1Qui sont les lecteurs du livre de poche ? Depuis son émergence et sa consolidation au XXe siècle comme une industrie culturelle, le livre de poche a toujours été entouré de discussions contrastées au sujet sa possible efficacité en matière d’élargissement et de renouvellement des publics. Selon l’éditeur Kurt Enoch (1972), ses adversaires, dans les États-Unis des années 1950, constatant déjà le succès de genres tels que le policier et le western, considéraient ses lecteurs comme incapables de reconnaître la bonne littérature, achetant les livres par impulsion, attirés par ses prix extrêmement bas et les couvertures colorées. En France, l’argument exposé dans le travail de Johannot (1978), selon lequel le public du livre de poche n’est pas fondamentalement différent de celui du même du livre en grand format, a gagné du terrain, à une époque où la théorie bourdieusienne de la Distinction (1976), relayée par les cadres des institutions culturelles, se désintéresse du cinéma grand public et du livre de poche. Aussi, l’argument de Johannot a conduit de nombreux chercheurs, mais aussi décideurs publics, à penser, sur la base d’une observation statistique, que le livre de poche provoquait un effet quasi nul en matière d’élargissement des publics. D’un autre côté, pour ses partisans, y compris les maisons d’édition, le livre de poche est destiné à l’ensemble des lecteurs potentiels du livre en grand format. L’objet est donc vu comme un outil susceptible de stimuler l’intérêt pour la lecture chez les groupes socialement défavorisés et de répondre aux besoins des plus dotés en capital scolaire en leur proposant des collections universitaires, la réédition de classiques et d’œuvres destinées à un usage didactique.
2Aujourd’hui, avec des centaines de collections, dont la plupart sont divisées en séries et sous-séries, couvrant les domaines les plus variés, il est devenu commun de dire que le livre de poche atteint les profils de publics très divers, appartenant à différentes classes sociales. À la lumière des principaux modèles développés par des chercheurs français, qui ont rayonné dans l’administration publique brésilienne, nous proposons, dans cet article, d’analyser le discours sur le public du livre de poche au Brésil. Nous nous demanderons, enfin, dans quelle mesure les pratiques de lecture sur petit format peuvent promouvoir la consommation de livres en touchant un plus large public, comme les maisons d’édition le suggèrent depuis des décennies.
3Le livre de poche n’est pas récent au Brésil. À la fin du XIXe siècle, à la capitale Rio de Janeiro, des éditeurs et des libraires publiaient déjà des collections dans le but d’atteindre un public plus large grâce avec des prix compétitifs, des matériaux simples et bon marché, des thèmes populaires et, dans certains cas, de petit format. Le cas le plus connu est celui de la Livraria Quaresma, créée par Pedro da Silva Quaresma en 1879, connue sous le nom de biblioteca do povo (« bibliothèque du peuple »). Après la Première Guerre mondiale, la ville de São Paulo, en croissance économique, a commencé à se démarquer en devenant l’un des premiers pôles éditoriaux d’Amérique du Sud en matière de livre en petit format avec le lancement de collections, en particulier celles lancées par l’écrivain et éditeur Monteiro Lobato (1882-1948). C’est dans les années 1930, cependant, avec l’élargissement de la scolarité, la Constitution brésilienne de 1934 – reconnaissant en effet l’éducation comme un droit universel – et les réformes institutionnelles, qu’un véritable marché national du livre a émergé. Dans la même décennie, celle qui est considérée comme la première collection de poche du pays, la Coleção Globo, de la Livraria do Globo, située à Porto Alegre, au sud du Brésil, a été lancée. Les exemplaires mesuraient 11 x 16 cm et coûtaient moitié moins cher qu’une édition traditionnelle. Le papier des ouvrages était de qualité inférieure et le tirage était de sept mille exemplaires, ce qui peut être considéré comme élevé pour la période (Amorim, 1999, p. 82). Trois ans seulement après son lancement, la collection dut s’interrompre à cause de sa faible popularité auprès d’un public méfiant envers les éditions en petit format et à des prix accessibles, les considérant « de qualité douteuse » (Amorim, 1999, p. 102).
4Au cours du XXe siècle, d’autres collections de poche ont été publiées au Brésil. Les plus connues sont les Edições de Ouro, créées en 1961 par la maison Tecnoprint (actuellement Ediouro), qui durèrent trois décennies, en publiant des romans populaires et des classiques de la littérature ; et la Primeiros Passos, créée en 1980, et qui publie encore aujourd’hui des ouvrages à caractère introductif clairement inspirés de la philosophie de la collection « Que sais-je ? ».
5Il serait pourtant exagéré d’affirmer que le Brésil a développé et consolidé un marché de livre de poche autonome au cours du siècle dernier. Bien que des collections aient été créées chez des éditeurs réputés, la plupart de ces collections ont échoué dans leur finalité d’élargissement du socle des lecteurs des ouvrages en grand format et beaucoup furent abandonnées peu de temps après leur création. Les meilleurs résultats économiques furent obtenus par les collections qui ciblaient un public spécifique – comme la collection Primeiros Passos – ou qui dépendaient d’un réseau de distribution économiquement intégré – comme la Tecnoprint, entreprise de diffusion qui utilisait ses librairies et ses kiosques pour exposer ses propres titres. Enfin, contrairement au phénomène français, le Brésil n’a pas connu de véritable compétition dans les points de vente pour l’accès à l’espace disponible. Le nombre de collections de poche était limité, ces dernières ne menaçaient guère la domination de maisons publiant exclusivement en grand format.
6Alors qu’en France les collections de poche ont connu un développement quasi continu depuis les années 1950, à tel point que les collections les plus importantes comme Le Livre de Poche, J’ai Lu et Folio, connaissent une longévité s’étalant sur plusieurs décennies, on identifie au Brésil une grande instabilité en ce domaine, avec des périodes de déclin et de renaissanceLe dernier cycle du livre de poche au Brésil a commencé en 1997, avec la parution de la collection L & PM Pocket, publiée par la maison L & PM, à Porto Alegre. Avec un catalogue généraliste, comprenant des biographies, des essais, des bandes dessinées et surtout des romans, elle a réussi à conquérir la confiance des libraires et s’est consolidée comme la plus grande et la principale collection de poche du pays, avec plus d’un millier de titres dans son catalogue.
7Son succès a conduit d’autres grandes maisons d’édition à se décider de (ré)investir dans le secteur, et presque toutes ont aujourd’hui leurs propres collections. Nous pouvons citer la collection Companhia de Bolso, publiée par Companhia das Letras ; BestBolso, par Record ; Saraiva de bolso, par Saraiva ; Portátil, par Cosac Naify ; Globo de Bolso, par Editora Globo ; Ponto de Leitura, par Alfaguara, entre autres.
8Afin de les faire connaître et populariser auprès du public, les maisons ont souvent recours à un discours implicite et souvent explicite concernant les leviers du livre de poche en matière de démocratisation, dans les supports promotionnels, publicitaires ou catalogues destinés aux professionnels : les livres peuvent être achetés par tous, même par ceux qui ont un faible pouvoir d’achat, ils contribuent à l’encouragement de la lecture chez le grand public. Sur son site Internet, Companhia das Letras justifie la création de la collection Companhia de Bolso en déclarant que son but est celui de « rendre le livre encore plus accessible et d’accroître son importance dans la vie quotidienne du Brésilien » (Companhia das Letras, [201-]a, traduction de l’auteur). La L & PM, aussi sur leur page officielle, déclare que la collection L & PM Pocket est un « projet culturel démocratique » (L & PM, [2013], traduction de l’auteur).
9Après avoir massivement diffusé l’information selon laquelle deux millions d’exemplaires de la L & PM Pocket sont vendus par an, Ivan Pinheiro Machado, éditeur et propriétaire de la L & PM, affirme qu’elle « fédère des lecteurs mais aussi des non-lecteurs » (Machado cité par Girão, 2012, traduction de l’auteur). Augusto Carlos Lacerda, ancien propriétaire de la maison Nova Fronteira et fondateur de la maison Lexikon, soutient, quant à lui, que « La grande vertu du livre de poche est son potentiel de massification. Il répond à la demande limitée par le pouvoir d’achat » (Lacerda cité par Machado, 2005, traduction de l’auteur).
10Au Brésil, la collecte régulière et centralisée de données sur les pratiques culturelles est relativement récente, et c’est seulement dans la première décennie des années deux-mille qu’il a commencé à être possible d’effectuer des analyses longitudinales sur les publics. Parmi les rapports aujourd’hui disponibles, la Cultura em Números : anuário de estatísticas culturais (2009 et 2010), l’Indicador de Alfabetismo Funcional (INAF), (de 2001 à 2011), et Retratos da Leitura no Brasi (trois éditions en 2001, 2007 et 2011) sont des outils précieux pour les chercheurs.
11Or, le discours des éditeurs brésiliens paraît teinté d’ambivalence car un certain nombre des travaux ci-dessus (Retratos da Leitura no Brasil, 1984 ; Indicador Nacional de Alfabetismo Nacional, 2002 ; Pesquisa de Orçamentos Familiares (POF-IBGE) et Programa Internacional de Avaliação de Estudantes (PISA), 2013), concordent pour confirmer que le pays est encore loin d’être une nation de lecteurs, en particulier pour les classiques de la littérature. Parmi les raisons invoquées par les interviewés pour justifier ne pas avoir lu durant les trois derniers mois figurent la faible valeur sociale de la lecture dans la société brésilienne et le « manque de temps » (53 %). D’autres raisons comme le manque d’intérêt (30 %) ou de patience (19 %) s’agrègent à ces premiers résultats. Symptomatiquement, avec un pourcentage beaucoup moins important, les répondants à ce type d’enquêtes font part d’obstacles matériels pour lire dus au manque moyens financiers (4 %) ou l’absence de points de vente (2 %). On peut évidemment reconsidérer la première explication (« manque de temps ») comme étant un obstacle matériel, mais les autres réponses montrent que les interrogés privilégient d’autres occupations durant leurs périodes de loisirs. En outre, nous considérons comme très peu probable que 53 % des répondants n’aient pas un minimum de temps libre leur permettant de lire au moins partiellement un livre, ce qui est un réquisit de l’enquête nationale « Retratos da Leitura do Brasil 2011 » pour les classer comme des « lecteurs », de la même façon que les publics « occasionnels » du cinéma sont, en France, les personnes qui vont au cinéma moins d’une fois par an mais n’en reste pas moins des publics. Dans les deux cas, la probabilité d’être un « non-lecteur » ou un « non-spectateur » pur reste extrêmement faible.
12Dans la dernière décennie, et l’analphabétisme complet et fonctionnel a diminué au Brésil (de 39 % en 2001 à 27 % en 2011), et ce pourcentage est généralement retenu dans le discours des acteurs publics pour désigner les lecteurs potentiels de livres imprimés, soit un quart de la population(Instituto Paulo Montenegro ; Ação Educativa, 2011, traduction de l’auteur ; Índice Nacional de Alfabetismo Nacional INAF, 2015).
13Il a été constaté, dans les enquêtes de sociologie des pratiques culturelles, tant en France qu’au Brésil, que les plus grands obstacles à la fréquentation des équipements culturels et à la possession de biens culturels étaient symboliques et non matériels. Les classes inférieures n’iraient pas aux musées, n’achèteraient/ne liraient pas les livres considérés comme « légitimes » et n’écouteraient pas les musiques classées comme savantes et classiques si elles n’avaient pas le « désir de culture », un « sentiment d’absence » (Botelho 2011, p. 9 ; Fleury, 2011). L’argument selon lequel les collections brésiliennes de poche contribuent à promouvoir la lecture au Brésil serait-il, par conséquent, utopique ?
14Au Brésil comme en France, la simple réduction mécanique du prix de vente n’est pas suffisante pour transformer des non-lecteurs brésiliens en lecteurs, même si celle notion est largement suggérée par les discours publicitaires des éditeurs ou par les plus enthousiastes des universitaires brésiliens spécialistes de la sociologie des publics des industries culturelles et médiatiques. En revanche, il apparaît, pour ceux qui ont déjà le désir d’acquérir des livres, que l’expansion des points de vente et la baisse du prix peuvent être des facteurs non négligeables, ainsi que le remarquent les spécialistes de l’économie des politiques culturelles qui parviennent à démontrer que les effets d’opportunité bénéficient généralement aux plus cultivés et aux mieux informés (Farchy et Sagot-Duvauroux, 1994).
15Contrairement à la France, qui a fait de la politique d’équipements culturels le moteur de son action de 1960 à 1990, le Brésil, qui reste sous-équipé en matière d’équipements (8,7 % des municipalités brésiliennes ont au moins un cinéma, 21,20 % un théâtre et 21,90 % un musée et 34 % une librairie (Cultura em Números, 2010) privilégie aujourd’hui une politique de subvention directe de l’usager. Des réductions tarifaires pour les jeunes et les personnes âgées dans les espaces culturels, des politiques incitatives pour baisser le prix du livre à partir de réductions d’impôts, la production d’expositions et de présentations gratuites, entièrement subventionnées, ou encore la création du Vale-Cultura, qui offre aux employés dont les revenus sont inférieurs à cinq fois le salaire minimum des cartes mensuelles d’une valeur de R$ 50 (16 euros environ) acceptées dans la plupart des équipements culturels.
16C’est ce même principe d’abolition des obstacles matériels passant par la subvention directe du consommateur culturel que l’on retrouve dans les discours des éditeurs justifiant le lancement d’une nouvelle collection de poche : l’État, par l’intermédiaire des industries culturelles, doit permettre au brésilien moyen d’acquérir des livres parce qu’ils coûtent moins cher, atteindre de nouveaux publics avec la diversification des canaux de vente et encourager in fine la pratique de lecture, car ces livres sont plus faciles à transporter. Grâce à une campagne de marketing, la collection acquiert le rôle de contribuer à la démocratisation de livres et de la lecture. Ainsi, une collection de poche au Brésil est investie de la même mission qu’un dispositif de médiation.
17L’échec relatif des politiques de démocratisation culturelle initiées par Malraux et ses successeurs est lié à la négation des mécanismes d’attachement et de familiarité avec l’art comme éléments déclencheurs du « désir » de culture. Pour OlivierDonnat « En effet, de nombreux acteurs de la vie culturelle continuent à croire dans la capacité “naturelle” d’attraction des œuvres ou des artistes, ce qui est toujours une façon d’ignorer les mécanismes réels par lesquels est né le désir de culture. Ils restent donc convaincus que les personnes auxquelles ils s’adressent sont prêtes à adhérer à des modèles qui leur sont proposés : selon eux, le désir de culture est toujours là, présent même si muet, caché derrière les “mauvaises habitudes” (télévision, routine ou mentalités qui, comme nous le savons, évoluent toujours lentement) ou barré par des contraintes matérielles (prix, distance par rapport à l’offre, etc.) qu’il suffirait simplement de surmonter pour produire la “révélation”. » (Donnat, 2011, p. 23, traduction de l’auteur).
18Grangeneuve (2003, p. 337), souligne particulièrement, depuis la publication de la deuxième édition des Pratiques Culturelles des Français en 1981, et notamment lorsqu’il a été possible de comparer les résultats de 1981 avec ceux de l’étude menée en 1973, que l’utilisation du terme de « démocratie culturelle » s’impose au détriment de celui « démocratisation ».
19Les résultats de l’enquête de 1997 ont également identifié des changements sociaux qui ont permis de remettre en question certaines thèses concernant les mécanismes de distinction sociale dans les pratiques culturelles. Concernant la lecture, une des conclusions paradoxales de l’enquête 1997 était que les jeunes français de 15-24 ans lisent moins de livres que les autres, même avec un niveau d’éducation plus élevé et en augmentation constante depuis la première enquête de 1973. Ainsi, l’argument selon lequel un meilleur accès à l’enseignement public offre la garantie d’une plus grande pratique de lecture (et d’accès à la culture) de l’individu scolarisé devient difficilement défendable sur le plan politique (Galland, 2003, p. 79-82). L’extrême hétérogénéité des (non-)publics de la lecture, tout comme ceux du cinéma, résiste aux modèles déterministes de la médiation culturelle.
20Certaines transformations sociales expliquent évidemment ce nouveau cadre. Premièrement, la population brésilienne est moins dépendante des normes institutionnelles et religieuses. La socialisation de la famille a aussi faibli, et les parents ont moins de pouvoir de prescription sur les goûts et les pratiques de leurs enfants. L’affaiblissement du lien familial ainsi que les effets modérés de l’éducation formelle sur les pratiques de lecture remet en question, en matière de lecture publique, la thèse de Bourdieu selon laquelle l’école et la famille sont les principaux responsables pour la transmission et la formation du capital culturel (Galland, 2003, p. 81-90).
21En ce qui concerne le livre de poche, en dépit de la baisse des prix, de la diversité des points de vente et de sa plus grande portabilité, sa généralisation ne serait donc pas en mesure d’augmenter le nombre de lecteurs si son contenu n’est pas compréhensible et attractif et si les personnes n’ont pas le « désir » de posséder des livres ou de fréquenter des bibliothèques.
22Une grande partie des collections de poche, indépendamment de leurs pays, a contribué à la diffusion du discours sur la démocratisation de la lecture, sans pour autant posséder une connaissance des aspirations des publics telle que dessinées à travers les enquêtes sur les pratiques culturelles des lecteurs, de part et d’autre de l’Atlantique. On constate ainsi dans les discours des acteurs de l’édition l’adoption d’une idée préconçue selon laquelle la baisse du prix de vente attirerait de nouveaux acheteurs, sans tenir compte des difficultés symboliques d’accès au livre du point de vue du public. Comme l’a souligné Donnat (2011, p 28), ainsi que d’autres chercheurs inspirés de la philosophie de l’éducation populaire comme René Rizzardo ou Jean Caune, un plan de démocratisation doit, avant tout, établir un diagnostic et établir quels sont les changements sociaux souhaités, pour et par l’individu. C’est seulement en passant par une meilleure connaissance du public, mais plus encore du lecteur, qu’il est possible de savoir où et de quelle façon intervenir afin d’atteindre les objectifs. Contrairement à la croyance convenue en la vertu des équipements de lecture publique (bibliothèques), il est de plus en plus évident, dans les études récentes, que les dispositifs de médiation du livre et de la lecture, associés au prix et à une localisation acceptable, peuvent susciter l’intérêt pour la lecture, même parmi des non-lecteurs réguliers.
23Dans cette perspective, l’éditeur Companhia das Letras a créé en 2010 des clubs de lecture inspirés par leur succès aux États-Unis et en Angleterre où cette tradition est ancienne. La proposition est de permettre l’interaction entre les lecteurs ainsi qu’entre lecteurs et médiateur(s), afin d’encourager la pratique de la lecture. Le lecteur est ici également médiateur pour son entourage. Tout en reconnaissant que les Brésiliens ne lisent qu’une quantité limitée de livres par an, et encore moins d’après les études officielles, la Companhia estime que telles initiatives peuvent contribuer à la formation d’un « public de lecteurs plus large » au Brésil en encourageant les dynamiques de sociabilité autour du livre. Chaque mois, une dizaine de personnes dans chacun des 41 clubs situés dans 11 villes brésiliennes se rencontrent dans les bibliothèques, les librairies et autres lieux culturels afin d’échanger discuter autour des titres sélectionnés. Pour la maison d’édition, « ces clubs de lecture épousent les idéaux de la démocratisation des savoirs à partir du livre et encouragent les discussions collectives » (Companhia das Letras, [201-]b, traduction de l’auteur).
24Pourtant, on peut supposer, comme le soulignait Joëlle Farchy à propos des « mieux informés » des effets d’opportunité (Farchy, 1998) que les participants sont déjà des lecteurs réguliers, et, si tel est le cas, le pouvoir des clubs dans la formation de nouveaux lecteurs reste limitée. Reste le club de lecture créé par la Companhia das Letras dans la prison pour femmes de Santana, dans l’État de São Paulo. Depuis 2011, un groupe composé par trois employées liées au centre éducatif de la prison et seize détenues offrent des cours aux détenues n’ayant pas terminé les études (Ferrari, 2011). Sur un an, elles lisent 12 livres, un par mois, et en discutent lors d’un groupe de discussion. Selon le rapport du médiateur, les détenues qui n’étaient pas des lectrices assidues sont, à l’aide du club, entrées en contact avec des œuvres qui n’étaient pas présentes dans leur univers :
« Au long de la première année, le groupe a lu douze livres. La moyenne nationale est de trois livres par an. Nous avons commencé par des lectrices à la recherche d’un dénouement heureux dans les ouvrages et avons fini le premier tour avec un débat houleux autour du livre Disgrâce, de J.M. Coetzee. C’est très peu de temps pour un résultat aussi efficace. Quelles sont les raisons de telle réussite ? » (Ferrari, 2013, traduction de l’auteur)
25D’autre part, ce qui apparaît comme étant un succès de ce club résiderait dans sa faculté à proposer des œuvres d’univers ou de registres encore inconnus des détenues, ce qui leur a permis d’éprouver le plaisir de lire des œuvres classées comme « haute » littérature, mais cela n’a pas suffi à les transformer en lectrices sans l’aide d’une médiation :
« Récemment, une ancienne participante a pris contact avec moi sur Facebook. Elle m’a dit qu’après être sortie de prison, elle n’avait plus jamais lu et que nos réunions lui manquaient. Elle a dit avoir commencé des études universitaires et, encore une fois, a repensé au club avec nostalgie. Dans sa nouvelle vie, hors du système carcéral, ses chances de lire douze livres par an restent infimes. C’est dommage, car elle était une bonne lectrice et médiatrice auprès des autres, et maintenant qu’elle est rentrée chez elle, la littérature ne semble plus avoir de place dans sa vie. » (Ferrari, 2013, traduction de l’auteur).
26L’initiative a démontré qu’il est possible de réactiver le désir de culture par la médiation. En même temps, la difficulté de maintenir sur la durée une habitude de la lecture montre qu’il reste encore beaucoup à faire en matière de médiation de la lecture, et que la pratique ne se matérialise pas par le simple contact avec les œuvres ou par la réception positive de certains titres spécifiques. Il s’agit d’un processus long, qui implique des facteurs matériels, telles que l’accès, le prix et la diversité des titres proposés ; et symboliques, développées tout au long de la vie, par la famille, l’école, le groupe d’amis et les médias. Seule une bonne connaissance du public de la lecture peut surmonter chacun de ces obstacles.
27En dépit du discours publicitaire des éditeurs et des encouragements ces politiques publiques de lecture passant par ces derniers, il n’est pas possible de soutenir l’argument selon lequel les collections de poche permettraient de démocratiser à elles seules l’accès aux livres, et d’encourager la lecture chez les non-lecteurs. En particulier au Brésil, où les barrières symboliques sont encore importantes, la simple offre publique d’un livre vendu à un meilleur prix ne s’avère pas une action susceptible de provoquer des changements majeurs dans les pratiques de lecture. D’ailleurs, parmi les listes de best-sellers vendus au Brésil, produites et compilées par différents médias tels que le site PublishNews, on ne trouve que rarement un livre de poche.
28En tant que stratégie marketing, le discours sur la démocratisation reste, au Brésil, un moyen efficace pour renforcer la légitimité des collections de poche dans l’espace public et les imposer comme des auxiliaires efficaces des politiques de lecture. Cependant, les enquêtes sur les publics de la lecture montrent que la formation des lecteurs requiert des efforts qui dépassent le simple cadre discursif et promotionnel sur la vertu de ces objets de médiation. La conquête de nouveaux publics de la lecture s’avère évidemment plus efficace lorsque des pratiques de médiation sont développées, même de portée limitée et sans garantie de succès, car elles permettent une plus grande proximité avec le public potentiel, contribuant à mieux connaître les obstacles symboliques, qui sont encore des défis majeurs à relever pour réactiver le « désir » de culture et de lecture. Force est de constater que les dynamiques d’attachement ou de rejet du livre restent encore à identifier avec plus d’acuité pour les chercheurs en SIC, notamment les effets du temps lors de la sortie des individus des dispositifs de médiation. Enfin, l’enseignement majeur de ce type de politique sectorielle reste l’usage, tant discursif que politique, fait des résultats des enquêtes sur les pratiques de lecture, et notamment, la définition de ce qu’on appelle un « non-lecteur » pour des individus alphabétisés en mesure de lire sur différents supports (notamment numériques), enfin, les modalités de constitution des questionnaires sur les publics de la lecture, dont on s’aperçoit qu’ils ne peuvent être définitivement basés sur l’expérience d’autres enquêtes sur les pratiques culturelles.