- 1 Il s’agit de la formulation de la question dans les études mobilisées ici pour traiter des expositi (...)
- 2 Voir également le texte d’Anne Jonchery dans ce même dossier.
1L’article interroge les (re)compositions des publics de musées à l’ère numérique en analysant les profils de visiteurs sur internet, les usages des expositions et les modes de réception des œuvres et de leurs médiations. Bien qu’encore minoritaire, la « visite virtuelle d’exposition, de musée »1 a connu un regain d’intérêt lors de la fermeture des musées imposée par les confinements sanitaires, passant de 9 % des Français concernés en 2018 à 12 % en 2020 (Jonchery, Lombardo, 2020)2. Cette augmentation de trois points « reflète-t-elle une augmentation d’un tiers des publics » (p. 20) et, rajoutons-nous, une diversification de leurs profils ? Pour y répondre, les publics sont identifiés en recherchant ce qui fait consensus dans les usages des expositions produites par les institutions culturelles sur internet, pour in fine, établir des catégories de visiteurs en ligne.
- 3 Recherche financée par le Ministère de la culture/DEPS en réponse à l’APR sur l’enquête « Pratiques (...)
2Si le lien aux pratiques observées in situ à partir d’un cas particulier d’exposition en ligne forme un cadre de référence essentiel pour appréhender l’impact d’internet sur les pratiques de visite et les modes de réception, il s’agit plutôt ici de produire un cadre général d’analyse des publics de musées sur internet. L’enquête dont les résultats sont présentés ici s’inscrit dans le cadre d’une recherche post-doctorale menée entre avril 2021 et octobre 2022 au sein de la Délégation à la stratégie et à la recherche de la Bibliothèque nationale de France3. Le propos se déroule en trois temps : il établit le cadre d’analyse des publics des expositions en ligne puis décrit les profils de visiteurs en ligne, des plus éloignés aux plus familiers des musées.
3Identifier les publics de musées en ligne peut s’avérer complexe, tant du point de vue de la pratique, hétérogène et mouvante, que du « concept instable » de public (Esquenazi, 2003, p. 3). S’intéresser aux visiteurs d’expositions mises en ligne par des institutions culturelles permet de circonscrire l’objet d’étude, et ainsi d’apprécier les déplacements du périmètre de la notion même de publics de musée. Ceux-ci sont définis selon leur place dans l’espace social mais aussi leurs familiarités muséales et numériques, ce qui permet de situer la visite d’exposition en ligne dans des univers de pratiques culturelles. Ainsi conçus, les publics de musées sont interrogés par leurs manières de visiter les expositions, les contrats de réception passés avec les œuvres et les institutions culturelles en régime numérique, et la construction de carrières de visiteurs en ligne.
- 4 Voir par exemple les enquêtes décennales « Pratiques cultuelles » du Ministère de la culture (Deps)
4Depuis la consultation d’œuvres d’art sur Minitel avec la base La Joconde en 1992 jusqu’aux expositions numérisées sur internet, les manières de visiter les musées à distance sont en constante évolution. Dans un contexte d’injonctions à l’innovation (Appiotti, Sandri, 2020) intensifiées lors des confinements sanitaires, la numérisation d’expositions a permis aux musées d’assurer la continuité de leur mission de diffusion de leurs collections. Conçues comme des « extensions numériques » des musées (Bideran, 2017), les expositions en ligne renvoient à des publics dont les profils, déjà largement documentés in situ4, permettent d’évaluer l’impact d’internet sur leur structuration. Les publics sont pensés sous leur aspect réflexif, par leur capacité à se penser en référence à un collectif (Dayan, 2000) associé à un univers culturel. L’article cherche ainsi à catégoriser les publics de musées sur internet en identifiant ce qui fait « consensus » (Hall, 2007) sur un « système de mode de production de sens » (Odin, 2000, p. 60) dans les usages et les modes de réception des expositions en ligne. Dans les musées, l’appropriation des œuvres et de leurs médiations fait appel à « l’expérience de la familiarité » (Bourdieu, 1968, p. 642) culturelle. Celle-ci est conçue plus largement qu’une approche légitimiste en envisageant divers types de réception qui ne mobilisent pas nécessairement des compétences artistiques. Sur internet, une autre forme de familiarité liée à la manipulation des supports techniques et des formats numériques de navigation oriente également les manières de s’approprier la visite, les œuvres et leurs médiations. L’article questionne donc la (re)composition des publics des musées sur internet à partir de leur « capital de familiarité » (Eidelman, Jonchery, 2011) à la sphère muséale, mais aussi à internet : peut-on parler de publics de musées sur internet et si oui, sont-ils les mêmes qu’in situ ? Existe-t-il des modes d’appropriation des médiations et des expériences de visite qui permettent d’identifier des catégories de publics de musées sur internet ? Enfin, quelles évolutions des rapports des publics aux musées et aux œuvres internet peut-il induire ?
- 5 L’idée d’un contrat de réception passé entre l’artiste et le public a été abondamment analysée, par (...)
5Pour y répondre, l’article met à l’épreuve trois hypothèses de reconfiguration des profils de publics de musées sur internet. Inspirée des utopies de démocratisation portée par internet, la première postule une augmentation et une diversification des publics de musées sur internet. La disparition des barrières économiques (le prix), géographiques (la distance matérielle) et physiques (l’incapacité motrice) permettrait aux expositions en ligne d’élargir le périmètre des publics de musées aux populations qui en sont éloignées. Consulter les expositions en ligne, comme fréquenter les musées, ne présage cependant pas de l’appropriation des œuvres exposées et de leurs médiations. Une seconde hypothèse de diversification des attentes, du type et de l’intensité de l’engagement dans la visite, est alors formulée à l’aune de la notion de contrat de réception5. De visionnement ou de lecture, ce contrat montre les seuils de connivence culturelle entre les publics et les musées en ligne qui partagent un « registre d’interprétation et d’appréciation » (Passeron, Pedler, 1991) commun. Déjà affaibli dans le cas des œuvres iconographiques dont « la nature sémiotiquement équivoque » incite à un « usage faible des œuvres » (Ibid.), ce pacte peut être davantage fragilisé sur internet qui interpose l’écran entre l’œuvre et le visiteur. Supposer une diversification des profils de publics de musées et des pactes de réception artistique sur internet amène enfin à envisager l’émergence de « carrières de visiteurs » (Cordier, Eidelman, Letrait, 2003) sur internet. Dans la lignée d’Howard Becker, la notion de carrière permet de tenir compte de la pluralité des socialisations, aux musées et à internet. Celles-ci façonnent les trajectoires sociales et les régimes de construction d’identités de visiteurs (Eidelman, Gottesdiener, Le Marec, 2013). La carrière est envisagée dans une « séquence ordonnée » (Becker, 1963, p. 46) par des seuils de médiation qui font qu’un passant devient spectateur. Il s’agit ainsi d’identifier ce qui permet aux expositions en ligne de convertir l’internaute en visiteur puis en public (Ethis, 2004), dans un jeu d’enchevêtrement entre familiarités muséales et numériques, « entre complémentarité, opposition, substitution [et de] l’évolution de leur poids relatif » (Nouvellon, 2017). Pour tester ces hypothèses, cet article s’appuie sur une méthodologie d’enquête quantitative et qualitative qui permet d’établir quatre profils de visiteurs en ligne.
- 6 Le traitement statistique par une Analyse des Correspondances Multiples porte sur 24 variables acti (...)
- 7 Ces résultats sont confirmés par des régressions. L’auteure a ici choisi de représenter visuellemen (...)
- 8 La CAH repose sur une matrice des distances calculées par la méthode de Gower qui se centre sur les (...)
6Les traitements secondaires des données de l’enquête ministérielle Pratiques Culturelles 2018 (PC18) (n =9234) permettent de situer la visite d’exposition en ligne dans l’espace social et les univers de pratiques culturelles. Une analyse croisée entre des pratiques culturelles hors ligne et celles réalisées sur internet par des personnes se déclarant visiteurs en ligne (n =897)6 produit une représentation d’espaces culturels par leurs « affinités » (Levi, 2003)7 et leurs différences. Procédant d’une approche bourdieusienne de comparaison de l’espace des préférences culturelles à celui des positions sociales, elle structure une « grammaire du loisir » (Octobre, 2007, p. 21) qui organise les liens entre pratiques au sein d’univers culturels spécifiques. Une Classification Ascendante Hiérarchique8 construit une catégorisation des publics fondée sur « l’appartenance à des communautés d’intérêt plutôt qu’à l’assiduité de la pratique » (Nouvellon, 2017). Les groupes de visiteurs en ligne ainsi formés se différencient par deux principaux facteurs : l’intensité des visites patrimoniales (facteur 1) et l’intensité des usages culturels d’internet (facteur 2). La familiarité muséale joue donc davantage que la familiarité numérique dans la disposition à visiter des expositions en ligne. Ce capital de familiarité est classiquement lié à la position sociale : les cadres et les diplômés de l’enseignement supérieur sont sur-représentés parmi les visiteurs en ligne, qui paraissent similaires à ceux rencontrés aux musées, notamment d’art. Deux grandes catégories de visiteurs d’exposition en ligne émergent alors selon leurs fréquentations des musées, assidue pour les muséovores ou limitée pour les muséomodérés. Le second facteur d’usage culturel d’internet, davantage lié aux catégories générationnelles, module l’effet des milieux sociaux pour obtenir, in fine, quatre groupes de visiteurs en ligne. Les individus de chaque groupe possèdent des (dé)goûts pour les musées et pour les dispositifs numériques qu’ils peuvent partager avec d’autres groupes de visiteurs en ligne : la représentation graphique permet de visualiser la proportion d’individus partageant des pratiques culturelles avec d’autres groupes de visiteurs en ligne (Fig. 1).
Figure 1. Profils de visiteurs de musées sur internet selon leurs pratiques culturelles en ligne et hors ligne
- 9 Entretiens menés auprès de répondants aux questionnaires de l’enquête PC18, de l’observatoire des p (...)
7L’analyse statistique est complétée par une enquête qualitative qui nuance l’effet prédictif des facteurs de structuration des profils de public de musées sur internet. Des entretiens semi-directifs9 auprès de quatre échantillons de répondants (n =65) enrichissent le prototype statistique par les expériences individuelles de visites d’expositions de tous types, ancrées dans des univers de pratiques culturelles. Ils ont été conçus en mobilisant les notions de capital de familiarité muséale et numérique, de contrat de réception et de carrière de visiteurs. Les discours font émerger ce qui fait consensus dans les modes de réception au sein de chaque groupe de visiteurs. Prises ensemble, ces catégories établissent une typologie idéale-typique (Weber, 1919) de profils de visiteurs de musées en ligne. Cette catégorisation est conçue comme un tableau général de pensée des profils, pratiques, usages et expériences des expositions sur internet, de chaque groupe de visiteurs (Tab. 1).
Tableau 1. Caractérisation des profils de visiteurs de musées sur internet
- 10 Sont notées les modalités sur-représentées. Les individus de chaque groupe ne possèdent donc pas sy (...)
|
Muséomodérés
|
Muséovores
|
|
Technocurieux
|
Muséocurieux
|
Traditionnels
|
Augmentés
|
Profil socio-démographiques10
|
25-44 ans / employé-ouvrier
|
> 65 ans / ouvrier / ville > 50 000 hab.
|
Cadre, professions intermédiaires
|
> 25 ans / cadre / études sup. / Paris et agglo/
|
Sorties au musée
|
Modérées (sciences & techniques)
|
Absentes
|
Fréquentes (Beaux-arts)
|
Fréquentes (omnivores)
|
Pratiques culturelles en ligne
|
Variées
|
Modérées
|
Modérées (énènements hors ligne)
|
Variées
|
Usages des expositions en ligne
|
Terrain de jeu
|
Support pédagogique
|
Exposition à la carte
|
Exposition en kit
|
8L’exposition peut par exemple être visitée sur internet pour rechercher des médiations ciblées, à la carte, sur une œuvre ou un artiste, ou à des fins de divertissement sur un terrain de jeu explorant les potentialités des outils numériques. L’article explore ces usages selon les profils de publics de musée, en commençant par ceux qui en sont éloignés.
9Peu familiers des musées, les muséomodérés partagent des loisirs centrés sur les pratiques amateurs valorisant la créativité (photographie, tricot, ésotérisme, etc.) ou l’activité (sport, promenades en plein air, etc.). Prenant principalement place dans la sphère domestique, leurs univers culturels donnent le cadre des usages d’internet qu’ils appliquent aux expositions, consultées pour leurs performances techniques ou comme support d’apprentissage autonome.
N’ayant pas eu cette culture du livre, n’ayant pas cette fibre, c’est plus facile effectivement, franchement, et un peu plus ludique et on peut voir les choses en 3D (Homme, 51 ans, cuisinier, petite ville)
- 11 L’indicateur de position sociale retenu est celui de la PCS ménage élaborée par le ministère de la (...)
10Plus petit groupe de public de musée en ligne, les technocurieux (n =137 ; 15,3 % des visiteurs en ligne) préfèrent visiter les expositions hors-les-murs et de façon non planifiée, par exemple lors de déplacements domicile-travail. Davantage intéressés par la thématique des collections exposées qu’à l’établissement organisateur, ils sont peu attachés aux institutions culturelles et visitent indifféremment les expositions montées par des musées ou par des organismes privés. La visite de musée tient une place marginale dans leur univers culturel, davantage marqué par le sport ou les nouvelles technologies. Passant beaucoup de temps sur internet, ils partagent une familiarité à l’ordinateur qui peut être expliquée par son utilisation professionnelle : les ménages employés sont sur-représentés chez les technocurieux (31 % sont à dominante employée et 24 % à un employé et un ouvrier contre respectivement 24 % et 12 % en moyenne11). Très éclectiques dans leurs usages culturels d’internet, les technocurieux déclarent effectuer toutes les pratiques culturelles mesurées par le questionnaire PC18 (pour 98 % d’entre eux contre 33 % en moyenne). Cette omnivorité numérique exprime une curiosité marquée pour les capacités techniques d’internet. D’âges moyens (33 % a entre 25 et 44 ans contre 21 % en moyenne), ils ont été tardivement familiarisés à internet et ont été témoins de ses évolutions technologiques. Ils ont ainsi développé un goût pour l’outil, qui suscite aujourd’hui une forme d’émerveillement pour ses potentialités techniques.
11Sur internet, leurs rencontres avec les œuvres obéissent également à une logique de sérendipité et de faible attachement aux institutions culturelles. C’est à l’occasion de leurs flâneries plus ou moins hasardeuses qu’ils consultent les sites d’expositions, dont ils explorent toutes les possibilités de navigation et de médiations proposées. Leur familiarité numérique confère une place centrale aux formats numériques de navigation dans l’expérience de visite, notamment ceux à 360° rappelant Google maps et son option Google Street View. On retrouve des amateurs de photographies qui ont développé un rapport positif aux dispositifs technologiques et un goût pour l’esthétique numérique. Les technocurieux possèdent ainsi les « connaissances contextuelles » liées à l’environnement numérique qui leur permettent de s’approprier techniquement les visites en ligne. Leurs discours possèdent les « marques » d’un registre techniciste de sens qui oriente les modalités du « contrat de visionnement » (Passeron, Pedler, ibid.) passé avec les œuvres et leurs médiations en ligne. L’appropriation technocurieuse des médiations culturelles en ligne est donc fortement conditionnée par l’aisance pour déambuler dans les espaces numériques à 360°, et également pour manipuler le matériel technique employé pour faire la visite (ordinateur, tablette ou téléphone).
12Leur familiarité numérique, par la manipulation des supports de consultation et des modes de navigation dans l’exposition, leur offre des « prises » pour s’approprier les contenus consultés en constituant une « modalité problématique d’attachement au monde » (Hennion, 2004) des musées. Plus attentifs aux capacités d’action offertes par les modes de navigation dans l’exposition qu’à la médiation scientifique des substituts numériques exposés, les technocurieux apprécient les formats pouvant évoquer les codes des jeux vidéo et sollicitant l’intervention du visiteur. L’interactivité tient de fait une dimension centrale dans la construction technocurieuse du goût pour la visite d’exposition sur internet. Elle offre la « capacité à coproduire “ce qui se passe” » (Hennion, 2004, p. 9) pour faire émerger une expérience positive de la visite en ligne. La maîtrise des dispositifs numériques peut alors nourrir un goût pour la visite d’exposition et initier une « carrière de visiteur » (Le Marec, 2013) en ligne. Celle-ci peut, en retour, renforcer la fréquentation, jusqu’ici anecdotique, des musées. L’usage technocurieux des expositions en ligne comme terrain de jeu numérique témoigne ainsi de l’entremêlement de carrières de visiteurs en ligne et in situ.
Ma fille avait besoin, pour un cours, d’aller voir quelque chose sur le Louvre (Femme, 52 ans, mandataire immobilier, commune rurale)
13Les muséocurieux (n =263 ; 29,3 %) expriment un intérêt pour les musées mais ne les fréquentent presque pas, principalement du fait d’une offre locale rare : ils se distinguent par une sur-représentation de résidents dans des villes de moins de 50 000 habitants. Dans la sphère domestique où ont lieu la majorité des pratiques culturelles, internet tient une place marginale comparativement à la télévision. Valorisant des activités de plein air ou des loisirs créatifs, leurs discours peuvent évoquer une forme de défiance vis-à-vis d’internet, qu’ils utilisent à des fins utilitaires plutôt que de divertissement, par exemple pour connaître des trucs et astuces pour réaliser des ouvrages manuels. Cet usage peut être expliqué par leur faible familiarité à internet, peu utilisé dans le cadre professionnel : ces publics se distinguent par une sur-représentation de ménages ouvriers (pour 14 % d’entre eux contre 7 % en moyenne).
- 12 Extrait d’entretien semi-directif réalisé en présentiel par l’autrice.
14Ils conservent ce rapport utilitariste à internet comme outil de recherche d’informations lorsqu’ils visitent les expositions : en quête de médiations scientifiques, ils visitent les expositions en ligne pour acquérir des connaissances artistiques et scientifiques sur les œuvres. S’ils fréquentent peu les musées, ils se montrent donc curieux des possibilités offertes de les visiter à distance. Ils expriment alors un attachement au musée qui se traduit par la consultation de sites exclusivement institutionnels, jugés fiables. Ils en font un usage pédagogique dans une optique d’accompagnement scolaire des enfants, au sujet d’œuvres ou d’artistes emblématiques de la culture des humanités classiques (Morin, 1969). En termes « d’explications », les muséocurieux considèrent que les « services [sont] les mêmes en virtuel ou en physique »12. Visiter les expositions muséales en ligne dans le cadre de la « parentalité » permet ainsi d’acquérir un « capital de familiarité » à la sphère muséale, tel qu’observé in situ (Eidelman, Jonchery, 2011). Cette activité permet d’obtenir des savoirs artistiques et scientifiques requis par l’école. Marqués par une sur-représentation d’individus possédant un faible niveau de diplôme (le Brevet ou le CAP est le diplôme le plus élevé obtenu pour près de 44 % d’entre eux contre 27 % en moyenne), ils témoignent d’une forme de « bonne volonté culturelle » en utilisant les expositions en ligne pour combler l’écart entre « la connaissance et la reconnaissance » (Bourdieu, 1979, p. 367) institutionnelle du capital culturel possédé. Cette recherche d’acquisition de connaissances artistiques ou patrimoniales s’inscrit ainsi dans une stratégie plus globale de recherche de connivence culturelle au service de la réussite scolaire des enfants.
15Tout comme les « moins dotés en capital culturel » des visiteurs in situ qui peuvent avoir des difficultés à s’orienter dans les espaces d’exposition (Coavoux, 2019, p. 39), les muséocurieux apprécient les formats d’exposition en ligne qui guident et cadrent la découverte, avec des onglets thématiques par exemple. Les expositions sur internet peuvent alors faire office de dictionnaires en ligne chez ces familles modestes (Pasquier, 2018), pour trouver aisément une information sur un contenu culturel. Les muséocurieux établissent ainsi un contrat de réception avec les musées en ligne basé sur des attentes en termes de médiations scientifiques, d’apports de savoirs sur les œuvres à connaître. Au regard des publics de musées, les expositions en ligne participent de la construction de carrières de visiteurs en ligne guidées par la recherche de culture artistique et scientifique.
16Férus de musées, les muséovores possèdent un important capital culturel et une carrière avancée de visiteurs d’expositions. S’ils partagent un « amour de l’art » (Bourdieu, 1969), ils se différencient par leurs expériences de visite en ligne, davantage cognitive chez les visiteurs attachés à l’expérience traditionnelle de la visite au musée, ou liée à une dimension esthétique, voire ludique, chez les visiteurs cherchant une expérience de l’art augmentée par internet. Ces différences d’usage des expositions en ligne traduisent des familiarités muséales et numériques inégalement réparties, et des structurations spécifiques du capital possédé, à dominante plutôt économique chez les premiers et culturelle chez les seconds.
Pas de l’émotion visuelle, mais de l’explication rationnelle, de la mise en contexte (Homme, 69 ans, retraité professeur des écoles, grande ville)
17Les muséovores traditionnels (n =269 ; 30 % des visiteurs en ligne) sont caractérisés par une sur-représentation de visiteurs de musées de peinture et de sculpture (pour 64 % d’entre eux contre 44 % en moyenne) et dans une moindre mesure, d’art moderne et contemporain. Ils partagent une forte reconnaissance de la valeur de l’art exposé aux musées, et un attachement aux institutions qui se traduit sur internet par la consultation quasi exclusive de sites institutionnels. Ayant peu visité de musées pendant l’enfance, ces publics, sur-représentés par des ménages à dominante professions intermédiaires et cadres, ont plutôt construit leur familiarité muséale au cours de socialisations secondaires par le biais de relations amicales et professionnelles : une majorité d’entre eux n’a que peu ou pas visité de musées pendant l’enfance. Partageant une culture patrimoniale, ils font un usage culturel d’internet centré sur la recherche d’informations sur un événement culturel. La communication des musées lors des confinements de 2021 peut toutefois les avoir amenés à visiter des expositions en ligne. Les discours recueillis décrivent alors des navigations reproduisant le comportement de visite adopté au musée : ils y consacrent un temps dédié, parfois en coupant leur téléphone ou en binôme (donc rompant avec un usage solitaire et fragmenté d’internet). Pour la plupart cependant, ces publics déclarent avoir abandonné la version numérique de la visite pour privilégier, voire intensifier, leurs visites des musées.
18Exprimant un fort attachement à l’expérience de la rencontre avec les œuvres au musée, les muséovores traditionnels distinguent l’expérience esthétique et affective des œuvres au sein des musées, de l’expérience cognitive vécue sur internet. Ils valorisent le caractère unique, voire sacré, de la rencontre avec les œuvres au musée qui traduit une « kunstwollen » (Riegl, 1903) du récepteur (Passeron, 2003), ou volonté de ressentir l’art attachée à l’expérience sensible de l’aura de l’œuvre. Cette attente d’art est fondatrice d’un « pacte iconique » avec l’artiste et l’œuvre ; pacte qu’ils ne peuvent pas nouer sur internet. Si l’ensemble des visiteurs décrivent l’impact négatif de l’interposition de l’écran sur l’expérience esthétique, ces muséovores traditionnels témoignent d’une défiance particulièrement marquée vis-à-vis de l’équipement numérique de la visite d’exposition sur site, qui participe d’un régime de construction d’identités de visiteurs spécialistes des musées.
19L’exposition en ligne, comme tout dispositif de médiation numérique, est utilisée en complémentarité des visites in situ. Consultée dans une optique utilitaire (renseignements sur les collections exposées et parcours, mais aussi les horaires, périodes d’expositions temporaires etc.), elle revêt une valeur de prescription et de recommandation, au même titre que les newsletters de musées ou les magazines en ligne. Elle peut également permettre de préparer une visite en s’informant sur la scénographie pour optimiser le parcours de visite ou échanger sur les collections au cours de la visite. Après la visite au musée, elle permet d’approfondir des connaissances artistiques dans une logique d’accumulation des dispositifs de médiation culturelle. Elle participe ainsi d’une dynamique proactive de construction d’une carrière de visiteurs de musées. Experts des visites d’expositions, ces muséovores traditionnels peuvent se faire critiques des médiations offertes in situ, qu’ils cherchent à dépasser par la consultation d’hyperliens dans les expositions en ligne. Ils les utilisent, comme les autres médiations artistiques, pour étancher une soif inassouvie de savoirs sur l’art. Les visites d’expositions que font les muséovores traditionnels sur internet rendent ainsi compte de consommations de médiations « à la carte », à partir d’une multitude de sources institutionnelles dans lesquelles ils piochent les informations qu’ils jugent pertinentes sur l’œuvre, l’artiste ou la période artistique. Les visites en ligne constituent donc un outil de dépassement des médiations in situ au service d’une libido sciendi des Beaux-arts.
J’arrive à prendre énormément de plaisir à regarder des œuvres sur internet […] j’ai pas de difficulté à me faire plaisir avec une œuvre numérisée (Homme, 24 ans, étudiant en histoire de l’art, ville moyenne)
20Les muséovores augmentés (n =228 ; 25,4 %) sont familiarisés plus tôt que leurs homologues traditionnels à la visite de musées : 56 % d’entre eux y sont allés de temps en temps à souvent pendant l’enfance contre 37 % en moyenne. Ils se distinguent également par la variété des collections qu’ils visitent dans les musées : ils fréquentent davantage tous les types de musées que les autres visiteurs en ligne, des musées de sciences et techniques pour 46 % d’entre eux (contre 20 % en moyenne) aux musées de peinture et sculpture pour 88 % d’entre eux (contre 44 % en moyenne). Cette omnivorité muséale peut être expliquée par l’importante offre muséale locale, ces muséovores étant marqués par une sur-représentation des résidents à Paris et son agglomération (pour 27 % d’entre eux contre 18 % en moyenne). Surreprésentés par des diplômés de l’enseignement supérieur (pour 40 % d’entre eux contre 21 % en moyenne), ils se démarquent aussi par un capital culturel plus important que les muséovores traditionnels.
- 13 Extrait d’entretien semi-directif réalisé en présentiel par l’autrice.
21Omnivores muséaux, ils sont également omnivores numériques : ils utilisent internet pour toutes les activités proposées par le questionnaire PC18, du visionnage de contenus scientifiques aux spectacles de danse. Ce goût pour la manipulation des supports techniques et la navigation sur internet peut être en partie expliqué par une sur-représentation des jeunes classes d’âge qui cumulent familiarités numérique et muséale. Comme les technocurieux, ils éprouvent du plaisir à naviguer sur internet, qu’ils utilisent à des fins de loisirs et de sociabilité. Ils s’en différencient cependant en exacerbant la « plus-value »13 qu’internet apporte à la visite d’exposition en termes d’expérience esthétique et de médiation : zoom poussé sur les œuvres, simulation de radiographies pour expliquer l’attribution d’œuvre à un artiste, etc. Cette volonté d’expérimenter l’art par les médias et les dispositifs numériques leur permet de passer un « pacte iconique » fort (Passeron, Pedler, ibid.) sur internet, et basé sur une attente d’expérience de l’aura numérique de l’œuvre d’art. La visite en ligne peut alors être vécue sur le plan esthétique, voire affectif, et produire un sentiment d’expérience vécue de visite. Ces muséovores expriment ainsi une « kunstwollen du récepteur » (Passeron, 2003) augmentée par internet, une volonté d’art amélioré par les dispositifs numériques, et qui peut alors être qualifiée de Mediakunstwollen du visiteur en ligne.
22Les expositions numériques offrent aux muséovores augmentés des « prises » d’attachement aux œuvres qui nourrissent des rapports originaux à l’art. Certains déclarent par exemple télécharger des images d’œuvres ou d’artistes pour les regrouper thématiquement dans des fichiers numériques. Ils se recréent ainsi des espaces numériques personnels sur leur ordinateur qui sont autant d’expositions « en kit » qu’ils peuvent consulter à volonté et sur un « coup de tête ». Élaborant leurs propres expositions à partir de contenus artistiques disparates et choisis selon leurs bons goûts personnels, les muséovores augmentés rendent compte d’appropriations variées des expositions en ligne. Leurs modes de réception des œuvres traduisent un syncrétisme entre les répertoires cultivés des musées et populaires des médias de masse (Pasquier, 2005). Leur amour de l’art augmenté n’empêche en effet pas l’expression d’un rapport décomplexé à l’art : ils peuvent tout à la fois jouer avec des images d’icônes et faire des lectures potaches d’œuvres d’art qui marquent, cette fois, la passation de pactes « sauvages » de réception (Passeron, Pedler, ibid.). Ils apprécient les médiations alternatives produites par des acteurs non institutionnels, notamment sur les réseaux sociaux numériques. L’association de l’amour de l’art à l’amour des technologies des muséovores augmentés recombine ainsi les légitimités culturelles conférées à la consommation d’art sur internet.
23L’article identifie des consensus sur les usages des expositions en ligne qui permettent de considérer l’existence de publics distincts de musées sur internet. En identifiant des liens faibles entre les visiteurs et les musées, l’article invite à concevoir une relation nuancée et évolutive entre le visiteur et l’institution. Il permet de saisir ce qui fait public de musée en ligne pour établir une typologie opérante des publics de musées sur internet, selon leurs familiarités muséale (des publics aux non publics) d’abord, puis numérique (des plus aux moins connectés). Cette approche idéale-typique complète celles issues du marketing et mobilisées par exemple dans la typologie ministérielle de « personas-visiteurs » centrée sur les publics familiers des musées et à destination des institutions culturelles (Guide pratique visites en ligne, 2022, pp. 12-14). Elle peut également être développée par les familiarités numériques des catégories d’internautes (Capacity ANR, 2017).
24L’argumentation a permis de répondre aux trois hypothèses de recherche sur les formes de diversification des publics de musées sur internet. L’hypothèse de diversification des publics n’est que partiellement validée : l’étude ne permet en effet pas de conclure à une transformation radicale des publics de musées sur internet, mais plutôt à une diversification, à la marge, des profils de visiteurs, et surtout des modes d’appropriation des œuvres et de leurs médiations. Si la visite en ligne des muséomodérés n’est pas consolidée, elle accroît le capital de familiarité aux arts et savoirs, davantage institutionnels chez les muséocurieux et plus variés chez les technocurieux. L’exploration de l’hypothèse de diversification des pactes de réception met en lumière des stratégies d’adaptation entre les expériences de visite, cognitive ou affective, et les contrats de réception, iconiques ou narratifs. Les usages des muséovores traditionnels et des muséocurieux traduisent un rapport utilitariste à internet dans une logique de décorrélation entre l’expérience esthétique au musée et cognitive en ligne. Les muséovores augmentés constituent l’unique catégorie de publics en ligne à cumuler une expérience cognitive et esthétique, voire ludique, des œuvres en ligne, questionnant l’émergence d’une forme de « numérimorphose » (Granjon, Combes, 2007) de la visite de musées et de la consommation d’arts et de savoirs. Les expositions en ligne participent alors, à des degrés d’avancement et des usages différents selon les profils de publics, à la construction de carrières de visiteurs. Constituant une forme de socialisation secondaire à la visite de musées chez les publics éloignés, elles alimentent un capital de familiarité à l’espace muséal qui peut favoriser une carrière de visiteur chez les technocurieux. A l’inverse, chez les muséovores traditionnels, les visites en ligne peuvent être l’occasion de se familiariser au numérique et entamer une carrière de visiteur en ligne. Les carrières de visiteur de musée en ligne et in situ se nourrissent ainsi l’une l’autre, selon des poids relatifs et des enchevêtrements spécifiques au profil de publics considéré.
25À la croisée de l’analyse des pratiques culturelles et des modes de réception en contexte numérique, l’étude des publics de musée sur internet crée des ponts entre la sociologie des publics de la culture et les sciences de l’information et de la communication. Les notions de familiarités muséales et numériques rejoignent les recherches interrogeant la médiation culturelle en contexte numérique par l’analyse des modes d’articulation entre le discours muséal et les compétences numériques évolutives des publics (Casemajor, Loustau, 2009 ; Bideran, 2017). La considération d’un contrat de réception, de visionnement ou de lecture, complète celle d’un « contrat de communication » proposé par le musée au visiteur (Le Marec, 2007) qui oriente les modes d’appropriation de ces diverses médiations sur la base de la confiance accordée aux institutions. Du côté des institutions culturelles, les dispositifs numériques permettent de repenser les relations entre l’institution muséale et le visiteur (Topalian, Le Marec, 2003).