1Nul doute, le lecteur aura reconnu dans le choix du titre de l’ouvrage, « Infrastructures Syntaxiques : Linéarisme, Théorie générale du langage », l’écho fait à l’essai de Noam Chomsky, « Structures syntaxiques » (1969). Dans cet essai, faisant suite à celui publié en 2019, Frantz Gourdet propose un changement de perspective quant à la grammaire générative transformationnelle. Il aborde une théorie du langage et de la communication, le linéarisme, qu’il modélise pour réconcilier les visions des grammaires structurales à travers une « approche générative non transformationnelle » (p. 155). La modélisation architecturale envisagée se veut être une explicitation du sens, tant pour un cerveau humain que pour une intelligence artificielle, en recourant aux lois énonciatives et communicatives déjà posées. Il est peut-être surprenant de mettre en rapport ces deux qualificatifs de l’intelligence : artificielle et humaine. Pourtant, l’application de modèles mathématiques pour expliquer les phénomènes naturels n’est pas nouvelle. Le courant du biomimétisme aujourd’hui n’a-t-il pas pour devise d’observer la nature pour l’imiter à des fins novatrices ? Le deep learning ne s’inspire-t-il pas des neurones pour en développer des artificiels ?
2Frantz Gourdet, à travers ce livre s’engage ainsi dans une démarche, et non des moindres, de conception et de description d’une aptitude d’interpréter et de générer des énoncés en contexte de communication, relevant d’un dispositif vivant, c’est-à-dire le cerveau humain, ou artificiel et ce, grâce au recours aux théories langagières. Son parti pris est que les « langues sont des matricoïdes » (p. 179), c’est à dire qu’elles peuvent être formalisées en objet mathématique. Lorsqu’un individu endosse le rôle de locuteur, plusieurs univers entrent en jeu dans la relation qui s’établit avec et entre les participants. Les analyses linguistiques textuelles se fondent, pour la plupart, sur un principe fondamental visant à classifier les unités constitutives, celui de la phrase décomposée en nature et catégorie. Ce point d’appui analytique ne pose pas de problème pour les langues flexionnelles mais son utilité théorique ou méthodologique questionne néanmoins pour d’autres, comme le créole haïtien, et c’est ce que l’auteur souligne à travers son étude. L’analyse phrastique classique ne rend pas compte, selon lui, de l’ordre des unités constitutives de la pensée et des opérations énonciatives silencieuses, qui pourtant sont signifiantes et même primordiaux pour la saisie du sens. Le locuteur possède effectivement une aptitude simultanée, à la fois interprétative et productive d’énoncés, convoquée dans l’analyse du sens où les plurifonctionnalités syntaxiques et la fractalité énonciative concourent à la construction de la pensée du communicant.
3Ce constat conduit l’auteur à proposer un modèle englobant qu’il inscrit dans une démarche systémique du langage. Pour ce faire, il introduit donc un nouvel instrument conceptuel à sa théorie linéaire, un formalisme qu’il baptise « Analyse Énonciative Référentielle » (AÉR) dont l’objet n’est plus la phrase mais l’énoncé. Grâce à cet outil d’analyse, l’auteur entreprend des analyses de sens d’énoncés émanant de l’énonciateur (mode génératif) et décode également un « ensemble de signes sensoriels » (mode interprétatif) (p. 64). En somme, son dispositif est une modélisation des connaissances qu´un sujet, qu’il soit physique ou virtuel, a de sa langue, autrement dit l’ « Id-langue » en prolongement de l´ « I-langue » chomskien. Elle est le siège dont tout un chacun est doté pour penser et communiquer que l’auteur modélise sous la forme de « circuits fonctionnels, motifs ou constructions libres » où la syntaxe s’inscrit de manière linéaire dans la représentation globale de la communication.
4Ainsi, à travers les huit chapitres, décomposés en deux grandes parties, il présente sa « matricoïde », dit autrement l’« Id-langue », dont il expose et décrit l’infrastructure linguistique mathématisée en effaçant la phrase au profit de l’ « énoncé matriciel ». Son dispositif architectural présente le « parcours cérébral » du « communicat » réalisé par « l’énonci-auteur » utilisant son « Id-langue » lors d’un « acte d’énonciation discursive », jusque-là non explicité. Ce parcours…
« …à l’instar des géodésiques surfaciques entre deux points du globe terrestre ou d’une ville quadrillée comme Manhattan, est d’une linéarité non euclidienne : il longe continument en ligne polygonale les contours de circuits fonctionnels interconnectés, d’où le nom de la théorie, le linéarisme, qui abolit le schéma arborescent à tête phrastique chomskyen. » (Gourdet 2023, p. 1)
5La première partie, « Modélisation cognitive – Dispositif de reconnaissance et de génération des énoncés », englobe les quatre premiers chapitres. Le lecteur pourra se familiariser avec les objets, les nouveaux concepts introduits et également la méthodologie utilisée. Son dispositif de reconnaissance et de génération des énoncés est présenté sous la forme d’un transformateur d’interprétation et de production assimilé à l’ « Id-langue » que chacun des communicants héberge dans son cerveau, c’est-à-dire les « Id-langues individuelles ». Ce transformateur inclut dans sa schématisation des flux d’entrées et de sorties pour la conception visée de l’acte d’énonciation en traitant la langue tant syntaxiquement que sémantiquement. En s’inspirant du schéma de Jakobson enrichi par celui de Kerbrat-Orecchioni, l’auteur propose un nouveau schéma énonciatif intégrant un nombre illimité de participants pour rendre compte du système de communication. En d’autres termes, l’auteur s’adonne à présenter « le schéma linéariste de la communication » où la modélisation de l’architecture universelle du système linguistique met en exergue, au moyen d’une description détaillée, la manière dont un texte fonctionne et prend sa signification. Le texte est entendu comme « une suite d’énoncés externalisés », ou dit en ses termes, une suite de « communicats » (p. 18). Une nouvelle équation de l’énoncé est alors proposée – puisque la phrase n’est plus l’unité de référence – admettant trois composants, à savoir : « le parcours d’arrimage », « l’arrimage » et « l’espace évènementiel ». Dans cette conception de l’énoncé, une importance est accordée au « parcours d’arrimage » se présentant comme le chemin psychique effectué par une instance d’énonciation pour l’expression de ses idées. De manière générale, ce « parcours cérébral » n’est pas visible, mais il est représenté sous forme d’une métaécriture employant les étiquettes des « paradigmes fonctionnels » mobilisés. Au sein de cet espace, l’énonciateur dispose de ressources syntaxico-sémantiques qu’il instancie au gré de ses choix subjectifs lors de son « acte énonciatif réflexif » et qu’il externalise en passant par un circuit énonciatif nécessaire à l’expression d’énoncés.
6Le langage, à la fois instrument de communication et d’expression, mais également mode de connaissance du monde et de nous-même organisant la vie interhumaine (Abdelilah Bauer, B., Auroux, S., Bijelac-Babic, R., 2022), est modélisé dans son architecture en tenant compte du monde physique et psychique qui entrent tous deux en jeu dans la communication. Cette modélisation ainsi conçue est d’une part un générateur et d’autre part un interpréteur d’énoncés incluant plusieurs niveaux. En effet, la modélisation de l’ « Id-langue » est guidée par une conception dite systémique, tant structurelle que fonctionnelle. Son objectif est de rendre compte globalement du schéma linéariste de la communication incluant sept sous-systèmes. Un premier aperçu du mode génératif de « l’opération de transformation d’un sens en signes » est d’abord présenté et détaillé sous la forme d’une description fine des sous-systèmes et de leurs articulations dans l’architecture globale des différents paramètres de l’« Id-langue ». Un deuxième relatif au mode interprétatif est également disponible, suivant cette fois-ci le chemin inverse, du signe au sens, à des fins d’exposition de reconnaissance et de décodage de la communication. Le lecteur pourra donc consulter dans ces chapitres le fonctionnement global de la « scanographie de la communicanie », i.e. la « boite à communicants » ou autrement dit la carte du cerveau interne. Ainsi, tout énonciateur dispose d’une infrastructure implémentée dans son cerveau. Autrement dit, des entrepôts de stockage ou d’assemblage d’unités lui sont accessibles de manière personnelle dans lesquels il va pouvoir « puiser » afin d’externaliser des unités constitutives grâce à l’existence de différents « paradigmes fonctionnels ». Dans son architecture globale, le monde des référents est donc schématisé, donnant forme à la modélisation de l’acte d’énonciation qui est permise et rendue visible par le « communicat », renvoyant à « l’énoncé externalisé ». Le sens est envisagé en « signes moléculaires » c’est-à-dire des « unités constitutives du communicat ».
7Frantz Gourdet présente ensuite le fonctionnement des paradigmes fonctionnels qu’il envisage en termes de circuits interactifs. À l’instar de la lentille convexe, l’auteur nous entraine dans la complexité fonctionnelle de ces modules au moyen d’une focalisation de chacun d’entre eux pour en saisir les rouages. Il postule l’existence d’un « espace psychologique », autrement nommé « P0 », correspondant au « siège […] de l’intention d’énoncer réflexivement et de communiquer » (p. 148). Ce centre de contrôle permet à l’énonciateur d’élaborer ces messages au sein du sous-système énonciatif, dit « P1 », qui « guide le codage et l’encodage des énoncés ». Ce premier niveau permet d’accéder à « P2 » où le monde physique trouve ses échos mentaux. C’est dans cet espace que le signifié se situe et que l’énonciateur puise des idées, des concepts en fonction de la pensée à exprimer. Cette « constitution thématique et prédicative » est par ailleurs soumise à certaines normes conventionnelles inscrites en « P3 ». Après ce passage, il mobilise le sous-système dit « sensibilisateur », étiqueté sous « P4 », rendant compte des capacités phoniques, graphiques, mimogestuelles etc. nécessaires à la publicisation d’un énoncé au moyen de l’ « Interface Filtre », baptisé « P5 ». Enfin, le dernier niveau « P6 », recouvre le monde des référents, des signes matériels y compris ceux produits par les opérations d’énonciation externalisées, et est non pas un sous-système mais un sur-système visant à représenter le monde dans lequel les énonciateurs se meuvent.
8Dès lors, l’infrastructure linguistique proposée est constituée de sept sous-systèmes contenants eux-mêmes un ou plusieurs circuits indexés dont chacun répond à une fonction particulière lors d’un acte énonciatif. Communiquer suppose une interaction entre des univers, des cerveaux différents qui disposent de points de convergences, l’Id-langue et le monde des référents encyclopédiques. Une fois cette architecture posée, l’auteur met à l’épreuve son modèle en l’appliquant d’abord au circuit énonciatif de l’haïtien que l’auteur présente sous un format tabulaire (ou matriciel), et ensuite à l’anglais et au français.
9La seconde partie quant à elle fait état de la « Modélisation prévisionnel » et concerne les chapitres cinq à huit. Le lecteur peut compter sur une exposition quant à l’utilisation du modèle tant pour la génération des énoncés que pour le traitement de leurs ambiguïtés. En effet, son modèle linéariste se veut « diathétisé » et par suite permet de « désambiguïser » l’indétermination du sens d’un énoncé sans enrayer le bonheur communicationnel attaché à cette résolution (p. 158).
10Avant le panorama de rupture et de perspective du linéarisme mis en rapport avec d’autres théories, le lecteur a à sa disposition la proposition d’une équation des objets sémiotiques que l’auteur pose. La mathématisation ainsi élaborée est celle d’une « géométrie de l’espace intellectuelle » dotée de « référentiels adaptés à la localisation de la moindre parcelle significative de […] texte » (p. 168).
11Son huitième et dernier chapitre présente « l’espace » où l’auteur situe son modèle à travers la convocation d’auteurs (Tesnières, Saussure, Martinet, Kerbrat-Orecchioni, Jackobson, Hjelmlev, Culioli, Chomsky, et d’autres), soit en s’en détachant, soit en y souscrivant. Ce chapitre peut-être une première entrée dans cet essai avant une lecture linéaire nécessaire pour une compréhension globale du modèle proposé, original et complet.
12Plus particulièrement, cet ouvrage est à destination des étudiants, des chercheurs, en somme de toutes personnes embrassant (ou voulant embrasser) une vision mathématisable de la langue. Le linéarisme, la théorie générale du langage et de la communication que l’auteur propose englobe une perspective de générativité intégrale « en mesure de reconnaître tout discours, tel que produit » même en alternance codique (p. 200) ce à quoi échoue la générativité restreinte de la « phrase » dérivationnelle chomskyenne. Ce livre reste un essai complexe, justifié par l’entreprise que l’auteur s’est fixée. Il nous la résume en se référant à Hjelmslev (1971 : 17) pour lequel « le but de la théorie du langage est de vérifier la thèse de l’existence d’un système sous-jacent au processus, et celle d’une constante qui sous-tende les fluctuations, et d’appliquer ce système à un objet qui semble tout particulièrement s’y prêter. ». Ainsi a-t-il tenté :
« (i) de mettre au jour un système « sous-jacent au processus » en montrant qu’il s’agit d’un système urbanistique, à savoir l’infrastructure P […] ; (ii) de dégager une « constante qui sous-tende les fluctuations », à savoir le principe homogène d’analyse e = δ(P) expliquant à la fois les fluctuations d’ordre individuel à temps très courts, à savoir la parole δ, et les fluctuations d’ordre collectif de P à temps plus longs, sans pour autant y soustraire la vie ou « l’objet même de l’analyse », placés au contraire au centre du système, puisque δ n’est qu’un véhicule de l’esprit piloté par des vies individuelles exploitant librement des options et degrés de liberté individuels, alors que P tout entier est l’œuvre collective bâtie […] au moyen et comme résultat de processus interactifs historiques et sociaux. » (p. 208-209).
13L’entreprise nous parait réussie. L’apport de cet ouvrage saura trouver l’écho qui lui est dû et être enrichi par d’autres ressources scientifiques.