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Spicilèges

La construction du problème public de l’islamophobie en Belgique francophone à travers sa médiatisation

Laurye Joncret

Résumés

Cet article porte sur la médiatisation du problème public de l’islamophobie en Belgique francophone, entre 1989 et 2016, à travers une analyse diachronique des usages nominaux (islamophobie) et adjectivaux (regroupés sous le lemme1 islamophob*) dans trois quotidiens nationaux (Le Soir, La Libre Belgique et La Dernière Heure). L’objectif de ce travail est de comprendre comment ce problème public s’est progressivement imposé dans le débat public belge francophone en rendant compte de ses différentes phases de publicisation dans les médias.

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Texte intégral

Introduction

1Si l’usage du terme islamophobie dans l’espace public est croissant, sa définition et le phénomène social qu’il recouvre demeurent objet de débats tant dans la sphère politique qu’intellectuelle et citoyenne. Apparu entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle dans l’Afrique occidentale française, le mot aurait été employé par un groupe d’administrateurs-ethnologues pour dénoncer l’attitude des autorités coloniales françaises (Bravo Lopez, 2011). Il dispose alors de deux acceptions : une « islamophobie de gouvernement » (Hajjat et Mohammed, 2013 : 95) renvoyant à un traitement différencié des musulmans dans l’administration coloniale et une « islamophobie savante » renvoyant à un préjugé contre l’islam (Quellien, 1910 et Hajjat et Mohammed, 2013). Si le terme est une invention française, c’est dans le contexte antiraciste britannique des années 1980-90 qu’il se popularise, avec la publication d’un rapport du Runnymede Trust (think thank britannique sur les questions d’égalité raciale) en 1994 intitulé A Very Light Sleeper. The Persistence and Dangers of Anti-Semitism. Toutefois, c’est à partir de 1997 que le terme gagne en popularité à l’échelle internationale avec la publication d’un second rapport du think-thank, qui dresse cette fois une liste de critères permettant de délimiter l’islamophobie (Allen, 2010). La définition proposée par le rapport reste contestée et imparfaite parce qu’elle ne distingue pas critique de l’islam et préjugé racial, ce qui empêche la stabilisation du sens du terme (Hajjat et Mohammed, 2013 et Kersimon et Moreau, 2014).

2Si la plupart des auteurs en sciences humaines s’accordent pour dire qu’il existe une idéologie semblable (dans la théorie, la fonction et le but) au racisme (Allen, 2010) qui touche les musulmans, plusieurs proposent néanmoins des termes alternatifs pour éviter les problèmes de référenciation posés par la polysémie du terme, que ce soit racisme anti-musulmans (Halliday, 1999) ou racisme culturel (Modood, 2018). En dépit de ces débats, le mot s’impose dans le débat public jusqu’à devenir incontournable à partir de 2001 (Asal, 2014), où il est alors conçu pour désigner « a social reality that islam and muslims have emerged as objects of aversion, fear and hostility in contemporary liberal democracy » (Bleich, 2012). Marquée par la conférence de Durban où des organisations musulmanes parviennent à obtenir « la reconnaissance formelle de l’existence de l’islamophobie » (Hajjat et Mohammed, 2013 : 108) par l’ONU (qui ne fournit pas de définition du terme) et les attentats du 11 septembre, l’année 2001 constitue un moment clé dans la médiatisation de l’islamophobie. Celle-ci devient alors un objet de préoccupation croissant, favorisant une intégration progressive du mot dans le vocabulaire des journalistes, des citoyens et des représentants politiques et associatifs. C’est également à partir des attentats de 2001 que l’islamophobie fait l’objet de rapports directement financés par les institutions européennes afin de lutter contre le phénomène (Asal, 2014). Cette attention croissante accordée au phénomène, couplée à la généralisation de l’emploi du terme islamophobie, a contribué à l’ériger en problème public (Calabrese, 2020, Calabrese et Guaresi, 2020).

3Définis comme « la transformation d’un fait social quelconque en enjeu de débat public et/ou d’intervention étatique » (Neveu, 1999 : 41), les problèmes publics se construisent au sein de différentes arènes (politique, militante, citoyenne, médiatique…), caractérisées par l’engagement collectif d’acteurs (Cefaï, 1996). Parmi ces arènes, cet article s’intéressera à l’arène médiatique en ce qu’elle permet de rendre compte des discours des différents acteurs sociaux qui interviennent dans le débat public ainsi que de la circulation et l’interprétation de ces discours (Arquembourg, 2003, Gusfield, 2009). Les médias d’information sont de fait la principale arène dans laquelle les questions et dilemmes publics sont discutés mais aussi constitués dans l’espace public (Cefaï, 1996 et Paillard, 2019). Comme tous les problèmes publics, celui de l’islamophobie ne s’est pas construit de manière linéaire et n’est pas donné d’emblée comme un phénomène problématique. Il s’agit au contraire d’un processus dont le résultat est le produit d’une « activité collective » (ibid. : 49) de différents acteurs sociaux. Dans ce processus de construction et de traitement des problèmes publics, Erik Neveu (2015) identifie cinq opérations (ni mutuellement exclusives puisqu’elles peuvent parfois se téléscoper, ni successives, ni indispensables) : l’identification (et la définition d’une situation perçue comme problématique), où vont intervenir ce que la littérature appelle des entrepreneurs de cause ou des claims-maker ; le cadrage qui vise à « sélectionner, définir, accentuer, assigner un sens, diagnostiquer » (Neveu, 2015 : 96) un problème public, autrement dit à en « promouvoir une définition particulière » (Entman, 1993 : 52) ; la justification, qui correspond à la démonstration de la gravité et l’urgence d’un problème vis-à-vis des autres, les problèmes publics se trouvant toujours en concurrence avec d’autres problèmes ; la popularisation dont l’objectif est la mise en visibilité du problème par sa mise à l’agenda, notamment médiatique ; et enfin la mise en politique publique qui correspond à la proposition de résolution d’un problème public (Neveu, 2015, Céfaï, 1996).

  • 2 La phase de publicisation est celle où le problème atteint la notoriété publique (Gilbert et Henry, (...)

4Cet article s’intéressera à ces opérations de constitution du problème public de l’islamophobie à travers l’analyse de sa médiatisation, celle-ci pouvant être comprise comme « le passage d’une parole d’un univers social […] à un autre : celui des médias » (Delforce et Noyer, 1999 : 5). Des recherches se sont déjà intéressées à la médiatisation du terme islamophobie dans la presse francophone belge et française. Calabrese et Guaresi (2020) ont montré qu’il était généralement assimilé au racisme du côté belge et plus contesté du côté du français, donnant lieu à des usages plutôt métalinguistiques dans la presse française et plutôt référentiels du côté belge, ce qui témoigne d’une plus grande acceptation de la notion. Asal (2014) s’intéresse quant à elle à l’origine et la diffusion du concept, en cartographiant les tentatives de définition et de conceptualisation. De leur côté, Deltombe (2005) et Hajjat et Mohammed (2013) se sont penchées sur le phénomène social ainsi que sur les représentations de l’islam et des musulmans dans les médias. L’originalité de cette recherche est d’observer comment s’est construit l’islamophobie en tant que problème public à travers la presse quotidienne belge francophone, en identifiant les grands moments qui ont structuré sa médiatisation sur les temps longs. Partant du principe que « la configuration discursive des questions débattues socialement est étroitement constitutive de leur caractère public » (Delforce et Noyer, 1999 : 10), ce travail mobilise à la fois des éléments issus de la théorie des problèmes publics et des outils de l’analyse de discours. Il retrace les grandes phases de publicisation2 du problème public tout en restant attentif aux usages discursifs de la dénomination du problème et aux controverses que ces usages suscitent.

Corpus et méthodologie

  • 3 Nous avons choisi de travailler avec un corpus de presse pour des raison d’accès au corpus par mot- (...)

5Le corpus est composé d’articles de presse contenant le lemme islamophob* parus dans trois grands quotidiens belges francophones (Le Soir, La Libre Belgique (LLB) et La Dernière Heure (La DH)) entre 1989 et 20163. Le choix de démarrer notre corpus en 1989 se justifie par les limites d’accès aux archives numériques des différents quotidiens sélectionnés, les articles antérieurs à cette date n’étant pas disponibles en ligne. Toutefois, l’année 1989 marque un évènement important dans les débats sur l’islamophobie puisqu’elle correspond à la première polémique sur le port du voile à l’école en France dans un lycée à Creil, qui a connu des échos dans la presse belge. Les articles ont été récoltés via deux bases de données, « Europresse » et « Gopress », et ensuite convertis en document .txt pour être analysés à l’aide du logiciel textométrique « Hyperbase », l’analyse manuelle étant rendue compliquée par le volume du corpus qui compte près d’un million de mots, 982 occurrences du nom islamophobie et 775 occurrences de l’adjectif islamophobe*.

6Dans un premier temps, avant de nous concentrer sur les éléments expliquant la médiatisation du problème, nous avons observé la distribution des termes islamophobie et islamophobe* par année dans notre corpus (tableau 1), dans le but d’identifier d’éventuels moments discursifs, définis comme « le surgissement dans les médias d’une production discursive intense et diversifié à propos d’un même fait » (Moirand, 2007 : 4). Nous avons ensuite procédé à une analyse à la fois co-occurrentielle et co(n)textuelle du corpus, dans le but de repérer les acteurs, les métadiscours ainsi que les prédications autour du lexème islamophobie. La co-occurrence pouvant être définie comme « le contexte minimal d’un terme » (Mayaffre, 2007 : 95) et étant entendu que « le sens des mots se construit en contexte et non dans le dictionnaire » (Née, 2017 : 114), l’analyse co-occurrentielle du mot islamophobie fournit son sens discursif et son évolution sur le temps long. Enfin, afin d’obtenir une connaissance plus fine des contextes discursifs dans lesquels se construit le problème public de l’islamophobie, nécessaire à l’interprétation et la compréhension de nos résultats, nous avons procédé à un retour au texte effectué grâce à l’outil concordance dans Hyperbase. Cet outil permet de visualiser le cotexte de nos mots pivot (islamophobie et islamophobe*) et d’accéder au contexte dans lequel ils s’inscrivent.

Résultats

Islamophobie, un objet d’attention médiatique croissant

7Le premier résultat concerne la distribution, année par année, des articles comprenant islamophob*. Avant 2001, le nombre d’articles contenant le mot islamophobie ou son usage adjectival islamophobe(s) reste très marginal, avec seulement 4 articles parus entre 1989 et 2000. À partir de 2001, et plus particulièrement des attentats du 11 septembre, l’islamophobie devient un objet d’attention croissant pour les journalistes, confirmant ainsi ce qu’a déjà souligné la recherche sur l’incidence de ces attentats dans la circulation du mot. Depuis 2001, la production journalistique se densifie progressivement pour atteindre des pics en termes de nombre d’articles et d’usage de islamophob* en 2002, 2004, 2005, 2009, 2010, 2012 et 2015, ces pics étant entendus comme des moments discursifs.

8Si on remonte aux premières occurrences du mot islamophobie dans le corpus, la première apparaît lors d’une polémique sur la construction et le financement de la première école islamique de Belgique en 1989, où le mot est employé par un universitaire pour qualifier une attitude politique réfractaire au financement public de l’école islamique. La seconde occurrence remonte à 1996 et est employée par un journaliste dans le contexte de l’attentat islamiste commis cette même année à Paris. Ces deux occurrences témoignent déjà d’une circulation du terme entre différents discours sociaux (universitaire et journalistique), où il semble référer à un phénomène connu pour le lecteur sans qu’il soit nécessaire de l’expliciter :

Il a bien sûr aussi été question des banlieues, de l’islamophobie qui s’est emparée de la France, et de l’amalgame, qui ronge et qui tue, cependant plus lentement. (Le Soir, 11.12.96)

9En 2000, contrairement aux deux mentions précédentes, le terme nécessite d’être différencié de concepts qui lui sont lexicalement proches comme la xénophobie, par le biais de métadiscours et de prédications. L’islamophobie est alors comprise comme une forme de paternalisme plutôt que de racisme :

L’islamophobie et la xénophobie sont toutes deux des phobies, mais qui se manifestent de manière très différente, voire divergente. Si la xénophobie est simple rejet de l’autre parce qu’étranger, l’islamophobie est beaucoup plus insidieuse car elle se présente dans un premier temps sous la forme d’une bienveillance condescendante […]. Je tiens toutefois à préciser que l’islamophobie est généralement le fait de personnes bien intentionnées et agissant en toute bonne foi. En fait, les plus xénophobes ne sont pas nécessairement islamophobes : « Qu’ils restent musulmans, mais ailleurs. » (LLB, 27.11.00)

  • 4 Le terme racisme a un indice de spécificité de 17.69, cet indice devenant significatif à partir de (...)

10Si, comme le montrent les premières occurrences depuis 1989, le terme est déjà présent dans le débat public, c’est à partir de 2001 que son usage commence à se généraliser. Les usages d’islamophobie qui sont d’abord faits dans la presse lors de la conférence de Durban font systématiquement apparaître le terme en binôme avec antisémitisme. Le discours médiatique consiste alors à alerter sur la progression conjointe de l’islamophobie et de l’antisémitisme dans le monde. À la suite des attentats du 11 septembre, on constate un changement dans le discours. D’une part, l’islamophobie devient avant tout assimilée au racisme, en apparaissant le plus souvent dans des constructions de type « de l’islamophobie et du racisme », « islamophobie ou racisme », induisant un rapprochement sémantique dont l’enjeu est de montrer la gravité du phénomène, sans pour autant expliquer la différence entre les deux termes et donc la spécificité d’islamophobie. Ce rapprochement se confirme par l’analyse des co-occurrents du terme islamophobie dans le corpus, dont le terme racisme figure parmi les plus significatifs4. D’autre part, dans ce contexte post-attentat, on observe que l’accent est mis sur la prévention de l’amalgame entre musulmans et terroristes, qui apparaît au lendemain des attentats comme la conséquence la plus préoccupante :

  • 5 Propos de Hassan Bousetta (sociologue) et Hocine Ouazraf (politologue).

Or, qu’on le veuille ou non, l’urgence à l’heure actuelle pour nous consiste moins à nous positionner face aux dérives funestes de l’islamisme que face à ce qui s’apparente à un déferlement d’une nouvelle vague de racisme et d’islamophobie particulièrement virulente.5 (LLB, 09.11.02)

11La question de l’amalgame deviendra par la suite une récurrence dans le corpus et tend à s’amplifier dans des contextes post-attentats.

12C’est en 2002 qu’apparaît le premier véritable pic d’articles contenant le terme islamophobie et/ou son dérivé adjectival (islamophobe*), avec 31 articles et 54 occurrences. Les attentats du 11 septembre ont accentué la circulation du mot en facilitant son usage et en lui permettant de référer à des phénomènes concrets. En effet, avant 2001 aucun évènement ne semble avoir été directement qualifié d’islamophobe, il s’agit plutôt de renvoyer vers une attitude vague de méfiance ou d’ignorance vis-à-vis de l’islam, présente au sein de la classe politique ou médiatique. Il en va autrement après les attentats, où la série d’événements qui se déroulent en 2002 sont interprétés au regard de ce concept et parfois qualifiés comme tels.

13L’année est d’abord marquée par deux meurtres : celui d’Ahmed et Habiba Isnasni, par un homme proche de l’extrême droite flamande en mai 2002, et celui d’un professeur de religion islamique, Mohamed Achrak, en novembre par un individu déséquilibré. Ces meurtres sont alors interprétés au regard de la dénonciation d’un climat d’islamophobie grandissant depuis les attentats du 11 septembre.

14L’année 2002 est également marquée par la publication d’un rapport de l’EUMC (l’observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes, dirigé à l’époque par Bob Purkiss), médiatisé dans la presse belge et intitulé « L’islamophobie dans l’UE après le 11 septembre 2001 ». Il s’agit là, d’après la presse, de la première publication médiatisée servant à justifier (Neveu, 2015 : 125) et mettre à l’agenda le problème de l’islamophobie en Belgique. Ce rapport, rédigé par un chercheur (Christopher Allen) et un professeur d’études islamiques (JØrgen Nielsen), vise à objectiver le problème de l’islamophobie par le recours à la science ; selon Neveu, ce procédé d’objectivation soustrait le problème « au statut de point de vue pour le sublimer en vérité indiscutable » (ibid. : 127). Il s’agit d’un régime de justification des problèmes publics pour attester de leur gravité (ibid.).

  • 6 Instance représentative du culte islamique et de la communauté musulmane en Belgique.

15Toujours en 2002, on voit progressivement apparaître un acteur religieux qui devient un interlocuteur régulier pour les journalistes lorsqu’il s’agit de commenter l’actualité liée à l’islam en Belgique : l’Exécutif des musulmans de Belgique6. Cet acteur apparaît, tout comme l’EUMC, être un entrepreneur de cause (Neveu, 2017 : 7) dont le discours médiatisé permet d’alerter sur une croissance de l’islamophobie. Par la suite, une multiplication des acteurs dans la presse (militants, universitaires, journalistes) s’accompagne d’une multiplication des signifiés du terme islamophobie, lequel est assimilée tantôt à une hostilité à l’encontre des musulmans, tantôt à une peur des musulmans voire un rejet culturel, ou encore à une nouvelle forme de racisme :

  • 7 Propos de Semih Vaner, politologue franco-turc.

À cause d’un certain rejet culturel ; je pense qu’il y a une peur, une islamophobie7 (Le Soir, 07.11.02)

  • 8 Propos d’Elian Deproost (directrice du Centre Interfédéral pour l’Egalité des Chances).

En revanche, on assiste à une forme de racisme islamophobe8 (Le Soir, 10.09.02)

16On observe donc dès 2002 que l’augmentation de l’usage du terme s’accompagne à la fois d’une instabilité sémantique et d’une diversification des acteurs convoqués par les journalistes : religieux (Exécutif des musulmans de Belgique), institutionnels (EUMC, Centre interfédéral pour l’égalité de chances) et universitaires. Par ailleurs, beaucoup d’observateurs semblent identifier un moment où l’islamophobie fait irruption, ce qui fait du 11/9 un point de référence autour duquel s’articulent les discours sur l’islamophobie. Plus généralement, ce constat se confirme par la transversalité du 11 septembre parmi les cooccurrents d’islamophobie pour l’ensemble du corpus, dont la mention sert à souligner un moment de basculement dans la société occidentale, qui donne à voir une hostilité croissante envers les musulmans :

  • 9 Propos du journaliste.

C’est un constat partagé dans le monde occidental : l’islamophobie se répand depuis l’effondrement des tours new-yorkaises, le 11 septembre 2001.9 (LLB, 09.07.09)

17L’année 2004 compte plusieurs moments discursifs autour de trois évènements qui mettent à l’agenda le problème de l’islamophobie. Premièrement, la manifestation antifasciste organisée à Bruxelles par le FAF (Front antifasciste) qui médiatise l’islamophobie dans une dynamique tantôt concurrentielle, tantôt de lutte conjointe avec le problème de l’antisémitisme, dynamiques qui perdurent d’ailleurs tout au long du corpus faisant de l’antisémitisme un problème concurrent à celui de l’islamophobie :

Les organisations juives (le CCOJB et le CCLJ) souhaitaient que la lutte contre l’antisémitisme fasse l’objet d’un slogan à part entière. Elles se disaient prêtes, en parallèle, à marcher contre « l’islamophobie » ou contre le racisme « antiarabe ». (Le Soir, 05.02.04)

18Dans l’extrait ci-dessus, la conjonction « ou » fonctionne comme un marqueur-connecteur de reformulation (Steuckardt 2018 : 21), employé par les organisations juives qui font correspondre islamophobie avec racisme antiarabe dans un contexte où le premier terme est perçu comme plus flou que le deuxième. La reformulation permet alors de préciser le sens du terme, de lui ôter sa polysémie et d’éliminer la conflictualité d’islamophobie. Quant aux guillemets, ils peuvent être compris comme des marqueurs de discours rapporté, où l’énonciateur se montre conscient du potentiel polémique du terme.

19Deuxièmement, l’année est marquée par les débats sur le port du voile à l’école en Belgique. Ces débats, qui se déroulent d’abord en France en 2003, connaissent un écho en Belgique par « effet de mimétisme » (Piet 2012 :76) et sont amplifiés par la proposition de loi des sénateurs belges Alain Destexhe (alors membre du parti de droite libérale, le Mouvement Réformateur) et Anne-Marie Lizin (membre du Parti Socialiste) visant à interdire le port du voile à l’école. Ce débat sera l’occasion pour les opposants à l’interdiction du port du voile, principalement regroupés l’intérieur du Collectif Coife (fédération de 47 acteurs de différentes natures : antiraciste, féministe, citoyenne…), de dénoncer un climat d’islamophobie croissante depuis les attentats du 11 septembre 2001 accentué par la mesure d’interdiction du voile. Troisièmement, c’est en 2004 que se tiennent des débats concernant l’adhésion de la Turquie à l’Union Européenne.

20Ces évènements font progressivement advenir une tonalité différente dans le débat avec l’apparition d’un discours critique qui, s’il n’est pas encore métadiscursif, nuance et parfois réfute la nature islamophobe d’un phénomène. En effet, si le terme n’est pas contesté entre 2001 et 2004, l’augmentation de sa fréquence d’usage fait apparaître les premières discussions sur ce qui devrait être considéré ou non comme de l’islamophobie. Le débat sur l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne a, par exemple, fait ressortir deux postures : d’une part une dénonciation de l’islamophobie (s’opposer à l’entrée de la Turquie serait islamophobe) et d’autre part une contestation de la nature islamophobe de cette opposition. Il en va de même pour le débat sur l’interdiction du voile, au sein duquel des voix s’élèvent pour contester la nature islamophobe de l’interdiction :

Le problème n’est pas tant le voile que sa multiplication depuis quelques années et l’apparition du tchador et même de la burka. On voit de plus en plus des petites filles impubères voilées également. […] Dans ce contexte, lutter contre le fondamentalisme n’est pas faire le terreau de l’islamophobie. Au contraire, c’est le laxisme qui alimente le racisme. (Le Soir, 19.01.04)

21D’autres évènements marquants se déroulent cette même année, comme l’assassinat du réalisateur Theo Van Gogh par un fanatique religieux musulman en novembre (l’évènement ne figure dans le corpus qu’à partir de 2005) ou les attentats de Madrid en mars. L’Exécutif des musulmans de Belgique, déjà présent les années précédentes, s’est d’ailleurs exprimé dans la presse par la voix de son président suite à ces attentats. L’islamophobie est alors comprise selon un cadrage similaire à celui qui avait prévalu à la suite du 11 septembre 2001, à savoir celui de prévention de l’amalgame entre terrorisme et musulmans :

Ces attentats aveugles ont assombri l’horizon des musulmans européens, en même temps qu’ils ont permis les raccourcis les plus dangereux et les amalgames les plus détestables : comme celui de décrire une forêt entière par un seul de ses arbres. Dans ce cas, certains discours islamophobes pourraient encore avoir de beaux jours devant eux. (LLB, 13.04.04)

Une problématisation progressive de la dénomination

22Si les années 2003-2004 avaient donné lieu aux premières réfutations de la nature islamophobe d’un phénomène, c’est en 2005 qu’on voit apparaître une première critique de la dénomination-même du problème public de l’islamophobie à travers des usages métadiscursifs. Ces métadiscours perdureront ensuite tout au long de corpus.

  • 10 Ce débat a été approfondi dans un article à paraître (Calabrese et Joncret, 2023).

23L’année 2005 ne représente pas à proprement parler un pic de production d’articles, toutefois on observe un pic de fréquences des mots islamophobie et islamophobe(s) (69 occurrences pour 32 articles) coïncidant avec l’apparition de ces premiers métadiscours, qui s’expliquent par un débat sur le concept d’islamophobie au sein de la mouvance antiraciste belge10. Certains acteurs issus du milieu associatif, notamment au MRAX (Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, équivalent du MRAP en France), ont pris la parole dans la presse pour débattre du concept. L’établissement de la frontière entre ce qui relève de la légitime critique de la religion et ce qui relève du racisme apparaît comme la principale difficulté liée à l’usage du terme, visible dans les usages autonymiques :

  • 11 Propos de François De Smet, alors vice-président du MRAX.

À ceux qui, à juste titre, font remarquer que le néologisme islamophobie est sémantiquement douteux parce qu’il traduit un rapport de rejet, de haine ou de peur à l’égard d’une religion et non de ses fidèles, il convient de rappeler que ce rapport trouble entre signifiant et signifié est hélas le lot de presque tout le bestiaire de la lutte antiraciste […] Encore faut-il acter que l’islamophobie est exclusivement une affaire de personnes. La question de la critique du culte musulman – comme celle de tous les autres cultes et mouvement de pensées – ne relève pas en tant que telle du racisme11. (LLB, 01.04.05)

24L’extrait montre qu’un énonciateur averti, en l’occurrence François De Smet, philosophe et alors vice-président du MRAX, considère que la lutte contre le racisme doit prévaloir sur la contestation du terme islamophobie.

25À la suite de ces débats, on observe dans notre corpus un parti d’extrême droite flamande, le Vlaams Belang, dont les scores étaient en hausse à l’époque, se revendiquer ouvertement d’être islamophobe. La polysémie dont le terme fait l’objet et les débats autour des phénomènes qu’il recouvre lui permettent d’être employé tantôt pour condamner un phénomène social qui s’apparente à du racisme à l’encontre des musulmans et tantôt pour se revendiquer d’une critique et/ ou d’une peur légitime à l’encontre de l’islam, voire comme un argument électoral pour ce qui est de l’extrême droite :

Entre provocation et calcul électoral, Filip Dewinter clame l’islamophobie du parti. Ne dites pas « antisémite », mais bien « islamophobe » à propos du Vlaams Belang (VB). […] Ainsi, à la question de savoir pourquoi des juifs devraient voter pour un parti xénophobe, le chef de file du VB répond « S’il faut qu’il y ait une phobie alors il faut parler d’islamophobie. Oui, nous avons peur de l’islam. » (LLB, 03.11.05)

26Le fait de se revendiquer « islamophobe » était également un argument présent dans le débat français pour contester l’usage du terme, qui selon ses contradicteurs empêcherait la libre critique de la religion (Calabrese 2015). Cette revendication s’inscrit également dans débat plus large sur les limitations de la liberté d’expression (Gauthier, 2020).

27Ces extraits témoignent chacun des enjeux de la dénomination d’un problème public. À considérer comme le fait J. Gusfield que nommer un problème « c’est reconnaître ou proposer une structure organisée pour le prendre en charge » (Gusfield 2012), on comprend dans les deux exemples susmentionnés que la dénomination actuelle complique la prise en charge du problème puisqu’elle est polysémique : elle renvoie pour certains à du condamnable (le racisme envers un groupe de personnes) et pour d’autres à du non condamnable (la critique ou la peur d’une religion). Plus généralement, cette problématisation de la dénomination qui débute en 2005 amènera également une problématisation quant au regroupement « islamophobie-racisme » qui perdure tout au long du corpus :

  • 12 Propos de Corentin De Salle, juriste et philosophe belge.

L’islamophobie ne doit pas être érigée en infraction, le racisme oui.12 (LLB, 05.07.2013)

28Les années 2009 et 2010, comportent respectivement 58 articles pour 95 occurrences d’islamophob.* en 2009 et 67 articles pour 106 occurrences en 2010. Ces années comptent plusieurs moments discursifs relatifs à des événements tant nationaux qu’européens, qui ont participé à la fois à une mise à l’agenda du problème de l’islamophobie, ainsi qu’à une plus grande problématisation de la dénomination du problème public. En effet, le phénomène est pris en étau entre d’une part une plus grande visibilité et d’autre part une plus grande contestation du terme. L’année 2009 est à nouveau marquée par deux polémiques sur le port du voile, l’une concernant une affaire en justice suite au port du voile par une enseignante dans une école de la ville de Charleroi, et l’autre déclenchée par l’élection de la première parlementaire voilée dans un Parlement européen, Manihur Özdemir (centriste). Cette élection a suscité des réactions au sein de la classe politique belge et deux parlementaires ont co-écrit un article d’opinion, dans lequel le terme islamophobe est mis à distance par les rédactrices par la modalisation autonymique (le terme est à la fois utilisé de manière référentielle et métalinguistique) (Authier-Revuz, 1995), en ce qu’il empêcherait la critique du conservatisme religieux :

Ce sont ces femmes musulmanes, courageuses et souvent héroïques, que méprisent, chez nous, ceux qui multiplient les concessions aux musulmans rétrogrades. Nous ne pouvons nous taire lorsque les compagnons de route des islamistes traitent de « racistes » ou d’« islamophobes » les démocrates qui veulent bétonner les conquêtes laïques et défendre le droit de toutes les femmes. Ce terrorisme intellectuel est d’autant plus insupportable qu’il est souvent pratiqué par des militants dits « progressistes ». (Le Soir, 06.07.09) (carte blanche de deux députées contre le voile d’Özdemir)

29Toujours en 2009, le mouvement antiraciste Mrax fait face à des difficultés internes liées au management autoritaire de son président de l’époque, Radouane Bouhlal, ainsi qu’à une polémique lancée par un élu alors membre du parti libéral (Mouvement réformateur) qui accuse le président de faire prévaloir la lutte contre l’islamophobie au détriment d’autres luttes dans son agenda (Calabrese et Joncret 2023). Cette affaire donne lieu à des discours de la part de l’élu Alain Desthexe qui vont jusqu’à nier l’existence de l’islamophobie suite à la confusion émanant de l’usage du concept, déjà soulevée dans d’autres débats en 2005, entre critique de la religion et racisme :

Le cheval de bataille du MRAX est devenu la lutte contre l’islamophobie, « un concept qui n’existe pas, qui a été inventé par les mollahs iraniens lors de la révolution », a souligné M. Destexhe. « Toute religion est critiquable, le racisme, c’est s’en prendre aux Arabes ou aux Juifs ». (La DH, 13.11.09)

30Du côté européen, deux évènements vont bénéficier d’un large écho dans la presse belge : l’opposition de la majorité des votants suisses à la construction de minarets et la montée (2009) suivie de l’élection (2010) de Geert Wilders au Pays-Bas. L’affaire des minarets a ceci d’intéressant qu’elle fait ressortir une divergence sur la nature islamophobe ou non de l’opposition à cette construction :

  • 13 Prise de position d’un citoyen dans la presse.

Évitons de crier au loup et de taxer ceux qui ont voté « oui », d’islamophobes, voire pire. […] Y répondre par l’affirmative peut être justifié par des motifs respectables, notamment liés à l’urbanisme13. (LLB, 08.12.09)

  • 14 Propos du journaliste.

Le « non » suisse aux minarets comporte, quoi qu’il en soit, d’immenses dangers pour la réputation du pays, déjà mal en point en servant de banc d’essai européen à une islamophobie traduite de façon si spectaculaire dans les urnes14. (LLB, 30.11.09)

31Si l’affaire des minarets atteste de l’absence d’unanimité quant à ce que doit recouvrir l’islamophobie, la nature islamophobe de l’extrême droite au Pays-Bas et de son président Geert Wilders est sans équivoque dans la presse, si bien que l’islamophobie devient un trait distinctif de l’extrême droite néerlandaise dans le discours des journalistes :

Plus de 17 % d’entre eux ont plébiscité le parti d’extrême droite islamophobe et antieuropéen du député Geert Wilders, dont la liste caracole en deuxième place derrière les chrétiens-démocrates du Premier ministre Jan Peter Balkenende (20 %). (LLB, 06.06.09)

  • 15 Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme.

32Cette problématisation progressive de la dénomination d’islamophobie va atteindre son paroxysme en 2010, avec un pic de formulations autonymiques dans la presse. Ce pic s’explique par divers événements dont la critique d’Alain Destexe face à la nomination d’une femme voilée (Fatima Zibouh) au conseil d’administration d’Unia15 et la tribune de Pascal Bruckner, essayiste et philosophe français, dans La Libre Belgique qui conteste le terme et déclenche une série de réponses par voie de presse. On observe également une trame de fond faite de comparaisons fréquentes entre antisémitisme et islamophobie, engendrant une concurrence entre ces deux formes de discrimination, notamment suite aux propos de Nicolas Sarkozy qui ont résonné dans la presse belge comparant l’islamophobie à l’antisémitisme :

  • 16 Intervention de Pascal Bruckner.

Le terme d’islamophobie remplit plusieurs fonctions : nier pour mieux la légitimer la réalité d’une offensive intégriste en Europe, attaquer la laïcité en l’assimilant à un nouveau fondamentalisme. Mais surtout faire taire les musulmans qui osent remettre le Coran en cause, en appellent à l’égalité entre les sexes, au droit à l’apostasie et aspirent à pratiquer paisiblement leur foi sans subir le diktat de doctrinaires ou de barbus […] Le président français Nicolas Sarkozy, jamais en retard d’une bourde, n’a-t-il pas comparé l’islamophobie à l’antisémitisme ? L’erreur est tragique le racisme s’attaque aux personnes en tant qu’elles sont coupables d’être ce qu’elles sont, le Noir, l’Arabe, le Juif, le Blanc16. (LLB, 27.11.10)

33Depuis 2001, le corpus témoigne donc de deux évolutions paradoxales avec d’un côté une augmentation de la dénonciation de l’islamophobie et d’un autre côté une augmentation des discours critiques quant au concept d’islamophobie, visibles notamment par des usages métalinguistiques promus par des personnalités locales mais aussi en grande mesure françaises.

Publicisation et entrepreneurs de cause

34C’est à partir de l’année 2012 qu’on observe une croissance significative de l’attention médiatique accordée au problème de l’islamophobie, avec une augmentation des fréquences d’islamophob* (222) et du nombre d’articles (87). L’année débute avec le sabotage du débat de la journaliste et écrivaine Caroline Fourest à l’Université de Bruxelles (ULB). Ce sabotage, organisé par Souhail Chichah (alors assistant-chercheur à l’ULB), avait pour but de dénoncer la prétendue islamophobie de l’intervenante. L’affaire connaît un écho médiatique important et les usages d’islamophobie dans la presse sont alors pratiquement tous mis à distance par les journalistes qui l’emploient à l’aide de guillemets :

Cette soirée a été perturbée à plusieurs reprises par un groupe de 40 à 60 personnes voulant dénoncer « l’islamophobie » de Caroline Fourest. (Le Soir, 08.05.12)

35Contrairement au débat sur l’intervention de Fourest, la sortie du film « L’innocence des musulmans » est unanimement qualifié d’islamophobe par les journalistes. Dans la foulée de cette sortie, le journal satirique Charlie Hebdo publie une série de nouvelles caricatures du prophète Mahomet. Cette publication n’est pas directement qualifiée d’islamophobe dans la presse, mais elle est systématiquement mise en relation avec la sortie du film, comme s’inscrivant dans une dynamique d’accroissement des tensions avec le monde arabo-musulman.

36Si certains évènements donnent lieu à des débats chez les journalistes sur ce qui est islamophobe ou non, d’autres sont consensuellement considérés comme relevant du phénomène.

  • 17 Nous employons le terme « communautaire » car les membres de la Ligue des Musulmans de MRB sont pri (...)

37Enfin, l’année 2012 est marquée en Belgique par l’arrivée de nouveaux acteurs militants, notamment communautaires et religieux dans le débat public sur l’islamophobie, à savoir la Ligue des Musulmans de Belgique (dont la présence est très anecdotique dans le corpus et se limite à des événements ponctuels, comme la foire musulmane qui se déroule cette même année) et l’association nouvellement créée Muslims Rights Belgium (MRB)17. Dès sa création, cette dernière se présente comme une structure dédiée à la lutte contre l’islamophobie en Belgique, et devient un interlocuteur fréquent pour les journalistes. Si la lutte contre l’islamophobie était déjà inscrite à l’agenda d’acteurs antiracistes institutionnels ou non, nationaux ou européens, comme le montre la présence d’autres acteurs militants précédemment, c’est en 2012 que des entrepreneurs de cause (Neveu, 2017 : 7) se spécialisent dans le problème de l’islamophobie en en faisant leur principal objet social. Il s’agit désormais de groupes d’intérêts composés de musulmans, premiers concernés par le phénomène, qui développent un répertoire d’actions et d’argumentaires diversifié, notamment la publication de livres blancs et la production de statistiques, dans l’objectif d’agir sur l’opinion publique et les décideurs politiques (Neveu, 2015) :

Durant tout le mois de décembre, cette plateforme associative représentative de la communauté musulmane avait organisé online « un premier recensement des actes antimusulmans » […] Aujourd’hui, l’heure est au bilan. 576 signalements ont au total été enregistrés, dont 353 provenaient de femmes (soit 61,8 %). Celles-ci seraient donc davantage touchées par l’islamophobie que les hommes. […] Muslims Rights Belgium appelle nos gouvernants à « créer un Observatoire national de l’islamophobie » qui « pourrait initier un plan interfédéral de lutte contre l’islamophobie ». (LLB, 22.03.13)

38MRB aspire également à collaborer avec les structures existantes de l’antiracisme, notamment le Centre pour l’égalité des chances, une collaboration stratégique puisque le Centre produit des recensements d’actes racistes ou discriminatoires reconnus par les pouvoirs publics, qu’il fait directement remonter aux instances gouvernementales. Il s’agit pour les nouveaux groupes d’intérêt de construire un réseau d’acteurs pour promouvoir le problème (Neveu, 2015). Malgré une méfiance initiale (voir exemple suivant), cette collaboration va finalement aboutir :

  • 18 Propos d’Edouard Delruelle, alors directeur du Centre pour l’égalité des chances.

« Muslims Rights Belgium a en effet pris contact avec nous, confirme Edouard Delruelle, directeur francophone du Centre pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme. Comme toujours, on va vérifier s’ils sont sérieux et qu’il n’y a pas de personne non recommandable faisant partie de cette association. Si leur but est effectivement de lutter contre les discriminations rencontrées par les musulmans et qu’ils le font de manière correcte, on travaillera avec eux. Si le but est de dénoncer toute forme d’opposition à l’islam et, par exemple, de promouvoir une interdiction du blasphème : non ! »18. (La DH, 19.12.12)

39Enfin, 2015 est l’année qui contient le plus grand nombre d’articles et d’occurrences. Cette année est marquée par les attentats de Charlie Hebdo du 7 janvier, de l’hypercacher le 9 janvier et du Bataclan le 13 novembre à Paris. Ces attentats ont eu un très large écho dans la presse belge et ont permis une importante médiatisation du terme islamophobie, notamment à travers une intervention croissante d’acteurs militants. On observe l’apparition d’un nouvel acteur dans le débat public : le CCIB (Collectif contre l’islamophobie en Belgique, désormais devenu CIIB, collectif pour l’inclusion et contre l’islamophobie en Belgique), qui voit le jour en 2014. Fondé par Mustapha Chairi et Hajib el Hajjaji, fondateurs également de Muslims Rights Belgium (par la suite dissout), le collectif devient dès sa création un interlocuteur privilégié pour les journalistes ; il se présente comme la figure emblématique de la lutte contre l’islamophobie en Belgique et porte-parole de la communauté musulmane. Le contexte post-attentats en cette année 2015 facilite l’accès aux médias pour le CCIB, qui va être mobilisé pour alerter sur un climat d’islamophobie grandissant, notamment par la publication et la médiatisation de plusieurs rapports chiffrés. Si ce discours d’alerte quant à une montée de l’islamophobie est présent dès 2001, il atteint son paroxysme avec les attentats de 2015.

40La forte augmentation de l’usage du terme islamophob* et du nombre d’articles produits à ce sujet ne s’accompagne pas d’une plus large discussion sur la dénomination même d’islamophobie. Au contraire, les métadiscours sont proportionnellement moins fréquents et semblent être neutralisés par le discours des nouveaux acteurs militants apparus entre 2012 et 2015, et en particulier le CCIB dont la définition du concept circule dans les médias. Si cette circulation ne la rend pas de facto consensuelle, elle tend à lui donner une valeur d’autorité :

  • 19 Propos du Collectif contre l’islamophobie en Belgique.

Le terme d’islamophobie demeure sujet à controverses. Le CCIB en donne une triple définition. D’un point de vue psychologique, il s’agit bien, au sens étymologique du terme, de la « peur des musulmans ou des sujets qui s’y rapportent ». Il n’y a pas de passage à l’acte et ce n’est pas condamnable. Est condamnable la xénophobie dirigée contre toute personne musulmane ou présumée telle ; discrimination, harcèlement, propos haineux, délits et crimes de haine. Enfin, pour le CCIB, l’islamophobie s’étend également, d’un point de vue sociologique, à la « construction d’un problème musulman ».19 (Le Soir, 03.09.16)

41L’islamophobie, qui atteint un pic d’attention en cette année, fait également l’objet d’un débat quant à sa reconnaissance juridique. On aperçoit là les tentatives de mise en politique publique soutenues et promues par les acteurs militants nouvellement présents dans le débat et structurées par la même problématique qu’évoquée précédemment, à savoir la limite entre critique du religieux et racisme :

Reconnaissance légale de l’islamophobie ? La question est polémique. […] Au rang des critiques, on retrouve principalement les craintes de certains d’y lire une mesure liberticide qui empêcherait toute critique envers l’islam. […] Le Collectif contre l’islamophobie en Belgique (le CCIB), grand supporter d’une telle mesure, assure également ne pas confondre critique de la religion et lutte contre les discriminations. (LLB, 01.08.15)

Conclusion

42En identifiant les grands moments qui ont structuré la médiatisation du problème public de l’islamophobie dans la presse belge francophone, cette recherche a montré qu’elle était tributaire à la fois d’évènements locaux (meurtres des parents de Kenza Isnasni et Mohamed Achrack, polémiques dans la mouvance antiraciste belge, la venue de Caroline Fourest à l’Université Libre de Bruxelles, port du voile) et d’évènements internationaux (montée de l’extrême droite dans plusieurs pays européens, affaires du voile en France, minarets en Suisse). C’est d’ailleurs à partir des attentats du 11 septembre 2001 que l’islamophobie fait l’objet d’une médiatisation croissante en Belgique francophone. Ces événements deviendront par la suite une référence explicative incontournable de la montée de l’islamophobie pour les journalistes et les acteurs qu’ils convoquent.

43C’est également avec les attentats du 11 septembre 2001 que l’islamophobie devient apparentée voire assimilée au racisme dans le débat public. Ce rapprochement reste non questionné par les différents locuteurs jusqu’en 2005, où apparaissent les premières problématisations de la dénomination du problème public visibles par le recours aux métadiscours. En effet, la médiatisation croissante du problème public va progressivement faire émerger des discours qui contestent ou nuancent le caractère islamophobe ou non d’un fait ou d’un évènement. Le corpus montre deux pics de métadiscours (2005 et 2010) qui se situent toujours à la suite des débats sur le port du voile, qui suscitent une production médiatique plus importante avec un discours qui questionne les limites de l’islamophobie (2004 et 2009). Celle-ci est alors d’une part dénoncée par ceux qui voient en l’interdiction du voile une mesure discriminatoire et d’autre part mise à distance voire redéfinie par d’autres qui défendent l’interdiction du port du voile. La difficulté est accentuée par l’ambigüité fondamentale que donnent les promoteurs de cause de l’islamophobie : alors que le terme est censé renvoyer à une forme de racisme, il renvoie à la fois à une attitude condamnable et non condamnable (voir exemple du journal Le Soir du 03.09.16). Cette problématisation met en lumière un point de tension qui demeure irrésolu tout au long du corpus, à savoir la limite entre critique de la religion et racisme. C’est d’ailleurs ce point qui semble freiner la mise en place d’outils législatifs spécifiques à la lutte contre l’islamophobie.

44Enfin, cette recherche rend compte de la corrélation entre la présence d’acteurs militants communautaires et religieux et la médiatisation de l’islamophobie. Le problème de l’islamophobie est en effet progressivement pris en charge par des acteurs non institutionnels qui se situent en dehors du champ antiraciste traditionnel. Ce processus de prise en charge est assez lent puisque ce n’est qu’en 2012 qu’apparaissent les premiers acteurs dont la mission principale est la lutte contre l’islamophobie. Une fois installés dans le débat public, ces acteurs (MRB et par la suite le CCIB) deviennent rapidement des interlocuteurs privilégiés pour les journalistes en étant mobilisés dans les périodes de crises sociales comme de fidèles représentants de la communauté musulmane. Ce constat a été particulièrement visible lors des attentats de 2015, qui ont généré un moment discursif très dense au sein du corpus.

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Annexe

Années

Nombre d’occurences du lemme islamophob.*

Nombre d’articles contenant le terme islamophob.* par année

1989

1

1

1996

1

1

2000

8

3

2001

8

6

2002

54

31

2003

36

28

2004

58

44

2005

69

32

2006

48

32

2007

59

48

2008

70

41

2009

95

58

2010

106

67

2011

79

47

2012

222

87

2013

197

98

2014

147

75

2015

384

125

2016

168

88

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Notes

1 Il s’agit du radical d’un mot sans les marques de pluriel et genre.

2 La phase de publicisation est celle où le problème atteint la notoriété publique (Gilbert et Henry, 2012).

3 Nous avons choisi de travailler avec un corpus de presse pour des raison d’accès au corpus par mot-clés.

4 Le terme racisme a un indice de spécificité de 17.69, cet indice devenant significatif à partir de + 2 (Guaresi, Mayaffre et Vanni 2021).

5 Propos de Hassan Bousetta (sociologue) et Hocine Ouazraf (politologue).

6 Instance représentative du culte islamique et de la communauté musulmane en Belgique.

7 Propos de Semih Vaner, politologue franco-turc.

8 Propos d’Elian Deproost (directrice du Centre Interfédéral pour l’Egalité des Chances).

9 Propos du journaliste.

10 Ce débat a été approfondi dans un article à paraître (Calabrese et Joncret, 2023).

11 Propos de François De Smet, alors vice-président du MRAX.

12 Propos de Corentin De Salle, juriste et philosophe belge.

13 Prise de position d’un citoyen dans la presse.

14 Propos du journaliste.

15 Le Centre interfédéral pour l’égalité des chances et la lutte contre le racisme.

16 Intervention de Pascal Bruckner.

17 Nous employons le terme « communautaire » car les membres de la Ligue des Musulmans de MRB sont principalement issus de la communauté marocaine, pour la plupart il s’agit de belgo-marocains. Toutefois, ces associations ne peuvent pas être considérées comme représentatives de l’islam belge (Torrekens 2014).

18 Propos d’Edouard Delruelle, alors directeur du Centre pour l’égalité des chances.

19 Propos du Collectif contre l’islamophobie en Belgique.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laurye Joncret, « La construction du problème public de l’islamophobie en Belgique francophone à travers sa médiatisation »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15434 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.15434

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Auteur

Laurye Joncret

Laurye Joncret est assistante-doctorante au département Information et Communication de l’Université Libre de Bruxelles et membre du laboratoire de recherches ReSIC. Courriel : laurye.Joncret@ulb.be

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

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