Proulx Serge, La participation numérique : une injonction paradoxale
Proulx Serge, La participation numérique : une injonction paradoxale. 2022, 182 p, Paris, Presses des Mines, Collection « Sciences sociales ». ISBN : 978-2-35671-606-4. 22,00 €
Texte intégral
- 1 Proulx, S. (2022). La participation numérique : une injonction paradoxale. Paris, Presses des Mines (...)
1L’ouvrage de Serge Proulx La participation numérique : une injonction paradoxale1 a été publié en 2020 par les Presses des Mines. Son auteur, Serge Proulx, est sociologue. Il cumule les titres de professeur émérite à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal, de professeur associé à Télécom ParisTech, de membre du Laboratoire sur la communication et le numérique (LabCMO) et de chercheur associé au Centre d’Analyse et de Recherche Interdisciplinaires sur les Médias (CARISM). Il peut être donc considéré comme un chercheur international dont le spectre des travaux témoigne une large interdisciplinarité.
2L’ouvrage de 185 pages est composé de 9 chapitres, regroupés en trois parties. Il s’agit d’une série d’articles déjà publiés entre 2007 et 2018 et regroupés ici en étant partiellement réécrits pour certains d’entre eux.
3Dans sa préface, Josiane Jouët, professeure émérite en sciences de l’information et de la communication de l’Université Paris Panthéon-Assas, souligne l’importance de la contribution des travaux de Serge Proulx à « la compréhension des changements de société liés à la place croissante prise par les médias et les technologies de communication dans la vie quotidienne », un domaine aujourd’hui regroupé sous le vocable de sociologie des usages.
4L’ouvrage cherche à démontrer que l’adoption de dispositifs numériques, parmi lesquels les réseaux socionumériques et permettant des pratiques numériques comme la participation en ligne, s’impose dans de plus en plus de domaines : politique, art, technologie, science, etc. Face à ce développement rapide et généralisé, l’auteur propose de mobiliser de manière pluridisciplinaire un appareil critique de plusieurs sciences humaines et sociales, pour interroger la signification de ce mode d’agissement des citoyens, des chercheurs, des artistes. Sommes-nous encore capables de faire preuve d’une certaine liberté pour agir comme citoyen dans un monde de plus en plus connecté ? Disposons-nous d’une capacité à conserver le contrôle sur nos vies et à leur assurer une part de secret, un espace d’intimité qui reste inaccessible aux dispositifs du Web ? Quel projet politique peut-il être proposé pour reconquérir ce qui ressemble déjà à des renoncements, souvent volontaires, à nos libertés individuelles et collectives ? Ce sont là quelques-unes des interrogations qui irriguent l’ouvrage de Serge Proulx.
5La première partie de l’ouvrage, intitulée Participer au monde numérique, évoque l’histoire et les diverses modalités de la participation numérique qui semble s’imposer progressivement de façon inéluctable à tous les champs de la société. Certains groupes sociaux se forment autour et par la participation en ligne, en constituant des « communautés » virtuelles, dont les subjectivités sont le plus souvent volontairement exposées. Mais très vite, l’auteur identifie une sorte d’injonction paradoxale dans ce mouvement d’une extension du domaine de la participation numérique en ligne dont les effets sur les individus et les collectifs concernés ne sont que rarement documentés.
6Lorsque Serge Proulx évoque la notion d’injonction paradoxale au point de l’utiliser dans le titre de l’ouvrage, il fait référence explicitement aux recherches de l’anthropologue Gregory Bateson et à ceux de l’École de Palo Alto en matière de communication. Rappelons que la notion d’injonction paradoxale, autrement appelée double contrainte (double bind), se définit comme une situation intenable d’obligations contraires, dont les effets psychiques sont délétères parce qu’aucune issue rationnelle ne se présente.
7Si l’auteur mobilise la notion d’injonction paradoxale, c’est pour caractériser le processus que la « société de l’information » impliquerait. D’un côté, une forme d’obligation est faite aux citoyens d’adopter les dispositifs numériques au nom d’un progrès incontournable même si certains d’entre eux prennent conscience que cette évolution se traduit par des inégalités sociales dans l’accès et l’usage de ces dispositifs. Dans le même temps, le sentiment de ne pas pouvoir se tenir à distance des différentes formes d’injonction numérique génère un sentiment de culpabilité, à titre individuel et collectif. Pour dépasser cette situation psychiquement insupportable, des espoirs d’émancipation, de nouvelles formes de communauté (cf. le mythe du « village global »), voire d’une « démocratie cognitive » sont fabriqués, tant par les producteurs des dispositifs que par leurs utilisateurs eux-mêmes.
8La seconde partie, intitulée Usages et appropriation des technologies de l’information et de la communication, évoque certains des travaux de sociologie des usages publiés entre le début des années 1980 et le milieu de la décennie suivante. Puis entre 1995 et 2010, de nouvelles études ont été produites, ayant comme objet l’ethnographie des pratiques d’usage et étant donc moins centrées sur les objets techniques que ne l’avaient été les études précédentes. L’auteur aborde ensuite les différentes modalités de l’inclusion, de l’appropriation et de la participation numérique, autrement dit il cherche à répondre à la question de la contribution de l’usage des technologies au changement social. Serge Proulx mentionne une typologie des médias sociaux proposée par Kaplan et Haenlein en 2010. Celle-ci « croise deux dimensions, la disposition à l’auto-dévoilement d’informations personnelles […] et la richesse/présence du média […], dimension qui combine la richesse médiatique à la capacité du média à reproduire une « présence sociale » » (p. 99). Serge Proulx s’étonne de nos comportements d’acceptation volontaire de diffusion de nos données personnelles et de nos intimités sur les médias sociaux. Pour le sociologue, cette tendance nous conduits inéluctablement vers des formes « d’intériorisation douce du contrôle social » (p. 107), autrement appelée soft surveillance et qui fait écho à la notion de « société de contrôle » du philosophe Gilles Deleuze. Serge Proulx conclue cette seconde partie sur les nouvelles orientations de nos pratiques numériques qui ont progressivement fait l’objet d’une marchandisation de ce qu’il appelle les « liens intersubjectifs ». Pour l’auteur, il s’agirait d’un projet du système capitaliste de « monétisation du capital social des internautes au seul profit des entreprises de l’Internet » (p. 108). L’apparition et l’essor fulgurant et massif des médias sociaux méritent pour l’auteur de les décrire mais aussi d’en identifier les enjeux éthiques et politiques. Pour limiter les risques de telles dérives, l’auteur propose de développer des actions de formation et de sensibilisation, ce qu’il appelle une « éducation critique aux médias numériques » notamment à destination des plus jeunes publics, qui leur permettrait de prendre conscience et de limiter leur exposition aux risques de la diffusion de données personnelles sur les médias sociaux.
9La troisième partie, intitulée Une puissance d’agir dans un monde fortement connecté, présente plusieurs cas d’étude de l’auteur sur la façon dont les dispositifs socionumériques ont été mobilisés par diverses démarches citoyennes et mouvements insurrectionnels.
10Le premier cas est celui présenté dans le chapitre 7 de l’association Tele Botanica, un réseau associatif socionumérique francophone œuvrant depuis 1999 pour la production et le partage de savoirs et de savoir-faire dans le domaine de la botanique, qui emprunte les valeurs et les principes de fonctionnement des mouvements de l’open source, de l’open data et de l’open access.
11Le second cas d’étude regroupe dans le chapitre 8 l’analyse de l’usage des réseaux socionumériques par des mouvements insurrectionnels apparus dans plusieurs pays du Proche et du Moyen Orient, parfois baptisés « Printemps arabe » ou « Réveil arabe », et de révoltes populaires survenus dans plusieurs pays occidentaux : Occupy Wall Street aux États-Unis à l’automne 2011, Indignados en Espagne en 2011 et 2012, Nuits debouts et Gilets jaunes en France respectivement en 2016 et 2018.
12Ces deux cas d’étude permettent à l’auteur de s’interroger sur la possibilité pour la participation numérique en ligne de représenter une réelle possibilité de distribuer plus démocratiquement la capacité d’agir des citoyens, que ce soit individuellement ou collectivement. Cette participation numérique permet-elle de définir de nouvelles manières de faire science, de traduire de nouvelles pratiques démocratiques ? Ou bien, ne constitue-t-elle qu’une illusion alimentée par des désirs égocentriques d’être au centre de l’attention virtuelle ? Cette pratique n’est-elle qu’une ruse organisée par les acteurs économiques et politiques pour transformer les usagers du numérique en des consommateurs aveuglés par les mirages de l’immédiateté et de la totalité auxquelles la participation numérique en ligne donne le sentiment de pouvoir accéder ?
13Pour tenter de répondre à ces diverses questions, l’auteur propose dans le chapitre 9 d’interroger la notion de « capitalisme cognitif » qui constituerait la troisième ère du capitalisme. Né dans les années 1970 avec l’apparition et le déploiement surtout dans les années 1980 des dispositifs numériques, cette nouvelle forme de capitalisme correspondrait au « postmodernisme ». L’ère du capitalisme cognitif se caractériserait par le fait de voir les contributions socionumériques des individus et de leurs collectifs, accumulé et exploité par les acteurs du capitalisme informationnel (notamment les GAFAM) dans des processus de monétisation croissante de l’économie numérique. Dans ces processus, la valeur de l’information n’est plus liée à la place du travail dans sa production mais à ce qu’elle permet de projeter comme valeur future. Cette analyse s’inspire de celles, sociologiques, économiques et de sciences politiques, concernant la place du travail immatériel dans l’organisation du travail. Ces études ont fait émerger la notion de « postfordisme », apparu avec le courant du néolibéralisme, comme une nouvelle forme d’organisation du travail s’appuyant sur l’usage des technologies d’information et de communication. L’objectif de l’ère actuelle serait ainsi de permettre de gagner « en flexibilité et en connexion directe entre les pôles de la conception/distribution/fabrication » (p. 143).
14Le Web offre l’opportunité de nouvelles pratiques professionnelles et pas seulement dans la sphère de l’intime. Certains de ces nouveaux emplois sont très reconnus et valorisés (web designers, développeurs de plateformes) alors que d’autres sont largement invisibilisés, parce qu’ils cumulent une faible valeur ajoutée et un très faible niveau de rémunération. C’est le cas par exemple de certaines activités regroupées sous le vocable du digital labor, largement documenté par le sociologue Antonio Casilli, et qui ferait émerger un « cognitariat », une sorte de nouvelle classe qui rassemblerait les prolétaires du capitalisme cognitif (p. 152).
15L’auteur analyse les conséquences politiques de notre consentement, trop rarement éclairé, du Web. Ainsi, le capitalisme informationnel trouve dans nos pratiques numériques de quoi alimenter son entreprise de monétisation de nos données sur le Web issues de nos pratiques des plateformes, au point de constituer un « capitalisme des plateformes ».
16Serge Proulx déconstruit les processus en œuvre dans « l’utopie communicationnelle numérique » et en identifie les diverses manifestations. Ainsi, le Web participe de la construction d’un nouvel éthos langagier et comportemental, de nouvelles manières d’être, de nouvelles habitudes qui témoignent de nous et de nos relations à autrui.
- 2 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. I. La Présentation de soi et II. Les Relati (...)
17Le plus souvent, nous acceptons de nous soumettre aux conditions d’usage des technologies de communication et d’inclusion numérique parce qu’elles nous font miroiter des possibilités de production et de contrôle de notre image de nous sur les autres. Pour l’auteur, cette entreprise participe d’une nouvelle modalité de la « présentation de soi dans la vie quotidienne » pour reprendre le titre de l’ouvrage du sociologue Erving Goffman2. Pour Serge Proulx, mobiliser l’approche interactionniste permet de montrer en quoi les médias sociaux numériques sont le lieu, pour leurs usagers, d’une entreprise de contrôle de leur image qu’ils projettent d’eux afin de maximiser leur influence sur autrui. « Cette « présentation de soi » se traduit souvent par […] un auto-dévoilement de soi [qui] consiste en une divulgation vers autrui, de manière à la fois consciente et inconsciente, de sentiments personnels ou intimes qui se veulent cohérents avec la représentation globale que la personne se fait d’elle-même » (p. 98).
18Pour synthétiser cette approche, Serge Proulx propose une typologie des médias sociaux reprise des travaux de Kaplan et Haenlein. Cette typologie croise la disposition à l’auto-dévoilement d’informations personnelles de la part des internautes avec la richesse/présence du média, une dimension qui combine elle-même la richesse médiatique à la capacité du média à reproduire une « présence sociale ». Mais l’auteur reconnaît lui-même que cette typologie n’est pas figée, et qu’elle présente des « idéal-types », dont les pratiques numériques montrent les passages possibles entre les types identifiés.
- 3 Parmi ses premiers ouvrages, on peut citer Changer de Société. Déclin du nationalisme, crise cultur (...)
19Serge Proulx n’est pas un nouvel entrant sur la scène des auteurs du numérique. Voilà quarante ans que ce chercheur canadien écrit sur les effets des dispositifs numériques sur nos sociétés. Il a été un observateur attentif très tôt à la place des technologies de l’information et de la communication dans les processus de communication, notamment à partir des années 1980 lorsque l’auteur a commencé à effectuer ses observations et à publier ses premiers travaux de recherche3.
- 4 Shoshana Zuboff, L'âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020, 720 p.
- 5 Evgeny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique des big data, Paris, Les Prairies ordinair (...)
- 6 Bernard E. Harcourt La Société d'exposition. Désir et désobéissance à l'ère numérique. Paris, Le Se (...)
- 7 Bernard Stiegler, Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui libèrent, (...)
- 8 Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, 432 p.
20Avec ce livre, Serge Proulx ajoute son nom à une liste déjà bien fournie d’auteurs ayant produit des essais qui proposent diverses analyses critiques des dérives de nos pratiques numériques les plus récentes. On peut mentionner les noms d’auteurs connus comme Shoshana Zuboff4, Evgeny Morozov5, Bernard E. Harcourt6 et en France ceux de Bernard Stiegler7 et de Dominique Cardon8, la plupart de ces noms étant crédités par Serge Proulx. Ces auteurs adoptent majoritairement un point de vue militant de critique politique et de dénonciation. De son côté, Serge Proulx cherche à travers ses articles, à porter un diagnostic sociologique sur des phénomènes sociaux en cours. Mais l’auteur souhaite aussi que ses recherches aident les lecteurs à prendre la mesure des changements qu’impliquent les usages des dispositifs numériques dans nos sociétés, dans une approche socio-anthropologique et sociopolitique de nos pratiques sociales en lien avec ces dispositifs.
21D’un accès aisé pour la plupart de ses chapitres, l’ouvrage de Serge Proulx peut être lu mais pas uniquement d’une façon linéaire, chacune des parties proposant des contributions complémentaires, accompagnées à chaque fois d’une riche liste de références bibliographiques regroupées en fin d’ouvrage et empruntant à des domaines de recherche très divers.
22L’ouvrage peut être utilement lu, aussi bien par des étudiants que des chercheurs ou des citoyens s’intéressant aux conséquences de l’usage de dispositifs numériques. Chacun de son point de vue, peut trouver dans l’ouvrage comment penser les injonctions à la participation numérique et décoder les effets de ces injonctions sur nos pratiques sociales, à titre individuel ou collectif.
23Il ne s’agit pas pour l’auteur de prôner de façon illusoire une dénumérisation de nos nouvelles pratiques sociales, mais d’identifier les voies possibles d’une appropriation raisonnée et adaptée à chacune et chacun. En prenant conscience des phénomènes sociaux en cours, il devient possible de se tenir à distance d’une adoption aveugle des médias numériques. Il en va d’une dimension éthique et politique des usages de ces médias, au moment où certains d’entre eux comme les réseaux sociaux numériques sont vilipendés et menacés de restrictions. Face à la tentation d’une limitation des usages de ces médias, l’ouvrage de Serge Proulx invite à réfléchir aux conditions d’une éducation critique à ces médias.
24Assurément, le livre de Serge Proulx et, au-delà, l’ensemble de son œuvre de chercheur, constituent une contribution majeure à une réflexion indispensable sur nos pratiques sociales numériques et tenter de trouver une issue à la situation d’injonction paradoxale qu’elles impliquent.
Notes
1 Proulx, S. (2022). La participation numérique : une injonction paradoxale. Paris, Presses des Mines, Collection Sciences sociales, 2020.
2 Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. I. La Présentation de soi et II. Les Relations en public, Paris, Éditions de Minuit, 1973, 256 et 372 p.
3 Parmi ses premiers ouvrages, on peut citer Changer de Société. Déclin du nationalisme, crise culturelle, alternatives sociales au Québec (Direction de l’ouvrage avec Pierre Vallières), Montréal, Éditions Québec-Amérique, 1982, 298 p.
4 Shoshana Zuboff, L'âge du capitalisme de surveillance, Paris, Zulma, 2020, 720 p.
5 Evgeny Morozov, Le mirage numérique : Pour une politique des big data, Paris, Les Prairies ordinaires, 2015, 129 p.
6 Bernard E. Harcourt La Société d'exposition. Désir et désobéissance à l'ère numérique. Paris, Le Seuil, 2020, 336 p.
7 Bernard Stiegler, Dans la disruption : Comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui libèrent, 2016, 480 p.
8 Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, 432 p.
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Référence électronique
Christophe Tufféry, « Proulx Serge, La participation numérique : une injonction paradoxale », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15296 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.15296
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