1En mai 2022, la Cité Internationale de la Gastronomie et du Vin de Dijon a été inaugurée après plusieurs années de chantier sur l’ancien site de l’hôpital général. Cette Cité s’inscrit dans le réseau de Cités existant et fait suite à l’inscription du repas français au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2010. Plusieurs chercheurs du laboratoire sont aujourd’hui investis au sein de cette Cité car depuis le début des années 90, les recherches en SIC à Dijon ont étudié plusieurs objets dont certains se sont avérés précurseurs dans leur étude : l’alimentation et la gastronomie.
2L’alimentation et nos choix alimentaires sont le fruit de différents déterminants : biologiques, psychologiques, culturels et sociaux. Ces deux derniers sont constitués d’un ensemble de dimensions comme le contexte médiatique ou bien les traces mémorielles liées à l’enfance, à l’éducation ou encore aux expériences et aux souvenirs qui en découlent.
3Dans cette perspective, les choix alimentaires nécessitent de consommer des aliments qui ne sont pas seulement pourvoyeurs de calories, vitamines et minéraux mais qui sont aussi bons à penser en adoptant une posture réflexive quant aux valeurs sociales, symboliques et mémorielles que nous incorporons en mangeant. Comme le rappelle Claude Fischler dans son introduction de l’Homnivore (1990) manger c’est « incorporer non seulement de la substance nutritive mais aussi de la substance imaginaire, un tissu d’évocations, de connotations et donc de significations » (1990 : 15). Dans le cadre des recherches menées au sein du laboratoire CIMEOS et de son axe alimentation et gastronomie, c’est bien le sens de notre alimentation qui nous interpelle. Son sens gourmand (Boutaud, 2007), son sens environnemental et éthique, son sens nutritionnel. Saisir le sens, la réalité sensible alimentaire est une programmatique a priori complexe car dans cette expérience, tout n’est pas mesurable, tout ne se quantifie pas. La sensibilité alimentaire est fugace, labile, empreinte de souvenirs, d’odeurs, de sensorialité, d’expériences antérieures qu’il est difficile de capter, décrire, observer.
4Dans la revue Questions de communication, un numéro spécial a été consacré à L’alimentation, une affaire publique ? (2015), les coordinatrices de ce numéro (Simona De Iulio, Sylvie Bardou-Boisnier, Isabelle Pailliart) relèvent que les Sciences de l’Information et la Communication ont pris en charge la question alimentaire autour de deux polarités. La première vise à considérer l’alimentation en tant que système au sens entendu par Greimas visant à souligner que « l’alimentation constitue une forme de communication non verbale à travers laquelle on partage du sens » (2015 : 8) et s’inscrivant également dans la « grammaire sensible » développée par Jean-Jacques Boutaud au début des années 2000 au sein de notre laboratoire à Dijon. La seconde polarité traite de l’alimentation en tant qu’objet de discours et d’images inscrivant nos actes, pratiques et choix alimentaires dans une perspective médiatique et montrant toutes les ramifications inhérentes à notre mode de manger : « l’alimentation joue un rôle essentiel dans la constitution et la transformation du corps, de l’identité et de la mémoire d’un individu » (ibid. : 10). Ce numéro de Questions de communication souligne également la politisation de l’alimentation avec la mise en œuvre de programmes portés par différents ministères : le Programme National Nutrition Santé (PNNS) sous l’égide du ministère des solidarités et de la santé et le Programme National pour l’Alimentation (PNA) sous l’égide du ministère de l’agriculture et l’alimentation. Ces deux portages ministériels et leurs ancrages différenciés soulignent les multiples enjeux liés à l’alimentation avec d’un côté la santé et la nutrition comme levier de prévention et de l’autre les enjeux alimentaires mais aussi de production et d’économie agricoles. A l’interface de cela se situe des problématiques environnementales en lien avec des enjeux de santé publique comme l’usage de produits phytosanitaires dans la production agricole. Comme l’indique les coordinatrices (Simona De Iulio, Sylvie Bardou-Boisnier, Isabelle Pailliart) de L’alimentation, une affaire publique ? : « l’alimentation tend de plus en plus à devenir une affaire publique car elle engage l’État dans des actions de régulation » (ibid. : 12), ceci engendre donc une mise en norme des pratiques agricoles, économiques et sociales. En contre-point de cela on voit se constituer des mouvements citoyens mais également une forme d’activisme alimentaire.
5La démarche de recherche que nous développons s’inscrit dans la logique interdisciplinaire dans laquelle se sont fondées les Sciences de l’Information et la Communication. Notre approche vise à s’intéresser spécifiquement aux enjeux de médiations, de médiatisations alimentaires et aux sens qui y sont liés. Le sens que nous donnons à notre alimentation conduit à penser les enjeux de choix, de responsabilité, d’impacts et d’enjeux qui se retrouvent ancrés dans des logiques éthiques et environnementales fortes. Il s’opère alors un changement paradigmatique, il ne s’agit plus de s’assurer d’un « bien manger » au sens de prendre soin des apports nutritionnels en écho notamment à l’augmentation des maladies chroniques en lien direct avec ce que nous ingérons (diabète, obésité, maladie cardiovasculaire) et transformant notre alimentation en levier de prévention mais de penser aussi le « bon à manger » qui s’impose en combinant un ensemble de paramètres : bon pour la santé, pour soi, au goût, pour la planète. Ce nouveau prisme fait également la lumière sur de nouveaux défis qui relèvent aussi bien de la production que de nos choix alimentaires : « pour répondre aux exigences environnementales, l’évolution des normes diététiques semble donc nécessaire, au même titre que celles des productions agricoles » (Darmon, 2015 : 266).
6Notre prisme est donc avant tout alimentaire et gastronomique. Nous sommes ainsi persuadés des ramifications multiples qu’offre l’alimentation pour penser nos pratiques, nos comportements et, plus globalement, pour penser le monde et son imaginaire. Trois sous-axes thématiques structurent aujourd’hui les perspectives de recherche au sein du laboratoire en alimentation et gastronomie. Aussi dans le cadre de cet article, nous reviendrons sur ces trois sous-thématiques mais également sur la posture de recherche que nous déployons désormais depuis une petite dizaine d’année.
7L’alimentation est une affaire publique, sociale mais aussi patrimoniale comme en témoigne son inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO en 2010.
8La gastronomie, objet en tension, repose sur la trinité sensible développée au milieu des années 2000 par Jean-Jacques Boutaud, pionnier des travaux en alimentation à Dijon (Boutaud, 2005, 2007, 2010). Cette trinité sensible relève à la fois de l’esthésie (la recherche de sensations liées à des perceptions sensorielles), de l’esthétique (l’expression sensible de la communication) et de l’éthique (la construction des identités). Plus récemment les travaux proposés au sein du laboratoire visent à combiner dimensions sémiotiques et aspects pragmatiques de l’expérience gastronomique en nous intéressant particulièrement à des objets de médiation culturelle tels que le menu (Parizot 2014, Hugol-Gential, 2021).
9S’il n’est pas toujours simple de définir la gastronomie, il apparaît assez clairement que la naissance de la gastronomie s’est accompagnée d’un intérêt pour la manière de décrire les plats. Les mots et les mets semblent alors inextricablement liés. En effet, historiquement, le gastronome était celui qui aimait déguster mais surtout celui qui savait parler des mets consommés. Les critiques gastronomiques se sont développés sous l’influence de Grimod de la Reynière qui a publié son premier guide l’Almanach des gourmands en 1802, développant toute une rhétorique « gourmande » autour des mets et des boissons. La conversation sur le repas est un élément indispensable car la gastronomie renvoie également à l’utilisation du bon langage : « Le gastronome sera non celui qui sait le plus, mais celui qui parle le mieux » (Ory, 1998 : 13).
10Dans cette perspective, l’étude du menu souligne qu’il s’agit d’un objet complexe qui donne à voir ce que l’on va manger et qui permet de promouvoir la gastronomie d’un établissement et donc, par extension, un patrimoine culturel (Hugol-Gential, 2014). Les travaux réalisés ont permis de s’interroger sur les enjeux de la conceptualisation d’un menu, sur la manière de présenter les plats aux clients et sur les impacts sensoriels, sensibles et symboliques que les intitulés peuvent avoir sur la clientèle, sur la représentation de ce que doit être un bon intitulé pour savoir s’il répond aux attentes gastronomiques. Le menu est aussi un objet de médiation entre un chef et son convive, un espace figuratif particulier puisqu’il est initiateur et précurseur des émotions à venir. Début 2020, le menu est redevenu un élément fort de notre recherche avec l’élaboration du projet CHIMERE (Communication, Histoire, Innovation autour des RECettes et MEnus)1 portant sur deux corpus régionaux : le Fonds gourmand de la Bibliothèque municipale de Dijon, un fonds de recettes du musée de la Déportation et de la Résistance de Besançon. Depuis 2022, le projet s’est élargi au corpus What’s on the menu ? de la New-York Library donnant une dimension internationale à l’étude des menus. Le projet CHIMERE se structure autour de trois axes. Le premier porte sur la mise en patrimoine de tels corpus et sur les méthodologies spécifiques à l’objet à développer. Le deuxième s’intéresse aux pratiques sociales du repas et à sa mise en normes dans sa préparation (recettes) et dans sa structuration (recettes) au regard de la confrontation entre les différentes archives. Enfin, ce travail sur les normes et codes propres permet de tracer les contours d’un imaginaire alimentaire qui s’émancipe et évolue selon les périodes historiques et les lieux de création de ces contenus.
11Au-delà de l’objet menu, nous réfléchissons la gastronomie comme un objet tutélaire riche de sens. Se figurer le goût français, la cuisine française c’est aussi et surtout se figurer sa culture, son identité. La manière de cuisiner, propre à une culture, inclut l’individu dans un groupe de pairs partageant des pratiques culinaires. Néanmoins, on voit qu’à l’heure actuelle la gastronomie française est aussi imaginée dans sa diversité, sa pluralité et son hybridation. C’est ainsi que la fête de la gastronomie célèbre au travers plusieurs événements « la cuisine venue d’ailleurs » qui s’incorpore dans un socle de savoir-faire français. Comme le souligne le site internet de présentation de Goût de France, Good France sous l’égide du Ministère des affaires étrangères : « Au xxie siècle, la cuisine française ne s’impose pas de façon hégémonique sur la scène culinaire mondiale. Les cuisiniers participants ne renoncent pas à leur propre tradition culinaire, nous leur proposons de la marier avec la cuisine française »2. L’identité de la cuisine française est valorisée dans sa dimension plurielle, enrichie par son dialogue avec les autres cultures culinaires.
12Un ensemble de travaux est aujourd’hui réalisé au sein de l’axe alimentation et gastronomie du laboratoire portant sur l’identité gastronomique, les cultures culinaires et la mise en patrimoine. Cette patrimonialisation est étudiée au travers des certifications, labels, reconnaissances comme un travail sur la perte des étoiles au Guide Michelin (Hugol-Gential et Michon, 2020) ou bien encore à travers des produits spécifiques à l’image d’un travail en cours sur l’absinthe mais aussi sur la mise en récit des territoires, des pratiques et des savoir-faire avec un récent travail sur les confréries (Parizot, 2021). Enfin, de nouveaux programmes de recherche s’ouvrent sur les mises en visibilité et en invisibilité médiatique de l’histoire de notre gastronomie.
13Outre les dimensions patrimoniales de la gastronomie et des enjeux liés à la transmission, le laboratoire s’intéresse également aux discours publics qui entourent les pratiques alimentaires.
14Le Programme National Nutrition Santé lancé par le Ministère de la Santé a fortement publicisé la dimension nutritionnelle de notre alimentation (Romeyer, 2015 : 47) : « Ainsi les PNNS participent-ils d’une phase de nutritionnalisation de la société (Poulain, 2009), c’est-à-dire d’un processus de diffusion massive des connaissances nutritionnelles à travers les médias, et de la multiplication de campagnes d’éducation pour la santé ». Ces normes nouvelles, édictées par les experts scientifiques en nutrition sont légitimées par la présence de l’État. Des campagnes d’information et d’éducation conçues par les pouvoirs publics sont menées pour faire prendre conscience aux mangeurs du lien étroit entre leur alimentation et leur santé mais aussi de leur responsabilité individuelle dans ce domaine. En outre, « les institutions déploient des dispositifs symboliques afin d’informer, d’inciter ou d’avertir les individus et de les amener à rendre leurs comportements conformes aux normes ainsi fabriquées » (Ollivier-Yaniv, 2018 : 6). Par ailleurs, la notion de consommation engagée a connu un essor sans précédent au cours du XXe siècle (Dubuisson-Quellier, 2009) donnant naissance à de nouvelles modalités d’approvisionnement comme le circuit court (Beaudoin, 2014), le développement du commerce équitable et, plus globalement, une valorisation et une promotion de l’écologie et de l’éthique dans de nombreux discours alimentaires (Hugol-Gential, 2016). Les messages concernant les pratiques alimentaires émanent de différentes entités (experts, industriels, médias, consommateurs, institutions) sont de différentes natures : publicitaires (De Iulio 2011a, De Iulio 2011b), préventifs, agroalimentaires, sanitaires et mettent en exergue différentes valeurs : la santé, le bien-être, le plaisir, le territoire, le manger français.
15De nombreux sociologues de l’alimentation contemporains (Claude Fischler, Jean-Pierre Poulain, etc.) ont souligné le glissement vers la médicalisation de notre alimentation du fait que la santé devient une valeur et la médecine une culture (Lupton, 1995). Pour autant, la nutritionnalisation de l’alimentation (Dodds et Chamberlain, 2017) a poussé à la montée d’un discours contradictoire (Hebel, 2010) reconfigurant le plaisir, la convivialité et le goût, qui retrouvent une certaine légitimité (Dupuy, 2013). La cohabitation de ces différents discours sur l’alimentation, accentuée par la médiatisation croissante des crises alimentaires (Hansel et al., 2003) et la dichotomie entre plaisir et santé donnent naissance à la présence de différents types d’experts dans le champ médiatique : médecins/chercheurs, nutritionnistes, influenceurs, journalistes mais aussi chefs de cuisine qui deviennent les porte-paroles d’une vérité alimentaire et nourrissent une forme de « cacophonie » décrite dès les années 90 par le sociologue Claude Fischler (Fischler, 1995). Caroline Ollivier-Yaniv souligne que « dans certains secteurs (santé, environnement, sécurité) la communication est un instrument traditionnel des politiques publiques de prévention, notamment en vue d’agir sur les comportement individuels » (2019 : 670) et note la nécessité de saisir « la matérialité discursive et médiatique de l’action publique » (2018 : 6) afin de de saisir les enjeux symboliques liés.
16Au sein du laboratoire, plusieurs travaux ont été mis en place sur la nutritionnalisation des discours, sur les différentes formes de discours circulant dans les espaces publics et médiatiques mais également sur leur circularité. On peut notamment citer le projet ANR ALIMS (Alimentation et Lutte contre les Inégalités en Milieu de Santé, 2015-20193) qui s’est intéressé à la place du repas dans les dispositifs de soin et aux enjeux de la médiatisation de l’alimentation-santé. Comme le notent Corbeau et Poulain (2008) la santé devient un mythe moderne et semble multiplier les promesses sauf qu’il est aujourd’hui complexe de savoir quoi manger pour être en bonne santé. Cette question se pose de manière encore plus prégnante pour un patient qui tente de se soigner ou en tout cas qui essaie de lutter contre la maladie. En effet, les patients désireux de devenir acteurs de leur guérison - ou en tout cas de leur mieux-être - adaptent ou font évoluer leurs régimes alimentaires. Le repas prend alors une tout autre dimension et, si dans bien des cas le plaisir des sens est recherché, les patients essaient d’allier plaisir sensoriel et bénéfice nutritionnel (alimentation bonne). Cette expression du plaisir de manger, des préférences, des aversions souligne que l’alimentation ne peut pas se réduire à un besoin fonctionnel comme cela est souvent le cas dans le contexte hospitalier ou dans l’accompagnement nutritionnel du patient. En effet, les dimensions physiologiques viennent en écho à des dimensions plus hédoniques sous-tendues par des représentations (alimentation saine, alimentation gourmande, alimentation bonne). Il est alors essentiel de saisir les discours, les représentations et d’analyser leurs enjeux, ce que nous tentons de faire au sein des travaux développés dans notre axe en dialogue avec les collègues de l’axe santé et médiation des savoirs. Aujourd’hui d’autres travaux sont en cours au laboratoire portant autant sur les discours publics que sur d’autres discours mis en circulation par des patients, des industries agroalimentaires ou des influenceurs. On peut ainsi citer le projet ANR Sal&Mieux (2019-2023) pour lequel le laboratoire s’intéresse aux discours mis en place pour lutter contre la surconsommation de sel par les pouvoirs publics avec, en contre-point, un discours marchand des industries agroalimentaires visant à démontrer des pratiques vertueuses avec une réduction de l’utilisation du sel (Hugol-Gential et Badau, 2021) ou bien encore le nouveau projet ThyroSIC (Estera Badau) qui s’intéresse aussi bien aux discours publics qu’aux discours de patients avec à l’interface les discours des industries pharmaceutiques.
17La communication gastronomique, culinaire et alimentaire se renouvelle et trouve d’autres canaux de médiatisation avec les réseaux sociaux numériques. Le web social (Lombardot et Haekel-Elsabeh, 2017) n’est pas en reste ces dernières années et des travaux émergent sur la figure des influenceurs (De Iulio et al., 2021) avec une thèse en cours au sein du laboratoire portant sur les influenceurs et influenceuses alimentaires (thèse de Léa Gruyer).
18Camille Adamiec, dans la lignée des travaux de Claude Fischler dans les années 90, souligne que la « cacophonie » reste importante : « entre responsabilisation et culpabilité, plaisir et rigueur, c’est un système complexe d’injonctions, de prescriptions sanitaires et morales qui se construit sous nos yeux » (Adamiec, 2017 : 115). Aussi c’est tout un travail autour de la question de l’expertise et des savoirs qui se construit en filigrane (Hugol-Gential, Badau et al., 2021) mais aussi sur les valeurs qui s’agrègent autour de notre alimentation et de nos pratiques alimentaires.
19Dès 2008, Céline Pascual Espuny mettait en lumière que la communication verte se répandait de manière massive et analysait l’explosion de l’argument écologique dans les publicités vertes. Dans leur revue de la littérature portant sur les recherches en communication environnementale, Catellani et al. (2019) soulignent le succès de l’expression « développement durable ». Force est de constater que cette expression a également pénétré la communication alimentaire. Les auteurs notent par ailleurs que la thématique de la communication environnementale est prégnante dans tous les médias depuis 2007 et qu’elle connaît une forte montée en puissance depuis 2014 (Catellani et al., 2019). Il convient alors de s’intéresser à la cohabitation de ces discours, à leurs divergences, complémentarités et ressemblances, mais aussi aux experts médiatiques qui les relaient. L’émergence de ces différentes figures soulève les enjeux sociaux et sociétaux qui en découlent avec notamment un glissement d’une responsabilité de santé à une responsabilité éthique.
20Les questions du bien à manger (santé), du bon à manger (éthique) et du plaisir sont très présentes dans l’analyse de nos différents corpus au sein des différents travaux développés et font appel à des thématiques bien spécifiques nous permettant d’enrichir nos premières études relatives à l’alimentation-santé. La perspective éthique s’est imposée dans la logique actuelle des politiques publiques de promouvoir une alimentation non seulement saine mais aussi durable. On voit alors une réconciliation possible entre le plaisir et la santé mais surtout une dimension éthique riche de sens qui mérite toute notre attention et qui rend visible l’importance d’une démarche holistique dans la construction de nos recherches et les extensions thématiques qui s’offrent à nous.
21Il apparaît une éthique de la responsabilité décrite par Hans Jonas dès 1979 qui vient en écho aux problématiques contemporaines : peur de la dangerosité des nouvelles technologies, prise de conscience écologique avec une forme d’urgence planétaire confirmée largement ces dernières années (voir les différents rapports du GIEC). Plus récemment, Arno Münster (2012) historien et philosophe, insiste sur le fait que Jonas a été précurseur et que les questions éthiques dans ce qu’elles recouvrent d’écologiques sont à considérer pleinement. La période de pandémie de la Covid-19 que nous vivons souligne cette urgence mais a également mis en exergue les tensions autour de notre alimentation avec dans une premier temps une couverture médiatique soulignant la peur du manque, puis le retour des conseil hygiénistes enjoignant les citoyens à ne pas grossir et enfin l’importance de redonner du sens à son alimentation en consommant local. La question de la souveraineté alimentaire sera même abordée par Emmanuel Macron dans son discours aux Français dès le 12 mars 2020, au début du confinement, puis le 14 juin 2020 pour annoncer la deuxième vague de déconfinement et les enjeux à venir (Badau et Hugol-Gential, 2020).
22Cette question de l’éthique irrigue aujourd’hui partout et devient extrêmement prégnante. Un rapport réalisé par Thierry Libaert et Géraud Guibert a été remis le 5 juin 2020 à Elisabeth Borne et Brune Poirson celui-ci traite de la Publicité et transition écologique4. Dès le début du rapport, les auteurs soulignent la complexité de réconcilier la publicité, symbole du consumérisme, et la transition écologique qui doit amener à penser une forme de sobriété. Le rapport remis souligne les différentes actions mises en œuvre par les différentes sociétés et entreprises (page 12 du rapport) : le Conseil Paritaire de la Publicité de l’ARPP a publié le 30 septembre 2019 un avis « développement durable », le Conseil d’Ethique Publicitaire a lui publié le 15 octobre 2019 un avis « Questions écologiques et publicité » et enfin, le 31 janvier 2020, une première matinée du marketing et de la communication responsable a été organisée avec 40 entreprises qui, à cette occasion, ont pris 15 engagements. Ces différents événements et engagements sont très récents, ceci tend à nous faire penser que la valeur éthique va connaître une croissance exponentielle dans les discours marchands mais aussi dans les discours publics. Dans les différentes recommandations élaborées dans le rapport rendu le 5 juin 2020, la question du climat est saillante : « Compte tenu de la gravité du dérèglement climatique, et alors que beaucoup de secteurs professionnels prennent des engagements dans ce domaine, il est important que la publicité y joue aussi un rôle proactif » (page 51). Les questions environnementales sont ici très clairement liées à l’urgence climatique et amènent là encore une perspective holistique et intégrative avec une posture éthique globale qui doit considérer un système de communication et un système de consommation.
23Plusieurs travaux menés au sein du laboratoire ont montré comment l’argument éthique était mobilisé par les chefs autour d’un discours sur la transparence (Parizot, 2021) en valorisant les producteurs locaux (Hugol-Gential et Michon, 2021) et de nouvelles pratiques avec une thèse portant sur le tourisme gastronomique durable (thèse de Caroline Haillet).
24Au-delà des objets traités c’est aussi une posture de recherche qui est développée au sein de l’axe du laboratoire.
25L’orientation fondamentale des recherches conduites au sein de l’axe alimentation et gastronomie relève de la communication, dans sa dimension sensible. A travers ce paradigme, il faut entendre la prise en compte prioritaire, dans tout processus de communication, de sa dimension non seulement interactionnelle mais aussi relationnelle. Une relation investie de sens, un sens incarné. Ce sens est également complexe, bricolé, relayé dans la sphère publique et médiatique de multiples manières diffusant des discours souvent injonctifs favorisant la responsabilité individuelle. Le Programme National Nutrition Santé depuis 2001 tend à donner une vision préventive et utilitaire de l’alimentation. Jocelyn Raude rappelle que la prévention des maladies et du vieillissement par l’alimentation est pensée depuis l’Antiquité et cite le précepte de la médecine hippocratique : « tu feras de ton alimentation la première de tes médecines » (Raude, 2013). Il note par ailleurs le tournant vers les techniques dites persuasives dans les années 80 puis vers une révolution socio-écologique de la prévention avec le déploiement de la « prévention communautaire ». Cette émergence de l’éthique fait écho à la possibilité d’agir que Jocelyn Raude souligne également : « à la démarche de prévention descendante hiérarchique, certains promoteurs de santé entendent opposer désormais une démarche participative et respectueuse de l’histoire et des valeurs des groupes concernés par des enjeux sanitaires et sociaux spécifiques » (Raude, 2013 : 59).
26Hors de l’institution de santé comme cela avait été fait au sein du projet ALIMS, mais toujours dans cette dynamique implicative et engageante, deux projets ont été initiés au début de l’année 2020 et continuent d’inscrire nos travaux dans cette logique tant de terrain que d’épistémologie. Ces deux projets se situent dans une perspective de santé publique. Le premier est un projet ANR déjà évoqué ci-dessus dont nous pilotons le 4e workpackage. Le projet Sal&Mieux part du constat que limiter l’apport en sodium est un levier de prévention des maladies non transmissibles, mais cet apport reste deux fois supérieur aux recommandations. Les principales sources comprennent les aliments industriels, mais aussi le sel ajouté par les consommateurs pendant la préparation des aliments et à table. Cette source, contribuant jusqu’à 30 % de l’apport, a été peu considérée alors qu’elle peut être optimisée pour participer à l’effort de réduction. Le projet Sal&Mieux rassemble l’expertise de cinq partenaires académiques pour comprendre comment optimiser et limiter l’utilisation du sel de table en le rendant plus efficace pour le goût et l’appréciation des aliments. Le consortium étudie les connaissances, représentations et pratiques des consommateurs en matière de sel de table et son impact sur les propriétés et le goût des aliments préparés à la maison, afin d’optimiser sa perception et d’élaborer des recommandations qui réconcilient les préférences des consommateurs et les impératifs de santé. Dans ce projet, nous développons une démarche collaborative avec les enquêtés puisqu’ils élaborent conjointement avec l’équipe de recherche les messages à développer pour favoriser la diminution de consommation de sel. C’est une méthodologie très similaire que nous développons au sein du projet TIGA porté par Dijon Métropôle qui vise à promouvoir et développer un système d’alimentation durable pour 20305. Nous sommes ici intégrées pour développer conjointement avec des mangeurs-citoyens des messages visant à promouvoir une alimentation durable.
27Comme Christian Le Moënne, nous pensons que « les approches pragmatiques ouvrent une ligne de reconstruction » (2018 : 45). Ces nouveaux dispositifs requièrent alors la mise en œuvre de démarches participatives et compréhensives que nous avons ou que nous sommes actuellement en train d’éprouver dans nos travaux. La démarche compréhensive avec le croisement de différentes méthodologies en rupture avec la logique des dispositifs disciplinaires permet d’analyser de multiples données collectées.
28Cette manière de considérer la recherche ouvre des extensions tant sur le plan thématique avec notamment des travaux portant plus spécifiquement sur le bon à manger et la définition d’une éthique alimentaire en écho avec ses dimensions environnementales que sur le plan méthodologique qui nous invite à repenser les sciences participatives. Cette posture ouverte, tournée vers les usagers et le grand-public, nous rappelle le fondement de notre programmatique de recherche : traiter nos pratiques alimentaires avant tout comme une question de femmes et d’hommes, une réalité fondamentalement humaniste qui permet de ne pas réduire l’acte de manger à l’acte de se nourrir.