Carayol Valérie et Laborde Aurélie (dir.). Incivilités numériques : Quand les pratiques numériques reconfigurent les formes de civilité au travail
Carayol Valérie et Laborde Aurélie (dir.). (2021). Incivilités numériques : Quand les pratiques numériques reconfigurent les formes de civilité au travail. Paris : De Boeck Supérieur. ISBN : 978-2-8073-3353-6 Prix : 23,90 €
Texte intégral
- 1 Cette définition est consultable dans le livre blanc sur les incivilités numériques élaboré par un (...)
1Coordonné par Valérie Carayol et Aurélie Laborde (Laboratoire MICA de l’Université Bordeaux Montaigne), le présent volume intitulé Incivilités numériques. Quand les pratiques numériques reconfigurent les formes de civilité au travail regroupe sept études menées par des chercheurs invités ou membres du programme de recherche interdisciplinaire CIVILINUM. Regroupant cinq équipes de recherche en sciences de l'information et de la communication, psychologie sociale, psychologie du travail et droit, ce programme part du constat que la question des incivilités liées à l’usage d’outils et de dispositifs de communication numériques en contexte de travail a été jusqu'à présent peu étudiée. Et comme son sous-titre l’indique, l’enjeu du livre réside dans la volonté d’étudier les incivilités numériques au travail, entendues comme formes de « transgression de la culture professionnelle, de faible intensité, avec une intention ambiguë de nuire »1, en tant que telles et non comme simples variations d’incivilités.
2Dans le premier chapitre, Delphine Dupré, docteure en sciences de l’information et de la communication, propose un panorama des travaux de recherche francophone et anglophone sur les incivilités au travail. Ces travaux tendent à montrer que ces incivilités peuvent, dans un contexte organisationnel favorisant leur propagation, devenir une norme de communication « progressivement tolérée et banalisée » (p. 19) et conduire à des phénomènes de harcèlement et d’agression, auxquels, comme le montrent les recherches depuis le milieu des années 2000, les incivilités sont désormais liées. Une cartographie des incivilités numériques au travail est ensuite proposée qui permet de les distinguer de leur équivalent en présentiel : plusieurs formes d’incivilités numériques sont ainsi répertoriées selon la forme des messages, selon l’usage d’outils numériques ou de technologie de surveillance, selon la présence de témoins dans les mails, ou encore selon certaines pratiques insidieuses sources de confusion.
3L’enjeu de chapitre suivant est de montrer que la distinction théorique entre incivilités et agressions ne résiste pas à l’expérience : Oriane Sitte de Longueval, docteure en Sciences de gestion, montre, dans le cadre d’une enquête de terrain réalisée auprès des employés de service d’une entreprise ferroviaire, que ceux-ci recourent indistinctement à l’un et l’autre concepts pour qualifier leurs expériences. Afin de rendre compte de la complexité et la variété des phénomènes subis, la chercheuse propose donc une analyse plus fine par l’imbrication des deux concepts. Il en ressort trois régimes de situation. Sont dites « univoques » les situations vécues, directement rapportées par les acteurs aux définitions théoriques, « ambiguës » celles où le destinataire n’est pas en mesure de déterminer s’il y a bien eu intention de nuire ou d’enfreindre la norme, et enfin « ambivalentes » celles où les deux catégories permutent durant le cours de l’action, la norme de civilité, en apparence respectée, produisant stratégiquement le contraire par modification du contexte, comme dans le cas de l’hyper-politesse à visée humiliante. Par cette mise en lumière d’un « continuum » entre incivilité et agression, la chercheuse conclut en appelant à coordonner les politiques publiques de prévention des incivilités et de répression en matière d’agression.
4Dans le chapitre III, Bérangère Stassin, maitresse de conférences en sciences de l’information et de la communication, propose une étude sur les liens entre cyberviolence et cyberharcèlement en contexte scolaire, à partir d’une enquête qualitative menée dans cinq lycées de la région Grand-Est entre 2018 et 2020 qui s’intéresse notamment à ce cas de cyberviolence qu’est la pornodivulgation.
5À partir d'une revue de la littérature, la chercheuse rappelle l’intrication complexe, dans le cadre scolaire, des phénomènes de cyberviolence et de harcèlement, qui opèrent à la fois en ligne et hors-ligne, durant le temps scolaire mais aussi en dehors, la cyberviolence à l'école pouvant facilement glisser vers le cyberharcèlement. Les mécanismes de diffusion et de viralité des réseaux sociaux peuvent en effet démultiplier les effets d'un acte isolé et conduire au cyberharcèlement. Mais l’originalité de l’enquête est d’avoir mis en lumière, dans le cas précis de la pornodivulgation, l’impact de la cyberviolence sur l’entourage des victimes et notamment les témoins, devenus victimes indirectes. Si la pratique est fermement condamnée par les adolescents et adolescentes, leurs attitudes oscillent cependant entre fatalisme et envie de faire changer les choses. Pour la chercheuse, il est donc nécessaire d’aider les jeunes en leur permettant de contextualiser cette cyberviolence qui imprègne en fait la société tout entière : si des dispositifs d’éducation aux médias, à l'esprit critique et à la sexualité sont des solutions envisageables, il convient aussi de se prémunir contre les discours sociaux et médiatiques qui donnent du numérique une image purement négative oblitérant son rôle avéré dans les pratiques de socialisation de la jeunesse.
6Dans ce chapitre, Valérie Carayol, professeure en sciences de l’information et de la communication, et Aurélie Laborde, maitresse de conférence en sciences de l’information et de la communication, se proposent de revisiter les résultats du programme CIVILUM à partir du courant des Organizational dark side studies afin de montrer principalement que les incivilités numériques ne sont pas des comportements déviants mais plutôt le symptôme d'un travail en souffrance et d'une détérioration des communications au travail.
7Qualifier les incivilités numériques d’obscures se justifient non seulement par leur manque d’éthique et leur nocivité, mais aussi parce qu’elles sont des phénomènes invisibilisés au sein des organisations et sujettes à la banalisation, à l’euphémisation des discours organisationnels, et à l’autocensure des acteurs. Si, pour les Dark side studies, les conflits sont consubstantiels aux pratiques sociales, il s’ensuit que les incivilités numériques constituent des traces, des symptômes plus ou moins visibles des conflits et tensions qui structurent les pratiques sociales au sein des organisations. Les incivilités numériques sont alors appréhendées successivement par les chercheuses comme prolongement ou comme preuve des conflits existants et comme signes d'un malaise dans la relation hiérarchique.
8À la fois chambre d’écho des problèmes organisationnels et moyens conscients ou inconscients de contrer les failles d’un système qui tend à réifier voire déshumaniser les individus en les réduisant à leur fonction, les incivilités numériques témoignent donc des transformations du monde du travail et demandent à être réinscrites dans des problématiques psychosociales et de santé au travail.
9Dans un contexte où le numérique est venu bousculer les modalités de la civilité ordinaire et où de nouvelles conduites organisationnelles se sont développées en l'absence de règles organisationnelles instituées, Christine Lagabrielle, Corinne Louis-Joseph et Marie-Line Félonneau, toutes trois chercheuses en psychologie sociale ou en psychologie du travail, s’intéressent, dans le chapitre V, aux conditions d’émergence de nouvelles normes sociales dans les interactions numériques. Privilégiant une approche fonctionnaliste où le cadre normatif a pour but de préserver l’ordre social, elles montrent comment des processus de conformisme, de banalisation et d’excusabilité d’actes jugés incivils deviennent des indicateurs d’une nouvelle norme en train d’émerger. Elles montrent par ailleurs comment le contexte organisationnel est pris en compte par les acteurs pour évaluer le degré d’incivilité et d’excusabilité des phénomènes croissants de multi-communication et de travail multi-tâches (multitasking) dans les organisations. La construction d'une norme sociale, en lien avec le développement des situations de communication numérique et de la banalisation des conduites inciviles, doit donc être rapportée au contexte organisationnel ainsi qu’aux formes de communication voire à certaines variables individuelles.
10En conclusion, les chercheuses réfléchissent aux perspectives possibles de régulation des incivilités numérique au travail engendrés par la multi-communication : elles rappellent que ni les stratégies adaptatives des individus, ni les directives et autres chartes ne suffisent à enrayer un phénomène dont l’ampleur s’origine dans certaines pressions sociales et organisationnelles qui exigent des personnels une accessibilité et une disponibilité continue face aux demandes qui leur sont faites.
11Dans le cadre d’une recherche antérieure portant sur la communication et la multi-activité des communicants internes de grandes entreprises, Olivia Foli, maitresse de conférence en sciences d’l’information et de la communication, s’intéresse, au chapitre VI, à la manière dont cette profession développe certaines stratégies et « habilités » professionnelles afin de faire face à la montée des incivilités au travail, consécutive à des phénomènes de sursollicitation numérique et de mise en question de leur identité professionnelle.
12L’étude, menée au sein de onze grandes organisations du tertiaire, s’appuie entre autres sur un corpus de courriels choisis et commentés par les enquêtés eux-mêmes lors d’entretiens qualitatifs ou à l’occasion d’observations directes. Ces courriels, en tant qu’ils sont les traces d’interactions et d’activités, apparaissent comme des révélateurs des problèmes de sursollicitation subie par les communicants internes mais aussi des moyens mis en œuvre pour les juguler.
13L’intérêt d’étudier le cas des communicants internes réside notamment dans le fait que la multi-activité qui caractérise leur profession est tantôt vécue comme « glorieuse », motivante, tantôt comme subie et nuisible. C’est dans ce contexte que deux groupes d’habilités ont pu être repérés afin de prévenir ou de régler les formes nuisibles de sursollicitation organisationnelle : celles visant à canaliser le flot des sollicitations et celles visant à anticiper le flux des personnes dont on dépend. Mais ces habilités ne relèvent pas uniquement d’une auto-discipline : O. Foli montre que le groupe des pairs constitue dans les interactions qui le régissent une ressource pour faire face aux incivilités et les résoudre. Les problèmes d’incivilités numériques sont enfin révélateurs d’une identité professionnelle malmenée au sein des organisations : les communicants internes, pour catégoriser tel courriel en courriel civil ou incivil, font en effet appel aux normes et aux règles de métier et par là même explicitent les situations d’interdépendance asymétrique dans lesquelles ils sont pris avec leur hiérarchie et le défaut de légitimité auquel ils sont confrontés.
14Dans le dernier chapitre, Loïc Lerouge, directeur recherche au CNRS, s'interroge sur la pertinence de définir juridiquement les incivilités numériques. Si l'auteur reconnaît qu’un certain vide juridique entoure la notion, il considère néanmoins que le droit actuel « possède l’avantage de disposer de catégories juridiques » mobilisables par les juges. Si le droit pénal offre ainsi peu de prise pour saisir les « incivilités de type numérique a fortiori au travail », le recours au droit de la santé au travail ne peut quant à lui s’appliquer que sur le lieu ou pendant le temps de travail, la difficulté résidant alors dans la démonstration du lien entre des faits d’ordre privé et le trouble causé au travail. Pour faire rentrer les incivilités dans le droit du harcèlement moral au travail, doivent être en revanche retenus les critères de la répétition et de la gravité de l’acte ainsi que leurs conséquences sur la dignité et la santé physique et mentale, et, pour certains cas d’incivilités, le caractère sexiste de l’acte. Enfin, pour faire rentrer les incivilités numériques dans le cadre de la lutte contre les discriminations au sens du droit de l'Union Européenne, il convient de montrer que les incivilités numériques placent un individu dans une situation qui l’empêche d’accéder de manière équitable aux opportunités de la société, rompant l’égalité de traitement entre les individus.
15Par son approche à la fois pluridisciplinaire et interdisciplinaire, ce volume entend donc combler un vide dans l’étude d’un phénomène qu’il contribue à mettre au jour, phénomène qui s’inscrit dans les transformations du monde du travail et des organisations induites par le numérique et le néomanagement. Ce volume montre aussi l’importance, pour les autorités comme pour les organisations professionnelles, de prendre en compte toutes les dimensions du problème, tant sociotechnique, info-communicationnelle, psychologique que juridique, pour que des solutions puissent être trouvées et ce bien en amont de la vie professionnelle, soulignant là encore combien l’éducation aux médias et aux usages du numérique doit devenir une priorité des systèmes éducatifs.
Notes
1 Cette définition est consultable dans le livre blanc sur les incivilités numériques élaboré par un groupe de travail qui s’est réuni entre 2017 et 2019 et coordonné par Aurélie Laborde en partenariat avec le réseau Santé Qualité de Vie et Travail (SQVT) Nouvelle-Aquitaine. Cf. Aurélie Laborde (dir.), Le numérique : nouvelles sources d’incivilités au travail Expériences, usages, droits, témoignages, définitions. Bordeaux, Sodal, 2019. URL : https://www.civilinum.fr/wp-content/uploads/2019/11/Livre-incivilites-numeriques.pdf (consulté le 14 avril 2022).
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Romain Lacord, « Carayol Valérie et Laborde Aurélie (dir.). Incivilités numériques : Quand les pratiques numériques reconfigurent les formes de civilité au travail », Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/13643 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.13643
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