1À l’intérieur de tout groupe professionnel existent des relations, rapports sociaux qui peuvent être de l’ordre de l’interdépendance, voire de la domination. Le milieu journalistique, appréhendé en tant que champ au sens bourdieusien, n’échappe pas à cette réalité, se situant parfois au confluent du phénomène de l’intersectionnalité. L’ouvrage de Julie Sedel va au-delà des travaux pionniers sur la question de domination interne et externe du champ journalistique. Elle entend éclairer et cerner les modalités d’ascension hiérarchique des femmes et hommes dans le monde des médias. Sa focale d’analyse se situe au niveau de la « fabrique » d’un dirigeant de média national, en France. Ce qui lui permet par ricochet de se pencher sur les processus, ressources et capitaux valorisés par des journalistes pour évoluer ou s’imposer dans un poste. Pour ce faire, dans cet ouvrage issu de son Habilitation à diriger les recherches (HDR), l’auteur développe une approche méthodologique diversifiée. Celle-ci s’appuie notamment sur une analyse prosopographique de 93 dirigeant.e.s de médias nationaux en poste en 2016 (p. 50), à partir d’une quarantaine d’entretiens semi-directifs réalisés auprès de responsables de médias en activité ou ayant quitté leur poste, et de la consultation de trois fonds d’archives.
2Le « groupe patronal », analysé comme un « champ du pouvoir », se situe dans le prolongement de la sociologie des champs de Pierre Bourdieu. Cet ouvrage analyse les rapprochements des dirigeants de médias avec d’autres segments des élites économiques et politiques : l’absence d’étrangers et la quasi-absence de femmes, d’abord ; l’âge relativement élevé et le parcours d’excellence scolaire, ensuite (p. 18). Il s’organise autour de sept chapitres.
3Dans le premier chapitre, « Essai d’objectivation du groupe » (pp. 23-51), Julie Sedel convoque d’emblée les enjeux épistémologiques et méthodologiques autour de la définition et de la délimitation de la population des dirigeants de médias. L’auteure précise que l’expression « dirigeant de médias » renvoie à un ensemble de discours (juridiques, journalistiques, académiques) qui fondent l’existence de ce groupe social (p. 25). Elle note toutefois l’absence d’une définition officielle et consensuelle de ce groupe hétérogène notamment concernant les dispositions légales de l’INSEE, et celles de la fiscalité ou du droit. Eu égard à ces difficultés, Julie Sedel a construit un groupe à analyser dans le cadre de son étude. Ont été pris en compte dans sa démarche des organigrammes de 60 médias d’information générale et politique, quel que soit le support (audiovisuel, numérique), les personnes ayant le statut de salarié et occupant des positions hiérarchiques au sein de leur média : directeur de publication, présidente du directoire, PDG, directrice de l’information ou de la (des) rédaction(s) (p. 49-51). La démarche exclut des personnes occupant des positions intermédiaires par rapport à celles énoncées. La diversification des approches analytiques se traduit également par la réalisation des entretiens semi-directifs et leur examen, à partir d’une approche réflexive.
4Le deuxième chapitre, « Transformations du champ des médias et reconfiguration des élites patronales » (pp. 53-91), présente une dimension historique des mutations opérées dans le secteur des médias. Il met un accent particulier sur la contextualisation de l’activité des dirigeant.e.s de médias. Le rappel en 1994 de la Fédération nationale de la presse française (FNPF) et sa dissolution en 2009 participent selon l’auteur, des évolutions spécifiques du collectif patronal dans ce secteur (p. 53). Chargé de promouvoir et de défendre les intérêts de journalistes et acteurs de la presse, ce collectif n’a pas pu survivre face aux mutations contemporaines. Ce d’autant plus qu’au cours de la décennie 80-90, la montée en puissance de groupes médiatiques oligopolistiques, la baisse de l’aide de l’État et les politiques européennes d’ouverture à la concurrence du fait du libéralisme économique ont fortement contribué à affaiblir tant en interne qu’en externe la Fédération nationale de la presse française. Son éclatement en 2009 résulte justement des jeux de pouvoirs et conjonctures sociopolitiques et économiques dans le secteur des médias (p. 91). L’auteure note par ailleurs une transformation du champ des médias avec des dissensions politiques et une légitimité contestée de la Fédération nationale de la presse française. Julie Sedel souligne à ce sujet que la disqualification de la fédération sur des bases politiques s’inscrit dans une dynamique plus générale de « dépolitisation de la presse » (p. 68).
5Le troisième chapitre, « Marché de l’emploi, rôle des actionnaires et activités de direction » (pp. 93-155), s’intéresse fondamentalement à la manière dont les dirigeants classent et hiérarchisent les propriétaires. Sur la base des entretiens menés par l’auteure, il ressort que « certains dirigeants de médias ne voient pas d’inconvénients à travailler pour un industriel quand d’autres s’y refusent catégoriquement » (p. 93). En effet, dans les discours journalistiques, les actionnaires sont souvent présentés comme instrumentalisant l’information pour leur propre compte. Ce que met également en évidence Julie Sedel, c’est que les perceptions sociales des employeurs sont tributaires des secteurs d’origine et des logiques de carrières (p. 95). Ainsi, les médias détenus par les industriels peuvent être perçus comme une menace pour l’exercice du journalisme ou, à l’inverse, pour le personnel de « renfort », comme leur permettant d’exercer pleinement leur activité. Julie Sedel analyse également dans ce chapitre les tâches associées au poste de direction selon l’institution et le domaine d’intervention (éditorial ou gestion). Les activités de direction sont différenciées. Le directeur de journal est d’abord celui qui rend les arbitrages sur nombre d’éléments stratégiques (recrutement, ligne éditoriale, ligne budgétaire) (p. 132). Il doit également tout à la fois endosser le rôle de représentant, de porte-parole de l’institution et maîtriser un sens relationnel (p. 155).
6Le quatrième chapitre, « Sélection, circulation des dirigeants » (pp. 157-176), se penche plus spécifiquement sur le panel de critères qui justifient le recrutement des dirigeant·e·s de médias. Julie Sedel énonce, d’entrée de jeu, que les procédures officielles de sélection et de nomination des dirigeants de médias sont déterminées par la loi, comme cela figure sur le site du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) (p. 158). Il peut s’agir ainsi des critères sociaux, professionnels, politiques, économiques ou relationnels. Outre les critères officiels de nomination, l’auteure insiste sur des logiques opaques et parfois clientélistes qui orientent le recrutement des dirigeants de médias (p. 161). Les critères informels de sélection invoquées par Julie Sedel sont en lien avec les affinités politiques, les réseaux de relations, le sens relationnel. D’une manière générale, les modalités d’entrée dans la carrière de dirigeant de médias peuvent être différents selon les lieux d’exercice de la profession, la plupart des dirigeants se recrutent au cœur de Paris. L’autre préoccupation développée dans de chapitre, c’est celle relative à la circulation à l’intérieur du champ (p. 171). Julie Sedel explique de façon précise que la grande mobilité des dirigeant·e·s de médias se fait régulièrement soit entre enseignes, soit vers d’autres institutions, révélant en retour les liens forts entre l’espace médiatique et les espaces économique, politique, intellectuel ou culturel.
7Le cinquième chapitre, « Composition sociologique et principes de structuration du groupe » (pp. 177-204), propose une analyse de la composition sociologique du groupe des dirigeants et les types de capitaux qui les distinguent d’autres élites (économiques, politiques). Trois types de capitaux sont nécessaires pour accéder à des postes de dirigeants de médias en France. Julie Sedel cite, par exemple, le capital symbolique (basé sur le parcours professionnel), le capital culturel (lié à la formation, au volume de connaissances dans les arts, les lettres, la politique), le capital social (lié au milieu d’origine, à la trajectoire scolaire et professionnelle, au lieu d’habitation) (p. 177). La description apparaît fine et précise : les dirigeants des médias sont en général des hommes, français, âgés, possédant un fort capital professionnel et symbolique qui leur confère du prestige et du crédit (p. 178-182). Ils sont d’origine sociale relativement élevée, diplômés de grande école ou d’école de journalisme, résidant à proximité de la capitale. Ainsi, accéder au pôle de gouvernance de médias apparaît comme une modalité de reproduction des logiques sociales de la domination parfois rendue possible par l’école tel que précisé par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (1970), thèse reprise et enrichie par Olivier Donnant (2015) sur les inégalités culturelles. Dans ce chapitre, Julie Sedel analyse également la façon dont se structure cette population de dirigeant de médias (p. 194). Elle s’appuie notamment sur les enquêtes de terrain, les entretiens semi directifs. Selon elle, les dirigeants de médias se distribuent sur deux axes. L’un repose sur le capital administratif. L’autre est plutôt corrélé à l’âge, mesurant le volume de reconnaissance (p. 195-196). Elle précise que les « administratifs », issus des filières économiques ou politico-étatiques, sont plus souvent représentés à la direction de grands groupes audiovisuels ou de presse, contrairement aux « journalistes » qui occupent les fonctions de directeurs éditoriaux au sein de grosses organisations ou bien de PDG de petites structures dédiées à l’information.
8Le sixième chapitre, « Cinq filières d’accès à la direction des médias » (pp. 205-232), propose une analyse des trajectoires des dirigeants de médias. Julie Sedel a pu ainsi identifier cinq modes d’accès idéaux-typiques à la position de dirigeant de médias : la filière journalistique, la filière intellectuelle, la filière militante, la filière économique et la filière politico-administrative (p. 205). Chaque filière comporte des propriétés spécifiques. Ainsi, la filière journalistique est massivement représentée parmi les dirigeants de médias (73 %). La plupart d’entre eux sont détenteurs d’une carte de journaliste professionnel, deux tiers sont des patrons éditoriaux (63 %), un tiers occupe des fonctions de PDG, d’administration et d’encadrement (p. 205). Outre la filière journalistique, l’auteur cite la filière intellectuelle (25 %), puis celle militante (10 %), économique (10 %), étatico-administrative (10 %). L’analyse proposée rend compte de ce que les filières d’accès à la direction des médias ne bénéficient pas forcement du même prestige dans le corps social. Julie Sedel souligne à ce propos que les filières intellectuelle et militante seraient en voie de dévalorisation (p. 232). Alors que celle économique, politico-administrative et journalistique seraient plutôt en expansion.
9Le septième chapitre et dernier chapitre, « Le genre des états-majors des médias » (pp. 233-251), examine les logiques de la « domination masculine » (Bourdieu, 1998) dans ce secteur, se traduisant par une faible représentativité des femmes à la tête des femmes dans le contexte français. À en croire Julie Sedel, seule 10 % de femmes occupent le poste de dirigeante de médias en France. Julie Sedel conclut qu’ « en France, la direction de médias s’énonce au masculin » (p. 251). Elle explique en effet que les temporalités, le mode de commandement, les sociabilités freinent l’accès des femmes aux fonctions de direction de médias. Selon elle, « l’absence de femmes de la direction éditoriale des grands médias montre combien les instruments du "débat public" sont encore monopolisés par les hommes » (ibid.). La gent féminine subit deux formes de ségrégations. Une verticale qui se traduit par la difficulté à atteindre les plus hauts postes. Et une horizontale liée au fait que les femmes sont cantonnées à certains médias audiovisuels. Afin de changer cette configuration, Julie Sedel propose, dans son analyse, de « travailler le genre, travailler la classe » (p. 248) en déconstruisant les représentations sociales sexuées à travers l’éducation à l’école, dans les familles avec un rôle plus accru des parents. L’auteur cite tout de même quelques exemples de femmes dirigeantes de médias. Elle note ainsi que Françoise Giroud a joué le rôle de mentor pour une génération de femmes dirigeantes telles que Christine Ockrent, Michèle Cotta, Laure Adler. Mais ce type de parcours d’ascension sociale reste exceptionnel au regard des trajectoires modales des dirigeantes de médias en France (p. 250).
10Cependant, quelques zones d’ombres sont à relever à la lecture de cet ouvrage. L’auteur ne met pas ou peu l’accent sur la dimension socio-biographique des acteurs (Idelson, 2014), à travers notamment l’analyse plus fine des trajectoires professionnelles. Le propos se cantonne uniquement dans le contexte français. Une ouverture sur le plan international aurait permis d’engager, peut-être, des formes de généralisation ou d’établir les correspondances afin de voir au final si la réalité est nécessairement la même. Le parti pris de Julie Sedel, à travers la méthode réputationnelle qui consiste à analyser uniquement les journalistes reconnus comme l’a fait Remy Rieffel (1984) sur « l’élite journalistique », peut apparaître comme problématique. Car elle ne permet pas de prendre en compte les journalistes les moins en vus, ou « d’en bas » mais qui, malgré position de subalterne, peuvent influencer la macro-structure journalistique.
11Ces limites formulées sous formes de regrets pour la lecture, n’enlèvent en rien la pertinence de cet ouvrage qui vient enrichir l’ensemble des travaux sur la sociologie des professions dans le champ des sciences de l’information et de la communication. Nonobstant des points de différences, il se situe dans le prolongement des travaux de Remy Rieffel, Erik Neveu, Denis Ruellan, Roselyne Ringoot, Jean-Michel Utard, Nicolas Pélissier, Pierre Bourdieu sur la sociologie des professions. Il met en évidence les logiques et modalités d’ascension dans le circuit de la gérance des groupes de médias. Le modèle d’analyse construit à partir de la sociologie des acteurs de groupes médiatiques conçoit le champ médiatique comme un « espace carrefour » (p. 18), c’est-à-dire qu’il se situe à l’intersection des grands groupes privés, du journalisme et de l’édition, de la haute fonction publique et des cabinets ministériels, du monde intellectuel, universitaire et de la culture, du champ politique et des instances de régulation. Pour finir, cet ouvrage vient enrichir dans le contexte français le panel des travaux sur la sociologie des élites et du journalisme.