1Plusieurs paramètres situationnels suscitent, sinon prédisposent au déroulement d’un échange sur le mode agonal. On se contente d’en citer quelques-uns sans pour autant épuiser le champ des possibles. La dissymétrie des savoirs et des compétences, l’incompatibilité des valeurs et des systèmes de pensée, les liens hiérarchiques ou simplement inégalitaires et les rapports de force qui pourraient leur être greffés, les débats en public ou pour le public sont théoriquement les marqueurs d’un comportement interactionnel de facture rhétorique.
- 1 Sont exclus de nos considérations, les spectacularisations données à voir suivant en cela des scrip (...)
2La relation scientifique-journaliste est particulièrement saisissante à cet égard. Ordinairement décrite en termes de complémentarité, nourrissant l’espoir d’une démocratisation des savoirs, elle révèle en profondeur des expressions d’un pouvoir symbolique. Pourtant, tout semble prédire la possibilité de l’émergence d’une discordance de voix entre ces deux acteurs1. On a longtemps présenté les deux instances médiatique et scientifique comme deux institutions ancrées dans des cultures différentes. Ce type de cloisonnement culturel n’est pas sans connexion avec le hiatus relevé par Charles Percy Snow (1961), entre sciences et humanités. Il a démenti également sa prédiction annonçant l’avènement d’une troisième culture (évoquée dans The two cultures : and a second look et mise en œuvre par Brockman dans Third Culture : Beyond the Scientific Revolution) où confluent science et société vers la formation d’une culture commune. Est-il nécessaire de rappeler que la littérature vouée à cette question regorge de récriminations mutuelles sur le processus de diffusion du savoir auprès du public ?
3Dans les faits, cérémonie oblige, l’affrontement verbal entre le journaliste et le scientifique est ramené à un nécessaire pluralisme d’idées, un procédé de quête de la vérité. En fait, le maintien de l’interaction n’est possible, dans ce cas, qu’au prix d’un arrangement qui ne dit pas son nom. On refuse de capituler devant les arguments de son interlocuteur, on s’accroche pour le décréditer aux yeux des autres. On le devine, dans la culture médiatique, on essaie d’interpeller, somme toute, le public érigé en arbitre. Lequel public est appelé à apprécier la prestation argumentative de chacun. Voilà l’enjeu de taille qui sous-tend la relation journaliste/scientifique et dont la sensibilisation aux valeurs de ses produits et aux référents de la culture professionnelle à laquelle on s’identifie et dont on propose la perpétuation en dépend.
4Pour concrétiser ces réflexions, nous avons choisi comme corpus l’entretien2 de Didier Raoult, professeur de microbiologie et directeur de l’IHU-Méditerranée de Marseille, avec David Pujadas, journaliste généraliste, reporter et présentateur de journal télévisé le 27 octobre 2020. L’interview est diffusé lors de l’émission vedette de la chaîne LCI “24 heures D. Pujadas, l’info en question” et a enregistré une audience record.
- 3 L’analyse de discours (AD) est une approche multidisciplinaire, apparue en France dans les années s (...)
5Notre démarche vise à apporter des regards croisés et complémentaires sur la nature du rapport de rôles et de places qui s’instaure dans la relation journaliste/scientifique lors de l’entretien objet de notre analyse. Pour ce faire, nous allons puiser l’essentiel de notre approche dans l’appareil méthodologique et conceptuel de l’analyse de discours3. Pour comprendre la dynamique de la production de sa subjectivité dans laquelle s’inscrivent ces interlocuteurs, et conforme en cela aux orientations de cette discipline, nous n’allons pas nous cantonner dans le seul traitement du discours échangé, mais nous allons essayer également de l’intégrer dans l’environnement qui l’a rendu possible.
6À cette aune, le verbal n’est pas envisagé ici comme le support d’un constatif ou d’un descriptif, pur produit d’un réel préalablement posé en dehors de toute activité de construction, mais un vecteur de performativité (Austin, 1970 ; Searle, 1972 ; Kerbrat-Orecchioni, 1980 ; Bourdieu, 1982 ; Adam, 2005) structurant une intersubjectivité. Notre grille d’analyse s’est ainsi élaborée à partir d’un repérage des opérateurs relationnels de type énonciatif et des marqueurs axiologiques, sémantiques de nature argumentative (Roulet, 1991). Ces manifestations discursives constituent les entrées privilégiées pour proposer des interprétations « en tenant compte des données de langue(s) et d’histoire » (Mazière, 2005, p. 5).
7De ce point de vue, nous allons structurer le présent texte autour de deux axes. Le premier axe est dévolu au positionnement de notre problématique dans la littérature existante. Le second traite des fonctions pragmatiques des discours mobilisés et qui, nous le verrons, constituent un travail de légitimation et de jalonnement de son identité professionnelle.
- 4 Conformément au modèle des chercheurs définis par Bourdieu dans Sur la télévision par la loi de Jda (...)
8Pendant plusieurs décennies, la relation journaliste/scientifique a été la cooccurrence de « dérives » (Champagne, 2001), de « fossé » (Maillé, 2006), de « tension » (Peters, 2012a). La perception que chacun a de l’autre a été longtemps empreinte de méfiance et d’hostilité larvée. D’un côté, le chercheur redoute de voir sa mission pervertie par le journaliste qui procède par « simplification d’un discours, d’une pensée et d’une démarche complexes » (Lipani, Pascal, 2020). De l’autre côté, celui-ci reproche à celui-là son enfermement dans les laboratoires, sa surdité4 aux sollicitations des médias, et son désir de se servir des médias uniquement pour « justifier ou augmenter les investissements et les dispositions légales » (Lieutenant-Gosselin, Brin, Fleury, 2012, p. 5) dont il bénéficie.
9Une intercompréhension entre les protagonistes de ces deux univers permettant une « meilleure connaissance des contraintes respectives » (Galan, 2014) est possible moyennant un échange fructueux et une négociation des arrangements possibles. D’autres voix affirment d’emblée que le format médiatique se prête difficilement au développement d’idées d’autant plus que plus une idée est complexe, plus elle est difficile à restituer (Bourdieu, 1996). L’information, nous prévient l’auteur de Sur la télévision, est soumise à « la pression de l’urgence » (ibid., p. 28). Or, comme ce dernier le soutient, urgence et pensée sont loin d’être congruentes. En marge de ce tableau, se tient des propositions utopiques de H. Atlan qui espère que « La relation entre le journaliste et le scientifique […] sécrète une sorte de critique réciproque où le journaliste contrôlerait les dérapages possibles du scientifique et ce dernier les dérapages possibles du journaliste » (1996, p. 70).
- 5 Cela suppose qu’il doit renoncer à des détails d’ordre théoriques et méthodologiques et se tourner (...)
10Le champ journalistique, connu par sa dépendance aux logiques commerciales et l’emprise qu’il exerce sur les journalistes et, à travers eux, sur les différents champs de production culturelle (Charaudeau, 2003 ; Champagne, 2016 ; Comby, Ferron, 2018), entre autres scientifique, n’a pas empêché l’acteur de la science d’y chercher un moyen pour assurer la visibilité de ces travaux. Sous ce rapport, la relation entre le chercheur et le journaliste se comprend comme une union « risquée mais nécessaire » (Larivée et al., 2013). Pour le scientifique, ce compromis inévitable s’accompagne d’un processus de veille et de contrôle du devenir de sa production. Le journaliste, quant à lui, demande à ce que son invité se plie au formatage des produits télévisuels5. Les recommandations adressées au journaliste de type « savoir conserver (ou développer) un sain recul et un regard analytique » (Peters, 2012b, cité par Lieutenant-Gosselin et al., ibid., p. 4), et les définitions du métier du journalisme où nous lisons qu’il « n’est pas un porte-parole du chercheur » (Méchaut, 2014) reste symptomatique d’une mise en garde latente enracinée dans l’écosystème de l’information.
11À ce stade de la réflexion, il devient aisé d’inférer que le journaliste et le chercheur mènent une lutte pour construire une version de la réalité la plus conforme aux idéaux des cultures professionnelles dont ils tirent la légitimité de leur posture de dominant. Leur modus operandi se lit comme une reproduction des impératifs identificatoires énoncés par lesdites cultures et une perpétuation des valeurs internes qui garantissent une forme de reconnaissance par les pairs.
12Sous ce rapport, nous pouvons faire confiance à l’intuition de P. Champagne qui précise nos propos dans les termes suivants : « C’est là, me semble-t-il, que la notion de champ, telle qu’elle a été élaborée par Pierre Bourdieu (et qui demande à être précisée [et, pour nous, étendue, sur certains points] pour le journalisme), s’impose pour analyser cet espace social particulier » (2006, § 11). Il s’agit d’un espace social, ici, co-construit par le spécialiste de la science et le professionnel de l’information, et qui laisse voir « une forme spécifique d’intérêt » (Bourdieu, 1976, p. 89), un intérêt à motivation non seulement intrinsèque, c’est-à-dire orienté exclusivement vers la production ou la diffusion du savoir, mais également extrinsèque, destiné à porter ses fruits auprès des autres microcosmes et surtout germer dans un terreau public. Inclure le public dans le contrat revient à s’attendre à une orientation de la discussion entre le journaliste et le chercheur vers telle ou telle mise en scène. C’est de la sorte que l’enjeu de l’audimat se fait sentir. En cherchant à assurer la réussite de sa production télévisuelle, le journaliste produit des « effets de contacts » (Merhy, 2010, p. 33) quitte à instituer un primat préjudiciable du jeu sur les enjeux.
13Il découle de ce qui précède que la relation entre le journaliste et le chercheur est alimentée par un réseau enchevêtré de déterminants qui se complexifie grandement au contact des sociétés démocratiques modernes et de l’évolution des pratiques d’information et de communication :
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Le statut du journaliste, médiateur, animé par le seul désir d’apporter la science au public, est devenu peu valorisant. Celui-ci, ajoute Mbarga, doit aussi faire « jaillir de la science les intérêts non perceptibles » (2009, p. 165). Dans ce sens, se contenter de rapporter ce que les sources scientifiques ont énoncé prédit rarement un avenir meilleur. À voir de plus près comment se déroule la rencontre entre le chercheur et le journaliste, on a l’impression que le discours journalistique s’est affranchi de la tutelle des paroles extérieures pour asseoir sa crédibilité. Sa capacité à créer l’interface entre une rationalité de principe « de subsomption des phénomènes sous des schémas organisateurs généraux [et] une rationalité de liaison imprévue » (Vincent, 1990, p. 238), correspondant au versant subjectif et local du savoir lui confère une forme de pouvoir.
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La science se trouve dépossédée de son autonomie et l’aura du scientifique a perdu de sa superbe lorsqu’on a constaté l’intrication de l’univers de la science avec le monde politique et son interpénétration avec l’économie (Sicard, 2013 ; Israel-jost, 2015 ; Ruphy, 2017). Les maladies émergentes et les épidémies ont changé radicalement la façon dont l’instance publique qualifie l’institution médicale. Et la manière avec laquelle le monde scientifique est présenté lors de l’épidémie de la COVID-19 n’est pas sans contribuer à éroder la confiance du public (Saitz, Schwitzer, 2020) à l’endroit d’une « science comme activité sociale, parfois suspectée de faire le jeu des intérêts économiques ou politiques » (Rouban, 2020). La multiplication des voix dissidentes déclenchée par l’éclatement de la communauté scientifique a semé la confusion et a imposé l’obligation de chercher à justifier des évidences. Révolu le temps où on associe le chercheur à la tour d’ivoire, il est maintenant prêt à s’exposer en variant les outils de médiatisation à la conquête d’un éthos préalable.
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Et la société, difficile d’admettre qu’il joue encore le rôle passif dans lequel elle a été longtemps investie, il n’y a qu’à songer que le développement du web avec l’offre pléthorique de l’information qu’il fournit a favorisé l’émergence des formes participatives (Dias da Silva et al., 2017). Le public peut maintenant être sollicité pour faire appel à une contre-expertise, il se réjouit dans la tâche d’exercice du pouvoir de veille qu’on lui confie puisqu’il possède « des compétences de légitimation et des ressources de sanctions ». L’accès au contenu scientifique suivant le modèle unidirectionnel piloté exclusivement par le scientifique est en passe de devenir une pratique d’exception. Cette mutation est impulsée par les multiples appels à l’association du public aux débats scientifiques (Maleki, 2014).
14Ces jalons étant posés, tournons-nous maintenant vers la tournure que prend la relation entre le journaliste et le chercheur dans l’entretien soumis à l’analyse.
15D. Pujadas et D. Raoult croient fermement que l’autorité d’un discours n’émane pas d’un pouvoir intrinsèque, au contraire, elle est construite dans un rapport intersubjectif. Leurs conduites discursives démontrent qu’ils ne se satisfont pas d’un certain imaginaire social pour étayer leurs argumentations, bien plus ils y annexent une image discursivement élaborée. Chaque processus de légitimation amorcé par l’un des locuteurs rencontre une résistance de la part de son interlocuteur. L’impression semble prévaloir que ces derniers restent, tout au long de leur échange, sensibles au principe localement activé qui veut que l’entérinement de la présentation de soi projetée par l’interlocuteur soit un préalable à l’exercice de son pouvoir. L’enjeu est de taille puisque chacun doit à la fois faire croire en l’évidence et la naturalité du choix de son positionnement et prendre garde à la possibilité qu’il se voie conduit à intérioriser le rapport de force institué par son interlocuteur.
- 6 Plus loin, il est encore une fois érigé en celui dont « la parole est très écoutée [et] qu’elle a d (...)
16Ici, la légitimité, dans le sens de « résultat d’une reconnaissance par d’autres de ce qui donne pouvoir de faire ou de dire à quelqu’un au nom d’un statut » (Charaudeau, 2005, p. 52), est fragilisée. Pour pallier ses insuffisances, D. Pujadas et D. Raoult se sont efforcés de se montrer crédibles. Elle reçoit la qualité d’un factice ou d’une vaine gloire lorsque D. Raoult est présenté par D. Pujadas au début de l’entretien comme « un professeur mondialement reconnu et estimé »6 mais qu’on apprend vite, toujours selon celui-là, qu’il s’est trompé dans l’évaluation de l’épidémie de coronavirus. À son tour, le scientifique replace l’activité du journaliste dans le cadre de la pratique médiatique, caractérisée, suivant ses propos, par la perversion de la mission du chercheur. En faisant grief à l’instance médiatique de procéder en décontextualisant ses déclarations (« c’est un peu la spécialité de la télévision que de découper les morceaux »), la légitimité du journaliste se trouve mise en cause. Ces insinuations ont constitué un prélude à l’élaboration des modalités discursives destinées à se créer une place distinctive dans un environnement visiblement hostile.
17En revendiquant une identité, D. Raoult sollicite une différence. Il offre une visibilité de son activité de scientifique en se présentant par contraste avec d’autres métiers et d’autres domaines. La science qu’elle représente n’est pas l’astrologie incarnée par « Nostradamus », elle n’a rien avoir avec le journalisme interprété par D. Pujadas (« nous voyons les choses d’une manière différente »), encore moins la philosophie (« ce n’est pas philosophique ») ou la politique (désignée ironiquement comme l’instance, à côté des médias, qui apporte des « recette[s] miracle[s] »).
- 7 À recueillir comme une réaction au poncif selon lequel l’intégration du scientifique à la communaut (...)
- 8 « Vous dites aujourd’hui, voilà, mon rôle c’est celui d’un scientifique qui informe sur des données (...)
- 9 « Qu’est-ce qu’on va suggérer ? Que tout le monde reste enfermé toute sa vie parce qu’il y a le vir (...)
- 10 Qui a pris la forme d’un long exposé qui s’étale de 50 : 07 jusqu’à la fin de l’entretien.
18Le discours de D. Raoult se comprend comme un démêlement de l’écheveau embrouillé par D. Pujadas afin de l’accabler. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il ne se borne pas à une simple défensive, D. Raoult lance une offensive en essayant de rectifier le tir de son interlocuteur. Il ne se contente pas de se distancier des voies compromettantes vers lesquelles il est conduit, il en a fait une opportunité pour rendre compte de sa réflexivité7, la rigueur de sa démarche (tant qu’il s’appuie, dit-il, « sur des données pratiques, vérifiables et reproductibles »), son engagement social (« j’informe », repris deux fois par le journaliste en laissant signifier qu’au-delà d’une diffusion de l’information, D. Raoult forme le dessein caché d’une mobilisation de l’opinion publique8, « on veut nous faire bouffer le remdésivir », en plus de ses renseignements sur l’inutilité du confinement9 et son avertissement sur les standards technologiques d’intérêts purement commerciaux et auxquelles la médecine peut adhérer à la recherche d’un traitement de la COVID-1910), ses référents axiologiques (il se forge une morale, lui accorde du poids en l’associant au modèle chinois, un modèle auquel, laisse-t-il entendre, il s’identifie), ses savoirs théoriques et pratiques [« j’en suis à 80 publications pendant que tout le monde a un avis sans faire une seule publication scientifique », « je soigne les gens »].
19Les conditions institutionnelles de la production de D. Raoult ont servi d’instrument de contrôle strict des multiples tentatives de D. Pujadas d’accéder à son territoire. Sa présentation de soi s’appuie sur la possession des ressources distinctives (« je suis scientifique », « c’est mon métier ») dont le journaliste s’en trouve privées (« vous vous mêlez d’un débat auquel vous ne pouvez pas vous mêler » ), n’en possède qu’une partie ( « on a un niveau de savoir qui n’est pas le même » ), sinon des rudiments (« vous me posez des notions, si vous voulez, de collège, et moi je vous parle en scientifique » ). Il enchaîne sur une image verbale construite sur la base du topos de type “un long parcours de tâtonnement, de spéculations et de vérifications ne peut être traduit par un énoncé sobre sous peine de présenter son travail en version caricaturale”. En témoigne le qualificatif « compliqué » (répété cinq fois) que D. Raoult dissémine dans ses propos, et ses manifestations d’irritation quant à la façon avec laquelle D. Pujadas tente de reformuler ou résumer ses allégations. L’image défavorable de “simplificateur ” dont il entend affubler à son interlocuteur (traité de « binaire » ou faisant « semblant d’être binaire ») lui permet de mobiliser l’identité verbale valorisée de “l’homme de la science, concepteur de la pensée” qui l’accrédite pour « imposer la définition de la science […] la plus conforme à ses intérêts spécifiques, c’est-à-dire la mieux faite pour lui permettre d’occuper en toute légitimité la position dominante » (Bourdieu, 1976, p. 91).
20D. Raoult poursuit le soin minutieux de son image en la mettant en parallèle avec celle des autres chercheurs, invités des plateaux. “Je ne suis un pas un fast thinker qui véhicule des lieux communs”, tel est le message que D. Raoult tente de faire passer en refusant de s’identifier aux bons clients qui s’abstiennent de s’inscrire en faux contre les dires du journaliste. On assiste à un « retravail de l’ethos préalable » (Amossy, 2010), un retravail qu’Amossy considère comme « ardu, complexe et parfois de longue haleine » (ibid., p. 89) : « Il y a suffisamment de gens qui jasent vous en avez plein dans vos plateaux » .
21À noter que les impératifs territoriaux élaborés par D. Raoult afin de faire jouer au journaliste ou tout acteur virtuel (présent dans le contexte extra-discursif des locuteurs, dont ses “concurrents”, ou ses “détracteurs”) le rôle d’intrus, s’appuient sur des marques linguistiques. On peut remarquer sans surprise que l’énonciation dans les tours de parole de D. Raoult, ordinairement noyée dans l’énoncé scientifique ou conjuguée au pluriel d’une collectivité qui partage le même cadre de référence, est mise en valeur. L’embrayage auquel il recourt exploite les potentialités signifiantes du “nous” et “on”. Il en fait usage pour confirmer sa légitimité à parler au nom d’un ensemble de chercheurs affiliés à l’IHU de Marseille. Ces embrayeurs jouent le rôle d’amplificateur d’un “je” menacé de discrédit ou qui redoute d’être pris en flagrant délit de tenir un discours égocentrique. Ils sont de nature compacte et aux contours précis lorsqu’ils supposent une exclusion du “il”/“ils” des travaux et prouesses réalisés (« on a sauvé 20 % des gens », « on s’occupe des gens tous les jours », « et le nôtre c’est ce que nous avons fait nous aussi » ). Ils réfèrent à une pluralité indéterminée et en mode inclusif lorsqu’ils sont associés à un ethos négatif (« notre imagination nous a fait croire qu’elle ne servait qu’à une chose parce qu’on l’avait trouvée pour cette chose », « on est resté sur le modèle sur lequel on vit depuis 150 ans ») où se détache un “je” typiquement conscient des dysfonctionnements et lacunes des idéaux de la médecine et ayant à cœur de les corriger ou les combler (« vous savez ce qu’ils font les Chinois ? Ils font une chose qu’on n’a pas faite nous et avec lesquels je suis d’accord »).
22Pour D. Raoult, à une « généralité » répond un “nous” du groupe “particulier” dont il occupe la place de représentant. Ce cadre d’énonciation le conforte dans son argumentation sans pour autant renoncer à un “je” qui a un effet de loupe sur les spécificités de son image et l’étendue de son territoire.
23À travers ses interventions, D. Pujadas donne à penser qu’il est le mieux placé pour, dit-il, « confronter [son interviewé] à [ses] précédentes déclarations » (26 : 55) et recouper les sources scientifiques en quête de “la vérité”. Il s’emploie, pour cela, à donner la certitude de l’objectivation de ses positions en faisant appel à des instruments « falsifiables et vérifiables par d’autres » (Maingueneau, 2006, § 27). Il s’agit d’un assemblage de discours rapportés sous forme de « citation[s]-preuve[s] » (Maingueneau, 1991, p. 138) qui s’enchâsse dans un système de signifiance dont il se permet la gestion (nous verrons plus loin comment le journaliste s’y implique). En créant un espace ou se déploie un « pour » et un « contre », il prévoit l’illustration d’une pratique journalistique soucieuse des valeurs d’équité. La logique démonstrative qu’il suit à cet effet s’articule sur un métadiscours qui met l’accent sur son “désinvestissement personnel ” « je ne fais que reprendre vos déclarations ».
24La rhétorique argumentative que D. Pujadas développe est porteuse d’une symbolique identitaire qui renvoie aux attributs du journaliste scientifique, P. Munsch, analysant la position et les pratiques sociales du journaliste scientifique, note que le journaliste scientifique « se distingue […] par sa volonté de se démarquer à travers son rapport au public qu’il construit et qu’il fonde sur le symbole du “journaliste scientifique” qui détient un savoir d’expert » (2011, p. 29). Naturellement, il n’y a pas de plus convaincant qu’un positionnement où se projette l’image d’un journaliste doublée d’un titre valorisant (« scientifique ») pour légitimer voire crédibiliser sa prétention au travail d’investigation qu’il mène.
- 11 Les signaux avant-coureurs de cette posture apparaissent au grand jour si on prend en considération (...)
25Dans cette perspective, D. Pujadas a essayé de faire montre d’indépendance11 par rapport aux usages établis dans le monde journalistique. Il ne s’est donc pas contenté d’une seule source scientifique. Il se manifeste, au contraire, comme le dépositaire d’une hétérogénéité énonciative qu’elle problématise dans le but de secouer les habitudes et défaire des mythes. La nouvelle expérience qu’il provoque rappelle le projet audacieux des journalistes experts qui entendent ôter à la parole scientifique son privilège de la toute-puissance.
26Faisant preuve d’esprit critique, de pensée sceptique, mobilisant des données qui s’inscrivent dans la démarche scientifique (chiffres, statistiques, courbes), les efforts de D. Pujadas n’ont cependant pas abouti. D. Raoult lui assène des coups durs, d’abord en le ramenant à une généralité dont les membres sont interchangeables, ensuite, en soulignant que ses propos sont essentiellement dénués de fondement « Tout ce que je vous dis ce n’est pas des paroles en l’air, moi je ne suis pas un animateur télé ».
27Le journaliste est remarquablement mal accueilli dans le territoire de D. Raoult. Mais si celui-ci se montre discursivement distant par rapport à la culture commune, celui-là occupe ce terrain laissé vacant pour faire de la médecine un fait social. Dans les énoncés de D. Pujadas, on trouve mêlées, des points de vue scientifiques mais aussi des représentations sociales et des interrogations formulées d’une manière simple et rapportée à un « je » qui présente une extension considérable. On peut y insérer l’instance publique et dire à ce propos que D. Pujadas construit l’image du troisième homme, investi de la mission noble de la réduction du fossé séparant la science de la société, ce qui se lit dans « expliquez RTU parce que tout le monde… ». Nous verrons que l’instance scientifique y trouvera place si on fait attention à l’image forgée par un D. Raoult figé sur ses positions.
28L’acte persuasif de D. Pujadas est enraciné profondément dans un schéma de compilation. On relève dans l’entretien plusieurs élaborations qui sont destinées à se renforcer pour forger l’identité au nom de laquelle il souhaite se montrer sous un jour favorable. Or, prétendre représenter un ensemble (« Tout le monde se pose ces questions »), sans contredit, flou et combiner un recueil de citations ne doit nous faire oublier qu’ « en science, la qualité de la preuve prime sur la quantité [car], alors qu’en pseudosciences, on semble miser sur la quantité pour compenser l’inexistence ou la faiblesse de la de preuve » (Larivée, 2004, p. 07).
29C’est dans cette optique que nous examinerons les stratégies énonciatives mises en place par D. Raoult et D. Pujadas qui, nous le verrons, se disputent le champ d’expertise au moyen d’attaques et de défenses inscrites en creux dans l’entretien.
- 12 Une communauté dont les membres sont les dépositaires des marques catégorielles soumises à une gram (...)
30Les stratégies discursives mises en place par les acteurs de la communication objet de notre analyse reflètent une certaine relation de pouvoir. Chacun de ces interlocuteurs poursuit le but de s’illustrer comme le porteur de la vision des choses la plus exacte dans l’espoir de parvenir à susciter l’adhésion des téléspectateurs. Une activité se développant en parallèle à cet objectif consiste à déjouer le plan de son interlocuteur. D. Raoult préfère dévoiler ou laisser voir des embûches qui lui ont été tendues par D. Pujadas qu’il n’hésite pas à déconcerter par des critiques paternalistes (« Soyez sérieux »). Alors que D. Pujadas subit stoïquement ces attaques en résistant à de multiples situations de perte de face afin, on l’imagine, de pousser le public à se faire une opinion sur les qualités personnelles de D. Raoult. L’impression semble prévaloir, qu’en procédant de la sorte, D. Pujadas exhibe des manières de pensée et d’agir qui facilitent son enrôlement dans la communauté des journalistes12.
31L’effet de cadrage produit par D. Pujadas vise la construction de la représentation de “l’homme de science qui se trompe” en mettant à nu les contradictions, voire les insuffisances de l’institution médicale. Le rôle qu’il essaie de lui donner est celui d’un opposant, un rebelle qui menace l’équilibre des pouvoirs. La schématisation ainsi structurée montre un D. Raoult appelé à rendre des comptes à un D. Pujadas érigé en juge. C’est ainsi que le public est invité à assister à une comparution où D. Pujadas se fait entourer des “instances énonciatives” jouissant d’une autorité incontestable.
- 13 Qui renvoie métonymiquement aux résultats de ses travaux de recherche sur ce médicament.
32Pour l’amener à avouer ses torts, D. Pujadas entreprend le rétrécissement de son champ d’action en l’opposant localement au « conseil scientifique », aux « médecins et professeurs marseillais », aux « médecins » en générale, et en dehors de la France, à « l’agence des médicaments » des États-Unis. De l’univers de la science D. Pujadas se déplace vers le champ politique pour soulever ses contestations des “décisions gouvernementales” du pays (tant qu’il « n’a aucune certitude sur l’efficacité du confinement », mais aussi son supposé désaccord avec « l’administration centrale » des États-Unis et, en se basant sur une extrapolation, “la politique chinoise ”. C’est à partir de ces données que D. Pujadas enchaîne son argumentation pour mettre en relief la solution de continuité entre l’utilisation de l’hydroxychloroquine13 (dont D. Raoult défend et recommande l’usage) et la confirmation officielle de son innocuité et son efficacité.
33Il monte en crescendo pour déclarer que « [l’hydroxychloroquine] est en recul partout dans le monde », puis il exemplifie ses propos en se référant à ce qui se fait au niveau des puissances mondiales (la Chine, les États-Unis) qui « ne le recommandent plus », et enfin, ils l’ont « laissé tomber ». Il n’est certainement pas sûr que ce type de construction soit le fruit du hasard. Le verbe « tomber » introduit un processus de transformation qui réitère la représentation de l’image de D. Raoult descendu de son piédestal. Celui-ci accepte ce défi et rallonge la liste de ces contestataires en adoptant des proportions beaucoup plus grandes. Sont concernés dans la même veine, l’ANSM (Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé), le ministère de la Santé et l’OMS14 (l’Organisation mondiale de la santé). Tout semble indiquer que, sur les traces de Galilée, D. Raoult clame haut et fort sa capacité à assumer le fait d’être seul contre tous.
- 15 Auquel est succédé Dominique Martin qui selon D. Raoult « ne pense [pas] scientifique » (43 :41). R (...)
34Toutefois, la tactique guerrière de D. Pujadas est telle que cette marginalité devient, en certains cas, pesante. Acculé, D. Raoult tente d’infirmer la validité de l’échelle d’évaluation que propose D. Pujadas, il lui substitue donc une autre dans laquelle il forme le pivot d’une communauté qui pratique « la science » et où la possibilité de la présence des semblables devient envisageable. C’est le cas du Pr Dominique Maraninchi,15 ancien directeur de l’ANSM, « un vrai scientifique » qui, ajoute-t-il, « pense exactement comme moi ».
- 16 « Il n’est pas de fois […] que je n’ai parlé d’une chose qu’en disant je ne prédisais jamais rien »
35On voit que les procédés de réfutation du raisonnement de D. Raoult ne manquent pas à D. Pujadas. Celui-ci s’efforce d’amener celui-là à des terrains autres que ceux qu’il déclare l’intéresser en discernant une part de prédiction dans ses activités. Or, tout scientifique peut le confirmer, la prédiction est inconciliable avec la science. Pour obtenir les réponses compatibles avec la scénographie mise en œuvre, D. Pujadas use d’un paradigme désignationnel autour du concept “prédiction”. Il n’y a qu’à considérer les marqueurs « sentiment », « prévision », « coïncidence » qui contribuent à la saturation sémantique du discours de D. Pujadas afin de pousser son interlocuteur à confesser l’invalidité de ses recherches. Remarquons, à cet effet, que l’organisation proleptique du discours de D. Raoult, introduit au début de l’entretien16, a servi de garde-fou à D. Pujadas qui manifeste son refus de prendre en charge le substantif “prédiction” mais auquel, en réalité, il réfère au moyen de ce système coréférentiel.
36On peut dans cette mesure être tenté de considérer également que D. Pujadas vise à relever dans les fragments du discours rapporté de D. Raoult les traits d’un chercheur utopiste. Il ne cesse de se positionner du côté de la réalité pour confiner D. Raoult dans le domaine de “l’invraisemblable”. Voilà donc un exemple éloquent d’une des fonctions du discours rapporté que Maingueneau fait correspondre au contexte du discours polémique : « Sous couleur de donner la parole à d’autres discours, le discours citant ne fait, en réalité, que mettre en œuvre ses propres catégories » (ibid., p. 136).
37Les spécialistes de la rhétorique pourraient dire que D. Raoult dénonce la conduite discursive de D. Pujadas qui mêle cherry-picking et extrapolation pour démentir les propos de son interlocuteur. C’est ainsi qu’au micro-contexte élaboré (ou dont l’élaboration est provoquée) par D. Pujadas répond un inter-discours ou un dialogisme de D. Raoult qui sollicite la mémoire de son interlocuteur et ses savoirs scientifiques antérieurs à l’énonciation, et démontre par ricochet, sa naïveté. Ce dernier active le script de la transmission du savoir et demande à être écouté afin de replacer les concepts dans leur contexte de recherche, et rapporter ses précédentes déclarations au cadre théorico-méthodologiques qui les a vus naître. Indiquons simplement que D. Raoult parle sur un ton professoral qui menace parfois la face positive de D. Pujadas afin de le présenter comme l’élève désobéissant.
- 17 Conformément à l’assertion bourdieusienne, qui rapporte que « dans un champ scientifique fortement (...)
38Enfin, on ne saurait trop insister sur le fait que D. Pujadas reste sensible aux différentes instructions en vigueur dans le champ scientifique. La leçon de ce journaliste souligne à grands traits que l’étape de la diffusion du savoir scientifique est précédée de sa validation par les pairs17, c’est en fonction de leurs réactions que les travaux de recherche se voient être qualifiés ou disqualifiés, alors que D. Raoult enfreint consciemment cette règle. Primo, il court-circuite cette procédure en mettant en pratique les résultats de sa recherche sur l’hydroxychloroquine dont l’efficacité a été démentie par des instances scientifiques mais aussi par ses collègues. Secundo, il recourt à des justifications externes au champ scientifique à savoir la “popularité”. Or, baser son argumentation sur un “argumentum ad populum” est à l’antipode des principes de la science (26 : 26).
39Tout porte à croire que D. Pujadas demeure non seulement imperméable aux arguments d’autorité fournis par D. Raoult mais il travaille également et les faire retourner contre lui. Il s’en sert pour tisser sa trame narrative.
- 18 On est en présence d’une manipulation, devinable à partir de l’énoncé inaugural de l’entretien « ce (...)
- 19 « Vous êtes un professeur mondialement reconnu et estimé » (00 : 06).
- 20 On sait très bien que la cacophonie anime le débat et évite de tomber dans la monotonie.
40Tous les indices fournis supra montrent que D. Pujadas organise une mise en scène dans laquelle il s’attribue le rôle d’un sujet opérateur d’un programme narratif que D. Raoult18 est appelé à exécuter. La visée de captation dans laquelle il s’inscrit l’oblige à présenter au début de l’entretien-récit un D. Raoult en possession des qualités (prestige, autorité, réputation)19 dont il le prive en introduisant la question biaisée « est-ce que vous reconnaissez que vous vous êtes trompé ? ». Laquelle est posée comme une sorte de contrat de communication qui prédit la couleur d’une rencontre unilatéralement marquée du sceau des contradictions20. Elle présuppose que D. Raoult s’est trompé (élément perturbateur) en l’annonçant sous des dehors du verdict. La sanction infligée fut lourde puisque D. Raoult se trouve maintenant en disjonction avec son objet (le pouvoir).
41D. Raoult (destinataire, héros de la quête) s’y prête en entretenant une série d’arguments pour reconquérir son pouvoir. Le public peut y déceler des péripéties qui s’enchaînent où des opposants (le conseil scientifique, l’ANSM, les professeurs marseillais, les médecins…), sont rendus visibles par la citation de leur propos, contrecarrent son projet. En revanche, ses adjuvants (l’équipe de recherche de l’IHU, son ami Dominique Maraninchi) se tiennent en position de personnages virtuels. Ce qui complique la tâche pour D. Raoult. Le dénouement de cette intrigue s’est déroulé sur un mode pacifique. Une première observation de la fin de l’entretien fait apparaître un D. Raoult réhabilité lorsqu’on lui a permis d’assurer une supériorité interactionnelle. L’espace discursif qu’il occupe devient de plus en plus volumineux alors que D. Pujadas s’accommode de l’écoute.
42Pour assurer la survie du scénario proposé, D. Pujadas le ponctue de rebondissements. Ce sont, en gros, des entraves qui conduisent D. Raoult à réagir. Au moment où il s’est senti troublé par les innombrables escarmouches de D. Pujadas, il trouve le moyen de s’en débarrasser en mobilisant des faits avérés (13 :27). Lesquels faits sont émoussés par une remarque mordante de la part de D. Pujadas (« mais votre rôle va au-delà du soin ») ce qui a forcé D. Raoult à recourir à des superlatifs (« je soigne les gens, j’en suis très fier, j’en suis arrivé à un point incroyable, historique ») tout en raffermissant sa position par l’ajout d’autres éléments « et la deuxième chose, c’est que j’informe ». La poursuite se maintient quand l’adverbe à valeur restrictive “seulement” détache ce qui a été cité par D. Raoult d’autres référents qui devraient être réalisés et qui sont réintroduits par le connecteur argumentatif “mais” à fonction d’insistance sur la réfutation de la conclusion qu’on infère de P1 :
« Vous dites aujourd’hui, voilà, mon rôle c’est simplement celui d’un scientifique qui informe sur des données et de soigner les gens, mais… ».
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(P1)
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(P2)
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43D. Pujadas s’autorise plusieurs chemins dans le but de réussir son entreprise. Le tableau qu’il peint commande une lecture qui emprunte les voies de la passion. Il réunit pour cela des termes de facture émotionnelle et imagée et des champs lexicaux de différents domaines pour émouvoir. On a d’un côté un ensemble de dénominations en rapport avec le domaine militaire [« l’armée », « force »], le domaine de la médecine [« épuisement », « stress », « tension »], celles qui expriment l’idée d’une montée dramatique [« chiffre », « ascendante », « s’envole », « remonte », « vague »] ou celles dénotant la gravité ou la crainte [« grave », « meurent », « mortalité », « prudent », « précaution »]. Cette production lexicale, tangiblement pléthorique, n’a pas laissé D. Raoult indifférent. On peut même aller jusqu’à dire qu’elle a apporté de l’eau à son moulin. Par ailleurs, D. Raoult taxe, avec preuves à l’appui, que D. Pujadas dé-scientifise le débat. En témoigne remarquablement la rupture entre les deux tours de paroles des interlocuteurs :
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D. Pujadas : Pour les hôpitaux, c’est la même épreuve, pour les familles qui perdent un proche, c’est la même épreuve.
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D. Raoult : Oui oui c’est la même épreuve sauf que, si vous voulez, les coronavirus ont une spécificité qu’on voit dans notre groupe de virus qui s’appelle les rhinovirus ».
44Le sensationnalisme commence à s’insinuer subrepticement dans l’entretien et D. Raoult n’a pas résisté longtemps à la tentation du dévoilement du plan de D. Pujadas : « On sait bien que pour que les gens cliquent, si vous voulez, il faut parler de sexe ou d’erreurs ou de peur et c’est ça qui attire l’attention des gens ». À armes égales, celui-ci défend provisoirement l’approche de la dramatisation en considérant que la dédramatisation que prône D. Raoult21 a conduit à un relâchement face aux mesures sanitaires. C’est pourquoi on le voit souvent associer au substantif « optimisme », le verbe « pêcher ». Préférer le jeu aux enjeux, telle est la stratégie qu’on peut déduire du positionnement discursif de D. Pujadas et que D. Raoult essaie de dévoiler (« Vous avez tort de ne pas en parler »).
45Au regard de ce qui précède, il devient évident qu’il faut avoir une foi naïve pour croire que nécessairement les deux cultures journalistique et scientifique cohabitent sans tension. L’échange tendu entre D. Pujadas et D. Raoult incarne un antagonisme culturel propre à nous éloigner du modèle de la démocratisation de l’accès à l’information. Rien d’étonnant à ce que la relation entre journaliste et scientifique échappe aux tendances générales où se dessinent des rencontres fructueuses qui se déroulent sur un mode pacifique ou conflictuel. Le paradigme empruntant à l’une de ces formes en proposant un contenu subversif est pensable. Cette mutation, on l’a vu, est régie par une lutte pour valoriser sa position dans un marché au sein duquel le capital symbolique fait l’objet d’une concurrence. Il en résulte l’élaboration des sous-produits du discours scientifique destinés à perpétuer la distribution inégale des savoirs et priver le destinataire de l’exercice d’un contre-pouvoir. Et la Vérité dans tout cela ? Serait-elle une utopie ? N’est-elle pas raisonnable de la conjuguer au pluriel en admettant qu’elle ne résiste pas à une multiplication des voix qui la font éclater en Vérités ? Et s’il se trouve que ces vérités s’excluent ? Dans un contexte de la COVID-19 où la confusion atteint son paroxysme par l’enchevêtrement inextricable de la désinformation, l’information et la contre information et où les vérités déterminent les bonnes conduites sanitaires à adopter, ceux qui évitent les efforts trouveraient leur salut en choisissant intuitivement leur camp. Les curieux se rendraient compte que la réalité est le fruit d’une intersubjectivité dans laquelle ils prennent part. Se satisfaire du rôle d’un téléspectateur rend vulnérable et la confrontation des sources s’impose plus que jamais. Les noyaux de sens sont à constituer à partir des états de savoir d’une véritable science citoyenne dans laquelle le public exerce son droit d’expertise.