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Spicilèges

Le triangle pré-sémiotique d’Aristote selon John Deely : l’erreur d’Aristote et de Saussure

Martine Bocquet

Résumés

Au travers des travaux de John Deely (1942-2017), sémioticien et médiéviste connu dans le monde entier (moins en France), cet article s’attache à étudier ce que l’on a appelé le triangle sémiotique d’Aristote ; ou plutôt pré-sémiotique comme cela apparaît à la suite des travaux de Jean Poinsot (1632), Peirce et Sebeok. Ce triangle, qui a prouvé depuis des siècles son utilité, reste cependant celui du signe en tant que medium de communication, et permet de mieux comprendre le fonctionnement du signe, en tant que système de relations.

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Texte intégral

  • 1 Anne Hénault, in Paul Cobley (dir.), Realism for the 21st century : a John Deely reader, University (...)

« [John Deely] opens horizons of thought absolutely essential for the 21st century ».
Anne Hénault (2009)1

1Selon John Deely, il est temps de résoudre ce qu’il appelle le paradoxe que nous a imposé la longue période de la pensée moderne. Il observe ironiquement que, du xviie au xxe siècle, les penseurs modernes ont passé près de trois siècles à se persuader, les uns les autres, que la pensée humaine fonctionnait d’une manière telle, qu’elle empêchait de prendre en compte le fait communicationnel. Il concède qu’une telle assertion paraît certes ridicule, sauf si l’on se rend compte que la communication ne peut intervenir si l’esprit humain fonctionne de la manière selon laquelle Emmanuel Kant le soutenait. C’est-à-dire en formant des représentations mentales, au-delà desquelles ou derrière lesquelles s’étendrait la réalité des choses, jugée inconnaissable en tant que telle par Kant (Deely, 1974 ; 2001 : 555-570, 589 ; 2010 : 51 ; 2012 : 147-148). Selon Deely, l’objectivité, considérée à la manière des épistémologies modernes, n’est rien de plus qu’une extension de la subjectivité, en ce qu’elle sépare celle-ci de ce qui l’environne, du monde extérieur, en faisant une bulle cognitive. Il considère que, dès lors que l’on s’est mis à théoriser l’expérience de la communication, en tant que quelque chose de réel, les jours de la pensée moderne étaient comptés. Selon Deely, il faut aller rechercher ce biais dans le nominalisme.

  • 2 Bien entendu, il ne s’agissait pas, pour les nominalistes, de dire que ce que nous objectivons, au- (...)

2Pour en donner une approche très schématique, le nominalisme est un courant philosophique et épistémologique qui a traversé en zigzag toute la période médiévale. Il est né, à peu près au moment de la première croisade, des thèses de Jean Roscelin de Compiègne (circa 1050-circa 1120), selon lequel les universaux, les idées générales, comme le genre et l’espèce, etc., n’avaient pas de signification propre. Ce n’était que des noms (nomina), du vent, flatus vocis, il en était de même pour le mot “Dieu”. Seules les choses singulières existent. D’où la désignation des tenants de cette pensée comme nominalistes (nominalisti) ou terministes (terministae). Ces thèses ont été évidemment condamnées par l’Eglise et controversées par les tenants du courant réaliste2.

3Le moine franciscain Guillaume d’Ockham (circa 1285-1349), dont les thèses sont cependant plus raffinées que celle de Jean Roscelin, est généralement considéré comme un nominaliste aux conceptions extrêmes. Il a lui aussi été condamné pour hérésie. Afin d’éviter les prisons de la papauté d’Avignon, il dut s’enfuir en 1325, chez le roi Louis de Bavière, futur empereur romain germanique, dont il fut un partisan politique sur le plan théorique.

  • 3 Bien que la notion remonte en fait à Philodème de Guadara (circa 110-circa 40 av.-J.-C.), contempor (...)
  • 4 Le terme scholastique recouvre la théologie, la philosophie et les méthodologies enseignées au Moye (...)

4De façon tout aussi schématique, le nominalisme a permis, à partir de Guillaume d’Ockham et surtout plus tard de la Renaissance (xvie siècle), tout en se transformant, l’émergence de ce qu’il est convenu d’appeler la pensée moderne dès le xviie siècle, puis aux xviiie et xixe siècles, jusqu’au début du xxe siècle, dans le sens où elle s’avère prédominante, ses conséquences restant visibles jusqu’à nos jours. Ce nouveau courant de pensée, à partir notamment du rationalisme de Descartes (1596-1650) puis de celui de Leibniz (1646-1716) qui s’opposent à l’empirisme de Francis Bacon (1561-1626) puis de Locke (1690) – initiateur du terme semeiotic3 – et d’autres auteurs importants, oppositions dont Kant (1724-1804) s’est efforcé de faire la synthèse, est à l’origine de grandes découvertes scientifiques. Néanmoins, cette pensée généralement dite moderne, qui reste complexe, s’est révélée accumuler de graves revers, occultant d’autres champs possibles de la connaissance. C’est à l’encontre de la pensée moderne, marquée notamment par son positivisme – dont la notion émerge chez Saint-Simon (1760-1825) et est développée surtout par Auguste Comte (1798-1857), héritier des philosophes des Lumières –, que se sont constituées de nos jours des épistémologies constructivistes, avec elles aussi leurs propres revers ou excès. Mais c’est aussi à l’encontre de la pensée dite moderne, et bien qu’il ait été au départ un fervent lecteur de Kant, que Peirce (1839-1914) a développé sa sémiotique, qu’il voulait réaliste. Au départ, il a lu tout aussi ardemment Guillaume d’Ockham, puis, en décelant les impasses des thèses de celui-ci, il s’est finalement tourné vers les auteurs scholastiques4 médiévaux réalistes, notamment le dominicain Thomas d’Aquin (circa 1224-1274), dont le réalisme était modéré, et le franciscain Jean Duns Scot (circa 1266-1308). Mais il a aussi puisé dans les travaux des auteurs scholastiques prémodernes comme Sebastião do Couto, auteur très probable du traité intitulé De Signo (1607).

  • 5 « But, by semiosis I mean […] an action, or influence, which is, or involve, a cooperation of three (...)

5Au sens logique et philosophique du terme chez Peirce, la sémiosis (ou sémiose en français) est constituée par le mouvement de formation et de développement du signe dont l’effet est le surgissement d’un nouveau signe, suivant un processus théoriquement infini. Le terme sémiosis est tiré du grec sèmeiôsis, action de signifier. Peirce place cette notion au cœur de la théorie du signe : « Par “semiosis”, j’entends […] une action ou influence qui est, ou implique, le concours de trois éléments, tel qu’un signe, son objet et son interprétant, l’influence de cette relation triadique n’étant en aucun cas réductible à des actions diadiques. Σημεἰωσις [Sèmeiôsis] en grec de la période romaine, dès l’époque de Cicéron […] signifiait l’action de presque toute sorte de signe ; et ma définition confère à toute chose qui agit ainsi le nom de “signe”. »5.

6Selon Peirce, le signe et la sémiose s’avèrent un jeu de relations sans fin. On comprend dès lors l’importance de la nation de relation et du sens qu’il convient de lui donner.

Le caractère central de la notion de relation dans la sémiose et dans la communication

7Selon la doctrine de Guillaume d’Ockham, la relation, en tant que telle, ne peut avoir d’existence autre que celle d’une entité dépendante de la pensée. Pour simplifier, on pourrait dire qu’elle n’existe que dans la subjectivité de l’homme, elle reste subjective. Or, cette entité que nous appelons relation joue un rôle important dans toute communication. Selon Deely et la tradition réaliste, au contraire de la position d’Ockham, la relation n’est pas seulement une entité dépendante de la pensée, elle existe aussi indépendamment d’elle (par exemple, la relation qui s’établit entre la fumée et le feu) ou bien à la fois indépendamment et en dépendance de la pensée. La relation existe en fait indépendamment de ces deux ordres de choses, ce qui en fait sa singularité (Deely, 2010 : 51-52).

8Pour étudier sérieusement la communication, il faut donc comprendre cette singularité de la relation parmi les autres entités indépendantes de l’esprit humain. Ces entités indépendantes de l’esprit humain relèvent de ce que les scholiastes appelaient la nature, natura, physis, la physique, tout ce qui ne dépend pas de nous : les choses de la nature, les rochers, mais aussi les anges, la divinité elle-même, etc., c’est-à-dire les choses matérielles mais aussi immatérielles, spirituelles. Dans cette nature, il existe des relations indépendantes de ce que nous en pensons, même si nous arrivons à les reconnaître : la fumée est en relation avec le feu, la pluie avec les nuages, quoi que nous en pensions, etc. Ainsi la relation apparaît comme singulière parmi les entités indépendantes de la pensée humaine, car toutes les autres variétés d’entités indépendantes de la pensée sont seulement ce qu’elles sont, c’est-à-dire indépendantes de la pensée ; alors que la relation peut exister de trois manières, en dépendance ou indépendamment de la pensée, voire en tant qu’un mixte des deux (52).

  • 6 Une légende du xvie siècle voudrait que Thomas d’Aquin ait énoncé cet argument en réponse à la trad (...)
  • 7 Johannes a Sancto Thomas, spécialiste de Thomas d’Aquin, Tractatus de signis [1632], trad. John Dee (...)

9Cette singularité de la relation, son indifférence positive aux circonstances qui la déterminent, a été utilisée par Thomas d’Aquin (circa 1224-1274) pour expliquer le mystère de la Trinité d’un Dieu en trois personnes, et pour le concilier avec l’Unité de Dieu en tant qu’être existant de lui-même6. Mais c’est le dominicain Jean Poinsot7 – contemporain de Descartes – qui, en 1632, fut le premier à réaliser que cette singularité de la relation est précisément ce qui rend toute communication, quelle qu’elle soit, possible – en Dieu lui – même en trois personnes, entre Dieu et le monde, et, dans ce monde, entre les créatures finies de toutes sortes (Deely, 2001 : 462-463). En bref, entendu de manière laïque, Jean Poinsot fut le premier à expliciter le fait que la singularité de la relation se trouve à la base de la possibilité de la sémiose et constitue l’essence de celle-ci, dès lors qu’une action des signes intervient. La sémiose tisse des liens entre les pensées et les choses, chaque fois – et où que ce soit – qu’intervient une communication, qu’elle soit verbale ou autre (Deely, 2010 : 52).

  • 8 C’est Umberto Eco qui a relevé que, pour la première fois dans l’histoire de la sémiotique, Augusti (...)
  • 9 « Un signe, en effet, est une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à (...)
  • 10 Cicéron l’avait lui-même formulé d’une manière relativement proche. Cf. Cicéron, De inventione [55  (...)

10Les philosophes grecs de l’Antiquité ont surtout pensé les signes – sêmeia – en tant que naturels, de la nature, y compris de manière physiologique, médicale en tant que symptôme, ou bien divinatoire. Le signe culturel était considéré à part comme le symbole, symbolum, sans lien avec les autres. En sorte qu’il n’existait pas de véritable définition générale du signe. Plus tard, Augustin (354-430), qui ne connaissait pas le grec, a par contre défini le signe – signum en latin – d’une manière générale8, comme une chose, quelle qu’elle soit, perçue par les sens, qui nous rend conscient de quelque chose d’autre qu’elle-même9. La formule elle-même n’était pas originale en soi10, mais c’est le sens qu’Augustin lui a donné qui le fut. Il a fallu aux latins – incluant les médiévaux et la scholastique – 1 200 ans à partir d’Augustin pour tirer toutes les conséquences de sa notion générale du signe, et la développer. Du fait de sa généralité, cette notion du signe transcende l’opposition entre nature et culture, c’est-à-dire entre les signes naturels, signa naturalia, et les signes délibérés ou conventionnels (culturels), signa data ou ad placita (Deely, 2010 : 52-53 ; 2001 : 212-224 ; Bocquet, 2019 : 68-69).

11Avec Jean Poinsot au xviie siècle, puis plus tard Peirce, il devint clair que les signes sont constitués de relations triadiques. Les modernes passèrent cependant à côté et ignorèrent cela pendant près de 300 ans, pour conclure qu’il y avait certes des signes, mais seulement dans le domaine de la culture et filtrés par celle-ci. Selon Deely, la postmodernité a débuté avec la reconnaissance par Peirce des développements de la pensée des scholiastes prémodernes du xviie siècle, et donc avec la naissance de la sémiotique, bien que celle-ci ait aussi débuté au même moment, mais cette fois dans le sillage de la pensée moderne et selon ses épistémologies, avec la sémiologie initiée par Ferdinand de Saussure (1916) (Deely, 2010 : 52-53).

12En partant du triangle dit sémiotique, ou plutôt pré-sémiotique, d’Aristote, nous allons donc étudier le paradoxe que nous a légué la pensée moderne et ses conséquences chez Saussure, qui aurait commis la même erreur qu’Aristote.

Le triangle d’Aristote : les relations entre les passions de l’âme, les choses et les mots

  • 11 Aristote, Peri Hermeneias, circa 330 av.-J.-C.
  • 12 « Si l’on veut, tout signe est une opération d’ordre psychologique simple […] », Saussure, Écrits…,(...)

13Deely estime qu’Aristote11, lorsqu’il a proposé son fameux triangle des passions de l’âme (les états mentaux, la pensée), des choses extérieures et des mots, lesquels mots entretiennent des relations avec les deux entités précédentes, anticipait, en quelque sorte, la notion de Saussure, selon laquelle c’était vers la psychologie que nous devons nous tourner (et que la sémiologie était une discipline à classer sous l’étiquette de la “psychologie générale”12). Car, pour Aristote, les passions de l’âme relevaient largement de ce que nous appellerions aujourd’hui la psychologie. Mais, ce n’est pas avant 1632 et le Traité des signes de Jean Poinsot que fut établie une affirmation du contraire, selon laquelle c’est l’action des signes et non la psychologie qui pourvoit aux bases de la communication, sur un mode logique ou sous tout autre mode (2010 : 53-54, 59 et n.16).

Qu’avait dit Aristote ?

  • 13 Aristote, De l’interprétation [Peri Hermeneias], 16a 3-9 ; De l’Âme [Peri Psychès], trad. et notes (...)

« Les sons émis par la voix [phonê] sont les symboles [sumbola] des états de l'âme [psykhê, les passions de l’âme], et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l'écriture n'est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l'âme dont ces expressions sont les signes [sêmeia] immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses [pragmata] dont ces états sont les images [similitudes, omoiômata]. Ce sujet a été traité dans notre livre De l'Âme, car il intéresse une discipline différente. »13.

  • 14 D’où l’intérêt d’examiner la tradition latine concernant le texte d’Aristote. Depuis le dominicain (...)

14Cette autre discipline s’est développée durant les temps latins médiévaux, pour se scinder à l’époque moderne en logique et en psychologie ; elle s’avère, cependant, relever ni pleinement de l’une, ni pleinement de l’autre, mais de la sémiotique (Deely, 2010 : 55)14.

L’avertissement d’Aristote : une investigation distincte de la logique et du langage

15Dans le Peri Hermeneias, Aristote traite, dès le début, principalement de l’assertion et de la proposition. Mais il ouvre cette discussion à partir d’une structure triadique, qui, prévient-il, relève d’une investigation fondamentale pour examiner le discours logique, distincte des formes parlées et écrites de la communication linguistique. Poinsot, dans ses observations sur le texte d’Aristote, relève que les matières traitées le sont sous l’angle de l’interprétation et de la signification – c’est-à-dire des composants logiques ou des dimensions de l’interprétation en tant que linguistiquement exprimables –, puisque l’instrument universel de la logique est le signe. Puis il rappelle l’avertissement d’Aristote. Mais, de façon surprenante, il pousse sa doctrine des signes au-delà d’Aristote.

Les relations causales constitutives du triangle d’Aristote

  • 15 Les Catégories ontologiques d’Aristote sont d’une part la substance (l’entité) et d’autre part ses (...)
  • 16 Passion : cette fois au sens de subir.
  • 17 Poinsot, [1632], Second Preamble « On Relation », Art.1, 85/11-12 and 8-11.

16Dans les Catégories des entités indépendantes de la pensée qu’il a posées15, Aristote a établi, parmi les accidents de la substance (l’entité), une différence entre l’Action et la Passion16 d’une part et la Relation d’autre part, laquelle serait donc générée par leurs interactions et en serait le résultat. Cela fut cependant la source d’une ambigüité, qu’il faut garder à l’esprit, à propos du statut de la Relation. S’agissait-il des interactions d’une substance (une entité) avec son environnement (donc subjectives) ou du résultat indépendant de la pensée (objectif) de ces interactions ? Du fait de cette ambigüité, Guillaume d’Ockham et la modernité relègueront les relations exclusivement sous le statut d’entités dépendantes de la pensée (subjectives). Ces deux conceptions de la relation ont été longtemps confondues, ou bien se sont trouvées en conflit. Une interaction causale est communément appelée “relation causale”, mais cela sonne faux. Il s’agit de deux choses différentes. Une interaction causale (agere et pati, agir et subi) requiert une proximité physique, mais les relations qui sont la conséquence de cette interaction, ce sont des relations causales. Le fils est en relation causale avec le père, quelle que soit la distance dans le temps et l’espace qui les sépare. Il s’agit d’une pure relation. Elle est la conséquence de l’interaction physique du père et de la mère, qui se situe localement et dans le temps, et qui lui donne naissance. Or, selon Deely (2010 : 59-60), Aristote se concentre plutôt sur les relations en tant que modes suprasubjectifs, que sur les interactions causales que des relations peuvent présupposer ou impliquer. Et c’est ainsi qu’il aurait envisagé le triangle des pensées, des choses et des mots17.

Le caractère relationnel du triangle

  • 18 Peirce décrit le signe « […] comme une chose qui sert à communiquer la connaissance de quelque autr (...)
  • 19 Deely avoue avoir lui-même commis cette erreur.

17Afin de comprendre la pertinence du triangle d’Aristote avec la doctrine des signes, il faut se référer au fait que la question de la nature propre de la relation – l’indifférence de celle-ci à toutes les catégories subjectives – est ce qui rend la sémiose possible et constitue la question fondamentale de la sémiotique. La seconde question est celle de l’entité relationnelle des signes, en ce qu’elle implique irréductiblement trois termes dans tout accomplissement de la sémiose, entendue comme action résultant de cette entité. Cette seconde question consiste aussi à considérer que deux des trois termes du triangle d’Aristote sont, en réalité, des signes eux-mêmes : les mots en tant que mots, les passions en tant que pensées, idées, tandis que le troisième terme, les choses, sont de potentiels objets produits (des objets signifiés), précisément par l’action des signes18. À partir de ces deux considérations, le triangle d’Aristote devient pertinent avec la doctrine des signes, quoique la présentation triangulaire elle-même puisse être critiquée. C’est cette pertinence que Deely cherche précisément à identifier dans les éléments qui composent chacun des trois côtés du triangle pré-sémiotique, si souvent dénommé à tort triangle sémiotique ou triangle sémantique ou triangle de la signification19. Et de revenir sur le triangle pour examiner plus exactement les relations qu’il implique (Deely, 2010 : 69).

18Deely relève que, jusqu’à présent, pour autant qu’il le sache, les véritables relations incorporées dans les trois côtés du triangle n’ont jamais été vraiment examinées minutieusement en détail. Pour des raisons analytiques, il appelle la base du triangle, entre les mots et les choses, le côté 1 ; puis il nomme côté 2, celui entre les choses et les passions ; et 3, celui entre les passions et les mots. Ce choix se fonde sur la prise en considération de la complexité croissante des relations, lorsque nous faisons le tour du triangle, du côté 1 au côté 3 (68).

Schéma 1. Triangle pré-sémiotique d'Aristote reconstitué par l'auteur.

Schéma 1. Triangle pré-sémiotique d'Aristote reconstitué par l'auteur.

Le côté 1 du triangle : la relation des mots aux choses

19Sur le premier côté du triangle d’Aristote et à sa base, les mots et les choses entretiennent une relation unidirectionnelle et unilatérale. Cette relation débute du côté des mots, en tant que fundamenta, fondements, et aboutit aux choses, en tant que terminus de cette relation symbolique. Celle-ci ne contient d’autre composant qu’elle-même, ce qui en fait quelque chose d’arbitraire, de conventionnel ou, de façon plus fondamentale, stipulé – puis coutumier. On n’y trouve a priori ni iconicité, ni indicialité. Les mots sont les symboles des choses, et c’est tout. C’est la relation la plus simple, la plus pauvre. Or, Saussure, non seulement n’a pas prêté attention à cette relation dans son modèle linguistique du signe, il ne lui a laissé aucune place du tout (Deely, 2010 : 64-65, 68, 70).

  • 20 Dans De l'autre côté du miroir, la suite d’Alice au Pays des Merveilles, il est possible de considé (...)

20Ce qu’il pourrait y avoir d’indicialité dans cette relation dépend entièrement de la volonté ou de l’intention du sujet parlant et de sa liberté de stipuler à la manière de Humpty-Dumpty20. Cette relation unilatérale, depuis les mots vers les choses dont on parle, sans directe contrepartie du tout, est simplement celle de la convention, de la culture, une question de symbole, symbolon, ni plus ni moins.

  • 21 À partir notamment de Thomas d’Aquin (circa 1224-1274), les scholiastes distinguaient les choses de (...)

21Mais bien entendu, les choses en tant que choses ne sont jamais, même quand elles le sont partiellement, entièrement les mêmes que les choses en tant qu’objets (c’est-à-dire connues)21. Tandis que les choses dont on parle sont, normalement, en tant que choses, des entités totalement indépendantes des mots utilisés pour en parler, les dénoter, s’y référer ou les nommer (en réalité pour signifier), les choses en tant qu’objets (c’est-à-dire connues) n’ont pas une telle totale indépendance (70).

  • 22 Selon Broden (2010), à partir de la relation fondamentale "Je-Tu", naissent à la fois le langage et (...)
  • 23 Cf. note 63.

22Si bien que, de ce côté du triangle, la dimension conventionnelle des langages peut être considérée représenter d’authentiques institutions, contraignant le sens de l’arbitraire de Humpty Dumpty. En bref, la stipulation, en tant que de l’ordre de la volonté individuelle, n’est jamais l’explication entière (Broden, 2010)22. Même ici, “arbitraire” signifie “déterminé” à un moment donné dans l’histoire, du fait de l’usage que l’on fait des mots, c’est-à-dire des signes linguistiques par une communauté donnée. Cet usage est toujours sujet au changement dans les processus de transmission, en fonction du temps et des individus (Deely, 2010 : 70-71). Ce qu’a toujours, et à raison, soutenu Saussure23.

  • 24 En sorte que Saussure disjoint complètement le mot de la chose : « Enfin, il est à peine besoin de (...)

23Mais, Deely relève que Saussure ne paraît pas avoir pensé à la relation des mots aux choses en tant que signifiés. Il n’y a pas de place directe, dans son système modélisateur du langage, qui inclurait les objets, dans le sens où ceux-ci peuvent être partiellement identifiés avec les choses existant indépendamment de la pensée24. Le modèle du signe de Saussure ne laisse pas de place à l’objet signifié, mais seulement à l’idée ou à la pensée que les mots, dans leur usage commun, signifient, ce qu’il nomme le signifié.

  • 25 Le jésuite Pedro da Fonseca (1528-1599), afin de poursuivre son projet de relecture de la pensée gr (...)
  • 26 Alors que, pour Saussure, c’est seulement le langage qui est dans les signes -tout en limitant sa s (...)

24Une fois que l’on a compris que la différence entre un objet et un signe repose sur la différence entre une autoreprésentation (l’objet) et une représentation de “l’autre” (le signe), il devient possible de comprendre la formule que Peirce a reprise des Conimbricenses (1606-1607)25, selon laquelle « toute pensée est dans les signes » – précisément parce que les signes sont ce en quoi les pensées consistent26. Ils sont la représentation de ce qui est autre que la pensée elle-même, c’est-à-dire son objet, que cet objet soit tout aussi bien une chose indépendante de la pensée ou non (71).

25La chose objectivée se présente à la conscience sur la base de la représentation de quelque chose d’autre : une pensée en tant que signe. Ainsi, que le véhicule de la signification, le signe – dans le sens de quelqu’entité individuelle ou aspect de celle-ci-, soit un objet matériel ou un état psychologique, dans les deux cas, il constitue l’élément de représentation de quelque chose d’autre, ce qui en fait justement un signe. Et cet autre représenté est présenté à quelqu’autre tiers ou pour quelqu’autre tiers ; d’où le caractère triadique de la relation de signe dans toute sémiose (72).

Le côté 2 du triangle : la relation des passions aux choses

26Le deuxième côté du triangle, celui des passions aux choses, est, comme le premier, simple. Il n’implique qu’une seule relation, cette fois d’iconicité. Mais celle-ci est bidirectionnelle : la relation d’iconicité constitutive de ce côté du triangle d’Aristote est tout autant valable, qu’on la considère du point de vue des choses vers les passions ou l’inverse (Deely, 2010 : 68-69). Les choses sont en relation avec les passions de l’âme, exactement de la manière que les passions de l’âme sont en relation avec les choses du monde, en tant que similitudes, ressemblances, omoiômata (ou plus exactement icônes) (74).

27Mais un autre élément est à prendre en compte. Selon les scholiastes, l’action produit semblable à soi, agere facit simile sibi, agir produit semblable à soi. Ainsi vont les passions de l’âme et les choses, se ressemblant les unes aux autres, dans une ressemblance réciproque, donc iconique, mais aussi empreinte d’indicialité, du fait d’interactions entre l’organisme animal et l’environnement physique. Les passions sont en relation aux choses en tant qu’effets iconiques des choses, causés par les interactions du corps animal avec les corps de son environnement immédiat (74).

28L’action suit l’être, agere sequitur esse. Une entité agit en fonction de ce qu’elle est, et celle qui a subi l’action en comporte les traces, quidquid recipitur, secundum modum recipientis recipitur. La relation en résultant porte nécessairement la trace, à la fois de l’action première (du sujet agissant) et de ce qui est subi (la passion du sujet subissant). Lorsque Aristote parle de relations entre les choses de l’environnement physique et les passions de l’âme (c’est-à-dire, initialement, des effets psychologiques produits chez l’animal par l’interaction entre la sphère de la conscience de son propre corps et les corps qui constituent son environnement immédiat), il ne parle pas d’une indicialité, mais plutôt de l’iconicité qui suit l’interaction indicielle. Il s’agit d’une ressemblance formelle, qui survit à l’interaction et procure ensuite les bases pour retracer cette indicialité (60).

29Mais l’affaire ne s’arrête pas là. Car le triangle d’Aristote a connu des interprétations différentes, et tout d’abord une traduction en latin critiquable faite par Boèce. Ce qui fut relevé, à la Renaissance, après que l’on eut accès, en Europe Occidentale, au texte grec d’Aristote.

La relecture du triangle d’Aristote par Pedro da Fonseca (1528-1599)

  • 27 Marque, signe, marque sur une amphore, etc.
  • 28 Sunt ergo ea quae sunt in voce earum quae sunt in anima passionum notae, et ea quae scribuntur eoru (...)

30Dans sa traduction du Peri Hermeneias, Boèce (circa 514) avait utilisé, pour décrire ce que l’on appellera le triangle d’Aristote, le terme nota27, un synonyme de signum, mais avec la connotation d’un index, (plus proche de omoiômata, dans le sens de similitudes, et de sêmeia, dans le sens de symptômes, que de symbola, les symboles) ; alors que les termes utilisés par Aristote étaient symbola d’un côté et sêmeia de l’autre. Sachant qu’Aristote utilisait le terme sêmeia, de manière restrictive, dans le sens de symptômes28.

  • 29 Deely, 2001, Ch. 9, pp. 441-446 ; 2010a, Ch. 9-12.

31Lorsqu’au xvie siècle le jésuite Pedro da Fonseca lut le texte d’Aristote, non pas dans la traduction latine de Boèce, comme ses prédécesseurs scholastiques l’avaient fait, mais dans le texte grec, cela déclencha chez lui ce qui devint ensuite une véritable crise dans la pensée latine. De ce moment date une rupture dans la tradition scolastique, ou plutôt son abandon. Ce qui eut une influence considérable sur Descartes lors de ses études au collège jésuite de La Flèche. Cela dévoya aussi les discussions scolastiques latines sur le signe, lesquelles s’étaient développées indépendamment de l’ancienne philosophie grecque, à partir d’Augustin (qui ne connaissait pas le grec), puis de la traduction faite en latin par Boèce du texte d’Aristote29.

  • 30 Notamment dans les Summulae, qui étaient des manuels de logique à destination des étudiants, très u (...)

32En effet, Aristote n’avait jamais dit que les mots étaient les signes des passions de l’âme, passionum notae, mais seulement les symboles de celles-ci, symbola ; ni que les passions de l’âme étaient des signes des choses ou des objets, mais leur ressemblance, omoiômata. Il n’avait pas non plus dit que les symboles parlés et écrits se ressemblent quand ils reflètent les passions de l’âme (les concepts), et sont les signes de celles-ci ; il avait seulement dit qu’ils en étaient, dans ce cas, les symptômes, sêmeia. Chez Aristote, comme chez les autres penseurs grecs, il y avait des symboles, des ressemblances [icônes], des symptômes [indices], nulle part, en effet, des signes ! Le mot signum d’Augustin – qui, horreur, ignorait le grec ! – était donc un fantôme, une pure création de l’esprit (Deely, 2001 : 203, 420). Pour Pedro da Fonseca, le triangle sémiotique que les scholiastes utilisaient en logique30, n’était que du papier, du vent. On ne trouvait nulle part chez Aristote une notion telle que le signum d’Augustin (354-430), nulle part non plus chez les autres philosophes grecs. L’ignorance du grec d’Augustin avait fourvoyé la pensée latine, puis celle de la scholastique. Si l’on voulait vraiment, dans l’esprit de la Renaissance, en revenir à la pensée grecque, il fallait rejeter cela.

33Mais, avant de tout rejeter, il faut peut-être essayer de revenir à ce qu’a voulu dire Aristote, dans le contexte de ses œuvres. Et revenir aussi à la manière dont la tradition scholastique l’a interprété.

L’expérience chez Aristote et les médiévaux : leur réalisme

  • 31 Deely, 1992 ; Cobley, 2009.
  • 32 Est ipsamet experientia, Poinsot, [1632], 306/13-307/4.
  • 33 Selon Peirce, CP 695 [1903], nous avons l’expérience directe des choses en elles-mêmes. Ce réalisme (...)
  • 34 Les concepts intellectuels étaient entendus en tant que species expressae intellectae, formes ou id (...)

34C’est là que la référence indirecte d’Aristote à son traité De l’Âme prend tout son sens. De nos jours, lorsque nous nous référons à “l’expérience”, nous ne le faisons pas dans le sens grec ancien, ou dans celui des âges latins médiévaux. Les anciens Grecs et les médiévaux étaient d’abord préoccupés par la “réalité”. De “l’expérience”, ils avaient une conception très étroite, guère plus large que la définition que Thomas d’Aquin au xiiie siècle donnait de la sensation, en tant qu’action des choses sensibles sur les organes sensoriels du corps animal, sensatio est actio sensibilis in sensu. Le terme “réalisme”, que nous utilisons de nos jours, aurait revêtu en fait un sens beaucoup plus étroit que ce terme n’évoque dans les conceptions modernes et postmodernes31. Il connotait et dénotait simplement le rôle des sens dans la connaissance. De même, chez Poinsot, la présence physique des choses agissant sur les sens externes de l’organisme est décrite comme le cas paradigme de “l’expérience”… Elle est en elle-même “l’expérience”32. Quand Aristote parle des passions de l’âme, il a d’abord en tête les origines de la conscience animale (ou de la connaissance) et le lien constant de cette connaissance avec le monde sensible de l’interaction des choses33. Selon les scholiastes, cette chaîne de liens avec les sensations se trouve être, chez l’animal humain, le point de départ initial dans le processus de la connaissance et de la formation des concepts intellectuels (Deely, 2010 : 74-75, n. 47)34.

  • 35 Morgagni et Chevalier (2012 : 149) rappellent que la perception ajoute sa secondéité là où l’icône (...)
  • 36 Cf. Peirce, « What is a Sign [1894] », EP2, Doc.2, pp. 4-5 ; « On Phenomenology [1903] », EP2, Doc. (...)
  • 37 Selon Poinsot, « Si l’objet de la sensation externe existe dans quelque chose produit par la sensat (...)

35La sensation est l’action des objets matériels (les sensibles) sur les organes sensoriels du corps animal35. Deely relève que cette action appartient à l’ordre de ce que Peirce appelle la secondéité brute, en tant qu’interaction diadique36. Mais, du fait que l’agent produit en agissant un effet semblable à lui-même, agens facit simile sibi, la relation qui en résulte et qui survit à l’interaction diadique de cause à effet (entre agent et subissant) est nécessairement et irréductiblement une relation iconique, même si elle révèle l’indicialité de son origine au travers de cette iconicité (75)37.

  • 38 Deely, Augustin & Poinsot : the Protosemiotic Development, 2009a, Section 12.7-8, pp. 152-156.

36De nouveau, nous nous trouvons ici devant l’un des aspects de l’ancien triangle – oublié par la modernité et le modèle saussurien signifiant/signifié –, qui s’avère crucial pour la compréhension de la sémiotique. Cela, pour autant que la sensation est déjà une sémiose, même si elle se situe antérieurement à la formation des représentations de l’autre, par le moyen desquelles tous les animaux évaluent ce dont la sensation les rend conscients dans leur environnement physique. La sensation implique, depuis le premier moment et durant tout le temps qu’elle dure, des relations triadiques de signe par lesquelles les sensibles communs (les mouvements, les silhouettes, les positions…), sur la base des sensibles propres (la vue, les sons, les odeurs…) rendent l’animal conscient de son environnement, en attente d’une évaluation selon ses besoins et pour sa survie (75-76)38.

37Mais là encore, au xviie siècle, à partir du rationalisme de Descartes – et l’erreur est aussi reproduite peu après par l’empiriste Locke, qui pourtant critiquait ce dernier –, les modernes ont inversé les concepts.

L’inversion moderne des sensibles propres et des sensibles communs

  • 39 Deely, 2001, pp. 524-527 ; Sparks, 2010 ; Bocquet, 2019, pp. 117-118.

38Les scholiastes distinguaient les sensibles propres des sensibles communs. Les sensibles propres étaient les qualités des sens révélées respectivement par un seul canal sensitif : la couleur, l’odeur, le goût, le son, le toucher ou l’intensité de la température. Les sensibles communs étaient la taille, la silhouette, la texture, la solidité, le mouvement ou l’immobilité, la position, le nombre ou la pluralité. Ils distinguaient ce qui, logiquement, est premier dans la perception sensorielle – les sensibles propres – et ce qui est second – les sensibles communs. Pour les médiévaux latins, c’était les sensibles propres qui permettaient de connaître les sensibles communs, lesquels font, dans la perception, la synthèse des impressions reçues des sensibles propres39.

  • 40 Idem.

39Mais les modernes ont inversé cette distinction médiévale, tout en en faisant une inversion épistémique. Pour les modernes, les qualités sensorielles primaires étaient celles supposées essentielles à la notion de corps matériel, physique. Ces qualités qualifiées de premières, le nombre, le mouvement, la position, la taille, etc., étaient considérées comme de perception directe. Elles fondaient les sciences mathématiques, la géométrie, la physique, etc. Ils appelaient donc primaires ce que les médiévaux appelaient sensibles communs. Et ils appelaient qualités secondes ce que les médiévaux appelaient sensibles propres, la couleur, le son, etc. ; les considérant comme illusoires, car dérivant d’une réponse aux sollicitations corporelles. Pour les modernes, comme pour les nominalistes, les qualités des sens étaient des images mentales, et les plus proches de la réalité leur semblaient être ce qu’ils appelaient les qualités premières, qui leur paraissaient plus objectives, les autres n’étaient que subjectives40. Ils inversaient donc les notions scholastiques, en déclarant illusoires les sensibles propres (son, couleur, etc.).

  • 41 Peirce, « The Basis of Pragmaticism in Phaneroscopy [1905] », EP2, Doc.26, p. 362.
  • 42 Alexius Meinong (1853-1920) ; Christian von Ehrenfels (1859-1932) ; Kurt Koffka (1886-1941) ; Wolfg (...)
  • 43 Une sensation a se distingue d’une sensation b soit par sa qualité, bleu, jaune, chaud, froid, etc. (...)
  • 44 Bianchi, Savardi, 2008, pp. 23-24, 27-28. Cf. également Bocquet, 2017.

40En procédant à cette inversion, ils oubliaient cependant que les scholiastes étaient partis d’un autre point de vue, proche de celui que Peirce appelait phaneroscopie41, que nous appellerions de nos jours phénoménologique. Un cheminement relie la manière de penser des philosophes présocratiques, d’Aristote et des médiévaux à la psychologie phénoménologique42, la Gestalt, qui a postulé la perception directe de la forme, de la structure globale d’un événement. Gestalt signifie la forme ou la structure : théorie de la perception globale des choses, en tant qu’ensemble structuré (fin du xixe, début du xxe). La loi des contrastes de Wundt (1896) renvoie aux sensations, avant toute construction logique. Les ressentis se divisent en contraires qui obéissent à une loi d’intensification des contrastes d’où émergent les formes, le mouvement, etc. (Ex : contraste de couleurs ou d’intensité des couleurs ; de sons ou d’intensité des sons ; etc.)43. Le contraste est, à la fois, une relation de comparaison générée par l’expérience immédiate et un résultat de cette comparaison. Cette loi tire son origine des observations des penseurs présocratiques et d’Aristote44.

41Une fois donc revenus à la tradition scholastique aristotélicienne, reprise par Peirce, mais aussi en quelque sorte par la phénoménologie, nous pouvons nous tourner vers le troisième côté du triangle. Cela nous mènera d’ailleurs au linguiste Roman Jakobson (1965) et au sémioticien Yuri Lotman (1990), en dépit des conceptions de Saussure.

Le côté 3 du triangle : la relation des passions aux mots

  • 45 Morgagni et Chevalier, 2012, p. 131 rappellent que l’individuation des termes primitifs vient de le (...)

42Le troisième côté du triangle, celui des passions aux mots, est le plus complexe. Il implique deux relations principales, chacune unidirectionnelle et dans des directions opposées. Lorsque nous regardons depuis les mots vers les passions, nous ne trouvons qu’une seule relation de symbolicité unidirectionnelle. Mais la relation symbolique des mots vers les passions implique, en fait, une deuxième relation, qui interfère avec la pureté de sa symbolicité et donc avec son caractère arbitraire, dans tous les sens que l’on entend donner à ce mot. Cela s’explique parce que, afin de devenir des symboles et non de rester de simples marques, ou sons, ou gestes, la relation symbolique entre les mots et les choses présuppose une relation symptomatique, indicielle, entre les mots et les passions. D’autre part, ces deux relations importent indirectement dans les mots, ou de façon secondaire, des éléments d’iconicité existant dans les passions, que les choses de l’environnement provoquent dans la conscience de l’organisme animal, de par l’interaction entre le corps animal et les corps qui l’entourent45. Ce que n’avait pas vu Saussure (Deely : 2010, 69). Dans ce sens, les mots constituent plutôt les manifestations des expressions d’interprétations, c’est-à-dire des species expressae, des formes spécifiantes exprimées (77).

  • 46 Dans la théorie de l’évolution, l’exaptation est le développement d’un caractère doté d’une fonctio (...)

43Les états psychologiques, tels qu’ils s’expriment, par exemple, dans les sons vocaux, ne font que créer des effets extérieurs symptomatiques d’un état intérieur. Ces sons physiques, marques ou gestes, symptomatiques ne constituent pas de cette façon des “mots” à proprement parler. En tant que “mots”, les sons physiques, marques et gestes se revêtent d’un contenu informationnel ou poétique, cognitif, plus ou moins pur ou mixte. Mais ce contenu dépend d’une exaptation46, puis d’une stipulation sociale réussie, d’une coutume, grâce à laquelle les mots se réfèrent aux passions de l’âme et les choses sont désignées, en tant que “signifié”, plutôt symboliquement que de façon iconique (61).

44Dans le triangle d’Aristote, là où nous approchons le plus l’indicialité, c’est dans le sêmeion, en tant que relation de symptôme entre les états psychologiques, ou passions, et les mots, entendus ici en tant que phénomènes physiques (ex : un gémissement émis intentionnellement, ou non intentionnellement, par l’être humain en tant qu’organisme animal). Les relations symboliques entre les mots et les passions dépendent plutôt de la superposition ou imposition d’une intention sur ces symptômes, par laquelle ils sont conventionnellement transformés pour devenir, au même moment, non plus de simples occurrences physiques, mais aussi (par exaptation) des occurrences linguistiques (61).

  • 47 Cf. Poinsot, [1632], Appendix A.345/9-10 and 349/37-351/8.
  • 48 Deely rapporte que Kalevi Kull lui a fait remarquer que, sous certains aspects, on rencontre plus d (...)

45Alors que les passions présupposent des interactions indicielles avec les choses, ces interactions survivent principalement en tant que relations iconiques. Et alors que les mots présupposent des passions, ils ne représentent pas principalement le contenu des passions de façon iconique, mais plutôt symboliquement. C’est donc indirectement que les mots manifestent la relation iconique des passions aux choses, et cela même lorsqu’ils sont utilisés pour parler directement des choses47. Les aspects secondaires d’iconicité entre les passions et les mots constituent un mixte inévitable avec leurs relations conventionnelles ou arbitraires (61-62)48.

  • 49 Cela rejoint l’idée de Potebnia (1862), selon laquelle l’entière sphère du langage appartient au do (...)

46La relation entre les passions et les mots s’avère donc double (voire indirectement triple) en fonction de la manière dont nous la considérons. Cela fait que les mots du langage, en tant que medium de communication, appartiennent à la culture, mais aussi, de façon toute différente ou sans directe connexion, à la nature49. Il s’avère aussi que c’est le seul côté du triangle auquel Saussure ait prêté attention dans son modèle “signifiant/signifié” (76).

Le reste est matière à discussion : alterius est enim negotii. Une perspective sémiotique

  • 50 Dans le sens de Peirce, idéoscopique signifie spécialisée et cénoscopique signifie générale, interd (...)
  • 51 Peirce, « Excerpts from Letters to Lady Welby : 24, 28 December 1908 », EP2, Doc.32, p. 482.

47Afin de comprendre pourquoi Aristote présupposait une investigation distincte de l’interprétation logique et linguistique pour aborder le triangle, il faut considérer le triangle dans une perspective autre que celle traditionnelle d’Aristote, et même des commentateurs aristotéliciens de la scholastique – qui s’est développée jusqu’au xviie siècle au sein de l’institution grandissante des universités. Alors qu’au même moment, s’est développée la science au sens moderne, idéoscopique, en opposition avec la tradition scholastique exclusivement cénoscopique50. Et donc considérer les développements à venir de la sémiotique et de la doctrine des signes dans le sens de Peirce (1908)51, c’est-à-dire comme une science cénoscopique, qui sous-tend les autres sciences, ce que les Lumières ont laissé de côté (Deely : 2010, 81-82).

  • 52 Au-dessus des subjectivités et de l’intersubjectivité.

48Mais aussi, regarder le triangle aristotélicien sous l’angle de la notion générale du signe d’Augustin commune aux phénomènes culturels et naturels, ainsi qu’à la lumière des travaux de Poinsot, selon lesquels la relation est, en elle-même, une entité singulièrement indifférente à la division entre la nature et la culture, entre ce qui est indépendant de ce que nous pensons et de ce qui en dépend. Sachant que la relation appartient à certains moments à un ordre, celui de la nature, et à un autre moment à celui de la culture, en tant que relation suprasubjective52, en fonction des circonstances selon lesquelles cette entité suprasubjective se manifeste ici et maintenant.

  • 53 Conimbricenses, Sebastián de Couto, De Signo, 1607.
  • 54 Eco et al., 1986
  • 55 Poinsot, [1632], Book II, Q.2 240, 240-253. C’est ainsi que Poinsot l’a relevé en posant le signe c (...)

49Les travaux des Conimbricenses53 et de Poinsot (1632) ont établi que l’entité propre du signe consiste précisément en une relation qui, si elle est suprasubjective, comme toutes les relations, est aussi triadique. Il en ressort que la distinction entre le sêmeion (le signe symptomatique, l’indice), en tant qu’appartenant exclusivement à la nature, et le symbolon (le symbole), comme exclusivement culturel54, ne tenait plus55. En effet, la distinction entre les signes, en tant que choses matérielles externes, et les concepts, en tant qu’états psychologiques internes, selon la distinction entre l’externe et l’interne, s’effondre, dès lors que l’on réalise que toute entité particulière donnée, physique ou psychologique, fonctionne en tant que signe (ou plutôt comme véhicule pour une signification), quand et seulement quand elle occupe la position fondamentale de représenter autre qu’elle-même à un tiers ou pour un tiers, dans une relation triadique unifiant ces trois termes dans une signification (82).

  • 56 Car l’expression d’Aristote de anima, de l’âme, concernait tout le monde vivant, les plantes, les a (...)
  • 57 Poinsot, Tractatus de signis, Ars Logica [1632], 38/1-39/18, 38/11-19, 39/5/7, et p. 40

50Dès lors, ce n’est plus vers le traité De l'Âme d’Aristote qu’il faut se tourner – où les notions de sentire (sentir), phantasiari (imaginer), et intelligere (comprendre) sont discutées –, mais vers la doctrine des signes, telle qu’elle s’est développée depuis Poinsot, Locke, Peirce et Sebeok (Sebeok, Bouisac, Eco et al., 1986 : 214 ; Deely, 1976 ; 1982 ; 1993 ; 2006). Ce n’est pas vers la psychologie dans son sens moderne qu’il faut se tourner, ni la biologie, comme nous le dirions de nos jours56, mais vers la doctrine des signes. Poinsot57 disait que, du fait que tous les instruments de l’interprétation logique sont constitués de signes, à moins de laisser de côté les fondements de la logique et des propositions, nous nous trouvons obligés d’entreprendre le projet d’expliquer la nature et les divisions des signes et d’en traiter à part entière (Deely : 2010, 82-83).

  • 58 « La linguistique synchronique s’occupera des rapports logiques et psychologiques reliant des terme (...)

51Le sens commun pourrait suggérer que le côté 1 du triangle d’Aristote, entre les mots et les objets, serait le mieux à même de représenter le modèle de Saussure, du fait que celui-ci pose qu’une science des signes peut être construite sur la base de l’arbitraire des signes linguistiques. Mais, ce serait oublier l’objectif de Saussure d’envisager abstraitement la langue en tant que système exhaustif, fonctionnant de par lui-même ; et perdre de vue son intuition centrale qui était de trouver un moyen de décrire le langage, de façon holiste, en tant que système constitué de relations58.

52À partir du triangle d’Aristote, on peut voir qu’en effet les mots, considérés comme des signifiants, sont arbitraires dans leur relation symbolique à leur signifié. Et cela, que l’on pense que le signifié ce sont les passions (ce qu’a fait Saussure) ou que l’on estime que le signifié ce sont les choses objectivées, à propos desquelles les mots sont prononcés, comme le font parfois les interprètes de Saussure. Mais nous pouvons aussi considérer que cette relation arbitraire dans le modèle de Saussure présuppose, plutôt qu’inclut, un tiers manquant. L’erreur commune est de dire que c’est l’interprétant qui manque (envisagé dans ce cas comme une représentation mentale, un concept ou une idée). Mais, selon le sens théorique donné par Saussure, ce qui manque à la relation signifiant/signifié, ce sont plutôt les choses (72).

  • 59 « […] notre point de vue constant sera de dire que non seulement la signification mais aussi le sig (...)
  • 60 Dans le résumé qu’il fait des arguments de Jakobson à l’encontre de Saussure.

53Dans le modèle signifiant/signifié de Saussure, non seulement le troisième côté du triangle est le seul pris en considération, mais, de ce côté, c’est seulement la relation unidirectionnelle purement symbolique qui est prise en considération59. Quand Saussure dit que les éléments de communication sont arbitraires, cela est vrai pour ce qui concerne uniquement deux relations dans lesquelles les mots sont directement impliqués : les relations des mots aux choses et, en partie, des pensées aux mots. Mais Saussure ne prend en considération qu’une seule de ces deux relations, celle des pensées aux mots, qu’il incorpore dans le modèle signifiant/signifié qu’il considère comme le “patron général” de la sémiologie. Jakobson (1965) et Lotman (1990 : 17-18)60 ont objecté que la relation non arbitraire ne pouvait être simplement exclue du “patron général”, car le caractère arbitraire de la relation de signifiant/signifié est irréductiblement, et de façon incontournable, enchevêtré avec le statut iconique et indiciel des mots (Deely, 2010 : 65-66).

54L’erreur de Saussure, mais aussi ces critiques, auxquelles s’est ajoutée une conception déformée par Jacques Derrida de la sémiose sans fin au sens de Peirce, ont ouvert la voie à son projet de déconstruction (Fisette, 2009).

La déconstruction

  • 61 « […] il semble que la science du langage soit placée à part : en ce que les objets qu’elle a devan (...)
  • 62 « […] nous ne reconnaissons comme sémiologique que la partie des phénomènes qui apparaît caractéris (...)
  • 63 « Il n’y a dans la langue ni signes, ni significations, mais des DIFFERENCES de signes et des DIFFE (...)

55Si l’on prend en compte le caractère arbitraire des mots affirmé par Saussure, comme ne dépendant que de la pensée, des différences61 et de leur imposition sociale62, ainsi que les critiques fondées de Jakobson et de Lotman, nous nous trouvons devant la possibilité première de ce qui est devenu, dans les travaux sémiologiques de Jacques Derrida (1967 ; 1972), le projet de déconstruction63. Car, dans le modèle de Saussure, le signifié n’est jamais autre chose qu’une représentation mentale en interaction avec d’autres représentations mentales dans la subjectivité de celui qui parle. La déconstruction est un projet dont tout texte est, en effet, passible. Mais il y a des limites au processus déconstructif, comme l’a vigoureusement dénoncé Eco (1992), critiquant chez Derrida une réinterprétation de la sémiose illimitée de Peirce (Fisette, 2009).

56Deely (2010 : 66-68) observe que cette déformation est d’abord indirecte, du fait que la source première des pensées se trouve dans les interactions physiques et culturelles de l’animal humain avec son environnement matériel objectivé. D’autre part, en tant que méthode, la déconstruction tend de façon légitime et systématique à laisser de côté l’intention auctoriale, comme facteur d’interprétation du texte. Cependant il y a un moment où, dans des cas critiques, une telle intention, en tant que facteur textuel, ne peut être exclue sans quelque distorsion de sens. Toute valable qu’elle puisse être pour le développement de la conscience sémiotique, la déconstruction n’est qu’un outil parmi les autres d’interprétation textuelle, déformante cependant quand elle est prise, par erreur, comme représentant l’histoire entière ou le dernier mot dans la lecture des textes. Elle n’est qu’une étape préliminaire, plus ou moins utile, dépendant de la manière selon laquelle un texte est devenu ou tend à devenir rigide.

  • 64 Dans l’expression "objet signifié", le terme "signifié" est tacitement redondant. Il est seulement (...)

57Dans le modèle sémiologique saussurien du signe en général, l’omission d’un véritable signifié – qui pour cela aurait dû être considéré au sens sémiotique d’objet signifié64, ce que n’a pas fait Saussure – a pour résultat la complète élimination de la prise en considération des choses, telles qu’elles sont en elles-mêmes. En effet, Saussure a fait du signifié une simple représentation. Cette omission est ce qui, dans le projet d’analyse sémiologique saussurien, risque de mener aux excès d’une déconstruction mal interprétée et mal appliquée, en tant que méthode universelle d’analyse linguistique et culturelle ; certes non pas nécessairement mais souvent dans la pratique, si l’on se sert sans nuances de la conception diadique du signe comme modèle général. C’est une conséquence logique du fait de ne pas arriver à reconnaître la duplicité de la notion de signifié dans la proposition diadique du signe de Saussure (66-67).

58Mais alors, si Saussure s’est trompé, au-delà du seul projet de déconstruction et de ses possibles dérives, où donc situer, au niveau anthropologique, la communication au sens brut, large, mais aussi la communication linguistique, et finalement la culture ?

La communication linguistique : un système modélisateur secondaire

59Saussure a fait quasiment la même erreur qu’Aristote. Mais Saussure avait, selon Broden (2010), entrevu que, si la psychologie permet d’étudier les idées pures et la physique les sons bruts, ce qui demeure requis pour comprendre les mots du langage, en tant que signes – et en conséquence les signes du langage –, c’est une science qui étudie un phénomène dans lequel les deux interagissent et se conditionnent, tour à tour, l’une et l’autre (Deely : 2010, 78).

60La linguistique occupe la place assignée par Saussure. Mais, au sein de l’anthroposémiosis – qui recouvre la zoosémiosis – la communication linguistique a pour origine une exaptation plutôt qu’une adaptation (63 ; 30-31 ; Appendix : 95 et suiv.). En sorte qu’elle constitue un système modélisateur secondaire, qui s’est exapté du système modélisateur primaire d’adaptation au monde de la vie – Innenwelt – animale humaine (79). Sebeok (1986 ; 1987 ; 1991) l’a découvert en synthétisant les travaux du biologiste Jakob von Uexküll (1864-1944) et de Lotman dans une seule vision de l’anthroposémiosis, en tant que processus génériquement et essentiellement animal, avant de devenir spécifique à l’espèce humaine (Sebeok, 2001). Ainsi, de l’expression symptomatique des passions naît une relation d’exaptation qui sous-tend la relation symbolique des mots aux passions (Deely : 2010, 61-62).

61Le langage, considéré du point de vue saussurien, n’est qu’un modèle abstrait de cet aspect biologique le soutenant du monde humain de la vie – Innenwelt. De ce substrat biologique, la communication linguistique est née, par exaptation, et se situe donc à la seconde place du système spécifiquement humain d’entrée, au-delà de la société, dans le domaine de la culture, lequel constitue le troisième système modélisateur. Sebeok place donc au niveau primaire la communication dans ses aspects bruts. La communication linguistique se retrouve au niveau secondaire. Au niveau tertiaire, se situe le système modélisateur de la culture, si bien décrit par Eco (64).

  • 65 Saussure entend la diachronie au sens historique de la continuité du langage et de la solidarité av (...)

62La synchronie, considérée de manière presque géométrique, est peut-être l’essence du langage au sens de Saussure. Mais la diachronie, qui selon Saussure65 est l’essence de la langue, doit aussi être entendue dans le sens originel d’où elle s’est exaptée. C’est précisément du monde biologique déterminé et évolutif de la vie humaine, encore génériquement animal, que sont venus ces changements, mais seulement de quelques-uns de ses éléments – c’est-à-dire les éléments de la langue – lesquels se situent initialement en dehors, ou plutôt avant, le système du langage. Le système linguistique est, en fait, affecté par eux. C’est là que se trouve la preuve décisive que la synchronie, qui est l’essence du langage en tant que système modélisateur secondaire, peut seulement, en tant qu’abstraction – comparable à l’abstraction de la géométrie euclidienne – échapper partiellement à la diachronie d’un contexte plus large, dans lequel l’évolution, cosmique, biologique, linguistique, est inévitable, et dont ne peut être omis le signifié au sens sémiotique d’objet signifié, significatum, en opposition aigüe au sens sémiologique de “signifié” en tant que représentation mentale (64).

  • 66 En fait, Saussure reconnaît le rôle iconique et indiciel de l’impression acoustique (le son vocal) (...)

63Le Cours de Linguistique générale de Saussure paraît exagérer la mesure selon laquelle la linguistique et son objet d’étude peuvent être définis comme un, homogènes, nettement circonscrits et situés dans le monde social. Les efforts déployés à cette fin isolent du monde le langage. Pareillement, tandis que Saussure base le mécanisme central du langage sur des processus cognitifs fondamentaux, son cours décrit à la fois la pensée et les sons vocaux comme s’ils étaient amorphes devant le langage, du fait de la convention sociale qui les constitue ; et de ce fait, accorde peu de considération à l’incidence des autres processus sensori-moteurs et d’apprentissages mimétiques66 (64).

64La science requise pour étudier le triangle des passions, des mots et des choses doit donc inclure quelque chose de plus dans le processus même de l’objectivation, sémiotique en son cœur : l’interaction entre les idées et les choses dans l’expérience – entendue comme un tout, inséparable de ses composantes zoosémiotiques que sont les sensations et la perception sensorielle. Ce processus commence avant la formation de ces représentations de l’autre qui s’expriment dans le langage et ouvrent le chemin du monde de la culture. Car le monde de la culture (distinct de l’organisation sociale et des interactions typiques des animaux supérieurs) n’est directement accessible que par le langage, dans le sens spécifique à l’espèce humaine de l’anthroposémiosis, en tant que cette dernière transforme le monde objectif animal (Umwelt), d’un monde objectif clos, biologiquement défini, en un Umwelt cosmologiquement ouvert (79).

65Cette vaste brèche entre nature et culture, conçues de manière opposées, est ce qu’Augustin (354-430) a identifié, subsumé et transcendé de façon sémiotique, avec sa distinction, qui n’a que rarement été prise pleinement en considération, entre les signes naturels, signa naturalia, et les signes dits conventionnels ou imposés, stipulés, signa data (79-80). Les médiévaux latins ont repris cette distinction de manière plus générale, en remarquant que l’action des signes transcende la division entre ce qui relève en premier lieu de l’ens reale, l’entité réelle, et ce qui relève plutôt en premier lieu de l’ordre de l’ens rationis, l’entité rationnelle, dépendante de la pensée, c’est-à-dire de l’ordre de la culture et de la convention, en tant que celui-ci modèle le monde de la nature en fonction de ses propres fins (Deely, 2009a : section 6, 35-36).

66Une fois cela observé, le triangle d’Aristote est-il bien, du point de vue graphique, le reflet exact des relations sémiotiques ? S’il ne l’est pas, comment alors représenter celles-ci ? Est-ce seulement possible ?

Inadéquation de la représentation graphique du triangle

67Le triangle d’Aristote était pré-sémiotique et se situait dans la culture de son époque. On peut cependant le considérer comme virtuellement sémiotique en anticipation des travaux, d’abord d’Augustin, puis de Jean Poinsot et enfin de Peirce (Deely, 2009a ; 2009b ; 2010, 84-85 ; Capozzi : 1997).

68Mais, selon Deely, le triangle n’est pas la meilleure façon de symboliser la relation de signe, en tant que structure triadique, pour la simple raison qu’un triangle suppose seulement un jeu de trois relations binaires. Son graphisme renforcerait, de fait, une vision linéaire et binaire de type signe/signifié, comme s’il s’agissait de trois diades. Il rappelle cependant que, dans le langage ordinaire, c’est ainsi que les signes apparaissent, du moins en surface. Par exemple : un mot (que l’on dit signe, mais en réalité un véhicule du signe) renvoie à un dictionnaire, lequel donne la signification du mot. Mais, caché quelque part, se trouve l’interprétant, lequel, dans ce cas, consiste dans l’habitus structurel de celui qui connaît le langage, dans lequel le mot est exprimé et le dictionnaire est écrit. Cet interprétant vient compléter la triade, afin d’arriver à la signification (Deely : 2010, 85 et n.67).

69Bien que Deely n’en parle pas, on pourrait aussi utiliser un type de carré sémiotique tel que :

Schéma 2. Carré sémiotique reconstitué par l'auteur

Schéma 2. Carré sémiotique reconstitué par l'auteur

70Mais ce n’est pas le schéma auquel pense John Deely. Alors que l’on pourrait montrer que le carré des oppositions, dit aussi sémiotique, s’inscrit dans un cercle et qu’il revêt un aspect dynamique et fractal. Le carré est formé de quatre triangles qui, en quelque sorte, tournent ensemble (Bocquet, 2013 : 2-3, 6-10 ; 2017 : 7).

  • 67 « […] un representamen est sujet d’une relation triadique avec un second appelé son objet, pour un (...)

71Bien que le triangle d’Aristote ne symbolise qu’imparfaitement le signe triadique, il a historiquement prouvé son utilité. Mais un signe, analysé en termes sémiotiques, s’avère une triade, non pas un triangle, malgré la commodité de la présentation triangulaire, du fait que le signe implique trois termes : le representamen67, l’objet, l’interprétant. Cependant la question demeure de savoir comment représenter convenablement la relation triadique de signe (Deely : 2010, 85-86).

  • 68 « La médiation authentique est le caractère d’un signe », [1902], Synopsis 2.92. « […] un signe est (...)

72Nous pourrions ajouter, surtout dans un espace à deux dimensions… D’autant que la notion de triade n’est pas le mot de la fin. Une triade suppose une symétrie des trois relations qu’elle implique. Or, celles-ci sont dissymétriques dans le signe, du fait de la prééminence de la détermination du signe par son objet. Aussi Peirce a-t-il introduit à partir de 1902 la notion globale de medium de communication, laquelle n’est pas exclusive d’une notion tout aussi globale de la triadicité, entendue comme une nécessité68.

73Floyd Merrel (2006 : 4) s’est essayé à construire divers types de tripodes, en giration, en spirale, en tourbillon, pivotants, etc. Un tripode permettrait un champ topologique à trois dimensions. Mais il en arriva à considérer que cette représentation s’avère plus compliquée qu’un diagramme nu ne le suggère. Le diagramme ne représenterait donc que le début dénudé de ce qu’un signe est, un pré-signe, c’est-à-dire la possibilité d’un signe réel et concret. Aussi Deely en revient à l’image d’une “spirale sémiotique” centrée sur le processus du signe, faite d’abductions, de déductions et de rétroductions [inductions], dont l’expérience est constituée et selon laquelle celle-ci se développe (de la conception à la mort), en tant que forme constante émergeant d’un être toujours neuf. Mais quand ? Et d’où ? De l’élément manquant du triangle ou du tripode : l’incorporation explicite du non-être (de la négation, de l’absence, du néant) dans la représentation du signe. Car l’être, pour être, suppose son opposé, le néant ou l’absence (Deely : 2010, 88 et n.76). Nous remarquerons que toute perception se fait en contraste, d’une présence et d’une absence, en contraste de deux couleurs, de plus ou de moins, etc.

La causalité sémiotique

  • 69 Poinsot, [1632], Book I, Q.5 193/1-203/32, 194/30-197/17.
  • 70 Ce qui explique, peut-être, pourquoi on leur a intuitivement prêté, de longue date, un caractère di (...)

74On a fort peu remarqué – bien que cela soit important – que les signes représentent le seul exemple de causalité qui fonctionne aussi bien avec une absence qu’avec une présence. C’est-à-dire que le signe constitue la seule instance de causalité entre des termes, qui n’ont pas besoin d’exister tous au moment même de l’action du signe (88-89). Poinsot69 expose que les éléments de non-présence (d’absence) dans les signes s’expliquent par leur nature triadique propre, en tant que relations. Les relations ne peuvent être directement affectées ou changées, si ce n’est indirectement lorsque les objets ou les choses changent. Ainsi les signes, pour autant qu’ils consistent en relations, ne peuvent en eux-mêmes directement affecter un résultat, si ce n’est de par l’action d’un changement affectant leur véhicule et leur objet signifié (Deely, 2009d). Cette dépendance seulement indirecte des signes aux changements et aux actions, dans l’ordre de la secondéité, explique aussi comment et pourquoi les signes, en tant qu’ils instancient la tercéité, révèlent typiquement une influence du futur dans le présent, modifiant le rapport aux événements passés et présageant – mais seulement indirectement et sans stricte nécessité – ce qui arrivera, de par ce qui a été et est (Deely : 2010, 88-89 ; Williams, 2010)70.

  • 71 Chez les scholiastes, la cause efficiente est ce d’où procède le mouvement (la cause motrice d’Aris (...)

75Cette singularité de la causalité sémiotique provient de la singularité de la relation en tant que suprasubjective, laquelle rend, en premier lieu, la sémiose possible. Selon Deely, une sémiose concrète, réelle, en tant que tercéité, ne peut intervenir que « dans le domaine du vivant », mais une sémiose virtuelle, permettant par intermittences d’amener l’univers physique lui-même, d’une condition sans vie à la possibilité et finalement à l’actualisation de la vie (tout comme l’actualisation d’une allumette que l’on ne gratte pas reste la flamme) résulte de ce même élément de non-être, d’absence, encastré au cœur de la sémiose, en tant que processus causal distinct à l’œuvre, entrelacé avec les forces motrices, efficientes71, de la secondéité brute (89).

76Dans le domaine de l’évolution par exemple, non seulement de l’évolution biologique, mais aussi de l’évolution cosmique, primaire, dans laquelle nous sommes inclus et que l’évolution biologique présuppose pour que la vie soit devenue possible, la secondéité procure et explique cet élément de chance et de sélection à l’œuvre, cette force du passé, en tant que force sous-jacente dans l’évolution. Mais la tercéité seule, qu’elle soit intermittente et virtuelle dans la nature inorganique, ou quasi constante et réelle dans le monde végétal, ou constante et réelle dans le monde animal, où elle est en fait authentique et intégrale selon Deely, procure cette force tournée vers le futur que nous avons sous les yeux, que nous expérimentons en tant que signification, sous quelque forme qu’elle se présente, fictive ou réelle, illusoire ou prospective (89).

77Conclusion

78Le triangle d’Aristote était originairement pré-sémiotique, mais, considéré d’un point de vue sémiotique, il montre au moins les éléments qui doivent être synthétisés pour comprendre ce que les signes sont et comment ils agissent. Car les trois sommets du triangle, en contraste avec les trois côtés, ont, au moins, chacun une implication dans la tercéité. Chacun d’eux, en effet, implique globalement les trois triades desquelles l’anthroposémiosis émerge constamment. Les mots, en tant que signes matériels, présupposent des relations triadiques au sein d’une culture et d’une société. Les pensées, en tant qu’états psychologiques, ne peuvent exister sans donner naissance à des relations triadiques avec la priméité. Les choses ne peuvent être connues, si ce n’est appréhendées comme signifiés d’objets, lesquels appartiennent directement à la tercéité, au-delà de – mais parfois dans – la sensation, que l’on distinguera du fantasme (de l’imagination) et de l’intelligence, ces sensations étant inséparables de la secondéité brute (du monde des interactions brutes) (90).

79En fait, il n’existe pas de triangle sémiotique à proprement parler, sauf à considérer, à un niveau plus élevé et plus global qu’une lecture restreinte du schéma ne le suppose, la triadicité, et donc le signe, comme un medium de communication, ainsi que Peirce l’a finalement dénommé.

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Notes

1 Anne Hénault, in Paul Cobley (dir.), Realism for the 21st century : a John Deely reader, University of Scranton Press, 2009. Anne Hénault fut longtemps l’assistante d’Algirdas Julien Greimas. John Deely (1942-2017), dont certains ouvrages ont été traduits dans plusieurs langues (depuis l’espagnol, l’estonien, le japonais et le chinois etc., sauf le français), est un médiéviste et sémioticien américain reconnu parmi les sémioticiens les plus renommés de nombreux pays, du Canada anglophone, du Mexique, l’Afrique à l’Estonie, l’Ukraine etc. Il reste cependant quasiment ignoré en France. Jusqu’à sa mort, il a été l’auteur de très nombreuses publications sur la sémiotique médiévale et peircienne. Nota : Les notes sont de l’auteur de l’article, sauf lorsqu’elles renvoient directement à une note ou un texte de Deely.

2 Bien entendu, il ne s’agissait pas, pour les nominalistes, de dire que ce que nous objectivons, au-delà des entités particulière physiques accessibles par les sensations, n’est pas réel. La querelle des universaux portait sur les objets que la pensée forme, et donc sur la nature de l’objectivité, sur ce que nous appellerions de nos jours les représentations. Cette querelle est en fait très subtile. Nominalistes et réalistes admettaient des deux côtés que les universaux, les idées générales, sont de la même nature que les mots. Mais les réalistes soutenaient que ce que le mot signifie est, lui, réel. Par exemple, l’idée de dureté n’est pas une simple invention de la pensée, comme le mot l’est, mais existe vraiment et réellement dans la chose dure considérée. Elle fait un avec cette chose et n’est pas une simple représentation. Deely, 2001, p. 387 ; Peirce, C.P 1.27 ; Bocquet, 2019, p. 87.

3 Bien que la notion remonte en fait à Philodème de Guadara (circa 110-circa 40 av.-J.-C.), contemporain de Cicéron (106-43 av.-J.-C.), et auteur du Peri sémeïon kaï semeioseon (Des signes et des inférences) – que Peirce avait lu – , dans lequel le terme semiosis apparaît une trentaine de fois et signifiait des avancées de l’esprit à partir des signes. Deely, 2001, pp. 108-118 ; Beuchot et Deely, 1995, p. 544 note 12 ; Bocquet, 2019, p. 50.

4 Le terme scholastique recouvre la théologie, la philosophie et les méthodologies enseignées au Moyen Âge dans les universités. Le développement de la scholastique est intimement lié à celui des universités. Cet enseignement a eu une grande emprise sur la pensée, l’art et l’architecture de l’époque médiévale latine. On distingue d’ordinaire, par convention, la scholastique primitive, la grande scholastique à l’époque notamment d’Albert de Grand (circa 1200-1280) et de Thomas d’Aquin (circa 1224-1274), et la scholastique tardive qui s’étend jusqu’au xviie siècle en Espagne et au Portugal. On appelle généralement scholiastes ou scholastiques les auteurs qui s’inscrivent dans cet enseignement.

5 « But, by semiosis I mean […] an action, or influence, which is, or involve, a cooperation of three subjects, such as a sign, its object, and its interpretant, this tri-relative influence not being in any way resolvable into actions between pairs. Σημεἰωσις in Greek of the Roman period, as early as Cicero's time […], meant the action of almost any kind of sign ; and my definition confers on anything that so acts the title of a "sign". ». Peirce, « Pragmatism [1907] », EP2, 411 ; CP 5.484. Cf. aussi Jean Fisette, 2009.

6 Une légende du xvie siècle voudrait que Thomas d’Aquin ait énoncé cet argument en réponse à la tradition musulmane qui niait la possibilité d’une Trinité. Cf. Deely, 1974, p. 896 ; 2001, p. 244 n.89 et p. 263 n. 33. Mais l’on peut cependant relever qu’il écrivait cela dans la Summa theologiae (1266-1273) à une époque proche de la deuxième croisade menée par Louis IX (1214-1270), lequel aimait le recevoir à sa table, et que cette question avait toujours taraudé l’Eglise, puisque pour elle fondamentale.

7 Johannes a Sancto Thomas, spécialiste de Thomas d’Aquin, Tractatus de signis [1632], trad. John Deely, 1985. Le Traité des signes faisait partie du Cursus philosophicus de Jean Poinsot, édité en Espagne en 5 volumes de 1631 à 1635, et concernait les deux premières parties publiées sous le titre unique Ars Logica.

8 C’est Umberto Eco qui a relevé que, pour la première fois dans l’histoire de la sémiotique, Augustin avait formulé une notion générale du signe. Eco et al., 1984, 1986 ; Manetti, 1987 ; Deely, 2009a.

9 « Un signe, en effet, est une chose qui, outre l’impression qu’elle produit sur les sens, fait qu’à partir d’elle quelque chose d’autre vient à la pensée » : Signum est enim res praeter speciem, quam ingerit sensibus, aliud aliquid ex se faciens in cogitationem venire, Augustin, [396-426], Libri Quatuor, II, 1, 1, 1997, p. 137. Cf. aussi Jackson, 1969. Cf. Eco et al., 1986, p. 65.

10 Cicéron l’avait lui-même formulé d’une manière relativement proche. Cf. Cicéron, De inventione [55 av. J.-C.], Ch. 30.

11 Aristote, Peri Hermeneias, circa 330 av.-J.-C.

12 « Si l’on veut, tout signe est une opération d’ordre psychologique simple […] », Saussure, Écrits…, 2002 : p. 132 ; « […] la dualité du mot représente la dualité du domaine physique et psychologique […] », p. 19 ; « La réalité de l’existence des fils qui relient entre eux les éléments d’une langue, bien que fait psychologique immense, n’a pour ainsi dire pas besoin d’être démontrée. C’est cela même qui fait la langue. » p. 103 ; cf. aussi p. 262 ; et Cours… [1916], 2005, p. 21 [44], 33 [72-73], 98-100 [130-134].

13 Aristote, De l’interprétation [Peri Hermeneias], 16a 3-9 ; De l’Âme [Peri Psychès], trad. et notes Edmond Barbotin, Antonio Jannone.

14 D’où l’intérêt d’examiner la tradition latine concernant le texte d’Aristote. Depuis le dominicain Albert le Grand (1193-1280), son disciple Thomas d’Aquin (circa 1224-1274), jusqu’à l’époque de Jean Poinsot (1632) qui, le premier, fit le parallèle avec l’irréductible triadicité de l’entité relationnelle qu’est le signe. Cf. Deely, 2010, pp. 58-59 ; 2001.

15 Les Catégories ontologiques d’Aristote sont d’une part la substance (l’entité) et d’autre part ses accidents : Quantité, Qualité, Action, Passion, Posture, Place, Temps, Possession (Vestition) et la Relation. Aristote, Organon I : Catégories, IV, pp. 5-6 pour la liste des catégories ; pp. 5-15, 7-76 pour l’ensemble de la réflexion sur les catégories. Deely, 2001, p. 73. Cf. Bocquet, 2019, pp. 41-45.

16 Passion : cette fois au sens de subir.

17 Poinsot, [1632], Second Preamble « On Relation », Art.1, 85/11-12 and 8-11.

18 Peirce décrit le signe « […] comme une chose qui sert à communiquer la connaissance de quelque autre chose, dont il est dit tenir lieu de ou représenter. Cette autre chose est dite l’objet du signe ; l’idée que le signe suscite dans la pensée, qui est un signe mental du même objet, est appelé un interprétant du signe. ». « A sign is a thing which serves to convey knowledge of some other thing, which it is said to stand for or represent. This thing is called the object of the sign ; the idea in the mind that the sign excites, which is a mental sign of the same object, is called an interpretant of the sign ». « Of Reasoning in General [1895] », EP2, Doc.3, p. 13 (MS 595) ; tout interprétant peut à son tour fonctionner comme signe, d’où la sémiose, Peirce, « Pragmatism [1907] », EP2, Doc.28, pp. 403, 430 (MS 318) ; « New Elements [1904] », EP2, Doc.22, p. 304, 323 (MS 517).

19 Deely avoue avoir lui-même commis cette erreur.

20 Dans De l'autre côté du miroir, la suite d’Alice au Pays des Merveilles, il est possible de considérer les personnages auxquels Alice se trouve confrontée comme de véritables linguistes, dont les discours sont une contestation de l'arbitraire du langage. Humpty Dumpty dit, d’un ton plutôt dédaigneux : « Quand j’utilise un mot, il signifie juste ce qu’il me plaît qu’il signifie, ni plus, ni moins. ». – « La question est », dit Alice, « que vous puissiez faire que les mots signifient tant de choses différentes. ». – « La question est », répondit Humpty Dumpty, « de savoir qui sera le maître - c’est tout. ». – « When I use a word », Humpty Dumpty said, in a rather scornful tone, « it means just what I choose it to mean, neither more or less. ». – « The question is », said Alice, « whether you can make words mean so many different things. ». – « The question is », said Humpty Dumpty, « which is to be master – that’s all. ». Lewis Carrol, 1871, Ch. VI Humpty Dumpty.

21 À partir notamment de Thomas d’Aquin (circa 1224-1274), les scholiastes distinguaient les choses des objets. Les choses concernaient ce qui existe indépendamment du fait d’un sujet connaissant, que ce sujet en soit conscient ou non, étant entendu que sa conscience, comme sa pensée, reste limitée. Les objets concernaient ce qui ne peut exister que dans la conscience d’un sujet et sa connaissance et ne peut exister en dehors. Cette distinction était essentielle. Un objet peut correspondre à une chose, en tant que connue, ou n’être qu’imaginaire ou une construction intellectuelle. Mais une chose, en tant que telle, ne peut jamais être un objet de la conscience. Être un objet signifie être connu ou exister dans la conscience. Une chose devient donc un objet dès lors qu’elle est connue. Certains objets sont seulement des objets. Et certains objets sont aussi des choses sous la condition d’être connues. Tandis que les choses continuent d’exister qu’elles soient connues ou non. Cette distinction a été inversée par Descartes, lequel, en posant comme règle pour l’objectivation de la réalité, le principe seul de clarté et de précision, en tant que critère le plus fondamental de l’expérience d’une chose, a fait de la réalité un objet. Des choses, il a fait seulement des objets. Cf. Descartes, Règles pour la direction de l'esprit, 1628-1629 ; Deely, 2001, p. 221 ; Bocquet, 2019, pp. 20-22.

22 Selon Broden (2010), à partir de la relation fondamentale "Je-Tu", naissent à la fois le langage et le sujet : le langage n’apparaît pas comme un instrument extérieur de communication que l’individu manipule librement, mais plutôt comme la dimension symbolique et dialogique dont la subjectivité et, en particulier, l’intersubjectivité sont constituées. Deely, 2010, p. 70, n.40.

23 Cf. note 63.

24 En sorte que Saussure disjoint complètement le mot de la chose : « Enfin, il est à peine besoin de dire que la différence des termes qui fait le système d’une langue ne correspond nulle part […] au rapport véritable entre les choses », 2002, p. 76 ; « […] il y a d’abord des points de vue à l’aide desquels on CRÉE secondairement des choses. », p. 200.

25 Le jésuite Pedro da Fonseca (1528-1599), afin de poursuivre son projet de relecture de la pensée grecque et de commenter Aristote à partir du grec et non du latin, en excluant toute médiation et tradition arabe, réunit un groupe de chercheurs eux aussi jésuites, appelés les Conimbricenses -du nom de l’Université de Coimbra au Portugal. Leurs publications s’étendirent de 1591 à 1607. Après la mort de Pedro da Fonseca, et indépendamment des idées de celui-ci, quand ce n’est pas en opposition, le dernier volume fut publié par Sebastián de Couto en 1606-1607. Il l’intitula De Signo, Du signe. Cf. Deely, 2001, pp. 420-429.

26 Alors que, pour Saussure, c’est seulement le langage qui est dans les signes -tout en limitant sa sémiologie a une imposition de nature sociale. Cependant, du fait de l’importance qu’il donne à la psychologie, Saussure aurait peut-être, en quelque sorte mais sans y aboutir vraiment, frôlé la solution exprimée in fine par les Conimbricenses que toute pensée est dans les signes.

27 Marque, signe, marque sur une amphore, etc.

28 Sunt ergo ea quae sunt in voce earum quae sunt in anima passionum notae, et ea quae scribuntur eorum quae sunt in voce. Et quemadmodum nec litterae omnibus eaedem, sic nec eaedem voces ; quorum autem hae primorum notae, eaedem omnibus passiones animae sunt, et quorum hae similitudines, res etiam eaedem. De his quidem dictum est in his quae sunt dicta de anima - alterius est enim negotii. Aristote, De l’interpretation [Peri Hermeneias], 16a 3-9, traduction en latin par Boèce, sous le titre De Interpretatione. Deely, 2010, p. 53 et p. 74 n. 46.

29 Deely, 2001, Ch. 9, pp. 441-446 ; 2010a, Ch. 9-12.

30 Notamment dans les Summulae, qui étaient des manuels de logique à destination des étudiants, très utilisés pendant la période médiévale latine.

31 Deely, 1992 ; Cobley, 2009.

32 Est ipsamet experientia, Poinsot, [1632], 306/13-307/4.

33 Selon Peirce, CP 695 [1903], nous avons l’expérience directe des choses en elles-mêmes. Ce réalisme direct, que Peirce défend, est celui d’Aristote. L’expérience révèle l’inadéquation des dichotomes modernes entre les notions de sujet et d’environnement et tout l’intérêt des interactions avec celui-ci. Cf. Morgagni, Chevalier, 2012, p. 129, 160.

34 Les concepts intellectuels étaient entendus en tant que species expressae intellectae, formes ou idées spécifiantes exprimées de l’intellect, en réponse aux species impressae intelligibiles, formes spécifiantes imprimées intelligibles, lesquelles étaient elles-mêmes liées aux species impressae sentiendi, formes spécifiantes imprimées des sens, par le medium des species expressae phantasiandi, formes spécifiantes exprimées des fantasmes (imagination), sans lesquelles il ne pourrait y avoir de connaissance humaine. Cf. Deely, 2010, pp. 56-57. Cf. aussi Roberto Pellerey, « Thomas d’Aquinas : Natural semiotics and epistemological process », 1989.

35 Morgagni et Chevalier (2012 : 149) rappellent que la perception ajoute sa secondéité là où l’icône ne présente que les qualités sensorielles, selon une nécessité logico-physiologique.

36 Cf. Peirce, « What is a Sign [1894] », EP2, Doc.2, pp. 4-5 ; « On Phenomenology [1903] », EP2, Doc.11, pp. 150-151 ; « The Categories defended [1903] », EP2, Doc.12, pp. 165-169, 171 ; « The Seven Systems of Metaphysics [1903] », EP2, Doc.13, pp. 194-195 ; « Sundry Logical Conceptions [1903] », EP2, Doc.20, pp. 267-268, 271.

37 Selon Poinsot, « Si l’objet de la sensation externe existe dans quelque chose produit par la sensation elle-même comme une image ou un effet, alors cet objet ne sera pas une chose immédiatement sentie, mais plutôt ressentie dans l’image, laquelle image elle-même sera plutôt ce qui est ressenti. ». Cf. [1632], Book I, Q.6, 312/3-6. Cf. aussi Peirce, « A Sketch of Logical Critics [1909] », EP2, Doc.30, pp. 460 in fine-461.

38 Deely, Augustin & Poinsot : the Protosemiotic Development, 2009a, Section 12.7-8, pp. 152-156.

39 Deely, 2001, pp. 524-527 ; Sparks, 2010 ; Bocquet, 2019, pp. 117-118.

40 Idem.

41 Peirce, « The Basis of Pragmaticism in Phaneroscopy [1905] », EP2, Doc.26, p. 362.

42 Alexius Meinong (1853-1920) ; Christian von Ehrenfels (1859-1932) ; Kurt Koffka (1886-1941) ; Wolfgang Köhler (1887-1967) ; Max Wertheimer (1880-1943).

43 Une sensation a se distingue d’une sensation b soit par sa qualité, bleu, jaune, chaud, froid, etc., soit par son intensité, faible, forte, etc., soit par les deux à la fois.

44 Bianchi, Savardi, 2008, pp. 23-24, 27-28. Cf. également Bocquet, 2017.

45 Morgagni et Chevalier, 2012, p. 131 rappellent que l’individuation des termes primitifs vient de leur rapport iconique avec les objets du monde. A négliger ce rapport, on risque de perdre les choses pour se cantonner à des références (Cf. Fodor, 1998, p. 35).

46 Dans la théorie de l’évolution, l’exaptation est le développement d’un caractère doté d’une fonction première qui, par sélection naturelle, évolue au fil du temps, pour jouer un tout nouveau rôle par rapport à son rôle initial. Contrairement à l’adaptation, où la modification du phénotype par le biais de mutations génétiques est essentielle, l’exaptation n’amène aucun changement phénotypique. Par exemple : les plumes des oiseaux, lesquelles semblent avoir eu pour fonction primaire la thermorégulation, qui peu à peu ont été utilisées pour le vol. Pour d’autres espèces, il s’agit des poumons qui ont remplacé les branchies etc. Stephen Jay Gould et Elizabeth Vrba, 1982.

47 Cf. Poinsot, [1632], Appendix A.345/9-10 and 349/37-351/8.

48 Deely rapporte que Kalevi Kull lui a fait remarquer que, sous certains aspects, on rencontre plus d’uniformité au niveau des mots gouvernés par la coutume dans une culture, qu’il n’y en a au niveau des passions elles-mêmes, induites par l’action des choses sensibles sur les organes sensoriels des animaux. Les passions, au niveau primordial sensoriel, sont en réalité beaucoup plus diverses parmi les organismes d’une espèce, que la perspective pré-évolutionniste d’Aristote et des médiévaux latins ne le laissait à penser. Deely, 2010, p. 77 n.49.

49 Cela rejoint l’idée de Potebnia (1862), selon laquelle l’entière sphère du langage appartient au domaine de l’art. Cela veut dire que le langage naturel comporte, en même temps qu’un certain arbitraire attaché aux mots en tant que symboles, des aspects secondaires d’iconicité, sans lesquels les éléments arbitraires cesseraient d’appartenir au langage naturel. Deely, 2010, pp. 80-81. Cela permet la poésie et de jouer avec la musique des mots.

50 Dans le sens de Peirce, idéoscopique signifie spécialisée et cénoscopique signifie générale, interdisciplinaire, voire transdisciplinaire. Cf. Peirce « On Phenomenology [1903] », EP2, Doc.11, p. 146 ; « The Basis of Pragmaticism in the Normative Sciences [1906] », EP2, Doc.27, pp. 373-375 ; « A Sketch of Logical Critics [1909] », EP2, Doc.30, p. 458.

51 Peirce, « Excerpts from Letters to Lady Welby : 24, 28 December 1908 », EP2, Doc.32, p. 482.

52 Au-dessus des subjectivités et de l’intersubjectivité.

53 Conimbricenses, Sebastián de Couto, De Signo, 1607.

54 Eco et al., 1986

55 Poinsot, [1632], Book II, Q.2 240, 240-253. C’est ainsi que Poinsot l’a relevé en posant le signe comme une entité triadique et non diadique. Poinsot, [1632], Book I, Q. 3, 154/5-30.

56 Car l’expression d’Aristote de anima, de l’âme, concernait tout le monde vivant, les plantes, les animaux, et les animaux humains.

57 Poinsot, Tractatus de signis, Ars Logica [1632], 38/1-39/18, 38/11-19, 39/5/7, et p. 40

58 « La linguistique synchronique s’occupera des rapports logiques et psychologiques reliant des termes coexistants et formant système, tels qu’ils sont aperçus par la même conscience collective. », Saussure, [1916], 2005, p. 140 [199]. Cf. Deely, 2010, p. 72 ; Broden, 2010, p. 11.

59 « […] notre point de vue constant sera de dire que non seulement la signification mais aussi le signe est un fait de conscience pure », Saussure, 2002, p. 19 ; « Il y a un premier domaine, intérieur, psychique, où existe le signe autant que la signification, l’un indissolublement lié à l’autre ; il y en a un second, extérieur, où n’existe plus que le "signe", mais à cet instant le signe réduit à une succession d’ondes sonores ne mérite pour nous que le nom de figures vocales », p. 21.

60 Dans le résumé qu’il fait des arguments de Jakobson à l’encontre de Saussure.

61 « […] il semble que la science du langage soit placée à part : en ce que les objets qu’elle a devant elle n’ont jamais de réalité en soi […] ; n’ont absolument aucun substratum à leur existence hors de leur différence ou DES différences de toutes espèces que l’esprit trouve moyen d’attacher à LA différence fondamentale (mais que leur différence réciproque fait toute leur existence à chacun) : mais sans que l’on sorte nulle part de cette donnée fondamentalement et à tout jamais négative de la DIFFERENCE de deux termes, et non des propriétés d’un terme. », Saussure, 2002, p. 65. Cf. aussi p. 66.

62 « […] nous ne reconnaissons comme sémiologique que la partie des phénomènes qui apparaît caractéristiquement comme un produit social ». Saussure, 2002, p. 290.

63 « Il n’y a dans la langue ni signes, ni significations, mais des DIFFERENCES de signes et des DIFFERENCES de significations ; lesquels 1° n’existent les unes absolument que par les autres (dans les deux sens) et sont donc inséparables et solidaires ; mais 2° n’arrivent jamais à se correspondre directement. », Saussure, 2002, p. 70. Derrida constatait que tout concept s’inscrit dans une chaîne ou dans un système, dans lequel il se réfère à un autre et à d’autres concepts, par le jeu systématique de différences. Il appelait ce jeu différance. Tout concept étant, comme le disait Saussure, une valeur déterminée par ses relations avec d’autres valeurs similaires (CLG [1916], pp. 158-162 [230-232]).

64 Dans l’expression "objet signifié", le terme "signifié" est tacitement redondant. Il est seulement rendu nécessaire, par sédimentation, dans l’usage du langage naturel moderne tardif, du fait de l’inversion cartésienne de la distinction entre le sujet et l’objet élaborée par la scholastique tardive. Il s’agit d’une inversion par laquelle le sujet a acquis un sens psychologique dominant, et l’objet un sens lui aussi dominant de synonyme de chose -en opposition au sens sémiotique de Peirce inspiré de cette scholastique tardive, selon lequel l’objet est toujours le second des trois termes d’une relation triadique, que cet objet ait aussi ou non une existence subjective en même temps qu’objective ; et selon lequel sujet signifie toujours une entité individuelle faisant partie, ici et maintenant, de l’univers physique. Deely, 2010, pp. 66-67, n.32 ; Cf aussi 2001, pp. 6-10, 221, 431-432, 435 ; 2009b.

65 Saussure entend la diachronie au sens historique de la continuité du langage et de la solidarité avec les âges précédents -qui cause l’altération et le déplacement de valeurs- mais qui fait aussi que la langue n’est pas libre. « Mais quand intervient le temps combiné avec le fait de la psychologie sociale, c’est alors que nous sentons que la langue n’est pas libre ; la masse parlante X Temps », Saussure, 2002, p. 334 ; « La langue n’est pas libre, parce que principe de continuité ou de solidarité indéfinie avec les âges précédents », p. 335.

66 En fait, Saussure reconnaît le rôle iconique et indiciel de l’impression acoustique (le son vocal) -cause de l’image acoustique- mais il limite cela à un rapport social qu’il plaque au-dessus et à la linguistique. Pour le reste, il renvoie à la psychologie, à la physiologie et à la phonologie. Cf. Saussure, 2002, p. 76, 247-248, 250, 281-282.

67 « […] un representamen est sujet d’une relation triadique avec un second appelé son objet, pour un troisième appelé son interprétant, cette relation triadique étant telle que le representamen détermine son interprétant à entretenir la même relation triadique avec le même objet pour quelque interprétant ». 3ème Conférence Lowel, 3ème essai, CP 1.541. Peirce abandonna finalement le terme de representamen pour revenir à l’usage populaire du mot signe, « Brouillon d’une lettre à Lady Welby, 9 mars 1906 », EP2, Doc.32, p. 477. On peut donc aussi dire qu’il s’agit du véhicule du signe, par exemple des talons hauts, un panneau de signalisation, considérés dans le langage commun comme des signes, tandis qu’au point de vue sémiotique on les considère comme des véhicules, des representamen, donc comme un des trois éléments du signe. Un representamen est un véhicule qui renvoie à quelque chose d’autre, son objet, en fonction d’un interprétant (par exemple, un habitus culturel et structurel), lequel interprétant peut devenir lui aussi, à son tour, un representamen, et cela à l’infini. Cf. Marty, 1990, Annexe « 76 définitions du signe relevées dans les écrits de Peirce ».

68 « La médiation authentique est le caractère d’un signe », [1902], Synopsis 2.92. « […] un signe est à l’évidence une espèce de medium de communication […] et un medium est une espèce de troisième […] », MS 283, 1905, p. 125. « J’utilise le mot Signe comme au sens le plus large de medium pour la communication ou l’extension d’une forme (ou figure) », Peirce [1906], EP2, Doc.32, p. 477 (Cf. Marty, 1990, Annexe, textes n° 13, 32 et 33) ; « En tant que medium, le signe est essentiellement en relation triadique, à son objet qui le détermine, et à son interprétant qu’il détermine », [1906], EP2, p. 544, n.22 au Doc.27 (MS 793).

69 Poinsot, [1632], Book I, Q.5 193/1-203/32, 194/30-197/17.

70 Ce qui explique, peut-être, pourquoi on leur a intuitivement prêté, de longue date, un caractère divinatoire.

71 Chez les scholiastes, la cause efficiente est ce d’où procède le mouvement (la cause motrice d’Aristote).

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Titre Schéma 1. Triangle pré-sémiotique d'Aristote reconstitué par l'auteur.
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Titre Schéma 2. Carré sémiotique reconstitué par l'auteur
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Pour citer cet article

Référence électronique

Martine Bocquet, « Le triangle pré-sémiotique d’Aristote selon John Deely : l’erreur d’Aristote et de Saussure »Revue française des sciences de l’information et de la communication [En ligne], 25 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rfsic/13475 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rfsic.13475

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Martine Bocquet

Martine Bocquet est diplômée du Celsa, docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, lauréate du Prix 2014 de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication, maître de conférences et membre du LC2S (ex CRPLC)-UMR CNRS 8053 à l’Université des Antilles. Ses recherches et ses articles portent sur l’inscription dans le temps long des processus de communication. En 2015, elle a publié, aux éditions SFSIC, un ouvrage intitulé Communication des entreprises et des institutions : un regard médiéval ; en 2019, un second ouvrage intitulé Sur les traces du signe avec John Deely : une histoire de la sémiotique, a été publié aux éditions Lambert-Lucas. Courriel : mm.bocquet@orange.fr

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