1C’est désormais un lieu commun, le nombre d’objets, matériels et immatériels, qui sont aujourd’hui associés à l’idée de patrimoine ne cesse de croître. Ce constat interroge les sciences humaines et sociales où plusieurs courants de recherche académique examinent les enjeux contemporains de cette explosion patrimoniale : historiens, sociologues, anthropologues ou chercheurs en sciences de l’information et de la communication, nous tentons de comprendre ce que ce processus de sélection et de valorisation de vestiges et traces du passé dit de notre rapport, non seulement au temps, mais aussi à nos contemporains et aux espaces (géographiques mais aussi médiatiques) dans lesquels nous interagissons. Ces réflexions sont au cœur de cet ouvrage qui mêle, selon une dimension heuristique bienvenue, des recherches tout à la fois chronologiques, biographiques et territoriales.
- 1 Une simple recherche avec l’expression « patrimoine universitaire » via Isidore donne accès à près (...)
- 2 À ce sujet, sur le site de l’Université Bordeaux Montaigne, on peut citer les actions de recherche (...)
2S’il y a quelques années Anne Watremez (2010) s’interrogeait sur le rôle des chercheurs dans la mise en patrimoine des objets qu’ils étudient et savoirs qu’ils produisent, l’ouvrage collectif dirigé par Muriel Lefebvre et Anne-Claire Jolivet est une parfaite illustration de ce processus essentiellement communicationnel. Celui-ci est le fruit d’un programme de recherche collectif, le projet Patrimoine scientifique toulousain et environnement local (PASTEL) qui a permis à l’équipe réunie de suivre et d’analyser les pratiques sociales de mise en trace et en mémoire des activités scientifiques locales en suivant notamment les récits, commémorations et publicisations développées par la communauté scientifique toulousaine durant plus d’un siècle. L’objectif, comme le soulignent par ailleurs en fin d’ouvrage Muriel Lefebvre, Anne-Claire Jolivet et Gaylord Mochel, est d’interroger le concept même de « patrimoine scientifique », notion floue qui, à l’inverse des monuments historiques, du patrimoine archéologique, du patrimoine écrit ou encore du patrimoine culturel immatériel, ne dispose pas de définition juridique permettant de le circonscrire. De fait, on a pu observer ces dernières années un intérêt renouvelé de la part des établissements universitaires pour leur histoire et, conséquemment, pour leur patrimoine immobilier, mobilier ou encore documentaire1. Sans citer tous les projets et équipes ayant travaillé sur ce « patrimoine universitaire » – l’expression permettant ici d’insister sur l’institution dépositaire de ces objets – soulignons qu’un certain nombre d’entre eux ont notamment été portés par des historiens de l’art s’intéressant aux « beaux objets » produits par leurs illustres prédécesseurs pour enseigner leur discipline dont la transmission, dans cette fin du xixe et début xxe siècles, s’appuyait massivement sur le recours à des moulages artistiques et des campagnes photographiques où la dimension esthétique restait prégnante2.
3Tel n’est pas l’objet ici puisque les chercheurs et chercheuses ayant collaboré dans le cadre de ce programme s’entendent pour élargir cette acception et désigner sous le vocable de patrimoine scientifique à la fois des traces de l’activité d’un chercheur, mais aussi ben sûr des instruments ou encore des sites spécifiques (p. 23) ; l’introduction détaillant dans une liste à la Prévert « un écosystème local à l’œuvre depuis plusieurs décennies » (p . 25) et se manifestant à la fois par la prise en compte des bâtiments, des archives, des collections des sites universitaires rattachés à la ville de Toulouse, mais aussi des temps de commémorations, des inventaires des instruments scientifiques et des diverses politiques de valorisation de ces différents supports et figures biographiques. Face à l’ampleur de ce qui peut dès lors entrer dans cette notion de patrimoine scientifique, le parti pris méthodologique adopté par l’équipe de recherche a été de se concentrer sur cinq terrains particuliers, ce qui permet notamment de dépasser une surreprésentation des sciences dites dures du fait de l’important équipement que celles-ci supposent. Ces terrains ont été choisis non seulement du fait de leur ancienneté dans l’histoire universitaire toulousaine mais également de leurs liens avec le territoire pyrénéen dont l’ouvrage montre bien l’importance à la fois comme sujet et lieu d’ancrage scientifiques pour les chercheurs toulousains. Ont ainsi été observées cinq disciplines : 1) l’archéologie et son lien avec un site préhistorique particulier, la grotte du Mas-d’Azil, 2) l’astronomie à travers notamment l’observatoire du pic du Midi, 3) la botanique via le travail d’Henri Gaussen, 4) la longue histoire de la faculté de droit et les actions menées en particulier par Gabriel Marty dans les années 1960 et, enfin 5) la mécanique des fluides et l’institut du même nom associés à la soufflerie de Banlève.
4On le perçoit dès l’introduction, la fabrique du patrimoine scientifique est explorée selon un double prisme : des figures scientifiques tutélaires qui font l’objet d’une reconnaissance et de commémorations, si ce n’est immédiates, à tout le moins rapides, et des lieux d’expérimentation scientifique qui se matérialisent dans l’espace physique du territoire et s’imposent donc par leur monumentalité. Cette dimension à la fois biographique et géographique du patrimoine scientifique se retrouve dans la structuration de l’ouvrage qui se divise en deux grandes parties : la patrimonialisation des lieux de science d’une part, et la mise en mémoire des figures de chercheurs d’autre part. Pour accompagner la lecture de ces deux angles d’approche, les directrices de l’ouvrage ont fait le choix de proposer un chapitre liminaire en la contribution de Caroline Berrera. Après une introduction générale qui permet de replacer cette étude dans le courant général et transdisciplinaire de ce que l’on pourrait nommer, à la suite des anglo-saxons, les heritages studies, l’analyse bibliométrique de Caroline Berrera pose en effet les axes de réflexion que l’on retrouve ensuite dans l’ensemble des contributions. La chercheuse souligne deux points essentiels pour la suite de l’ouvrage : la proximité des Pyrénées avec la recherche toulousaine qui, sans être un sujet prioritaire pour l’université, offre à ses chercheurs des ressources et des lieux d’exploration exceptionnels, combinée à l’importance des parcours individuels de scientifiques qui vont construire des savoirs afin de répondre à une demande sociale dans une recherche, notamment, de progrès technique.
5De fait, les quatre chapitres de la première partie de l’ouvrage nous donnent à voir cette réalité en suivant le devenir patrimonial de l’observatoire du pic du Midi (Anne-Claire Jolivet), de la soufflerie de Banlève (Claire Juillet) et de la grotte du Mas-d’Azil (Alice Gallois, Sébastien Dubois et Sandra Péré-Noguès), développements qui se terminent par une observation sur les pratiques scientifiques et contemporaines des équipes toulousaines et de leurs multiples liens avec le territoire pyrénéen (Marion Maisonnobe). Or, si la reconnaissance patrimoniale des sites et instruments les plus emblématiques repose notamment sur leur mise en tourisme, il convient de souligner combien les enjeux contemporains des universitaires passent pour leur part par une reconnaissance à l’international de leurs travaux, objectif de visibilité qui n’est pas sans évoquer le marketing territorial dans un univers professionnel aux prises avec une mise en concurrence de plus en plus accrue des établissements d’enseignement supérieur. On peut d’ailleurs s’étonner que cette réflexion ne soit pas plus poussée par les contributeurs et contributrices : transformer les objets et parcours professionnels de nos prédécesseurs, n’est-ce pas aussi essayer de renforcer l’image d’une institution, de lui donner une épaisseur, de la démarquer par rapport à d’autres sites universitaires ? C’est une question qui mériterait d’être posée à travers d’autres terrains sans aucun doute…
6La seconde partie de l’ouvrage, consacrée aux mises en mémoires et figures de chercheurs se déploie pour sa part en trois chapitres : Anne-Claire Jolivet s’intéresse à la figure du botaniste Henri Gaussen (1891-1981) tandis que Gaylord Mochel, Claire Faure, Florent Garnier et Philippe Delvit suivent la patrimonialisation du juriste Gabriel Marty (1905-1973). Robert Boure de son côté ne se concentre par sur une seule figure mais suit les nombreux hommages rendus aux figures de chercheurs entre 1880 et 2010 sur trois sites universitaires toulousains, étude qui inclut également les délocalisations territoriales de ces établissements. Ces trois textes font appel à des notions différentes : Anne-Claire Jolivet s’empare de la théorie d’ « éthos de la science » (Robert K. Merton, 1974) pour suivre les caractéristiques discursives que l’on retrouve dans les multiples formes de valorisation des actions du botaniste produites par ses successeurs ; au sujet de Gabriel Marty, les auteurs déclinent quant à eux le terme de mémoriel dans une série d’expressions (« décantation mémorielle » p. 181, « cristallisation mémorielle » p. 189, « statut mémoriel » p. 202) qui permet de suivre la « transfiguration » progressive du chercheur dont la réalité historique s’efface derrière une autorité symbolique et diffuse. Enfin Robert Boure suit les gestes de la patrimonialisation des « entrepreneurs du patrimoine scientifiques » (p. 209) qui mettent en récit un certain nombre de figures universitaires sélectionnées pour le retentissement de leurs travaux. Au-delà de ces différences théoriques, la lecture de ces chapitres permet de comprendre combien ces notions sont complémentaires puisque ces trois contributions relèvent la dimension limitée de cette patrimonialisation qui s’inscrit au sein d’un territoire et d’une communauté restreinte.
- 3 Michel Grossetti reprend ici l’expression anglo-saxonne d’« embeddedness » définit par Mark Granove (...)
- 4 Reprise ici de la réflexion de Jean Meyriat sur le document par intention et par attribution dévelo (...)
7Ce périmètre limité du « patrimoine scientifique » qui apparait en fin de compte difficilement appropriable au-delà de la seule communauté universitaire locale se retrouve au cœur des observations des deux chapitres conclusifs qui, dans une sorte de retour réflexif opportun, reviennent sur le sens même du programme de recherche PASTEL et des actions menées par l’équipe impliquée dans le processus de patrimonialisation suivi. Ces contributions reviennent ainsi sur les deux grandes théories qui traversent l’ensemble de l’ouvrage : celle de l’encastrement (Grossetti, 2015)3 et celle de la filiation inversée (Davallon, 2000). L’emprunt à la sociologie économique du concept d’encastrement autorise Jérôme Lamy à revenir sur les liens d’interdépendance et de légitimité qui existent au sein de la communauté scientifique dans un jeu d’échelle complexe entre l’enracinement territorial d’une figure et d’un équipement et sa renommée internationale. Les figures et sites universitaires apparaissent comme de véritables entrepreneurs qui nouent des relations non seulement scientifiques mais aussi économiques et politiques avec un ensemble de communautés (décideurs locaux, pairs étrangers, etc.). À cette nécessaire extension géographique de la légitimité scientifique de tel objet ou figure, s’ajoute une reconstruction mémorielle que le patrimoine scientifique, tout comme le patrimoine culturel immatériel, met à mal. Si Jérôme Lamy parle de « patrimonialisation avant l’heure », Anne-Claire Jolivet, Muriel Lefebvre et Gaylord Mochel reviennent pour leur part dans le dernier texte de l’ouvrage sur le concept de filiation inversée qui traverse l’ensemble des contributions. Cette réflexion sur le rapport au temps apparaît à vrai dire dès l’introduction puisque les directrices de l’ouvrage avancent l’idée d’une « patrimonialisation par intention » vs une « patrimonialisation par attribution »4 de laquelle relèveraient les objets historiques ou artistiques conservés par les institutions culturelles légitimes (musées, sites historiques, archives, etc.). Or, si on ne peut contester, à la lecture de l’ensemble de ces textes, que les chercheurs et leurs partenaires, politiques ou industriels, initient eux-mêmes ce processus de patrimonialisation de ces diverses traces de l’activité scientifique que sont les éléments bâtis, les archives, les savoirs, etc., deux questions restent en suspens. D’une part, sur quel schème interprétatif repose cette patrimonialisation qui, dans une logique communicationnelle, entraîne nécessairement la transmission de pensées englobantes qui permet à chacun de reconnaître cet objet particulier comme relevant du patrimoine ? Autrement dit, alors que l’ancienneté, la fragilité ou la représentativité de tel objet est généralement mis en avant lorsque l’on parle de patrimoine, quels récits construisent ces entrepreneurs du patrimoine scientifique qui œuvrent parallèlement à renouveler en permanence les savoirs qu’ils élaborent ? D’autre part, et dans la continuité de cette réflexion sur la montée en puissance de la seule idée dans ce qui fait trace, avec cette patrimonialisation qui semble en réalité se limiter à la seule communauté universitaire face à un impossible rayonnement populaire, n’assiste-t-on pas in fine à une dilution même de l’idée de patrimoine dans une sorte d’allographisation (Davallon, 2022) de toutes traces d’une culture – plus ou moins partagée – qui serait sans aucun doute à rapprocher de ce que l’on peut observer du côté du patrimoine culturel immatériel ou encore du patrimoine littéraire. Ce sont en tout cas des questions que nous devons, en tant que chercheurs et chercheuses, collectivement nous poser quand nous œuvrons à de telles entreprises…