Delaporte Chloé, La culture de la récompense : Compétitions, festivals et prix cinématographiques
Delaporte Chloé, La culture de la récompense : Compétitions, festivals et prix cinématographiques. 2022, 380 p., Presses universitaires de Vincennes. ISBN : 9782379242380. 14,99 €
Texte intégral
1Corporations, syndicats professionnels, institutions, académies, entreprises, think tanks, associations, collectivités… Tout le monde ou presque récompense des films. Mais pourquoi donc ? Dans cet ouvrage, Chloé Delaporte change de focale par rapport à la littérature sur ces dispositifs, portant habituellement sur l’esthétique des films promus ou encore les effets des prix sur la carrière d’un film ou d’un ou une cinéaste ; elle s’intéresse aux organisateurs de ces prix. Qu’est-ce qui motive leur action ? Pourquoi s’engager dans « l’économie récompensatoire » ? Elle fait ainsi le choix de montrer « l’envers du décor », en déconstruisant les logiques de leur mise en œuvre, les stratégies dans lesquelles ils s’inscrivent, avec l’idée que les prix valorisent autant les récompenseurs que les récompensés. En cela, le titre de l’ouvrage peut être trompeur : il s’agit moins des « compétitions, festivals et prix cinématographiques » que des remetteurs de prix. Chloé Delaporte propose ainsi une analyse socio-économique des usages et enjeux des festivals et des prix dans les sociétés libérales capitalistes contemporaines, à partir du cas français. En croisant la sociologie pragmatique des arts et de la culture, de l’économie critique des biens symboliques et des film festival studies, l’ouvrage comble un certain impensé dans les études cinématographiques et audiovisuelles.
2L’enquête qui le compose est en outre le fruit d’une démarche originale, qui croise différentes méthodes. Tout d’abord, un travail d’identification des prix existants ou ayant existé en France a permis de créer une base de données représentative : plusieurs milliers de prix ont été référencés. Une analyse de la littérature grise (organigrammes, statuts, bilans…) a permis de compléter les informations relatives à chaque prix. Du point de vue qualitatif, la chercheuse a réalisé des observations directes ethnographiques parfois participantes dans 24 cérémonies de remise, aux formats divers. Elle a en outre réalisé 74 entretiens avec des acteurs de l’économie récompensatoire cinématographique aux rôles et fonctions variés : dirigeant·e·s d’institutions, membres de jurys, délégués généraux ou artistiques de festivals, responsables de structures culturelles et associatives, directeurs de communication ou marketing managers. L’ouvrage se fonde donc sur un volume impressionnant de matériau de première main.
3Le premier chapitre porte sur l’histoire des prix cinématographiques, ces derniers étant apparus quasiment en même temps que le cinéma lui-même, dès le début du xxe siècle. L’autrice identifie trois grands types de prix : les prix singuliers, ayant une fonction mémorielle et une revendication esthétique (par exemple le prix Jean Vigo, fondé en 1951) ; les prix festivaliers, comme le festival de Cannes, depuis 1946 (précisons que les festivals ont pour but de montrer des films, leur sélection étant déjà récompensatoire en soi ; si tous n’ont pas de dimension compétitive, celle-ci est souvent souhaitée et parfois contrainte). Enfin, on trouve les prix « en bouquet » (comme les César depuis 1976), où un même organisateur remet plusieurs prix spécialisés lors d’une cérémonie unique. Le nombre de dispositifs récompensatoires a connu une forte inflation depuis les années 1980, liée à plusieurs facteurs : décentralisation et mise en concurrence des territoires, développement des prix organisés par des agences de communication et fondations d’entreprises, dans une période de généralisation des « relations publiques » et de la communication événementielle ; dans les années 2000, avec la généralisation des outils et supports numériques, des festivals en ligne font également leur apparition, tel MyFrenchFilmFestival développé par Unifrance. Depuis 2010, on assiste à ce que Chloé Delaporte appelle un « feuilletage » des prix, une « sédimentation » : les dispositifs viennent s’empiler les uns sur les autres ou côte à côte, développant des stratégies de distinction, de différenciation et de spécialisation.
4La deuxième partie est consacrée à une théorisation des prix cinématographiques. Elle est l’occasion de se familiariser avec le vocabulaire de la chercheuse, construit pour restituer les résultats de la recherche. Par exemple, le concept d’« économie récompensatoire », formée par le millier de festivals et récompenses sur des secteurs variés, est une abstraction conceptuelle qui sert de trame à la théorisation du phénomène. L’autrice développe une approche pragmatique, qui postule que les objets n’existent pas en dehors de leur appréhension humaine : la valeur des biens symboliques est le fruit d’une opération sociale, conséquence de la position de l’artiste au sein des champs de production culturelle. Elle critique du même coup les approches « immanentistes » de la culture, considérant la qualité comme étant immanente aux œuvres, naturalisant ainsi les processus de valuation de celles-ci, comme si les prix la « dévoilaient » au public. Elle nomme « Illusio » cinématographique, en se référant à « l’illusio » développé par Bourdieu, l’invisibilisation de la valuation comme production de valeur et la croyance dans l’immanence de la qualité artistique.
5Le reste de l’ouvrage est structuré en suivant les différentes logiques identifiées chez les différents organisateurs de prix : logique de champ, de marque, de classe, militante, ainsi qu’un cas limite, celui de l’éducation à l’image. Chaque chapitre est le lieu de développement de plusieurs études de cas détaillées, fondées sur des entretiens, des observations directes (dont on trouve des illustrations dans l’ouvrage), ainsi que l’étude de la littérature grise. On découvre ainsi, au fur et à mesure de la lecture de l’ouvrage, tout l’intérêt des prix cinématographiques pour structurer un champ professionnel (logique de champ) ; capitaliser sur l’image du cinéma pour améliorer la sienne propre (logique de marque) ; démontrer son pouvoir et le maintenir (logique de classe) ; s’autopromouvoir au sein du système avec les outils pensés par les dominants dans le but de faire avancer des causes spécifiques (logique militante) ; mettre en œuvre une politique « d’éducation à l’image » envers des publics conçus comme spécifiques, qu’ils soient élèves du primaire ou du secondaire, ou détenus (cas-limite de l’éducation à l’image).
6On retiendra que « les prix cinématographiques (et plus largement audiovisuels) servent à bien plus de choses qu’à distinguer des films » (p. 337). Les prix n’impliquent pas que les lauréats, ces derniers étant la « pointe émergée de l’iceberg récompensatoire » (p. 77). Une des thèses centrales de l’ouvrage est qu’évaluer et récompenser, c’est aussi s’autovaluer ; c’est une manière, pour les organisateurs de prix, d’affirmer leur existence, leur expertise et leur légitimité. « La culture de la récompense se caractérise par une double injonction (« récompenser » et « être récompensé »), où le passage des individus d’un statut à l’autre (être celui ou celle qui récompense versus celui ou celle que l’on récompense) donne l’illusion d’un affaiblissement des rapports de domination […] où « tout le monde » peut être juge, et donc jugé » (p. 46).
7Se dessine une critique d’une culture complice du capitalisme : la culture de la récompense est en phase avec l’idéologie libérale individualiste et compétitive. La classe dominante a intérêt au maintien et à l’entretien de l’économie récompensatoire cinématographique, car elle leur assure à bas coût la valuation des biens symboliques dont elle possède les moyens de production et de diffusion, procède à une naturalisation des rapports de domination et justifie les inégalités qui structurent les sociétés capitalistes. Chloé Delaporte restitue également les dominations sociales qui s’exercent selon des rapports de genre, de sexualité, d’âge ou de « race », mais aussi la domination de classe, puisque les lauréats des prix sont souvent des sujets fortement dotés de capitaux économiques, sociaux et culturels. L’espace de l’économie récompensatoire se construit en homologie du reste du monde social où se rejouent les mêmes discriminations. Même le maintien ou le ménagement d’espaces de marginalité (la « logique militante ») nourrissent le système et lui permettent de se reproduire, constituant ainsi un idéal capitaliste, « puisque les acteurs dominés soit participent de bon gré aux dispositifs mis en œuvre par les dominants, soit initient des dispositifs parallèles au sein de pôles qui, au bout du compte, assurent la solidité du système pensé par les dominants » p. 345. Pour résumer, l’autrice restitue les prix dans un contexte libéral et capitaliste d’industrialisation de la culture.
8Cet ouvrage très riche, bien documenté et bénéficiant d’un socle théorique étayé, présente un grand intérêt pour bien comprendre le paysage des récompenses en France et en saisir les enjeux. Il intéressera particulièrement les sociologues de la culture ainsi que les chercheurs et chercheuses en sciences de l’information et de la communication et en études cinématographiques ; il est accessible également aux étudiant·e·s. Son approche originale et critique des industries culturelles en fait une référence importante, qui fera date, dans l’étude des conditions socio-économiques de diffusion et de valorisation des films.
Pour citer cet article
Référence électronique
Sabine Bosler, « Delaporte Chloé, La culture de la récompense : Compétitions, festivals et prix cinématographiques », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 19 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/15274 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.15274
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