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Suvilay Bounthavy (2021). Dragon Ball, une histoire française

Liège (Belgique) : Presses universitaires de Liège, 2021
Thomas Michaud
Référence(s) :

Suvilay Bounthavy (2021). Dragon Ball, une histoire française. Liège (Belgique) : Presses universitaires de Liège, 2021. ISBN : 978-2-87562-276-1 Prix : 25,50 €

Texte intégral

1Bounthavy Suvilay a réalisé une étude très précise et documentée décrivant de quelle manière la franchise Dragon Ball s’est diffuée dans le monde, et en particulier en France, montrant les processus d’adaptation qui modifient les objets culturels. Ce manga a été créé en 1984 par le Japonais Akira Toriyama et fut popularisé en France à partir de la diffusion du dessin animé (anime) à partir de 1988 dans l’émission le Club Dorothée sur TF1. Il fut par la suite dénoncé par différents acteurs l’accusant notamment d’incitation à la pédophilie en France et en Belgique. Mais en 2016, l’œuvre était recommandée dans les compléments de lecture proposés par l’Éducation nationale française dans le cadre de l’enseignement du français au cycle 3. L’auteure se demande comment expliquer le passage d’un objet jugé comme nuisible à un bien culturel prescrit par les institutions comme bénéfique à la jeunesse.

2Dragon Ball s’articule entre la littérature de jeunesse et le manga de sport. Il est issu des récits de formation des années 1930, qui avaient pour but d’inculquer les qualités guerrières aux jeunes lecteurs. Ils étaient publiés dans des magazines qui diffusaient aussi des récits mettant en scène des sportifs. Le but était de promouvoir le dépassement de soi en montrant des héros exemplaires.

3Le héros de Dragon Ball est Son Goku, qui renvoie à l’imaginaire du roi des singes dans la mythologie asiatique. Né initialement d’une parodie, il est le symbole de l’athlète accompli surentrainé, capable de combats intenses et luttant contre des ennemis démoniaques constituant des dangers pour la survie même de l’humanité.

4Suvilay distingue trois phases d’exploitation transmédiatique de l’œuvre. Elle fut d’abord constituée de chapitres hebdomadaires qui furent ensuite adaptés à la télévision, au cinéma et en jeux vidéo. Puis, à partir de 1995, quand la série s’est achevée, une deuxième phase a débuté, en se prolongeant sur d’autres supports, comme la série Dragon Ball GT, avec des interpolations et des versions transfictionnelles et contrefictionnelles (jeux vidéo). Enfin, une troisième phase d’exploitation correspond à la création de méta récits au niveau du jeu vidéo.

5Les ventes de mangas au Japon représentaient entre 2010 et 2013 27 % des ventes de livres, ce qui équivalait à deux milliards d’euros. 40 % de l’animation télévisée et 50 % des films les plus vendus du box-office sont des adaptations de bandes dessinées. Le système media mix utilise l’anime comme une publicité pour recruter un nouveau lectorat de bandes dessinées. Bien souvent, le studio d’animation ne possède pas les droits et n’est qu’un prestataire de services qui produit les anime. D’ailleurs, 60 % des anime ont pour origine un manga. Toutes les semaines le public pouvait lire un nouveau chapitre de Dragon Ball entre 1984 et 1995, avant de regarder quelques jours plus tard l’adaptation animée réalisée par Toei Animation, puis d’acheter le volume relié, et les jeux vidéo. En raison des cadences de production rapides, les séries télévisées n’utilisent que douze ou même huit images par seconde, ainsi que de nombreux plans fixes. D’ailleurs, les combats se déroulent souvent sur des planètes extraterrestres ou dans des lieux éloignés des villes pour ne pas avoir à dessiner de décors complexes et donc gagner du temps. Une des inspirations de Dragon Ball est le kung fu comedy, style de film développé par Jackie Chan et très populaire à l’époque de diffusion du manga. Enfin, un film Dragon Ball est réalisé tous les ans, permettant aux fans d’accéder à des intrigues inédites.

6Après la fin de Dragon Ball en 1995, le secteur du manga n’a cessé de décliner au Japon. Toutefois, suite au lancement de la PlayStation en 1994, le jeu vidéo se popularisa. Les éditeurs se sont alors mis à publier des histoires inspirées par les univers des jeux, comme Pokémon.

7156 millions d’exemplaires de Dragon Ball ont été vendus au Japon entre 1984 et 2015, et 240 millions à l’étranger, soit 65 % des ventes. En France, 20 millions d’exemplaires ont été écoulés. Le transmedia storytelling, défini comme « des formes d’expansions diverses au sein d’un univers fictif et cohérent » (p. 97), selon l’approche d’Henry Jenkins nécessite de jouer pour avoir une connaissance totale des différents évènements se produisant dans un même univers. Le jeu vidéo permet d’assouvir le fantasme d’agir sur la fiction.

8Le media mix japonais est inspiré par les pratiques de marchandisation de la fiction de Disney et de ses produits dérivés depuis les années 1950. Les Japonais nomment ces activités le Character business (pour le merchandising). Il peut s’agir de jouets ou d’utilisations promotionnelles des personnages. L’auteure affirme que « l’autonomisation du personnage par rapport à la fiction est telle au Japon que ceux-ci partagent la même présence et puissance médiatique que des êtres humains transformés en stars par les médias » (p. 120). Au Japon, tous les produits de consommation peuvent être mis sous l’égide d’un héros transmédiatique. Les héros de Dragon Ball figurent aussi dans les courts-métrages pédagogiques pour apprendre au jeune public le Code de la route et les règles à respecter en cas d’incendie. « Les personnages de fiction sont en quelque sorte devenus des figures institutionnelles » (p. 126) affirme l’auteure. Ainsi, Son Goku est une des mascottes officielles des Jeux olympiques de 2020 et apparait à l’aéroport pour souhaiter la bienvenue aux visiteurs. Le ministère des Affaires étrangères pratique une stratégie de valorisation de la culture pop dans sa politique « Cool Japan ! ». Ainsi, Son Goku est omniprésent dans la vie quotidienne des Japonais.

9Les dessins animés japonais ont commencé à s’exporter massivement à partir des années 1980, alors qu’auparavant leur production était essentiellement destinée au marché intérieur. En 2004, 60 % des dessins animés diffusés dans le monde étaient d’origine japonaise. Toutefois, il apparait dans les rapports de différentes organisations gouvernementales que les Japonais ne savent pas négocier correctement les droits d’exploitation à l’étranger. Ainsi, l’auteure s’intéresse aux modalités de diffusion et de réappropriation de ces imaginaires, et notamment de Dragon Ball, par les cultures étrangères, et surtout par la culture française.

10Dans les années 1970, quand les premiers dessins animés japonais furent diffusés en France, les téléspectateurs connaissaient mal ce lointain pays. Un scandale médiatique accompagna d’ailleurs la diffusion de la série de science-fiction Goldorak en 1978 sur Antenne 2 dans l’émission pour enfants Récré A2. Rappelons d’un point de vue contextuel que Star Wars était sorti un an avant et avait popularisé les thèmes de la science-fiction et de la robotique auprès du grand public. Par ailleurs, l’engouement pour la télévision et la vidéo domestique poussait les autorités françaises à instaurer des mesures protectionnistes pour limiter l’importation de produits japonais, comme les magnétoscopes. Un imaginaire du péril jaune se diffusait dans la société. La crainte de l’invasion économique remplaçait la menace militaire. Ainsi, le Premier Ministre Édith Cresson comparait les Japonais à des fourmis. Les autorités s’opposaient à la corruption de la jeunesse par des œuvres audiovisuelles qui remplaçaient la lecture et qui étaient d’origine japonaise, ce qui est jugé avec scepticisme. À Noël 1978, un véritable scandale éclata en France, les médias s’offusquant de la demande consumériste du jeune public autour de la série Goldorak. Les enfants étaient décrits comme victimes de l’avidité des adultes, subissant le « Goldorackett », selon le jeu de mots de Louis Valentin. L’auteure estime que « cette première panique morale structure l’horizon d’attente des téléspectateurs adultes de Dragon Ball une décennie plus tard » (p. 158).

11Dans les années 1990, la culture juvénile est une « culture de chambre », avec un usage de plus en plus privé de la télévision. Le second téléviseur de la maison est souvent destiné à la chambre des adolescents. De plus, le taux d’équipement en magnétoscopes explose. Cela favorise l’autonomisation de ce public en tant que consommateur culturel. Le magnétoscope a contribué à l’émergence d’une culture manganime. Les séries japonaises se sont diffusées grâce à la télévision et au magnétoscope, comme le rock s’est propagé par le biais de la radio et des mange-disques. De plus, une minorité de personnes urbaines et cosmopolites a contribué à diffuser les flux de marchandises et d’informations sur le sujet, à travers des boutiques spécialisées, ou par la rédaction d’articles dans des fanzines.

12En 1989, Ségolène Royale a publié Le Ras-le-bol des bébés zappeurs – télémassacre : l’overdose ? Bounthavy Suvilay la désigne comme une « entrepreneuse de morale » pour reprendre l’expression de Howard Becker. On assiste dans la lignée de cette publication à une croisade morale des médias français contre la violence des dessins animés japonais qui ressemble à celle de la presse anglaise contre les comics américains quelques années auparavant. Le but est de défendre une certaine idée de la société et de l’enfance. Face aux entrepreneurs de morale se sont érigés les « entrepreneurs de réalité », c'est-à-dire des fans qui ont publié des articles exposant des arguments s’appuyant sur une connaissance souvent experte de ces biens culturels. Toutefois, Dragon Ball était jugé trop violent par les médias autorisés et trop populaire chez les adolescents. Dans le même temps, dans les années 1990, le terme « otaku » était de plus en plus utilisé pour désigner les amateurs de manganime. S’il faisait référence à des personnes déviantes initialement, il devint progressivement plus positif, lié à l’érudition.

13L’engouement pour les manganime se traduit par une augmentation du nombre d’apprenants du japonais, passant de 1 975 en 1974 à 15 761 en 2006. Progressivement, la référence à la culture japonaise est devenue un argument commercial positif, alors que quelques années auparavant, elle était victime de xénophobie. Mais à la suite de nombreuses polémiques, les mangas ont progressivement disparu du Club Dorothée, remplacés par des productions européennes d’AB Productions comme Hélène et les garçons.

14En 2018, 16 millions de mangas ont été vendus en France, ce qui représente 38 % du marché de la bande dessinée. L’auteure n’hésite pas à parler d’une patrimonialisation de Dragon Ball. En effet, les mangas pourraient être intégrés dans les programmes scolaires. Pourtant, à l’instar de Goldorak, bien que constituant des phénomènes de société majeurs, ils n’obtiennent que rarement une reconnaissance symbolique en tant qu’objet artistique. Notons toutefois que Dragon Ball, Akira et Ranma 1/2 ont obtenue des prix au Festival International de la Bande Dessinée, malgré une succession de polémiques, les jugeant notamment trop commerciaux. Il manque aux mangas des figures reconnues dans les sphères médiatiques pour défendre la cause de ce « mauvais genre », à l’instar de Boris Vian pour la science-fiction américaine. L’auteure note que « le manga est introduit à l’école dans une perspective de médiation vers la littérature légitime » (p. 320). Le gouvernement japonais cherche quant à lui à promouvoir le manga et ses dérivés par la politique du « Cool Japan », cette culture n’étant plus considérée comme moins représentative du pays que les arts traditionnels.

15Ce livre est très documenté et l’auteure fait preuve d’une réelle expertise du sujet. Elle aborde des questions très variées, avec des passages très intéressants sur l’économie de l’industrie des manganime, mais aussi à travers des réflexions sur les enjeux culturels et sociaux de la diffusion de cette culture japonaise en France et dans le monde. Les références à d’autres œuvres comme Goldorak sont particulièrement éclairantes des processus de résistance de la culture française à l’accueil de ces fictions pour enfants et adolescents. Puis, progressivement, ces derniers sont devenus adultes, certains ont appris le japonais, sont devenus traducteurs et ont considérablement amélioré la qualité de ces programmes ainsi que leur connaissance dans la population française. Si Dragon Ball apparait comme un programme particulièrement populaire au Japon et en France, nous regretterons que ce livre n’aborde de manière que très marginale les thèmes abordés dans les aventures de Son Goku. En effet, l’ouvrage est avant tout une étude de la réception culturelle de la série en dehors du Japon, ainsi que des enjeux économiques relatifs à sa diffusion. L’analyse de son contenu est trop marginale pour satisfaire les éventuels fans qui seraient à la recherche d’une analyse approfondie de cet imaginaire. Il aurait été pertinent d’insister davantage sur les références de la série à la culture asiatique par exemple, ou sur une étude de l’imaginaire fantastique ou science-fictionnel des épisodes les plus marquants de la série. Les lecteurs qui ne connaitraient que peu la série devront en effet se référer aux épisodes pour en connaitre les rudiments afin de mieux comprendre les références parfois très précises utilisées par l’auteur pour étayer des arguments souvent très techniques et renvoyant notamment aux problématiques de traduction inhérentes à la diffusion d’œuvres japonaises en France.

16Dragon Ball est une œuvre majeure de la culture japonaise contemporaine et a contribué à diffuser une image positive de ce pays dans la jeunesse française. Ce livre montre les processus complexes de diffusion, d’assimilation et de résistance à la culture du manganime dans une société jusqu’alors dominée par la bande dessinée franco-belge. Il pourrait être intéressant d’étudier dans quelques années la postérité de la série quand les téléspectateurs initiaux seront devenus vieux, et auront transmis les valeurs inculquées par Son Goku à leurs enfants et à leurs petits-enfants.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Michaud, « Suvilay Bounthavy (2021). Dragon Ball, une histoire française »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/13658 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.13658

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Auteur

Thomas Michaud

Chercheur associé au laboratoire ISI/Lab RRI, Université du Littoral, Côte d’Opale

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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