss avaient développé dans leurs théories de la réception littéraire lorsqu’ils montraient, chacun à leur manière, que les œuvres ne font pas l’objet d’une seule, mais bien de multiples concrétisations résultant d’une tension effective avec leurs publics respectifs. Ainsi dans chaque réception, « on peut ressentir comme esthétiquement efficaces des propriétés de l’œuvre qui n’étaient pas perçues de cette manière auparavant »4. La jouissance esthétique d’une œuvre qu’elle soit littéraire ou cinématographique passe bien par le sens « recomposé » par l’expérience du lecteur ou du spectateur qui fait ressortir les propriétés efficaces dont parlent Jauss et Vodicka. Or ces « propriétés efficaces » ne sont vécues comme telles que lorsqu’elles sont sujettes à être formalisées, communicables et communiquées. Elles relèvent de fait d’une praxis esthétique à part entière qui nous rappelle que toute œuvre peut revêtir des qualités édificatrices et une valeur d’exemplum. L’activité du spectateur consiste à faire siennes cette valeur et ces qualités. Il les fait siennes lorsqu’il est, à son tour, en mesure de les partager avec d’autres, à l’instar de Jonathan Coe lorsqu’il explique comment La Vie privée de Sherlock Holmes est venue structurer sa carrière de spectateur à la fois en redéfinissant les normes de sa perception et en lui offrant des perspectives renouvelées de lecture très personnelles – c’est-à-dire non contraintes – du film de Wilder et dans les faits, de tous les autres films5.
- 6 Pasquier D, Beaudoin V., Legon T., « Moi je lui donne 5/5 ». Paradoxes de la critique amateur en li (...)
- 7 Le crowdsourcing ou « externalisation ouverte » repose sur la participative active des spectateurs (...)
6L’idée que les œuvres, en l’occurrence des œuvres cinématographiques, ne peuvent avoir une vie sans l’intervention de médiateurs susceptibles de les recommander est devenue un lieu commun dans le monde du cinéma. Ces recommandations peuvent prendre de multiples prises, de la critique journalistique professionnelle à la critique amateur, de la microcritique ouverte à tous en 140 caractères sur Twitter aux multiples systèmes de notations des plateformes numériques en charge de commercialiser un catalogue de films plus ou moins étendu. En proposant au public de s’exprimer, de prendre sa place dans les différents systèmes de recommandation, les plateformes numériques de vente, les sites et les blogs amateurs apparaissent en réalité, non pas une alternative à la critique professionnelle, mais introduisent l’illusion de raccommoder les supposés liens nécessaires entre spectateurs partageant des pratiques culturelles similaires et donc susceptibles d’établir entre eux une authentique relation de confiance. En France, cette relation de pair à pair promeut une vision de la parole libérée, de la production d’information démocratisée, d’échanges de convictions affranchies de l’imposition de l’intelligentsia germanopratine au profit d’une distribution plus égalitaire de l’expression sociale des jugements de goûts. Dans les faits, on constate cependant que si cette vision apparaît tel un moteur pour la mise en place de dispositifs technologiques innovants, il est impossible de dépasser le stade d’une utopie à « obsolescence programmée ». Pour le comprendre, il faut s’attarder sur la manière dont on propose au spectateur de participer au système de recommandation des plateformes numériques de ventes ou de location de films (iTunes, CanalPlay, NetFlix, Amazon, etc.) ou de critiques amateurs (Vodkaster, Viv@films, Allociné). En tout et pour tout, trois options de participations sont permises. Les deux premières options sont « actives » et potentiellement cumulatives : le spectateur peut écrire un commentaire à propos d’un film, il peut également lui attribuer une note. Notons que, bien souvent, les plateformes se contentent de présupposer que le spectateur en question ait bel et bien vu le film sur lequel il s’exprime. La troisième option est une option « passive » : elle est basée sur tout ce qui a été acheté, loué ou retenu sur la plateforme par son client. Peu importe, cette fois, que le spectateur ait ou non, aimé le film. L’acte d’achat, l’acte de location ou l’acte de choix dans les formules où l’abonnement est illimité présument celui d’adhérer à l’œuvre achetée, louée ou choisie. En ce qui concerne les deux premières options, les sociologues Dominique Pasquier Valérie Beaudoin et Tomas Legon, qui leur ont consacré une étude approfondie6, nous montrent que critiques, microcritiques n’ont pratiquement aucune influence sur la réputation des films commentés et que les professionnels des plateformes misent avant tout leur modèle économique sur les notes décernées aux œuvres. Les sociologues indiquent à propos de la plateforme Viv@films que les contributions des spectateurs viennent avant tout enrichir « la base de données dans un modèle crowdsourcing7 et les notes permettent 1) de fabriquer des classements, 2) de proposer pour chaque film une confrontation entre la critique professionnelle et la critique amateur qui tend à aplanir les hiérarchies entre les savoirs experts et profanes et, à terme, 3) de mettre au point des modèles de recommandations ». Ce que l’on observe ici, c’est que l’idéologie de la participation ne dépasse jamais le stade d’une illusion. Quand bien même elle est utile pour les entreprises qui la portent pour « faire croire » à leur modèle économique, le cercle de participants demeure extrêmement réduit. Ensuite parce que les auteurs semblent ne se lire qu’entre eux. Enfin, parce qu’à terme, les plus engagés des critiques amateurs contrefont à tel point les codes de la pratique professionnelle qu’en définitive ils renforcent le jugement expert plutôt que d’introduire un modèle alternatif. À l’espoir d’aimanter et de valoriser des discours originaux à propos du cinéma, succède donc le constat d’une réalité plus terne des sites participatifs qui ne font que ratifier les normes cinéphiliques les plus classiques dévolues à l’analyse de films.
- 8 Chiffres StudioCanal, Amazon, Netflix.
- 9 Gaillard J., Recommender Systems : Dynamic Adaptation and Argumentation, Thèse de doctorat, décembr (...)
7La réalité des classements issus des systèmes de notation est, pour sa part, tout aussi sombre au regard des promesses d’ouvertures qu’elles étaient susceptibles de porter en germe. En effet, plutôt que dynamiser un processus de découverte de films différents de ceux qui ont occupé les sommets du box-office à leur sortie en salle, les plateformes numériques qui proposent ces films à leur catalogue s’affirment comme des lieux propices aux séances de rattrapage ou de nouveaux visionnements domestiques de ce que l’on a déjà vu en salle. On regarde ce dont on a entendu parler et c’est le bouche-à-oreille réel qui prend le pas sur la virologie virtuelle qui ne vient que redoubler, voire renforcer, les comportements du spectateur en salle. Ainsi, la plateforme d’achat et de location d’Apple – iTunes Store – permet de décerner d’une à cinq étoiles pour chaque film et, si on le souhaite, de rédiger un avis. Les stratégies communes des « donneurs d’avis » s’y expriment en général selon deux agissements très contrastés : l’un consiste à très bien noter un film (4 ou 5 étoiles) afin de manifester l’adhésion la plus large possible avec l’œuvre et ses publics retrouvant là l’effet de grégarisme provoqué par les quelques têtes d’affiche qui ont déjà connu un très grand succès à leur sortie en salles ; l’autre vise à « torpiller » le film (1 ou 2 étoiles) accrochant parfois l’attention de quelques clients curieux d’iTunes Store afin de placarder un avis dissident dont on connaît le sens sociologique de la quête en termes de bénéfice symbolique, c’est-à-dire distinctif, pour celui qui le rédige comme pour celui qui va s’y reconnaître. Les designers d’Apple ayant compris la dynamique de ces « grammaires d’avis », celles-ci sont désormais agencées suivant quatre catégories : les plus utiles, les plus favorables, les plus critiques, les plus récents. Le fait que les films les plus populaires attirent les notations les plus positives et le plus grand nombre de commentaires biaisent l’attendu même des plateformes numériques dédiées au cinéma. Alors qu’elles misent sur un catalogue d’œuvres très étendu, c’est au mieux 10 à 15 % desdits catalogues8 qui est visionné ce qui obstrue autant l’exploitation du réservoir culturel que celle du potentiel économique qui lui est lié. Il n’y a rien d’étonnant à ce que les cumuls d’expériences sur plateformes numériques fassent ressortir l’expérience dominante des populations, car ces plateformes fonctionnent comme autant d’échantillonnage statistique répondant à la « loi des grands nombres ». Plus un grand nombre d’individus évalue un film, plus cette évaluation se rapproche des choix qui ont été faits au cœur de la population dont provient celui qui évalue. C’est la raison majeure qui fait que les choix limitent mécaniquement les opportunités culturelles plutôt que d’inciter à l’exploration d’œuvres méconnues, car ce sont toujours les mêmes films qui remontent dans les classements. C’est pourquoi les concepteurs de plateformes ont expérimenté l’option « passive » qui consiste à mettre en valeur les « parcours » d’achats, de locations ou de choix de leurs clients. Nous qualifions cette option de passive, car elle se fait à l’insu du client lui-même et prend diverses acceptions selon les sites : « ceux qui ont regardé ce film ont aussi regardé ces autres films », « ceux qui ont acheté ce film ont aussi acheté les films suivants », « ceux qui ont aimé ce film ont aussi aimé », etc. Là encore cette option mise sur l’homologie des goûts entre les spectateurs pour inciter à voir d’autres œuvres recommandées indirectement en fonction de ceux qui ont eu un ou plusieurs choix communs avec vous. Et plus la machine « tourne », plus elle nous conduit vers un spectre étroit de recommandations, comme le démontre fort bien la thèse de Julien Gaillard9, dès lors que l’on fait confiance aux seuls programmes de recommandations même lorsque ces derniers tentent de prendre en compte l’expérience dynamique du spectateur relative à la supposée évolution de ses goûts tout au long de sa vie. Ce que l’on découvre en faisant « tourner » les logiciels de recommandations, c’est également une idéologie à l’œuvre dans l’esprit de leurs concepteurs informaticiens, sans doute plus problématiques encore que l’idéologie de la (fausse) participation collective à l’évaluation des films : cette idéologie pense en effet défendre une prise en considération du libre arbitre dans les choix initiaux des individus en matière de films, mais repose sur l’a priori selon lequel des individus procédant du même choix de départ auraient en réalité les mêmes désirs qu’il s’agit de leur rendre lisibles via le précepte très neutre sur le plan sémantique de recommandation. En ce sens, la « représentation informaticienne » des spectateurs est pour le moins holistique en ce qu’elle leur confère une passivité sujette à des déterminants sociaux basés sur l’homologie comportementale « mêmes choix = mêmes désirs ». S’ils sont encore très présents sur les plateformes numériques, les systèmes de recommandations « automatiques » ont ainsi très vite atteint leurs limites au regard de leur incapacité à faire vivre l’ensemble des œuvres au sein d’un catalogue. La seule manière de contrecarrer les résultats de l’« effet recommandation » serait de prendre les spectateurs au sérieux en leur présentant les œuvres avec leur bande-annonce, sans hiérarchie ni classement, et en les dotant idéalement du l’avis du spectateur pour qui l’œuvre a été aussi déterminante que La Vie privée de Sherlock Holmes l’a été pour Jonathan Coe. Un idéal sans doute difficile à atteindre. Néanmoins, on peut observer que nombre de détenteurs de catalogues font de nouveau appel à des tiers médiateurs, si chers à Jonathan Coe, pour rééditorialiser leur offre de manière à la fois plus ludique et plus cinéphile comme c’est le cas, par exemple, sur CanalPlay : « Passer une nuit avec Brad Pitt », « Soirée Seventies », « Vrais nanars en série », etc.
Le temps donné à nos recommandations réelles
8C’est en début 2014 que La Vie privée de Sherlock Holmes a intégré en Haute Définition le catalogue d’iTunes Store. Jonathan Coe le sait-il ? A-t-il ou non acheté le film dans ce format numérique ? Le fait est qu’à ce jour – nous sommes en février 2015 –, le film n’a pas recueilli assez d’avis de spectateurs pour que sa moyenne soit publiée ou qu’un seul commentaire le concernant soit rendu public. Mieux, le lien Facebook qui apparaît sur la page d’iTunes Store invite à « être le premier à aimer ce film » ! Tout lecteur malicieux du texte sur Billy Wilder de Coe pourrait être tenté de supplanter le romancier sur cette opportunité qui lui est offerte : être le premier à aimer La Vie privée de Sherlock Holmes ! Quelle consécration. Pour l’heure, il est toujours surprenant de découvrir un film dont on imagine qu’il n’est pas simple à trouver par d’autres voies ne susciter qu’indifférence de notations, de commentaires. En guise de recommandations, iTunes store invite ceux qui auraient acheté ou loué le Wilder à regarder Fury, pas le Fury de Lang ou de De Palma, mais celui de David Ayer réalisé en 2014 avec Brad Pitt. Et aux côtés de Fury, on propose également Le Labyrinthe, un film de science-fiction destiné au public adolescent, lui aussi réalisé en 2014. Seul le critère générique « films d’action et d’aventure » préside à ces recommandations, un critère appauvri à l’extrême, car on peut se demander ce qui « fait genre » dans l’association de Fury, du Labyrinthe et de la Vie privée. Notons que la recommandation croisée – qui aurait pu être une belle opportunité d’ouverture à la curiosité – n’existe pas : on ne recommande pas La Vie privée de Sherlock Holmes aux publics de Fury et du Labyrinthe.
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- 13 Bonnet J.-C. Naissance du Panthéon, Paris, Fayard, 1998.
- 14 Sur cette question essentielle de la représentation que les individus ont d’eux-mêmes voir Berger P (...)
9Le philosophe Emmanuel Kant avait insisté sur la compréhension nécessaire de ce qu’une communauté modèle sur le plan culturel pour comprendre comment chacun de ses membres s’oriente dans ce qu’il appelle « rudimentairement » la pensée10. L’univers numérique des recommandations automatiques, dont il est aisé de cartographier les liens qu’il tisse entre les œuvres cinématographiques tout comme ceux qui lui échappent « naturellement », aspire à structurer pour des raisons plus économiques qu’artistiques une, voire plusieurs communautés culturelles susceptibles de partager leur choix. Sans doute est-il cependant nécessaire de rappeler ici que moins de 0,5 % des presque 20 millions de personnes qui ont vu en 2011 le plus grand succès de l’année au box-office en France Intouchables ont déposé sur un site un avis à propos de ce film. Il faut insister un peu sur le questionnement des silences de l’expression numérique dans un monde où l’on tente de faire croire à la démocratisation de la parole, et en particulier de la parole en ligne. Les systèmes de recommandations automatiques ont construit une communauté sociale virtuelle qui n’existe pas en réalité, dans laquelle les publics, les spectateurs, ne se reconnaissent pas. Elle ne reflète en rien leurs démarches. Pire, elle se garde bien de masquer un constat essentiel : notre carrière de spectateur se structure et se dynamise autour – au maximum – de quatre ou cinq œuvres fondatrices de notre personnalité culturelle11. Lors d’une enquête conduite auprès d’un échantillon de 350 personnes12, nous avons interrogé ces dernières à trois ans d’intervalle sur les deux questions énoncées au début de cet article « Quels sont vos films préférés ? » et « Quels sont les films que vous auriez envie de recommander aux personnes qui comptent pour vous ? ». Dans les deux cas, le nombre de films énoncés par nos spectateurs n’excède que rarement quatre ou cinq films. En revanche, à trois ans d’intervalles, l’ordre dans lequel on énonce les « films que l’on préfère » subit pour 68 % des personnes interrogées de fortes variations, y compris pour celui que l’on indique en tête de son panthéon personnel13. Peu ou pas de variations au contraire dans l’ordre des films que l’on souhaite « recommander à quelqu’un qui compte ». Afin de prendre une mesure simple de l’expérience mémorielle et ses variations chez nos spectateurs lorsqu’on leur pose ces deux questions, nous avons décompté le temps qui leur était nécessaire pour élaborer leurs réponses. Nous leur proposons évidemment de prendre « tout le temps qu’il faut » pour qu’ils soient – eux – satisfaits de leurs réponses, de leurs classements et de leurs recommandations. Le constat est sans appel et l’observation systématique : l’ensemble de nos spectateurs a pris deux fois plus de temps pour répondre à la question « recommandation à quelqu’un qui compte ». Lorsqu’on objective avec eux cette prise de temps supplémentaire, ils sont d’abord quelque peu surpris, mais conscients qu’ils avaient besoin de réfléchir beaucoup plus, car la question de la recommandation les replaçait, de fait, déclarent-ils « de manière plus active dans leur vie », « dans la réflexion vis-à-vis de chaque film », « de ce que ces films avaient provoqué en eux et de ce qu’ils espéraient, en les recommandant, provoquer à leur tour chez ceux qui comptent pour eux »14.
- 15 Voir aussi sur ce point le numéro 24 de la revue Culture et Musées, La Démocratisation culturelle à (...)
- 16 Marin L., Veyne P., Propagande expression roi, image idole oracle, Paris, Les éditions arkhé, 2011, (...)
10Toute question, lorsqu’elle nous est posée par un sociologue, devrait être réflexive par nature afin de nous permettre de saisir, chaque fois qu’on tente d’y répondre, une prise nouvelle et originale sur notre propre vie. Ce que la sociologie doit comprendre lorsqu’elle questionne « la réalité » des individus en vue de mieux l’appréhender, c’est qu’elle doit, avant toute chose, responsabiliser ceux qu’elle interroge, écouter leurs silences, admettre que derrière ces silences, c’est la nécessité du temps dont chacun a besoin pour comprendre ce qui le lie à la vie. Lorsqu’on demande à nos spectateurs ce que sont les films qu’ils souhaitent recommander à quelqu’un qui compte, la plupart se confrontent, sans être pour autant cinéphiles, à une question ontologique plus profonde qu’il n’y paraît. En effet, nombre d’entre eux se contraignent à se demander pratiquement « qu’est-ce que un film de cinéma ? ». Tous deviennent, à leur manière des Jonathan Coe qui essaient de subsumer la singularité de leur expérience dans les quelques œuvres notoires de leur parcours. Tous font preuve d’empathie avec les œuvres qu’ils aiment et prétendent partager ; à l’instar de Jonathan Coe, tous pensent, en règle générale, qu’ils sont titulaires d’une lecture unique, inédite, première de ces œuvres qui, avec le temps, sont devenues « leurs » œuvres. Cette expérience est, de fait, irréductible aux recommandations automatiques15. « L’art – écrit Cocteau – est une projection de pollen comme la vie elle-même et ma seule récompense est d’être compris de quelques-uns. Créer est le seul moyen de vivre encore. Regarder toutes ces momies rangées soigneusement dans leurs alvéoles, de temps en temps, il y en a une qui vous adresse un signe imperceptible. Aujourd’hui nous avons tout épuisé et nous nous retrouvons devant une sorte de vie végétale. Regardez un jardin, observez-le comme je me complais à le faire depuis quelque temps, vous y verrez pulluler une vie intense ». Les plateformes numériques – on peut le regretter au nom même de l’intensité de la vie des œuvres d’art – ne prennent pas plus en charge cette vision de l’artiste que l’« expérience de Coe » qui est celle de tous les publics de la culture habités par les œuvres qui les ont transformés. Les plateformes de recommandations automatiques – il faut sûrement le regretter plus encore – accouchent d’une culture cinématographique diaprée de cette « idéologie-alibi » de la participation d’un public si peu représentative de l’expérience effective des véritables spectateurs qu’elles prennent in fine le risque de claudiquer comme souvent claudique l’expression de l’art officiel des pays dictatoriaux : « leur langue parle moins qu’elle ne dit qu’il faut parler ainsi, non autrement, et que seuls certains ont le droit de parler »16.
Notes
1 Barthes R., Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Le Seuil, 1975.
2 Coe J., Désaccords imparfaits, Paris, Gallimard, 2012.
3 Cf. Ricœur P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
4 Vodicka F., Die Rezeptiongeschichte literarischer Werke, in Rezeptionsästhetik, édité Par Rainer Warning, München, 1975.
5 Jauss H.-R, Rezeptionsästhetik und litrarische Kommunikation, in Auf den Weg gebracht, Festschrift Kiesinger, éd par H. Sund et M. Timmermann, Constance, 1979, , p. 165.
6 Pasquier D, Beaudoin V., Legon T., « Moi je lui donne 5/5 ». Paradoxes de la critique amateur en ligne, Paris, Presses des Mines, Collection I3, 2014.
7 Le crowdsourcing ou « externalisation ouverte » repose sur la participative active des spectateurs qui mettent leur créativité et leur savoir-faire au service de la production de contenus critiques dans un site de référence.
8 Chiffres StudioCanal, Amazon, Netflix.
9 Gaillard J., Recommender Systems : Dynamic Adaptation and Argumentation, Thèse de doctorat, décembre 2014 et Gaillard J., El-Bèze M., Altman E. et Ethis E., Adaptive models based on words in recommender systems, Proceedings of the 2013 International Conference on Empirical Methods on Natural Language Processing EMNLP-CoNLL, Seattle, USA, 2013.
10 Kant E., Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? Paris, Vrin, 1959.
11 Je fais référence ici à la notion de personnalité culturelle telle qu’elle est développée par Ralf Linton dans Le Fondement culturel de la personnalité, Paris, Dunod, 1999.
12 Enquête Cinétrope menée dans le cadre de ma thèse de Doctorat intitulée Les Spectateurs du temps, Marseille, EHESS-SHADYC-Imerec, 1997.
13 Bonnet J.-C. Naissance du Panthéon, Paris, Fayard, 1998.
14 Sur cette question essentielle de la représentation que les individus ont d’eux-mêmes voir Berger P. L., Lawrence E., Harrison P., Developing Cultures. Routledge. 2006, Chartier, R., Écouter les morts avec les yeux, Paris, Fayard, 2008.
15 Voir aussi sur ce point le numéro 24 de la revue Culture et Musées, La Démocratisation culturelle à l’état numérique (sous la dir. de D. Malinas), Décembre 2014.
16 Marin L., Veyne P., Propagande expression roi, image idole oracle, Paris, Les éditions arkhé, 2011, p. 41.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Emmanuel Ethis, « Des vies privées… de Sherlock Holmes ? Comment le numérique a fait de nos films préférés des œuvres si peu « recommandables » », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 7 | 2015, mis en ligne le 01 octobre 2015, consulté le 24 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/1550 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.1550
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