1Les jeux et les enfants ont une relation qui peut être identifiée tout au long de l’histoire moderne. La caractéristique la plus remarquable du contexte contemporain est liée à l’apparition des nouvelles technologies et au rôle de l’industrie des jeux et des jouets comme des participants-clés des jeux enfantins. Nous proposons une approche intégrale sur les différentes articulations que nous avons trouvées dans nos recherches sur les enfants, les médias et les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Dans ce contexte, il est nécessaire d’identifier les différents agents qui interviennent non seulement dans les jeux, mais aussi dans la production des représentations hégémoniques des pratiques culturelles contemporaines.
2Les jeux des enfants, en tant que pratiques culturelles, nous offrent une porte d’entrée à l’analyse de la vie quotidienne des enfants, à la construction de la culture contemporaine (à travers les jeux, comme Caillois, 1967, propose) mais aussi aux significations que les propres joueurs donnent à leurs jeux. Nos recherches nous ont permis l’articulation de deux approches tout à fait différentes : d’une part, les analyses sur les enfants qui habitent dans les grandes villes et, d’une autre, les recherches sur les enfants qui font partie de populations originaires de l’Argentine.
3Duek (2012 et 2013) a analysé la relation existante entre les enfants, les jeux et les médias à travers une approche issue des Sciences de la Communication. Ses recherches présentent un regard sur l’imbrication des médias dans la vie quotidienne des enfants en différents espaces et formes de relation. Les rôles des adultes, les représentations sociales et médiatiques et les relations complexes entre l’écosystème communicatif et les enfants sont des clés qui lui ont permis de présenter une analyse interdisciplinaire.
4Enriz (2011 et 2012) a fait ses recherches chez les Mbya Guaraní, dans la province de Misiones, en Argentine. Dans ses recherches, l’anthropologue a montré les manières d’organisation de la vie familiale, groupale et géographique entre les sujets. Une des dimensions centrales dans sa recherche était le rôle des jeux dans la vie et dans les dynamiques des Mbyas Guaraní. Cette observation, menée d’une perspective ethnographique et centrée sur la voix et les pratiques des sujets sous analyse, comprenait l’identification que ces jeunes sujets de recherche font sur leurs propres jeux.
5Le point de rencontre entre ces deux parcours de recherche commence par les cadres théoriques avec lesquels nous analysons les jeux en tant que pratiques culturelles significatives. Huizinga (1939) et Caillois (1964) sont possiblement les références les plus importantes pour n’importe quelle approche aux jeux et leurs relations avec la culture et les contextes sociaux. Mais aussi, Sutton Smith (1959, 1971 et 1975), Brougère (1998 et 2013), Manson et De la Ville (2013), Nunes (2013) parmi d’autres, sont des références clés pour nos recherches, bien qu’elles se présentent dans de différents contextes et avec leurs propres particularités. Nous avons créé un journal scientifique de recherche sur les jeux et la culture appelé « Lúdicamente ». L’articulation entre l’anthropologie et les sciences de la communication nous a offert la possibilité de construire un regard en même temps complexe et original sur les jeux, les enfants et la culture contemporaine.
6L’objectif de cet article est de présenter une analyse sur les jeux et les nouvelles technologies à partir d’une hypothèse polémique. Bien qu’ils soient présentés sous des supports variés et apparemment originaux, elle soutient que les jeux pour les enfants ont beaucoup plus d’éléments de continuité que de différences. Cette hypothèse va nous permettre d’analyser quelques jeux contemporains dans leur dimension matérielle et technologique.
7Les questions qui organisent cet article sont : Comment peut-on identifier les tensions et les transformations entre les jeux « traditionnels » et les jeux qui sont placés parmi les nouveaux gadgets technologiques ? Quelles dynamiques ludiques peuvent être identifiées dans les structures des jeux contemporains ? Comment articuler les différentes versions des jeux dans l´histoire récente ?
- 1 Par exemple le projet PICT 2010-1913 titré “Les jeux, les enfants et les écrans” (2011-2013), (fina (...)
- 2 On a fait des entretiens dans le cadre du projet PICT 2010-1913 et on va inclure quelques résultats (...)
8En ce qui concerne la méthodologie, il est nécessaire de faire quelques remarques. Cette étude intègre une grande diversité de recherches conduites sur une longue période1. De multiples perspectives et choix méthodologiques s’articulent constamment dans ce travail (l’analyse du discours, la sémiotique, l’ethnographie, entre autres). Par ailleurs, nous avons fait le choix d’une recherche qualitative et nous utilisons des approches ethnographiques avec des entretiens effectués aux informateurs clés des groupes sous analyse2. En plus, les témoignages que nous avons utilisés pour composer nos réflexions, sont issus de différents contextes mais avec la même question centrale : Comment est-ce que les enfants construisent leurs définitions et parlent de leurs propres pratiques ludiques ? Quelles sont les formes et les dynamiques des jeux enfantins dans les contextes contemporains ?
9Pour essayer de répondre aux questions présentées, nous avons choisi deux axes analytiques afin d’organiser cet article. La première s’appelle « Le domino en tant que jeu résiduel » et la deuxième aborde la relation entre les armes et les soldats dans l’histoire des jouets. Ces dimensions vont nous donner des espaces conceptuels et théoriques pour présenter une analyse sur la relation entre les jeux, les enfants, les nouvelles technologies et la culture contemporaine. On va présenter différents exemples sur chaque axe pour illustrer le fonctionnement des dynamiques, caractéristiques mais aussi des variables qu’on a trouvé dans la recherche.
10Le domino est un jeu traditionnel joué dans différents parties du monde de formes variées (Glanzer, 2000). L’invention (ou les premiers registres) de ce jeu peuvent donc être trouvés dans le passé. Cela signifie, pour notre analyse, que notre objet d’étude, dans la première partie de ce texte, va nous ouvrir un espace de réflexion sur les changements de la pratique du domino mais aussi sur les différentes façons de jouer, les dynamiques et les objets destinés aux jeux. Le domino, en tant que jeu traditionnel, nous offre une entrée privilégiée dans l’univers ludique dans lequel se situe notre analyse.
11La présence du domino dans l’histoire est si importante qu’on a pu rencontrer des registres de sa présence comme un « passe-temps » dans des époques de conflits et de guerres. La notion de distraction était présente dans les premiers documents trouvés sur le domino. On a trouvé, dans la région de Cuba et dans l’Amérique Centrale, des registres qui mentionnent le domino en tant qu’amusement en temps de défense et de tensions de guerre. Il est possible qu’il y ait des exemples de cette pratique dans différentes régions mais aussi dans d’autres périodes de l’histoire.
12Le domino, dans son dynamique ludique, requiert la combinaison entre deux nombres et images égales : il faut connecter une image après l’autre en partant du principe selon lequel une pièce doit être suivie d’une autre exactement identique. Nous ne parlons pas d’un jeu difficile à comprendre ou à jouer : la simplicité du jeu explique, peut-être, sa place dans l’histoire des jeux.
13Rossi Cardoso (2001) considère que les différentes façons de jouer sont liées aux traditions familiales mais aussi régionales. Dans d’autres mots, il faut connaître non seulement l´histoire des jeux mais aussi les espaces et la signification que les jeux (et leurs variables) ont pour les propres joueurs (Pellegrinelli, 2010). Les jeux, selon Rossi Cardoso, sont pratiques culturelles situées dans un moment historique mais avec un numéro de conditions matérielles et symboliques spécifiques. Ce pour cela que notre analyse du domino nous offre la possibilité d’explorer une pratique ludique traditionnelle avec une approche contemporaine sur ses transformations et variations.
14Tous ces éléments nous ont permis d’arriver à une conclusion intermédiaire : le domino est, dans son parcours historique, un jeu résiduel au sens où l’entend Williams (1988) : c’est un jeu qui a la dimension de sa propre histoire, présent à notre époque d’une façon « actualisée ». Les éléments résiduels de la culture sont, selon Williams, la façon par laquelle le passé se redéfinit au présent et la manière à travers laquelle les sujets, en tant que sujets sociaux, convoquent leur passé dans leurs vies présentes. Le présent est configuré par le passé de divers façons et la relation entre le passé et le présent peut s’expliquer dans le contexte des pratiques culturelles des sujets qui les donnent une signification particulière. La culture, considérée comme un produit historique et matériel des sujets, peut être analysée seulement dans le parcours historique qui lui permet de se développer d’une façon spécifique dans un contexte précis.
15Dans ce cas spécifique, le domino est une pratique du passé qui a été redéfini dans notre présent de différent manières. La recherche sur le domino nous a donné certains résultats étonnants : on a considéré son parcours historique tout en suivant les appropriations que différents agents sociaux ont faites de ce jeu. En quelques mots, le jeu a été présent dans différents domaines de la vie quotidienne de façons variées. Dans les prochains paragraphes, nous allons présenter quelques usages et appropriations du domino pour exposer les dimensions résiduelles (la présence mais aussi la reconfiguration du passé) et aussi les variables qui interviennent dans chaque configuration de la pratique du domino en tant que jeu.
- 3 Barbie et Ben 10 sont les licences les plus vendues du marché de produits destinés aux enfants (voi (...)
16Dans l’actualité, le domino est articulé avec différentes dimensions de la culture qui expliquent, d’une manière significative, les appropriations et les usages du jeu. En premier lieu, l’une des appropriations les plus fréquentes provient du marché des jeux et des jouets. De nombreuses variantes de thèmes et de personnages apparaissent sur la surface des petites pièces du domino afin de rendre plus actuelle la présentation de celles-ci au–delà du jeu et de sa dynamique qui restent les mêmes. Des Barbies, des Ben103 et n’importe quel autre personnage à la mode prennent rapidement une place dans l’espace des jeux, des jouets et des outils scolaires des enfants. Chacune des appropriations que nous analyserons s’organise autour de différentes stratégies qui ne modifient finalement pas la dynamique du jeu. Toutefois, elles nous permettent de voir les contextes et les significations que l’on imprime à chacune de ces appropriations.
17Le domino n’en est pas l’exception : il suit le même parcours que d’autres jeux “traditionnels” en tension et en rapport avec le marché des biens (voir Scheines, 1985 et ses descriptions des jeux). Il ne s’agit pas de déplacer le jeu lui-même mais de lui imprimer de caractéristiques contemporaines qui lui permettent d’occuper des espaces de désir chez les enfants qui admirent surtout les personnages. Le marché attend, d’un enfant qui suit un personnage tel que Ben 10 (dans la chaîne « Cartoon Network » http://www.cartoonnetwork.com/games/ben10/index.html), et qui regarde non seulement l’émission à la télévision mais qui veut aussi avoir tous les produits possibles liés à ce personnage, qu’il demande spécifiquement pour jouer des jeux qui ont « quelque chose » d’associé à son choix. La fidélisation des enfants en tant que spectateurs n’est pas suffisante : il faut qu’ils continuent à acheter et à désirer tous les objets disponibles sur les personnages ou sur les programmes de leur choix. Voici le but primordial du marché : la fidélisation et l’utilisation de différents réseaux pour l’accomplir (voir Jost, 2014).
18Le rôle du marché de la communication est central dans la fidélisation des audiences enfantines : dans un contexte de prolifération d’objets, de produits, de services et d’applications sur l’Internet, il est nécessaire de construire différentes stratégies pour attirer l’attention des enfants. C’est pour cela que les personnages et les programmes sont réappropriés en tant que personnages principaux des jeux. Barbie, par exemple, est une poupée mais aussi une marque de vêtements, d’outils écoliers et, bien sûr, une version du domino contemporaine. Le rôle de Barbie dans le domino est secondaire dans le jeu mais central dans la décision d’achat. L’importance des marques et des personnages dans la décision d’achat est, dans notre recherche, une dimension centrale. Les enfants demandent des objets liés avec leurs programmes de télévision et avec leurs personnages préférés.
19Selon un rapport de la Caméra Argentine des Jeux et des Jouets (CAIJ), les jouets les plus vendus ont une relation directe avec un programme de télévision ou avec un film. Cars, Toy Story, les princesses de Disney (entre autres), sont les « licences » les plus vendues dans les années 2013 et 2014 à L’Argentine (les producteurs des jouets achètent des licences pour les utiliser dans leurs objets). Les ventes sont, pour les entreprises, la clé de son existence. L’identification des licences dans les jeux enfantins est, donc, intéressante pour trouver les liaisons entre les médias et les jeux et jouets. Le même rapport du CAIJ remarque que les jeux traditionnels les plus vendus sont ceux qui ont une licence : le « Ludomatic », le domino, les différents jeux des cartes et toutes les versions de jeux de table, sont des jeux « traditionnels » mais vendus dans ses versions articulées avec des personnages des médias. C’est-à-dire, on ne peut pas trouver un changement significatif dans les jeux ; c’est que nous avons trouvé sont des transformations esthétiques liées aux stratégies du marketing. La permanence de la dynamique de jeu est indiscutable. C’est qui change est liée á l’écosystème communicatif dans lequel se trouve la vie des enfants contemporains (Martín-Barbero, 2003).
20C’est pour cette raison que l’appropriation du domino de la part du marché est si complexe : on n’y propose pas la modification du jeu (ça serait une révolution) mais on avance sur une métamorphose de la surface des pièces du jeu et de l’esthétique de présentation afin d’attirer l’attention des enfants surtout en tant que « fans » d’une marque ou d’un personnage de la télévision plus qu’en tant que joueurs. Le personnage, qui devient une marque commerciale, agit comme un grand organisateur des jeux enfantins selon la perspective du marché : a spectateur « super » fidèle. Nous ne soutenons certainement pas que cela soit ainsi, mais qu’il existe une série de mécanismes qui contribuent à positionner les produits associés aux personnages des émissions de télévision dans une trame infinie d’offre, de demande et de consommation (on peut identifier cette dynamique, par exemple, dans les « happy meals » à McDonald’s qui offrent des cadeaux pour attirer l’attention des enfants, voir Duek, 2006).
21Dans cette première appropriation, le domino n’est qu’une excuse, c’est-à-dire, une manière d’utiliser les jeux dans une perspective résiduelle (de la façon que Williams a défini la notion et qu’on a déjà expliqué) pour les transformer non seulement en objets actuels mais surtout « désirables » à travers la figure, la marque ou le personnage qui convoque (Molinari et Cantora, 2012) visant à éveiller l’attention des plus petits. En remplaçant un nombre par l’image d’un personnage, le domino conserve la logique du jeu mais il se reconvertit à travers le fétichisme des personnages convoqués : l’égalisation de deux princesses ou de deux autres personnages identiques sur ses pièces déplace l’association de nombres identiques, la transformant en une excuse pour continuer à lier les personnages aux marques, et à la chaîne infinie de consommation proposée à partir de ceux-ci.
22Une deuxième appropriation, c’est celle des institutions éducatives. Dans plusieurs écoles, le domino est utilisé comme un chemin ludique pour l’apprentissage des Mathématiques en tant que discipline, ainsi que des nombres et de leur association d’une manière spécifique. On y construit souvent des jeux avec la collaboration des élèves avec du matériel et des combinaisons différentes. Ce qui reste invariable, c’est d’une part, la dynamique du jeu et, d’autre part, la structure plus traditionnelle du jeu qui est généralement reproduite par les nombres et les combinaisons finissant en six/six (l’une des variantes les plus répandues depuis les origines du jeu). Un bon nombre de contenus didactiques des écoles propose le jeu comme une manière d’enseignement et d’apprentissage. Le jeu, utilisé stratégiquement, cherche en même temps à motiver l’intérêt des enfants tout en leur transmettant des connaissances en Mathématiques et en Géométrie à travers l’association de formes et de points qui s’additionnent pour composer des nombres.
23L’appropriation des jeux de la part des écoles comme un moyen d’enseignement peut déplacer le plaisir du jeu chez les enfants car il est associé à un chemin nécessaire pour atteindre un objectif d’apprentissage. C’est-à-dire, le jeu devient un support didactique, prenant une signification nouvelle dans un contexte qui n’est pas le sien. “Jouons au domino” n’est plus un jeu, et se transforme, métaphoriquement, en une feuille de manuel scolaire qui, non seulement doit être suivie selon la consigne, mais aussi comprise et apprise.
24Dans ces deux appropriations du domino, celle du marché (et des médias) et celle des institutions éducatives, nous retrouvons l’utilisation de certains aspects qui favorisent les intérêts et les objectifs de ceux qui dessinent et organisent les jeux et leurs espaces de développement (le marché veut vendre des produits, l’école veut enseigner les contenues obligatoires d’une façon « ludique » qui n’est pas du tout ludique). Ce n’est pas à nous de considérer ces appropriations comme des « déviations », mais de remarquer les formes dans lesquelles le contexte du jeu modifie d’une manière notable les dynamiques, les caractéristiques et les finalités des expériences ludiques.
25Ainsi soutenons-nous qu’il n’est pas possible d’analyser les jeux contemporains sans tenir compte du contexte général dans lequel ils s’y trouvent et dont ils s’approprient. Le domino, probablement l’un des jeux les plus importants de l’histoire à cause de son parcours qui s’étend à travers de différents contextes et caractéristiques, nous a offert une porte d’entrée à l’étude du rapport entre les jeux et les différents agents qui participent d’une manière décisive dans le monde quotidien des enfants : les adultes qui sont autour des enfants mais aussi ses enseignants (Duek, 2014). Le marché des biens, les émissions de télévision, les films, les jeux, les jouets, les jeux-vidéo, mais aussi l’école, les enseignants et les objectifs pédagogiques et didactiques, s’articulent sur un même terrain avec des objectifs différents. Le domino n’a pas changé : il a été reconstruit par les agents qui l’ont pris pour l’utiliser. Le marché et l’école sont deux des agents les plus importants dans la vie quotidienne des enfants urbaines contemporaines.
26Un autre axe qui nous permet d’analyser les jeux actuels, c’est celui qu’on pourrait nommer « jeux de guerre ». Nous incluons ici depuis les petits soldats de plomb jusqu’à leur version en plastique, les armes, les arcs et les flèches, les jeux-vidéo qui s’organisent autour de luttes armées, c’est-à-dire, les objets et les pratiques de jeu dont on fera mention dans notre travail. L’analyse de ce type de jeux traditionnels d’armes et de guerre nous situe dans un espace d’étude des jeux tout autre que celui du domino. Tel que Manson et De La Ville (2013) le soutiennent, les matériaux utilisés dans la production des jouets dans les siècles passés sont aussi différents que les jeux que l’on permettait d’y vendre (Il suffirait de mentionner les cas de contamination et d’intoxication provoquant la mort, cités par ces deux auteurs, et qui ont été objet de leur étude).
27La quantité d’objets disponibles, leur durabilité et leur qualité constituaient, de diverses manières, les jeux. Mais aussi, comme l’explique Brougère (2008 y 2013), ces jeux sont très liés au genre : les garçons et les jeux de guerre et de soldats ont été associés depuis plusieurs siècles de façons variés mais significatives. Benjamin (1990) identifie les petits soldats de plomb avec les textures de l’enfance et avec la froideur que provoquaient, au toucher, ces miniatures du monde adulte qui apparaissaient, une fois et encore une autre, comme une explication de ce qui se passait autour de l’enfant. La dureté, la rigidité et l’impossibilité de modifier ces petits soldats s’expliquait par rapport au contexte dans lequel ils étaient utilisés et qui leur imprimait une signification spécifique (Benjamin, 1990). Dans l’actualité, c’est aux collectionneurs d’essayer de récupérer, à travers l’accumulation organisée d’objets, le sens des vestiges de ce passé.
28De nos jours, la place occupée par les jeux de guerre ou les éléments appartenant à ce domaine, a changé vers d’autres supports divers. D’un côté, on trouve des centaines de petits soldats en plastique qui se vendent dans les magasins de jouets (qui sont très bon marché au contraire des soldats de plomb) mais aussi, on en voit souvent sur un marché informel pour peu d’argent. La signification actuelle de l’image du “soldat” n’est plus représentative du monde adulte.
- 4 La “Guerra de las Malvinas”, en 1982, conflit organisé à partir de la recherche de revendication de (...)
29En Argentine, il n’existe pas une forte construction sémantique qui lie l’image du soldat à la défense du territoire de sa patrie. En effet, le dernier conflit armé dans lequel l’Argentine participa fut en 19824. La place des jeux de guerre en Argentine se rapporte plutôt au rôle de quelques jeux de société, à ceux d’imitation (dans le sens du mimicry de Caillois, 1994) et aux jeux-vidéo. Tuer n’importe qui, voilà le but que nous trouvons de manière récurrente dans les jeux électroniques (par exemple dans le GTA- Grand Theft Auto dans toutes ses versions). L’action particulière de ce groupe des jeux est l’élimination définitive de l’adversaire. Depuis le Wolfenstein créé en 1992, nous sommes face à une croissance exponentielle à la fois de l’industrie et aussi de la présence des armes et des scènes de guerre ou de combat dans un grand nombre de jeux électroniques qui sont les plus vendus et les plus utilisés.
30L’un des cas emblématiques, c’est celui du GTA (Grand Theft Auto) qui, depuis 1997 et sous de nombreuses versions, a exhibé un niveau inédit de violence sur les écrans des ordinateurs. Le but du jeu n’était pas seulement l’assassinat mais aussi l’exécution de différents personnages en fonction de diverses « missions ». Le poids ludique était centré sur l’assassinat et sur la fuite permanente du personnage principal de différentes villes et d’espaces urbains à l’aide d’un véhicule dans lequel il se déplaçait. Nous n’adhérons pas aux diverses études et théories qui soutiennent que la violence sur l’écran « reflète » ou « illustre » la violence sociale (cfr. Garcia Galera, et al., 2000). Nous ne croyons pas non plus que la violence dans les jeux contribue à une augmentation de la violence sociale. Ce que nous voulons souligner principalement, c’est l’augmentation exponentielle des jeux de guerre qui utilisent comme élément principal la violence (à travers l’utilisation d’armes ou d’autres éléments « mortels ») et la sophistication des manières de tuer et d’éliminer différents adversaires.
31Les éléments qui entrent en scène sont ceux qui sont liés à la stratégie de la confrontation et au dessein de nouvelles options créatives pour vaincre « l’ennemi ». Les personnages de ce jeu ne sont jamais du côté de la loi (ils ne cherchent pas la justice, ils sont en marge de la société dans différents rôles marginaux). Dans les dernières versions de jeu (GTA 5) nous trouvons, cependant, l’image du « délinquant » adoucie, celui-ci devenant plutôt un « marginal » ou un « être maltraité par la société » Voilà comment les dessinateurs de GTA réfutent les critiques qui les accusaient de faire l’apologie de la criminalité (voir Tourn 2013 et Thibault et Fastrez, 2013 sur cette discussion spécifique). GTA est probablement le jeu vidéo le plus important des dernières années pas seulement par son niveau de ventes mais aussi pour l’imposition de thématiques de jeu qui ont eu une forte résonance avec d’autres jeu contemporains (un exemple pareil est le cas de « Tomb Raider », un jeu si importante pour l’industrie de jeux qui a eu deux « séquelles » cinématographiques : en 2001 appelé « Lara Croft : Tomb Raider » et en 2003 « Lara Croft tomb raider : the craddle of life » avec Angelina Jolie comme protagoniste5).
- 6 Voir Duek, Enriz, Muñoz Larreta et Tourn, 2012.
- 7 On a analysé cette dimension en détail dans Duek, 2014.
32La guerre, la confrontation et le crime apparaissent, finalement, comme une scène fréquente sur les consoles des jeux-vidéos et des jeux électroniques, mais éloignée d’une manière croissante des jouets et des jeux de société. Nous avons analysé6 la grande présence de pistolets et d’armes comme accessoires des consoles des jeu-vidéo (Xbox, Wii, PlayStation), et bien qu’il existe encore des armes à la vente dans les magasins de jouets, le poids significatif en ce qui concerne ce type de jeux se trouve davantage dans les jeux-vidéo que dans l’offre disponible des commerces de jouets. Ceci s’explique par la meilleure qualité des écrans, des dessins et de l’image qui ont permis une marge plus large de possibilités des personnages quant à ce qu’ils font, ils doivent ou peuvent faire, tandis que les objets ludiques en tant qu’auxiliaires dépendent presque exclusivement des décisions des sujets. Encore une fois on s’aperçoit que le marché s’occupe de perfectionner ses propositions de jeu en limitant les actions des joueurs pour les orienter dans la direction de sa propre convenance (Levis, 2003). Ce même processus, nous l’avons aussi repéré dans l’existence d’instructions de jeu de plus en plus contraignantes et d’actions plus délimitées dans les jeux de société : on constate une marge d’intervention plus réduite de la part des joueurs et une plus grande présence de règles et de dynamiques préétablies dans le jeu7.
33On a reconnu, pourtant, une contrepartie de ce processus dans le même domaine : il s’agit de la vente de « souvenirs » de voyage dans la région de Misiones (Argentine) de la part de la communauté Mbyá Guaraní et de la communauté Wichí dans le Grand Chaco (voir Enriz, 2011 pour une analyse détaillée). Même s’il existe de nombreux cas identiques, celui que nous présentons a été identifié dans un travail ethnographique réalisé par Enriz. Un type d’objets vendus aux touristes (Misiones est une région très visitée par des touristes) sont des arcs et des flèches construits de manière artisanale avec du bois, des fibres végétales et d’autres matériaux accessibles à la communauté dans le mont où ils habitent.
- 8 Voilà la conclusion d’une enquête que Enriz a fait dans la région (voir Enriz, 2011).
34Le point-clé identifié par Enriz réside dans la signification que ces éléments avaient, dans l’histoire de ceux qui les produisaient et la manière dont ils étaient acquis comme « souvenirs ». Pour les touristes, l’arc et la flèche représentaient la guerre et la confrontation avec les autres8, c’est-à-dire, ils symbolisaient un univers de tension et de combat. On a pu enregistrer des scènes où les enfants qui achetaient le souvenir prenaient une attitude combative contre un autre, se cachaient derrière les arbres pour commencer une situation de confrontation imitative, bien sûr.
35Pour les producteurs, par contre, l’arc et la flèche étaient et sont encore dans l’actualité, une arme de chasse, de récolte d’aliments, de pêche et d’intervention sur les produits de la nature. En peu de mots, la différence observée par l’anthropologue était liée aux images et aux représentations préalables de chaque sujet dans son propre contexte et selon sa propre trajectoire. Or, ce dont il s’agit dans chacun des cas, c’est d’investir de signification ces objets, ce qui rend curieuse la manière dont les « touristes » imprimaient leurs propres images (urbaines) de confrontation à un élément qui, pour les « locaux » était un outil quotidien de travail pour la récolte d’aliments.
36La place que ces « souvenirs » occupent dans la quotidienneté de ces deux groupes est moindre : pour les uns, c’est une de leurs possibilités de vente et d’obtention d’argent, et pour les autres, c’est le moyen de « reconstruire » une expérience vécue sur place (un souvenir comme des autres achetés dans autres villes touristiques). On ne travaillera pas ici sur les notions d’expérience mais, toutefois, nous reprendrons le concept dans le sens que lui imprime Thompson (1995) : l’expérience est construite par les propres sujets tout au long de leur vie et s’articule dans les rapports qu’ils établissent avec d’autres sujets et avec les significations qui les entourent.
37C’est pour cette raison qu’il n’est pas si important de savoir quel jeu électronique ou quel soldat de plomb l’on utilise, ni de quelles façons : il s’agit plutôt d’identifier les réseaux dans lesquels le champ sémantique de la guerre, des armes et de la confrontation se réactualise sur la base de différents supports, dispositifs et objets de jeu. Et c’est cette variété qui imprime à ce domaine à la fois la nouveauté et aussi une réactualisation avec chaque jeu, objet ou souvenir qui apparaît sur les marchés plus ou moins formels utilisés comme jeu ou avec un sens ludique. La mort, la guerre et les armes sont trois dimensions présentes dans les jeux, notamment dans les représentations et dans les maillages sociaux qui organisent les perceptions des objets qui n’ont pas nécessairement une connotation par rapport à la guerre ni aux conflits.
38Mais, pour terminer avec l’étude de cette dimension, il faut toutefois que nous identifiions un processus complémentaire à celui que nous venons de mentionner : la relation entre le corps et les jeux de guerre. Bien que le type de jeux et de jouets perdure à travers le temps en différentes formes comme une continuité avec le passé (le jeu résiduel qu’on a décrit avec Williams, 1998), il y a un nouvel univers qui articule le corps des tout-petits, les armes et les confrontations de guerre entre des « bandes ». Nous faisons référence aux consoles de jeux avec contrôle des mouvements qui modifient la relation que les joueurs avaient avec l’ordinateur : il ne s’agit plus d’un contrôle dirigé avec les mains mais d’un système qui « lit » les mouvements corporels nécessaires pour jouer à ces jeux. En réponse aux nombreuses critiques à la sédentarité encouragée par les jeux en ligne, le marché a créé les consoles de jeux avec des contrôles de mouvement qui exigeaient aux joueurs des séries de mouvements corporels pour activer les dynamiques ludiques sur les écrans (Cabello, 2009 et Levis, 2009). Le fait de bouger pour que ce mouvement soit copié sur l’écran devient une immense innovation technologique, permettant aussi que le corps s’implique dans les jeux sur les écrans.
- 9 On les a analysées dans Duek, Enriz, Muñoz Larreta et Tourn, 2012.
39Cette “participation” du corps ouvre un nouveau panorama : si nous analysons les jeux et les mouvements corporels nécessaires9, ce que nous percevons dans une première approche, c’est que les corps des joueurs s’engagent activement dans l’acte d’assassiner un ennemi imaginaire (Graner Ray, 2004 et Jenkins, 2000). C’est-à-dire, jouer à ces jeux inclut le fait d’appuyer sur la gâchette de dispositifs “réels” qui ont un équivalent sur l’écran. Jouer à un jeu de guerre ou de confrontation sur les écrans inclut, actuellement, le fait d’y participer avec le corps pour exécuter les actions demandées par le jeu, dans un ordre précis et avec un répertoire limité de mouvements possibles, afin que le dispositif puisse les interpréter de manière adéquate.
40Les mouvements du corps sont, donc, la réponse du marché aux critiques sur le sédentarisme mais, aussi, à la faute de compromis physique dans les moments de jeu. Les nouveaux écrans proposent une transformation de la relation corporal entre les joueurs et les interfaces. La continuation de ce changement peut être suivie dans les programmes de la télévision et les transformations en ce qui concerne les mouvements. Dans « Disney Junior » et « Discovery kids », par exemple, nous trouvons de façon soutenue l’encouragement des mouvements corporels. Le gymnase et la bonne l’alimentation se présentent comme des sorties positives en face aux critiques reçues sur le sédentarisme. La « solution » des jeux vidéo dans les consoles électroniques ont choisi la même résolution : l’apparition des demandes de mouvements corporels fonctionne comme une réponse positive aux commentaires sur l’immobilité et sur les nouvelles maladies liés au sédentarisme (obésité, diabète, entre autres).
41Autrement dit, nous retrouvons une prolongation non seulement de la portée des objets du domaine sémantique de la guerre mais aussi, une présence thématique qui se renforce par les nouvelles dynamiques de jeu que proposent les jeux de consoles avec contrôle du mouvement. La participation du corps dans l’exécution et la mort d’un ennemi sur l’écran peut être vue, en même temps, comme une avance par rapport aux critiques sur la sédentarité et comme une exacerbation de la violence dans les jeux. Le champ sémantique s’étend avec plus de complexité et la présence des armes plus ou moins sophistiquées devient naturelle comme si elles étaient une partie fondamentale des jeux disponibles dans l’actualité.
42Le parcours que nous y proposons s’est organisé autour de deux exemples qui synthétisent l’approche de la recherche. D’une part, le domino comme jeu « résiduel » nous a permis d’approfondir les différentes appropriations qui, de l’école jusqu’au marché des biens, ont été réalisées sur ce jeu. Nous avons souligné qu’il ne s’agissait pas d’une modification des dynamiques du jeu mais des personnages, des nombres et des combinaisons possibles dans chaque version du jeu. Les princesses, les superhéros et les nombres apparaissaient donc dans l’univers des jeux des petits garçons et des petites filles avec des sens divers. Les jeux ne sont pas modifiés : les univers qui y sont représentés changent. L’inclusion de personnages de la télévision opère, en bon nombre, comme une continuité du maillage de consommation que les moyens de communication contemporains proposent (Duek, 2014). Et c’est à cause de cette dimension problématique et de la notion de maillage de consommation que le domino a été, selon notre point de vue, une manière productive d’illustrer le parcours d’un jeu considéré « traditionnel » à la lumière des contextes dans lesquels il se développe, il évolue et se modifie.
43Le deuxième exemple, celui des jeux de guerre ou de confrontation, nous a demandé aussi une révision de la place occupée par les petits soldats de plomb dans l’histoire ainsi que du parcours que les jeux organisés autour de ces thématiques ont eu tout au long du temps. Le rapport des enfants avec les objets rigides, froids et inaltérables se modifie à tel point que nous observons aujourd’hui de quelle manière les mouvements du corps sont nécessaires pour mettre en marche les actions désirées sur les écrans.
44Ce n’est pas notre but de nous attarder sur des passés arcadiens ni des présents funestes : nous avons l’intention d’exposer une partie des conclusions de notre travail qui s’orientent sur l’identification de grandes continuités plus que sur des transformations. Les objets du jeu semblent changer, mais dans une analyse en profondeur, on retrouve des continuités sur les thèmes, les dynamiques et les attentes concernant les jeux disponibles. Le rapport des enfants (garçons et filles) avec les maillages de consommation et la reconnaissance permanente des personnages, propositions et interactions, nous permet d’ouvrir un univers problématique dans lequel nous devons rechercher les effets, les matérialités et les objectifs des jeux dans le contexte actuel où ils se développent.
45D’autre part, il est vraiment important de souligner que les nouveaux dispositifs et les nouvelles technologies appliquées aux jeux ont modifié quelques dimensions de l’univers ludique. Nous avons fait mention, par exemple, de la relation des corps des joueurs avec les mouvements des écrans et du sens qu’obtient la conversion du joueur en participant actif des démarches du jeu (et tout cela est nouveau, grâce à la connexion du corps et de l’écran à travers un senseur de mouvements). Or, sauf cette exception qui n’est pas moindre, ce que nous identifions, c’est que les thématiques de jeu, les personnages et les dynamiques n’ont pas été substantiellement modifiés. Les trames et les histoires que l’on construit dans les jeux parlent davantage de continuités historiques que de transformations remarquables de l’univers ludique enfantin.
46C’est pour cela que, dans un champ d’étude aussi nouveau qu’étendu, l’affirmation à propos de la continuité des jeux nous paraît originale. Kafai (2000) soutient qu’il y a eu une transformation des dessins des jeux électroniques à la lumière des différences de genre identifiables dans l’actualité, De son côté, Turkle (2012) identifie la notion de “alone together” qui implique la relation qui s’établit entre les univers ludiques enfantins contemporains en termes d’individualités organisées en fonction des écrans comme « facteurs d’union ».
47Le potentiel éducatif des nouveaux jeux électroniques ainsi que des traditionnels a été identifié par Jenkins et Cassell (2000) en différents apports d’un livre central pour réfléchir au sujet des jeux contemporains : From Barbie to Mortal Kombat qui a eu sa séquelle en Beyond Barbie and Mortal Kombat (Kafai et al., 2008). Dans ces deux livres, qui constituent une « saga », on aborde des questions liées aux jeux électroniques, au genre et aux transformations des nouvelles technologies créés pour que les enfants jouent.
48Ce travail, que nous allons bientôt achever, se situerait sur les marges des deux livres cités, tout en reprenant leurs inquiétudes en ce qui concerne le rôle social des jeux, de leurs transformations, de leurs possibilités technologiques mais aussi de leurs dimensions narratives, de la construction de trames et de significations. L’identification des appropriations mercantiles, scolaires et sociales du domino nous a permis de parcourir l’histoire des jeux et les formes où les contextes dans lesquels ils se développent, interviennent et modifient leurs pratiques. C’est le même cas dans l’analyse des jeux de guerre et l’extension du champ sémantique qui s’y ouvre.
49En somme, nous proposons de reprendre quelques considérations de Williams (1988) qui situaient les pratiques culturelles encadrées non seulement dans l’histoire mais aussi dans les conditionnements politiques, économiques et éducatifs des sujets qui y participent. L’analyse culturelle est une porte d’entrée aux univers des décisions, des objets, des tensions et des potentialités que la vie quotidienne ouvre aux sujets qui la parcourent. Nous considérons, donc, que cette analyse que nous venons de présenter permet de porter un regard vers les jeux en tant que des permanences historiques mais, complémentairement aussi, perméables aux contextes dans lesquels ils se développent. Les jeux et leurs conditions sont des accès privilégiés pour l’analyse culturelle car ils ouvrent, orientent, construisent des significations et ferment des univers simplement à travers l’action des sujets qui jouent et plongent, pour un instant, dans des mondes qui leur sont étrangers et où ils deviennent, sous différentes formes, des protagonistes.